Peur, personnalité autoritaire, politiques sécuritaires

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Peur, personnalité autoritaire, politiques sécuritaires

Messagede filochard le Dim 26 Sep 2010 01:40

Un long article d'Alex Neumann publié dans le hors-série hiver 2009-2010 de la revue internationale de Théorie critique Variations intitulé " Conscience de casse. La sociologie critique de l'Ecole de Francfort " (pp. 13-24). Il est probable que des erreurs et des oublis de références bibliographiques subsistent après cette "extraction" de texte. Je rappelle aussi que cette revue est toujours disponible sur cette page. Les notes sont seulement bibliographiques.

En parallèle on pourra lire :

- "Sur la psychologie de masse du fascisme" par Jean-Marie Brohm

- "Pathologies de l’autorité. Quelques aspects de la notion de « personnalité autoritaire » dans l’École de Francfort" par Stéphane Haber

- "Fascisme et masse" par Micha Brumlik

Peur, personnalité autoritaire, politiques sécuritaires

par Alexander Neumann


Les sciences sociales sont traversées, autant que le champ politique, par une discussion récurrente concernant les raisons du soutien des publics sociaux fragilisés aux politiques néo-conservatrices. Certaines couches précaires, ouvrières ou populaires développent une véritable passion pour les dispositifs sécuritaires et la restriction des libertés publiques (contrôle et fichage, répression légale, restriction du droit d’asile). Pourquoi les ouvriers, employés ou instituteurs votent-ils pour M.Sarkozy, M.Berlusconi ou encore des mouvements fascistes ?


Ce débat a été relancé ces dernières années face à la percée de partis d’extrême-droite en Europe (Autriche, France, Suisse, Danemark, Pologne, Belgique, etc.) qui ont tantôt conduit à des alliances gouvernementales de droite, tantôt à la radicalisation idéologique de la droite républicaine. Pareille adhésion au discours autoritaire et sécuritaire est souvent désignée par le terme générique et équivoque de “ populisme ”, qui n’arrive pas très bien à cerner le phénomène dans sa complexité. En France, la question serait de savoir pourquoi le Nord-Pas de Calais, région marquée par le mouvement ouvrier hexagonal et par les partis de gauche, a offert l’un des meilleurs scores au FN ces dernières années, avant de basculer majoritairement à droite lors des élections présidentielles de 2007, pour la première fois depuis la seconde Guerre Mondiale. En même temps, on constate l’acceptation d’opinions ethnocentriques, racistes ou sécuritaires dans certaines couches populaires en Europe, alors que ce phénomène ne se manifeste pas publiquement dans d’autres régions (la Ruhr allemande, par exemple). Il s’agit de sortir d’un schéma focalisé sur l’extrémisme politique et le champ idéologique, afin d’approcher les sources sociologiques de l’adhésion aux dispositifs autoritaires.


Je propose ici de rappeler et de préciser une série de concepts hérités de la Théorie critique, susceptibles d’apporter des éclairages sociologiques, dont celui de la « personnalité autoritaire », avant de focaliser le regard sur le public salarié et syndiqué. Cela afin de retracer son attitude qui peut témoigner, dans certains groupes, d’un intérêt significatif pour les politiques autoritaires et sécuritaires, alors même que ce public est historiquement influencé par les courants démocratiques et socialistes.

Le phénomène électoral nous incite à recourir aux études concernant la « personnalité autoritaire », conçues à travers l’Ecole de Francfort. Cet angle de recherche sociologique permet de rappeler que l’adhésion autoritaire peut difficilement être mesuré à l’aide de catégorisations sociales générales, puisque la variation moyenne entre le groupe ouvrier et les couches moyennes est souvent assez faible [1] En revanche, la forte réceptivité de milieux sociaux plus circonscrits, culturellement et géographiquement, invite à penser les motivations subjectives des acteurs pouvant expliquer la quête de solutions autoritaires.


L’ouvrage sociologique The Authoritarian Personality dont les principaux chapitres ont été rédigés par Adorno à la suite de son exil et de son séjour prolongé aux Etats-Unis, a été publié pour la première fois en 1951. Dans l’espace anglophone, l’actualité de cette recherche est fortement commentée [2]. Plus d’un demi-siècle plus tard, le livre vient de paraître en français, sous le titre La personnalité autoritaire. Les politiques sécuritaires hexagonales et la présence d’un candidat d’extrême droite au second tour des élections présidentielles de 2002 [3] ne sont certainement pas étrangers à ce choix éditorial.

La recherche initiale qui repose sur un soubassement théorique et clinique motive pourtant une méthode de recherche particulière, qui associe la construction d’un questionnaire indirect à la réalisation d’entretiens qualitatifs. Ainsi nous verrons qu’une partie des enquêtes sociologiques plus récentes qui s’intéressent à la thématique de la personnalité autoritaire se limitent à des observations statistiques, qui interdisent in fine de saisir les motivations subjectives des acteurs.

Dans le sillage de la traduction française, plusieurs textes de chercheurs français sont apparus [4]. Cela nous donne l’occasion d’analyser la construction théorique originale de l’enquête au sujet de la personnalité autoritaire, avant de nous interroger sur son actualité empirique. À ce sujet, nous remarquons notamment la vaste enquête dirigée par Bodo Zeuner concernant les tendances autoritaires parmi les adhérents syndicaux allemands [5]

Depuis 1951, toute une série d’enquêtes se sont inspirés du modèle originaire de la “ personnalité autoritaire ” [6]. Le plus souvent, ces recherches confirment la pertinence de l’approche initiale, mais nous verrons que certains tentent de reformuler le projet “ adornien ”. À côté de précisions méthodologiques et d’actualisations empiriques, on trouve aussi des critiques peu argumentées et manifestement hâtives, surtout en France.


Après avoir rappelé la conception et les résultats-clés de la recherche de 1951, nous proposons une vue synthétique d’une enquête très récente et, à notre sens, particulièrement réussie. L’étude “ Gewerkschaften und Rechtsextremismus ” (Les syndicats confrontés à l’extrême droite) nous semble réactiver à la fois la méthode de recherche originale et l’esprit critique qui la sous-tendait. Nous verrons que les interprétations de type déterministe, qui cherchent à imputer l’attitude électorale de certains groupes à leur situation sociale objective (qualification, revenus, statut) sont nettement insuffisantes.

Comme il s’agit au fond d’une recherche au sujet des tendances autoritaires chez les salariés allemands, syndiqués ou non, il sera ensuite possible de comparer ces résultats avec les analyses sociologiques françaises qui sont consacrées au vote des classes populaires en faveur de l’extrême droite.


Les études au sujet de la personnalité autoritaire sont initialement motivées par la question de savoir pourquoi une partie significative des ouvriers et salariés allemands s’est mobilisée électoralement en faveur du nazisme au début des années 1930, juste avant l’instauration du régime d’Hitler. Ce fait contredisait bien évidemment les interprétations marxistes dominantes, alors que les interprétations sociologiques pertinentes étaient très rares. L’analyse d’Ernest Manheim est l’une des seules à saisir la dynamique politique dont profite le parti nazi, au détriment de la droite républicaine [7].

Comme Wilhelm Reich l’a montré dès 1932 dans La psychologie de masse du fascisme, les auteurs marxistes, tout comme la plupart des auteurs universitaires, s’avèrent alors incapables de comprendre pourquoi une grande partie des salariés adhère à la droite populiste et national-socialiste. Les études sur la personnalité autoritaire, coordonnées par Adorno, montrent ensuite qu’aucun groupe social n’est à l’abri d’une telle dynamique.

Il est important de retenir ici un constat factuel : l’adhésion aux opinions autoritaires ne se limite pas aux groupes sociaux connus pour leur conservatisme politique (paysans, commerçants, entrepreneurs), mais connaît aussi des percées spectaculaires chez les ouvriers ou les employés, surtout lors de moments de crise.


Conception et résultats des “études sur la personnalité autoritaire”

Il s’agit donc d’évaluer, hier comme aujourd’hui, le potentiel autoritaire de citoyens ordinaires, grâce à un dispositif d’enquête nouveau. Comme les chercheurs de l’Institut de recherche en sciences sociales ont dû s’exiler aux Etats-Unis, c’est ici ue l’enquête est menée vers la fin des années 40.

Les publics visés sont très variés : des ouvriers, des employés, des étudiants ou encore des femmes au foyer, contactés grâce au concours des syndicats et des associations concernées. L’enquête s’organise autour d’un questionnaire d’un nouveau type, dont la construction et l’exploitation est soutenu par des entretiens individuels longs.


Sous l’impulsion de Fromm, qui injecte les concepts psychologiques pouvant préciser l’analyse sociologique du comportement autoritaire, les questionnaires se composent d’affirmations en apparence anodines qui se succèdent indistinctement. La proposition numéro 24, par exemple, soumet le constat suivant à l’appréciation des personnes interrogées : “ Aujourd’hui, l’insécurité est devenue omniprésente ; nous devons nous préparer à une période de changements, de conflits et de renversements permanents. ”[8]

Cette proposition s’insère dans un ensemble d’affirmations liés au “ potentiel destructeur et au cynisme ”. D’autres groupes d’affirmations concernent l’ordre moral conventionnel, la soumission à l’autorité, l’agression contre la déviance, la réaction défensive contre l’imaginaire et la subjectivité, la superstition, l’exhibition du pouvoir et de la virilité, les tendances paranoïaques, ainsi que l’obsession sexuelle. Bien que ces propositions forment en réalité des groupes logiques, qui sont rattachés à des problématiques de recherche, elles se succèdent dans un désordre apparent au sein du questionnaire.

Les traits de caractère dominants révélés par ce type d’enquête esquissent la structuration psychologique des personnalités interrogées, permettant de construire une typologie sociologique complexe. Les attitudes ethnocentriques et antisémites cumulent par exemple chez le type de personnalité le plus autoritaire, dont le comportement politique pourrait facilement s’accorder avec une mobilisation nationaliste, sinon fasciste. Cette analyse indirecte cerne bien mieux les tendances antidémocratiques des individus concernés que les enquêtes d’opinion actuelles, destinées à évaluer la diffusion des idées racistes à partir de questions explicites, par exemple au sujet de la “ préférence nationale ”. L’enquête sur la “ personnalité autoritaire ” formule des questions dont les réponses permettent aux personnes interrogées de se considérer “ comme des démocrates ”, tout en leur permettant d’exprimer des préjugés s’ils le souhaitent [9].

Les réponses des personnes interrogées sont ensuite synthétisées et classées sur une échelle, dite “ échelle F ” comme fascisme, qui décrit plus précisément la disposition latente de la personne pouvant favoriser une adhésion au discours fasciste ou autoritaire. Cette échelle est complétée par deux autres, portant sur le degré d’autoritarisme et d’ethnocentrisme. Le questionnaire et l’échelle à laquelle celui-ci correspond a été remanié trois fois, grâce aux premiers résultats, grâce aux entretiens qualitatifs et aux discussions du groupe des chercheurs et enquêteurs, avant de trouver finalement sa forme appropriée [10]. Parmi les considérations contemporaines, certaines cherchent à peaufiner la méthode d’enquête, d’autres la simplifient et encore d’autres voudraient la remplacer par une simple analyse statistique d’un genre positiviste, sans que cette dernière approche apporte des résultats concluants [11].


Il convient ici de rappeler les principaux résultats des études sur la personnalité autoritaire. Le constat central de la grande enquête que nous abordons est la très faible variation des dispositions autoritaire entre les différents groupes observés, à un niveau statistique global. Le rapport de recherche insiste sur ce fait, qui contredit les thèses marxistes ou déterministes les plus répandues : “ Cela ne surprendra que ceux qui ont pris l’habitude d’expliquer toutes les différences significatives dans le comportement social à partir de l’appartenance socio-économique du groupe concerné. ”[12]

Le fait est que les dispositions autoritaires ne sont pas moins ou plus répandues chez les ouvriers américains que chez les hommes appartenant aux classes moyennes et qui fréquentent des salons. En revanche, si on met de côté cette moyenne très générale, la différence est assez forte en fonction de milieux plus précis. Ainsi, la disposition autoritaire dépasse nettement la moyenne globale chez les anciens ouvriers incarcérés dans la prison St. Quentin, alors qu’elle est particulièrement faible chez les hommes de Los Angeles qui participent à des cours de formation syndicale. Le contexte local et culturel, ainsi que le mode de socialisation, influe donc fortement sur la disposition, autoritaire ou démocratique, des personnes concernées.

En ce sens, la condition sociale objective (revenu, éducation, etc.) participe à la constitution du caractère des personnes concernées, sans qu’elle détermine celui-ci. L’attitude des prisonniers est autant influencée par leur socialisation initiale que par le contexte de leur captivité.


Actualité de l’approche : l’enquête “Syndicalisme et extrême droite”

À ceux qui objecteraient que la recherche de 1951 serait dépassée par l’évolution historique, nous répondons que l’enquête allemande “ Syndicalisme et extrême droite ”, publiée en 2007, arrive à des conclusions très similaires, y compris en ce qui concerne le rôle positif de la formation syndicale [13].

Les résultats du projet de recherche dont nous allons parler maintenant, et qui confirme les résultats des études sur la personnalité autoritaire, se base sur un échantillon de 4008 salariés allemands, complété par des entretiens qualitatifs de groupe, associant 58 syndicalistes. L’échantillon représentatif du questionnaire, réalisé en 2003-04, était composé de quatre parties égales : un millier de personnes syndiquées pour l’Allemagne occidentale et autant pour l’Allemagne orientale, ainsi qu’un millier de personnes dans chaque partie du pays pour saisir les attitudes des salariés non syndiqués. L’équipe de recherche a compté cinq membres principaux, sous la responsabilité de Bodo Zeuner ; elle a rendu un rapport de recherche de 600 pages.


Le rapport de recherche permet d’actualiser les enseignements sociologiques de l’enquête de 1951. Les dispositions autoritaires varient à peine si on compare les moyennes globales des grandes catégories observées. Ainsi, la moyenne totale des syndiqués qui sont favorables aux idées autoritaires n’est pas moins élevée que la moyenne des salariés non-syndiqués (19% contre 20%). De même, la partie qualitative de l’enquête montre que ce n’est pas le niveau de revenu et d’éducation des salariés qui détermine en premier lieu leur adhésion aux idées autoritaires, mais leur mode de socialisation et leur caractère. S’il est vrai que le groupe le plus faiblement qualifié (simples ouvriers, etc.) est presque deux fois plus souvent tenté par des idées autoritaires que la moyenne, cela correspond exactement à la faiblesse des attitudes envers la participation démocratique parmi ce groupe, deux fois moins développé que la moyenne. De même, le refus du “ système ”, compris comme une totalité extérieure, est deux fois plus élevé dans ce groupe que chez la moyenne de l’ensemble des personnes interrogées.

En d’autres termes, le caractère social des acteurs (syndicalistes ou non) joue un rôle extrêmement important dans la fréquence de leur réaction, qui ne doit pas être réduite à leur condition sociale objective.


Le résultat le plus spectaculaire de la recherche est le constat que dans la catégorie moyenne des salariés, en termes de revenu et de qualification, les syndiqués sont beaucoup plus réceptifs aux idées autoritaires que la moyenne : 19% des syndiqués contre 13% des non-syndiqués.

En effet, le sens commun voudrait que les adhérents syndicaux suivent davantage le discours antifasciste et non-autoritaire de leurs organisations que les simples salariés. Cette découverte est d’autant plus significative que 43% des permanents syndicaux appartiennent à cette catégorie intermédiaire, qui est une fois et demi plus autoritaire que la moyenne. En d’autres termes, le noyau dur des organisations syndicales apparaît comporte un groupe plus autoritaire que les salariés qu’il défend. Précisions que le taux de syndicalisation est de 25% en Allemagne contre 8% en France.

Si l’on ne prenait en considération que les conditions sociales objectives de ce groupe de syndiqués, l’attitude autoritaire significative d’une minorité de 19% pourrait étonner. Il s’agit d’ouvriers professionnels et d’employés qualifiés, dont la situation de travail est le plus souvent stable et relativement protégée. Le niveau de revenu de ce groupe est en effet correct (autour de 2000 Euros net par mois). La menace du déclassement social ne peut en aucun cas expliquer le décalage entre syndiqués et non-syndiqués de ce groupe intermédiaire, puisque le statut professionnel des syndiqués est nettement mieux défendu que celui des non-syndiqués, y compris sur le plan légal (cogestion, protection contre le licenciement).

L’analyse qualitative a révélé les raisons principales de la tendance autoritaire plutôt forte parmi ce groupe de syndiqués. Les personnes concernées se sont longtemps vues comme les acteurs (permanents, élus du personnel) et comme les premiers bénéficiaires d’une politique syndicale basée sur la redistribution des fruits de la croissance. Face à la généralisation des rapports de concurrence, qui s’exprime notamment dans l’abolition de dispositifs favorables, autrefois consenti par les grandes entreprises, ils vivent directement et douloureusement la démontage progressif du pouvoir des syndicats, depuis la fin des années 80, qui va de pair avec une érosion des collectifs de travail. Ce processus implique une double menace qui pèse sur leur statut social encore assez établi et sur leur rôle social en tant que syndicalistes. D’ou une “ angoisse existentielle ”, terme fréquemment évoqué dans les entretiens, face aux basculements en cours. Le rapport constate : “ Ces pertes et échecs s’expriment par le fait qu’une partie du groupe intermédiaire bien organisé cherche à obtenir sa protection par une politique nationaliste et ethnocentrique. La plus grande vulnérabilité des syndicats aux thèmes de l’extrême-droite semble être liée à la plus grande fragilité des adhérents de son groupe central qui provient d’un processus entamé il y a 15 ou 20 ans. ”

L’abandon d’une orientation de participation démocratique chez une partie de ces syndicalistes, qui n’arrivent pas à faire face aux effets concurrentiels de la mondialisation et à l’affaiblissement de l’action collective, nourrit ainsi un repli autoritaire qui se mélange avec une critique violente, mais impuissante du “ système ”, comme le questionnaire le montre.


L’enquête insiste également, tout comme le faisaient les études sur la personnalité autoritaire, sur les différences régionales et culturelles des réactions des différents groupes observés.

L’adhésion aux opinions autoritaires est presque 10% plus élevée en Allemagne de l’Est, comparée à la partie Ouest du pays (27% contre 18%). Manifestement, le discours anti-fasciste officiel du régime socialiste est-allemand, disparu en 1990, semble avoir laissé moins de traces que la socialisation autoritaire qu’il a organisé, à travers le parti unique et les organisations de masse de l’Etat [14].


La conclusion globale de l’enquête de Zeuner confirme en tous points l’approche des “ études sur la personnalité autoritaire ”, à savoir : “ La réceptivité des personnes interrogées aux thèmes de l’extrême-droite ne dépend pas prioritairement de leur statut social, mais surtout de la manière dont ces personnes arrivent à affronter, de manière subjective, les problèmes sociaux qui se présentent à eux. Les résultats de notre enquête décrivent une polarisation entre deux modes d’action distincts : d’un côté, l’engagement démocratique, durable et autonome (en l’occurrence au sein des syndicats), et de l’autre, la délégation des enjeux existentiels à des instances autoritaires qui promettent le pouvoir et la puissance, la sécurité et l’ordre.” [15]

Cette conceptualisation répond sommairement à la typologie proposée par les études sur la personnalité autoritaire que nous allons approfondir par la suite.


Ces résultats contemporains peuvent être complétés par une étude de Rickert, qui insiste sur la différence de réaction d’un groupe individus face aux menaces qui pèsent sur leur statut social. Confrontés au même problème social, en l’occurrence l’accroissement des inégalités de rémunération, les individus qui se distinguent par un caractère social autoritaire adhèrent six fois plus aux réponses répressives, comparés aux individus “non-autoritaires”. Encore une fois, l’enquête empirique montre que la condition sociale objective ne saurait expliquer, à elle seule, le comportement des individus en groupes dont il est question. Rickert constate que les personnes qui répondent le plus au profil de la personnalité autoritaire affirment six fois plus souvent que les autres d’être favorable à la restriction des allocations sociales des plus démunis. Le même groupe déclare huit fois plus souvent que les autres que la sécurité sociale ne doit plus prendre en charge les frais d’un avortement [16]. Cette description quantitative ne dit pas beaucoup sur les motivations particulières des acteurs concernés, c’est-à-dire leur façon d’interpréter subjectivement les moments de crise auxquels ils sont confrontés (perte d’influence chez les syndicalistes, perte de revenu, etc.).


C’est pourquoi nous voudrions approfondir la compréhension de la structuration des différents types de caractères, en recourant aux concepts fondateurs de la Théorie critique.


Une distinction sociologique fondamentale : opinion et caractère

Toute la recherche empirique de 1951 se fonde sur la théorie freudienne, comme Adorno le souligne dans son introduction. Il convient d’autant plus d’insister sur ce soubassement conceptuel que cette orientation n’est pas explicitée au cours du rapport de recherche.

L’innovation sociologique principale de cette orientation est la distinction entre, d’un côté le caractère social des individus et, de l’autre, leurs opinions et références idéologiques explicites. Ces deux aspects sont très souvent en décalage, sinon en contradiction. Un discours humaniste peut, par exemple, cacher des ressentiments profonds. La personnalité autoritaire ne décrit pas une posture politique, mais un type particulier de structuration psychologique qui précède la formation de l’opinion idéologique d’un individu. Il s’agit donc d’analyser le caractère individuel, pour reprendre un terme freudien. En français, ce terme apparaît dans l’expression familière : “ Il a un sale caractère ”. Selon Adorno et les autres auteurs, cette structuration du caractère est bien plus importante que la formation idéologique ultérieure.


La fondation conceptuelle de cette orientation date des années 1930, lorsque Wilhelm Reich et Erich Fromm ont rejoint l’Institut de recherche en sciences sociales (dit Ecole de Francfort). Aujourd’hui, cette filiation est oubliée, ou confuse, comme le montre un récent essai de Jacques Le Rider sur lequel nous reviendrons.

Nous allons donc reconstruire l’architecture de recherche, qui part de concepts sociopsychologiques de Freud (“ Massenpsychologie und Ich-Analyse ”, “ Angst, Symptom, Hemmung ” et “ Das Unbehagen in der Kultur ”), en passant par la théorisation sociologique qu’initie Fromm en 1932 (passage de l’analyse du symptôme à l’analyse caractérielle) et par les études sur l’Autorité et la Famille [17], pour arriver à la conceptualisation de la personnalité autoritaire.


La compréhension de la psychologie de masse mène à la première analyse pertinente de la mobilisation subjective que réussit le nazisme, dans La psychologie de masse du fascisme de Wilhelm Reich, dont nous avons signalé la pertinence empirique plus haut. Simultanément, Erich Fromm arrive à conceptualiser le passage d’une analyse clinique des symptômes individuels, vers une analyse psycho sociologique des structures de caractère [18].


Commençons par un rapide rappel de la “ psychologie de masse ” freudienne. Contrairement à une idée répandue, la démarche analytique de Freud ne se limite pas à l’individu, mais considère la construction de la personnalité (le Moi) à travers les rapports d’une personne aux autres, donc à travers sa constitution sociale. Les exemples donnés par Freud sont : les enseignants, les médecins, les supérieurs au travail, les personnes proches ou aimées, etc.

Freud décrit, comment des groupes se forment en rapport avec des affinités communes, c’est-à-dire que des individus qui ont un objet du désir comparable se regroupent facilement sur le plan social par le biais de l’identification [19]. Leur attitude commune se définit surtout par un rapport similaire à l’autorité.

Nombre d’auteurs positivistes ou marxistes ont objecté que cette identification sociale en rapport à l’autorité serait surdéterminée par des situations de classe, etc., mais les résultats empiriques que nous avons exposés plus haut montrent clairement que ces interprétations déterministes ne pénètrent pas les motivations subjectives des acteurs.


Dans un article de 1932, “ La caractérologie psychanalytique et sa signification pour la psychologie sociale ”, Fromm expose la manière dont il est possible de reformuler et de prolonger les concepts freudiens, vers une sociologie critique.

Cela demande de dépasser le point de départ médical de la pensée freudienne, qui analyse les symptômes cliniques des personnes souffrant de troubles psychiques. L’analyse symptomale est issue des premières expériences psychiatriques de Freud, au début formé comme Docteur en médecine. Au cours de la formulation théorique de la démarche psychanalytique, Freud focalise ses recherches vers la racine libidinale des symptômes observés. Fromm propose de sortir de ce champ circonscrit des troubles psychiques des individus, afin de cerner certaines traits psychiques très caractéristiques que l’on trouve à des degrés différents chez tous les individus, même chez des personnes qui se présentent comme étant stables psychiquement. Ces traits de caractère décrivent des tendances sociales générales, issues d’une socialisation similaire d’un certain nombre de personnes, qui permettent de saisir des groupes par affinité [20].


En conséquence, la Théorie critique permet de passer de l’analyse symptomale à l’analyse des caractères et de leurs manifestations sociales. Contrairement à ce qu’un ouvrage récent semble suggérer [21], le caractère de la personnalité autoritaire n’est que l’une des manifestations sociales de toute une série de grands types de caractère qui ont été mis en évidence par l’enquête de 1951, selon une modélisation idéaltypique.

La “ personnalité autoritaire ” est elle même une figure générique qui se compose de plusieurs types significatifs, qui se distinguent par leur propension à accepter des préjugés, tel le type conformiste ou le type manipulateur. Parmi les différents types de caractère démocratiques, on dénombre notamment le type protestataire (“ the Protesting Low scorer ”), la personnalité impulsive (“ the impulsive Low Scorer ”) ou encore le caractère autonome et progressiste (“ the Genuine Liberal ”) [22]. Ainsi, le caractère protestataire se distingue par une posture anti-autoritaire explicite, mais assez rigide ; le caractère impulsif s’apparente à la conduite laxiste et bohème, peu enclin à suivre les mots d’ordre autoritaires ; le caractère autonome ne se situe pas principalement en rapport à l’autorité politique ou sociale, mais il se met en relation aux autres par la discussion ouverte.


Les grands types de caractère correspondent à un classement sociologique qui se nourrit d’une construction théorique significative. Ce soubassement théorique nécessaire à la critique sociologique facilite la compréhension empirique des regroupements collectifs qui s’opèrent réellement au sein de la société, comme les enquêtes que nous avons cité l’illustrent.

Une première ébauche du mécanisme de l’identification collective a été livrée par Freud dans sa “ psychologie de masse ”. Il y définit la formation initiale d’une masse par le regroupement d’un certain nombre d’individus “ qui ont placé le même objet à la place de leur idéal du Moi et qui s’identifient, par conséquent, mutuellement dans leur Moi ” [23]. En d’autres termes, les premières relations des individus à des objets sexuels, qui peuvent prendre une forme symbolique, se répètent plus tard sur le plan social. Le rapport au Sur-moi, donc à l’interdit et à la règle, peut être transposé au rapport des individus à l’autorité et à la norme sociale. Fromm élargit et dépasse cette orientation, tout en affirmant que l’apport d’une telle conceptualisation à la sociologie est capitale : “ Elle nous met en mesure de comprendre les forces libidinales qui trouvent leur expression dans le caractère ” [24].

Cela ne signifie nullement que la socialisation enfantine détermine le comportement social futur d’un individu, contrairement à un préjugé répandu, y compris dans la science politique française [25]. Pareille critique s’apparente à de la mauvaise foi. La socialisation familiale crée une disposition significative de la soumission à l’autorité, puisque la famille en constitue le modèle social. Oskar Negt a clairement exposé, comment les différentes étapes de la socialisation qui marquent la vie se cumulent et interagissent [26].


En revanche, l’enracinement psychologique des caractères sociaux explique l’extraordinaire stabilité des comportements individuels, face aux grandes fluctuations des opinions et des références idéologiques apparentes. Ce type d’analyse explique donc les décalages ou contradictions, entre la structuration de la personnalité et son adhésion à des opinions publiquement formulées. Alors que la structuration du caractère social dépend de la canalisation des pulsions et désirs d’une personne, son affirmation explicite d’une opinion répond à la relation de son Moi aux instances sociales du Sur-moi, pour reprendre un vocabulaire freudien. Selon les études sur la personnalité autoritaire, le passage d’un ressentiment latent à l’affirmation ouverte d’opinions autoritaires dépend ensuite de la dynamique du changement social.

Notre exposé des fondements théoriques des études sur la personnalité autoritaire est volontairement synthétique, afin de faire jaillir la cohérence de la méthode de recherche qui a été initiée par la Théorie critique. Il est évident que notre argumentation fait abstraction d’une série de débats détaillés et de querelles de personnes, qui ont notamment abouti à la rupture entre Fromm et Adorno ou encore entre Marcuse et Adorno. À notre sens, les désaccords théoriques touchant à l’utilisation de concepts d’origine freudienne ont été largement surestimés, servant de prétexte à des conflits d’une autre nature. Les arguments critiques d’Adorno à l’égard de Fromm sont assez fluctuants et peu substantiels: “ Adorno parle d’abord de la psychanalyse, puis des psychanalystes, ce qui suggère qu’il conçoit une autre psychanalyse que celle des psychanalystes, mais il ne dit pas de quels psychanalystes il parle. ” [27]

En ce sens, on peut considérer que les désaccords avec Fromm visent la pratique psychanalytique et clinique de ce dernier, en tant que thérapeute, et n’entament en rien la conceptualisation sociologie qui est ici en jeu.


Dans le cadre réhabilité d’une sociologie critique de la personnalité autoritaire, il s’agit notamment de comprendre la peur comme réaction sociale défensive, en relation avec la soumission à l’autorité et avec les dispositions ethnocentriques des personnes concernées. Le questionnaire original des études de la personnalité autoritaire comporte en effet plusieurs questions qui touchent à la peur ; il s’agit des propositions 18 et 38. L’enquête de Zeuner de 2007 souligne la récurrence du terme “ d’angoisse existentielle ” dans les entretiens réalisés avec des personnes susceptibles d’adhérer aux opinions autoritaires.

Adorno constate à ce propos : “ Les rationalisations politiques que les personnes ignorantes ou confuses utilisent représentent une résurgence psychique des mécanismes irrationnels que l’adolescent n’a jamais surmonté. On trouve ici l’un des liens les plus significatifs entre la formation de l’opinion et la socialisation psychique. ” [28]

La peur est donc une réaction sociale récurrente, face à des situations de grands changements et d’incertitudes. On peut penser que la généralisation des rapports concurrentiels, qui est favorisée par la mondialisation et la déconstruction des réglementations traditionnelles, produit un grand nombre de situations sociales qui provoquent une réaction de peur. Cela va de pair avec le rejet de la différence et de l’autre, sachant que la peur de l’autre n’est que l’expression de la peur que l’individu concerné ressent lui-même. L’étude de Zeuner a encore une fois confirmé cette relation, en montrant que le groupe de syndicalistes stables qui craint la perte de son statut développe des réactions nationalistes et autoritaires.


Adhésion aux dispositifs sécuritaires et analyses électorales

L’ensemble des ressorts sociologiques qui favorisent l’adhésion aux idées autoritaires, abordées dans le présent texte, rendent possible d’appliquer la démarche critique aux phénomènes électoraux. Le vote autoritaire, par exemple les percées électorales de l’extrême droite dans plusieurs pays, pourrait ainsi être saisi comme l’une des manifestations contemporaines du problème de la personnalité autoritaire.


Suite à la présence du candidat de l’extrême droite française au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2002, les politologues Roux et Mayer ont cherché à cerner l’évolution du degré d’ethnocentrisme et d’autoritarisme des électeurs. Dans cette perspective, ils ont établi une “ échelle E ”( comme ethnocentrisme), qui ressemble fortement à la démarche des études sur la personnalité autoritaire, que les auteurs citent en référence, en constatant qu’il existe un fort lien entre l’ethnocentrisme, l’autoritarisme et le conformisme social. L’apport de la Théorie critique se trouve pourtant écarté en l’espace de trois lignes, au prétexte que la démarche serait “ datée ” et désuète, car focalisée sur la socialisation enfantine [29]. Plus haut, nous avons déjà souligne qu’il s’agit d’une critique erronée.


Les auteurs rejettent au fond l’orientation critique de la recherche adornienne et n’appliquent qu’une méthode purement statistique, d’un genre positiviste [30].

Loin de saisir les types de structuration des caractères sociaux les plus typiques, l’analyse statistique des politologues s’appuie uniquement sur les réponses à des sondages d’opinion par téléphone, sur la base du “ panel électoral français ”. Celui-ci n’a pas été conçu pour une étude sur les attitudes ethnocentriques, mais il comporte néanmoins des questions qui concernent le racisme (15 questions au sujet des minorités, l’appartenance nationale et l’Europe) ou l’homosexualité (2 questions). Parmi les propositions, on trouve par exemple la formulation explicite : “ Il y a des races moins douées que d’autres ”, qui est considérée de façon positive par 8% des sondés et de façon “ assez positive ” par 16%. Elle est donc apprécié positivement par 24%. En revanche, la suggestion “ Les immigrés sont trop nombreux en France ” est approuvée par 60%. Cet écart semble indiquer, à notre sens, que le questionnaire n’est pas assez précis. En regroupant les différentes réponses et en établissant une moyenne, les auteurs construisent leur échelle d’ethnocentrisme.

Les résultats statistiques confirment au fond l’orientation globale des études sur la personnalité autoritaire, car les sondés qui obtiennent les taux les plus fort concernant les réponses touchant au racisme se distinguent également par une attitude politique répressive et autoritaire (soutien à la peine de mort, interdiction des drogues douces, désaveu de l’homosexualité). Inversement, les personnes les moins racistes répondent en moyenne de façon très tolérante concernant ces mêmes sujets [31].

Le niveau d’analyse assez général, lié à l’abstraction statistique, risque cependant de conduire à des banalités, par exemple lorsque les auteurs découvrent que les trois quarts des électeurs d’extrême droite manifestent des opinions racistes [32]. Bien évidemment, les personnes les plus ethnocentriques considèrent aussi que le problème prioritaire est l’immigration, et non pas la réduction des inégalités sociales.


Les deux auteurs prennent également en considération la longue durée. S’ils constatent, toujours à l’aide du même panel français, que le rejet de l’immigration était en hausse de 1988 à 95, cette hostilité a fortement reflué de 95 à 2002. Comme 1995 est l’année des grands mouvements sociaux contre le gouvernement Juppé, suivi de manifestations de masse contre le durcissement des lois sur l’immigration, en 1996, on peut donc considérer que l’activation des dispositions autoritaires dépend de la dynamique sociale, à la suite d’Adorno, même si les auteurs français ne relèvent pas cette coïncidence.

L’enquête de 2004 examine aussi l’importance des thèmes politiques prioritaires au moment de différents votes. Ainsi, les questions constitutives de l’attitude ethnocentrique ont globalement trois fois plus d’importance qu’aux législatives de 1997 (succès de la gauche plurielle), comparé aux thèmes touchant au libéralisme économique (par exemple la privatisation ou non d’EDF). Mauer et Roux semblent ici suggérer que la plus grande corrélation des opinions ethnocentriques avec les thèmes politiques des élections de 2002 décrirait une évolution univoque : “ L’ethnocentrisme serait en passe de devenir un enjeu structurant de la scène électorale française ” [33]. Cette argumentation est contestable, car elle est non seulement invalidée empiriquement par les thèmes prioritaires des présidentielles de 2007 (l’emploi et le pouvoir d’achat, c’est-à-dire des thèmes socio-économiques), mais elle oublie surtout que la structuration de l’opinion s’appuie sur la formation des caractères sociaux, comme la Théorie critique l’a montré. En somme, cette analyse électorale suit le flottement de l’opinion, beaucoup plus qu’elle n’est en mesure de l’interpréter de façon critique.

Les études sur la personnalité autoritaire, que les deux politologues français jugent désuètes, fournissent eux-mêmes la raison sociologique de cette limite explicative. En effet, l’un des traits caractéristiques de la personnalité autoritaire est le conformisme social, doublé d’une adhésion facile à des stéréotypes politiques [34]. En d’autres termes, il importe peu à quel thème politique prioritaire et médiatique se réfèrent les électeurs autoritaires, puisque l’adhésion à des thèmes majoritaires fait déjà intégralement partie de leur caractère social. La personnalité autoritaire recourt plus que d’autres à la simplification politique, en se servant de deux astuces : la personnification et l’utilisation de stéréotypes politiques. Il s’agit de deux mécanismes qui marquent fortement les campagnes électorales et médiatiques, en France et ailleurs. L’analyse électorale capable de tenir compte des enseignements des études sur la personnalité autoritaire reste donc à faire.


À ce propos, il serait intéressant d’analyser dans quelle mesure le vote ethnocentrique se recoupe avec des catégories sociologiques déjà bien connues, par exemple les petits patrons ou encore “ l’ouvrier conservateur. ” [35]

Une étude de Guy Michelat aborde bien les attitudes ethnocentriques présentes parmi le groupe ouvrier français, mais elle s’était déjà appuyé sur les mêmes données statistiques que l’analyse électorale que nous avons présenté plus haut [36].


Permanence de la critique

La conception des études sur la personnalité autoritaire nous semble d’une grande actualité, tant sur le plan empirique que conceptuel. La grande enquête dirigée par Bodo Zeuner montre notamment que l’approche critique initiée par l’Ecole de Francfort permet de cerner, aujourd’hui encore, les modes d’action subjectifs de groupes sociaux dont le sens commun aurait attendu une toute autre conduite, par exemple certaines catégories de syndicalistes. Si les attitudes autoritaires ne sont pas plus fréquentes au sein du syndicalisme ou au sein du groupe ouvrier que dans d’autres catégories de la société, elles ne sont donc pas moins répandues dans des milieux plus aisés. L’approche de la personnalité autoritaire permet de comprendre pourquoi ce n’est pas forcément une dégradation mesurable des conditions de vie qui déclenche l’activation des structures de caractère autoritaires. Il peut s’agir, bien au contraire, d’une crainte (un avenir compromis), d’une angoisse (la perte de l’emploi) ou même d’un fantasme (le supposé danger que représenteraient les juifs, les musulmans ou les immigrés).


Sur un plan théorique et méthodologique, nous avons tenu à reconstruire une argumentation globale qui s’inspire de Freud, alors que cette sensibilité sociologique a mauvaise presse de nos jours. Notre esquisse d’une reconstruction théorique, qui ne tait pas les concepts freudiens en jeu, a permis de contredire certains préjugés qui circulent encore au sein des sciences sociales, notamment l’accusation portée par des politologues français, selon laquelle les études sur la personnalité autoritaire postuleraient que le comportement des personnes observées serait uniquement conditionné par leur socialisation enfantine.

La relative pauvreté explicative des résultats d’enquêtes qui se basent exclusivement sur des commentaires statistiques souligne en revanche à quel point une théorie critique de la société reste nécessaire. L’enquête de Zeuner signale par ailleurs que les discours sociologiques les plus en vue, notamment sur les “ perdants de la modernisation ” (Ulrich Beck) s’appliquent mal aux résultats empiriques de l’enquête de 2007.


Un autre aspect des discussions actuelles qui portent sur la validité des études sur la personnalité autoritaire concerne la pertinence des méthodes d’enquêtes de la fin des années 1940. Bien évidemment, les méthodes avancent et chaque enquête doit organiser ses propres instruments, mais le fait que même des auteurs critiques comme Altemeyer formulent leurs questionnaires en lien avec la problématique de la personnalité autoritaire rappellent de façon indirecte le caractère précurseur de la recherche de 1951. L’un des reproches faits au modèle initial est sa trop grande complexité, raison pour laquelle Altemeyer ou encore Modena proposent une simplification. D’autres voudraient se délester du bagage théorique pour se consacrer à des détails empiriques. À notre sens, cette discussion ne concerne pas tant la pertinence du modèle critique initial, mais elle témoigne plutôt d’une tendance générale des sciences sociales de privilégier l’enquête de terrain au détriment de la conceptualisation critique. Dit autrement, la “ fin des grands récits ” s’accompagne d’un renoncement à la formulation cohérente de modèles théoriques.


Le champ d’investigation reste immense, en Europe mais surtout en France, où la formation des caractères sociaux autoritaires relève apparemment encore d’une sorte de tabou national.


NOTES

[1] Adorno, Studien zum autoritâren Character, Suhrkamp, 1995, p.98; Adorno, La personnalité autoritaire, Allia, Paris, 2007.
[2] Oesterreich, Detlef (4/2005), “ Flight into Security : A new approach and mesure of the Authoritarian Personality ” in : Political Psychology, Vol. 26, éd. Blackwell; Brewster Smith, M. (3/1997), “ The Authoritarian Personality : A Rereview 46 years later ” in : Political Psychology Vol.18, ed. Blackwell.
[3] Cautres/Mayer, Le nouveau désordre électoral, Presses de la fondation nationale de sciences politiques, Paris. 2004.
[4] Jacques Le Rider, L’allié incommode, éditions de l’Olivier, Paris.2007 ; Jan Spurk, Du caractère social, ed. Parangon, Lyon., 2007.
[5] Zeuner et alli, Gewerkschaften und Rechtsextremismus, VSA, Hambourg, 2007.
[6] Altmeyer, Ennemies of freedom, ed. J.Bass, San Francisco, 1988 ; Modena, Das Faschismus Syndrom. Zur Psychoanalyse der neuen Rechten in Europa, Psychosozial-Verlag, Giessen.2001 ; Mayer/Roux, “ Des votes xénophobes ? ” in Cautres/Mayer (Dir.), Le nouveau désordre électoral, Presses de la fondation nationale de sciences politiques, Paris, 2004, pp.97-111; Zeuner, op.cit.
[7] Aldo Haesler, “ L’exil du sociologue : Ernest Manheim, un migrant ordinaire ” in Variations – revue internationale de théorie critique N.9-10, ed. Parangon, Lyon, 2007, p.96).
[8] Adorno, Studien zum autoritären Character, Suhrkamp, 1995, p.24.
[9] Adorno, op.cit., p.37.
[10] Op.cit., p.81.
[11] Voir respectivement Oesterreich, op.cit.; Altemeyer, op.cit.; Mayer/Roux, op.cit.
[12] Adorno, op.cit., p.98.
[13] Zeuner, op.cit.
[14] Voir Schiel, Das Gesellschaftsssystem der DDR als Ursache rechtsextremistischer Gewalt in Ostdeutschland, Grin Verlag, Berlin, 2004.
[15] Fichter/Stöss/Zeuner, “ Ausgewählte Ergebnisse des Forschungsprojekts Gewerkschaften und Rechtsextremismus ”, Hans-Böckler Stftung, Düsseldorf, 2005, p. 8.
[16] Rickert, op.cit.
[17] Horkheimer/Fromm/Marcuse, Studien zu Autorität und Familie, Dietrich zu Klampen Verlag, Sörge, RFA, 2006.
[18] Fromm, Caractérologie, La caractérologie psychanalytique et sa signification pour la psychologie sociale ”, in : La crise de la psychanalyse, Anthropos, Paris, 1970.
[19] Sigmund Freud, Massenpsychologie und Ich-Analyse, Gesammelte Werke, XIII, Fischer, Frankfurt/M 1972, p.128.
[20] Erich Fromm, op.cit., p.238.
[21] Spurk, op.cit.
[22] Adorno, op.cit., pp.339-352.
[23] Freud, op.cit., p.128.
[24] Fromm, op.cit., p.274.
[25] Mayer/Roux, op.cit., p.99.
[26] Oskar Negt, L’espace public oppositionnel, Payot & Rivages, Paris, 2007, p.71-74.
[27] Le Rider, op.cit., p.94.
[28] Adorno, op.cit., p.189.
[29] Roux/Mayer, op.cit., p.99.
[30] Voir Adorno, “ Meinungsforschung und Öffentlichkeit ” in : Soziologische Schriften I, Suhrkamp, Frankfurt,, 1997, p.532.
[31] Mayer/Roux, op.cit., p.104.
[32] Op.cit., p.113.
[33] Op.cit., p.111.
[34] Adorno, Studien zum autoritären Character, Suhrkamp, 1995, p.189.
[35] Capdevielle/Mouriaux, L’ouvrier conservateur, Cahiers du LERSOC N.6, Nantes, 1983.
[36] Michelat/Simon, Les ouvriers et la politique. Permanences, ruptures, réalignements, Presses de la Fondation nationale de sciences politiques, Paris, 2004, p.156.
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Re: Peur, personnalité autoritaire, politiques sécuritaires

Messagede korr le Ven 26 Nov 2010 22:08

Très intéressant, même si selon moi le concept de personnalité autoritaire permet de décrire la population qui vote potentiellement extrême droite en temps "normal" mais ne peut pas expliquer les adhésions massives aux fascismes qui ont mené aux régimes totalitaires, il doit y avoir quelque chose de moins spécifique, un mécanisme en chacun de nous qui permet d'adhérer à des personnages charismatiques et/ou des idées autoritaires. Et Micha Brumlik dit même du bien du travail de Gustave Le Bon, comme quoi :mrgreen:
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Re: Peur, personnalité autoritaire, politiques sécuritaires

Messagede filochard le Sam 27 Nov 2010 01:42

Et pourquoi ce serait seulement un truc en nous et pas aussi et/ou surtout en dehors, cad un rapport social ? La servitude (in)volontaire, les petits hommes reichiens je veux bien, mais ça ne suffit pas...
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Re: Peur, personnalité autoritaire, politiques sécuritaires

Messagede korr le Lun 29 Nov 2010 19:28

Personnellement je crois effectivement à une "servitude volontaire". Je ne crois en la possibilité de l'anarchie que parce que je pense que la majorité n'en a rien à foutre d'être sous tel ou tel régime et veule vivre leur vie sans avoir à y penser, qu'on massacre une minorité à côté d'eux ou qu'on redistribue de l'argent aux pauvres leur est égal tant que ça ne remet pas en cause leur vie à eux. Après c'est une croyance, j'ai rien développé et je ne m'amène pas avec des textes pour appuyer mon point de vue alors ça ne vaut pas grand chose face aux textes que tu proposes, mais ça ne m'a pas fait changé mon avis général même si ça reste des études tout à fait intéressantes.
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Re: Peur, personnalité autoritaire, politiques sécuritaires

Messagede filochard le Mer 1 Déc 2010 01:09

Je nie pas les "réflexes archaïques", je cherche pas à donner plus d'importance aux intellos qu'à ceux qui ne sont pas considérés comme tels par la doxa dominante, ni à donner plus d'importance aux rapports sociaux actuels qu'au "mécanismes mentaux" (quoique ^^) , disons que je les "vois imbriqués" les uns "dans" les autres. Répression sexuelle, personnalité autoritaire, ok, mais l'"économie" faudrait peut-être pas l'oublier.

L'angoisse du frigo vide "pousse" à se comporter en ordure, en effet, ou a y être réduit parce que... parce que plein de choses et que putain j'ai la flegme ! Alors...

...écoute, petit homme : http://acorgone.free.fr/EcoutePetitHomme.pdf
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Re: Peur, personnalité autoritaire, politiques sécuritaires

Messagede korr le Mer 1 Déc 2010 21:50

Je ne connaissais pas ce texte, j'ai pas encore tout lu mais il est vachement bien jusque là, c'est le genre de texte qu'il faudrait que tout le monde lise pour apprendre à être libres si on considère que c'est faisable pour un adulte, c'est très bien expliqué :)
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Re: Peur, personnalité autoritaire, politiques sécuritaires

Messagede l'Eunuque le Jeu 2 Déc 2010 15:12

Filochard, tes textes font mal au crâne!!!
Pourtant j'ai pas l'impression d'apprendre gd chose, l'essentiel du texte traite de méthodologie sociologique, c'est pas super captivant.
On peut déceler du conservatisme partout, même dans l'anarchisme, et même chez les révolutionnaires (qui l'eût cru?). Le refus c'est -basiquement- réactionnaire. Même notre belle idée de liberté est couramment réactionnaire.
Et qui n'exerce pas sa petite autorité dans ce bas monde?
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Re: Peur, personnalité autoritaire, politiques sécuritaires

Messagede conan le Jeu 2 Déc 2010 16:08

Ce texte pose bien que la peur, réelle ou fantasmée (peur de perdre, de manquer, d'être volé, menacé physiquement...) fabrique l'autoritarisme. La révolution ne peut se faire que comme rupture face à nos peurs, Panic avait d'ailleurs dit cela de façon très claire, sur le topic "qu'est-ce que la révolution".
"L'anarchie, c'est la victoire de l'esprit sur la certitude" Georges Henein
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Re: Peur, personnalité autoritaire, politiques sécuritaires

Messagede l'Eunuque le Ven 3 Déc 2010 11:41

Je trouve pas le topic ("Révolution" est trop utilisé sur ce forum, et le moteur trouve pas "qu'est-ce que la Révolution?").
Ben oui, la peur est bien la base du conservatisme (ou du réactionnaire), d'autant que, purement irrationnelle, la peur empêche de comprendre ce qui se passe "vraiment".
Devant une situation nouvelle, à la fois partiellement perçue et partiellement mystifiée, ce qu'on connaît déjà (personnes, pratiques etc...) fait figure de bouée de secours. Le "normal" et "l'usuel", encore une fois, sont salvateurs.
On peut peut-être alors dire que le recours au réactionnaire (conservatisme, répression, autorité etc...) est proportionnel à notre incompréhension de la nouveauté et à notre incapacité à la "digérer".
Le plus dur, c'est qu'on a pris l'habitude de se recevoir énormément de "bombes émotionnelles" dont on ne connaît ni l'artifice ni le rayon d'action. On ne maîtrise rien, on est juste assommés par la déflagration, et au lieu d'évaluer le danger réel ou de réfléchir au type d'abri auquel il faudrait avoir recours, on se précipite dans ceux qui existent déjà. Si on désamorçait -émotionnellement parlant- l'information qu'on reçoit, peut-être qu'on serait à la fois moins vulnérables et qu'on pourrait envisager de nouvelles protections.
(ps: je me suis un peu fourvoyé dans l'image de l'abri, en fait on n'a pas systématiquement besoin de se protéger)
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Re: Peur, personnalité autoritaire, politiques sécuritaires

Messagede filochard le Sam 4 Déc 2010 00:53

korr : Reich était obsédé par l'activité, l'effort (qu'il nomme naïvement "travail" - il a été marxiste), obsession apparemment due à une "injonction paradoxale au début de son adolescence (mère suicidée)" selon J. Lesage de la Haye, en n'oubliant pas les multiples persécutions... Et ce culte de l'effort, de la volonté esquissés dans ce petit pamphlet a été récupéré par des libéraux au sens large.

Néanmoins, il résume à la louche ses théories sur "l'analyse caractérielle" ("psychologie de masse du fascisme" inclue). Peut-être que j'en dirai + plus tard, je suis en train de lire les brochures et livre de de la Haye sur l'analyste en question. En attendant, concernant les rapports sociaux capitalistes, tu peux consulter cette page, tu y trouveras des textes et liens spécifiques ("marxiens").
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Re: Peur, personnalité autoritaire, politiques sécuritaires

Messagede panic le Sam 4 Déc 2010 12:31

l'Eunuque a écrit:Je trouve pas le topic ("Révolution" est trop utilisé sur ce forum, et le moteur trouve pas "qu'est-ce que la Révolution?")


C'est ici: viewtopic.php?f=6&t=4327&st=0&sk=t&sd=a&hilit=peur#p68093

Discussion assez intéressante je trouve. :guitare:
DONT PANIC!
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