Rupture de contrat Elle n’était pas sans papiers.
Mais elle s’est quand même jetée par la fenêtre pour échapper à l’huissier venue l’expulser, elle et ses deux enfants.
Il faut bien trouver une raison, une qui soit acceptable, qui minimise ce à quoi elle voulait échapper.
Sinon, ça pourrait laisser penser qu’on peut avoir la chance d’être en situation régulière, et préférer la mort à l’expulsion locative. Parce que ce n’est rien, une expulsion locative, au pays de la loi DALO, des foyers d’hébergements, pardon, de stabilisation, c’est juste la vie.
Le maire n’a pas tardé à la trouver l’explication, l’épitaphe qu’il aura le lourd devoir de lire, le jour de l’enterrement au "carré gazon " , avec des sanglots discrets dans la voix.
Selon le premier magistrat d’Istres « Son geste signe clairement la méfiance qu’elle éprouvait envers tous les acteurs publics de la société »
Tiens, il a compris quelque chose, Monsieur le Maire. Ca le stupéfie, au point qu’il ne peut que parler de " marginalisation volontaire " . Comment, mais comment peut-on se méfier de « tous les acteurs publics de la société » ?
La police, d’accord, et il est dans l’ordre des choses qu’une jeune femme du même âge , en situation irrégulière se défenestre pour y échapper. Nul , pas même le maire d’Istres, n’ira nier qu’il est compréhensible de risquer la mort, quand il s’agit d’échapper à un service public et à des prestations sociales qui se résument à l’arrestation, au camp de rétention ou éventuellement à l’aide au retour « volontaire « , vers la misère totale.
Mais cette jeune femme parfaitement en règle, ce qui l’attendait, ce n’était pas cela. Ceux qui cherchaient à la contacter, en vain depuis des mois voulaient l’"aider", ils représentaient l’Etat, protecteur et bienveillant, l’organisme HLM, près de ses sous mais pas mauvais diable, prêt à tout pour la guider, fermement mais justement, sur le chemin de l’insertion qui commence par le paiement du loyer en temps et en heure.
Elle aurait pu être tellement normale, sa vie si elle avait décroché son téléphone , si elle s’était rendue aux rendez vous proposés.
D’abord, on lui aurait appris à gérer son budget.
Il lui aurait suffi de signer une autorisation de prélèvement et chaque mois, le montant du loyer plus une somme pour le remboursement de la dette aurait été pris dès le jour de versement de ses prestations ou de son salaire. Ca évite les tentations bien compréhensibles, faire le plein à Carrefour, acheter un jouet pour les gosses, se payer une bière ou un ciné et compromettre ainsi son fragile équilibre financier.
On lui aurait laissé ce qu’on appelle joliment le « reste à vivre », cinq euros par jour et par personne.
Bien sûr, elle n’aurait pu bénéficier d’une fourniture d’énergie normale , ce n’est pas assez pour payer la facture EDF. Mais elle aurait eu le « service maintien énergie » : avec un emploi du temps soigneusement organisé, elle aurait pu repasser ou mettre une machine en route, remplacer le gratin de patates qui fait sauter le compteur par des patates à l’eau.
Les patates sont chères ? C’est prévu aussi. Chaque semaine, lors de son rendez-vous hebdomadaire avec sa référente sociale, elle aurait eu droit à un bon pour les Restos du Cœur, ou l’épicerie sociale de la Sainte Charité des Derniers jours, et à deux litres de lait en sus des patates.
Les gosses en auraient eu marre des patates, auraient réclamé à corps et à cris un cartable Dora l’Exploratrice , et des bonbons, et des baskets neuves…Mais c’est prévu aussi : souvent les parents ont tendance à " la démission " , à la " déperdition d’autorité " .Alors avec sa référente, la maman aurait signé " un contrat de responsabilité parentale".
Au moindre écart, on lui aurait coupé les allocations, et l’éducateur , chaque semaine aurait rappelé cette possibilité aux bambins.
La mère aussi aurait eu droit à son contrat et à son éducateur. Nous autres, " marginalisés volontaires " , sommes au fond de grands enfants qui n’ont pas su renoncer à leurs rêves de soleil et d’aventures. Des attardés qui persistent à vouloir une vie, une vraie, pas un boulot de caissière à mi temps à écouter le bip de toutes les jolies choses qu’on n’aura jamais, pas écailler les poissons dans une usine puant la mort.
Elle , chaque semaine, se serait rendue dans les salles grises d’un quelconque service d’insertion, apprendre à trouver la " motivation " , le " gout du travail " , sous l’œil vigilant d’un référent bien dans sa tête, ou en train de faire laborieusement semblant parce qu’il faut bien montrer l’exemple.
Quand France Info nous a appris que tu avais sauté par la fenêtre , , entre deux reportages sur la fraude aux ASSEDIC et les gosses sans papiers qui font leur rentrée la peur au ventre, on était nombreux, tellement nombreux à se préparer à affronter notre référent, notre éducateur, notre huissier, notre conseiller ANPE. A chercher dans le marc de café, la force de fermer sa gueule, d’acquieser, de se justifier, de s’excuser, de démarcher.
On a marqué un temps d’arrêt. On a passé cinq minutes, à s’imaginer le moment qui viendra inéluctablement, au train où vont les choses et le nombre de rendez-vous où on ne va plus, à force de petits matins à éteindre le réveil et à décrocher le téléphone, en se disant qu’on ira plus tard, quitte à se passer de bouffer. Le moment ou l’huissier frappera à la porte.
On s’est dit qu’on aurait bien aimé être là avec toi, ce matin là, comme on aimerait bien qu’il y ait quelqu’un pour nous le jour venu. On aurait bien aimé lui faire savoir, au Maire d’Istres, que notre beau pays compte plus de "marginalisés volontaires" qu’il ne se l’imagine.
A nous tous , on aurait fait taire les vieilles rombières sarkosystes , et leur "Quand on a des enfants, on fait ce qu’il faut pour les nourrir " , ces saloperies de corneilles qui te rétorqueront " qu’on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ", si tu leur parles de ce gosse, qui lui aussi s’est jeté par la fenêtre pour échapper à l’expulsion.
Toi et nous, si seulement on l’avait franchi à temps, le pas qui nous ferait sortir de la rubrique « Fait divers » pour entrer dans la rubrique « Social « de Metro , le torchon gratuit , qui a osé titrer sur ton " mystérieux suicide " .
On sait tous qu’il suffirait de si peu : oser adresser la parole à la femme fatiguée qui attend son tour dans la queue du service social, arrêter de faire semblant de lire le dernier « Rebondir » pour se donner une contenance, et lui demander si par hasard, elle aussi, n’éprouve pas " une méfiance envers tous les acteurs publics " .Si par hasard, elle aussi n’éprouverait pas ce mystérieux sentiment de trop plein, cette rage rentrée, cette envie d’hurler non et encore non, et de déchirer en tous petits morceaux tous les contrats sur lesquels on s’est engagés à continuer de vivoter , bien poliment.
Fatiguée d’attendre, tu t’es barrée. Ca t’évitera d’entendre leur baratin sordide, de les voir citer des sociologues aux bottes qui ont inventé le " non-recours " , pour qualifier nos dégouts, nos désespoirs et nos refus, qui font qu’on préfère parfois crever plutôt qu’aller signer pour encore six mois d’insertion et d’humiliation dans leurs sinistres officines.
Mais monsieur le maire aurait du la fermer. Ne pas donner un nom , une explication aux réveils qu’on ne veut plus entendre, aux courriers qu’on n’ouvre plus, aux bons alimentaires qu’on ne va plus quémander.
Parce qu’il se pourrait bien qu’on finisse par oser la partager « cette méfiance envers tous les acteurs publics ». Les " auto marginalisés " pourraient bien finir par se reconnaître,se compter , et faire qu’enfin demain soit un autre jour.
C’est une possibilité qui nous est offerte, à tous, au moins jusqu’au jour ou l’huissier viendra frapper à la porteTexte repris du site du RTO
http://www.collectif-rto.org/spip.php?article679