Propagande nazie et thème du complot mondial

Débats politiques, confrontation avec d'autres idéologies politiques...

Re: Propagande nazie et thème du complot mondial

Messagede skum le Sam 6 Fév 2010 21:41

Quelques extraits de La dialectique de la Raison de Max Horkheimer et Theodor W. Adorno.

L'analyse sous forme de thèse des « Éléments de l'antisémitisme » concerne le retour de la civilisation éclairée actuelle à la barbarie. Une des caractéristiques de la rationalité a toujours été dès le début, sa tendance à s'autodétruire. Cette tendance n'est pas seulement virtuelle, elle est très concrète. Elle n'apparaît pas seulement à l'époque où elle est parfaitement évidente. C'est dans ce sens que nous esquissons une préhistoire philosophique de l'antisémitisme. Son « irrationalisme » est déduit directement de la nature de la raison dominante et du monde qui correspond à son image. Les « Éléments » sont en relation directe avec des recherches empiriques de l'Institut für Sozialforschung créé par Félix Weil, qui l'a également maintenu en vie ; sans cet institut, une grande partie non seulement de nos études mais aussi une bonne partie des travaux théoriques poursuivis malgré Hitler par des émigrants allemands aurait été impossible. Nous avons rédigé les trois premières thèses avec Leo Löwenthal, avec qui nous avons travaillé sur de nombreux problèmes scientifiques dès les premières années de Francfort.

(mai 1944).


Éléments de l’antisémitisme

LIMITES DE LA RAISON


I

De nos jours, l’antisémitisme est pour les uns un problème crucial de l’humanité, pour les autres un simple prétexte. Les fascistes ne considèrent pas les juifs comme une minorité, mais comme l’autre race, l’incarnation du principe négatif absolu ; le bonheur du monde dépend de leur extermination. A l’extrême opposé il y a la thèse selon laquelle les Juifs, dépourvus de caractéristiques nationales ou raciales, constituent un groupe uniquement fondé sur leur opinion et leur tradition religieuse. On prétend que seuls les Juifs de l’Est présentent des traits de caractère juifs, dans la mesure d’ailleurs où ils ne sont pas encore entièrement assimilés. Les deux doctrines sont à la fois vraies et fausses.

La première est vraie dans le sens où le fascisme l’a rendue vraie. Les Juifs sont aujourd’hui le groupe qui – en théorie et en fait – attire sur lui la volonté de destruction que génère spontanément un faux ordre social. Ils sont stigmatisés comme mal absolu par ceux qui sont le mal absolu. Et ils sont ainsi, en fait, le peuple élu. Tandis que la domination n’est plus nécessaire économiquement, les Juifs sont désignés comme l’objet absolu d’une domination pure et simple. Aux ouvriers, qui sont pourtant directement visés par la domination, nul n’ose le dire ouvertement, et pour cause ; quant aux Noirs, on tient à les faire rester à leur place ; mais les Juifs, on veut en débarrasser la terre, et les appels lancés pour inviter à les exterminer comme de la vermine trouvent partout un écho dans le cœur des fascistes en puissance. Dans l’image du Juif que les racistes présentent au monde, ceux-ci expriment en fait leur propre nature. Ils sont avides de possession exclusive et d’un pouvoir illimité, à quelque prix que ce soit. Ce Juif qu’ils chargent de leur propre culpabilité, ils l’insultent comme maître et le clouent à la croix, renouvelant indéfiniment le sacrifice à l’efficacité duquel ils ne réussissent pas à croire.

L’autre thèse – la thèse libérale – est vraie en tant qu’idée. Elle implique l’image d’une société dans laquelle la haine cesse de se reproduire et cherche des attributs sur lesquels elle puisse se défouler. Mais tandis que la thèse libérale considère que l’unité des hommes est déjà réalisée comme principe, elle sert à faire l’apologie de l’état de choses existant. La tentative entreprise pour détourner l’extrême menace au moyen d’une politique de minorités et d’une stratégie démocratique est aussi ambiguë que la position défensive des derniers bourgeois libéraux. Leur impuissance attire l’ennemi de l’impuissance. La présence et l’aspect des Juifs met en question la généralité à laquelle ils ne sont pas suffisamment conformes. Leur attachement inflexible à leur propre règle de vie les a placés dans un rapport instable avec la règle de vie dominante. Il s’attendaient à ce qu’elle les protège alors qu’ils n’étaient pas à même de la contrôler. Leur rapport avec les peuples dominateurs était fondé sur l’avidité et la crainte. Chaque fois qu’ils renoncèrent à ce qui les différenciait du mode de vie dominant, les « parvenus » y perdirent le caractère froid et stoïque que la société impose toujours aux hommes. Le lien dialectique entre la Raison et la domination, le rapport double du progrès avec la cruauté et la libération dont les Juifs firent l’expérience chez les grands esprits éclairés comme dans les mouvements populaires démocratiques, apparaît également dans le caractère de ceux qui furent assimilés. La maîtrise « éclairée » avec laquelle les Juifs assimilés surmontèrent le souvenir douloureux de la domination des autres – comparable à une seconde circoncision – les a portés sans transition de leur propre communauté très atteinte vers la bourgeoisie moderne, qui revenait inexorablement à la froide répression et à sa réorganisation en race pure. La race n’est pas comme le veulent les racistes une caractéristique naturelle particulière. Elle est bien plus la réduction au naturel, à la violence nue, la particularité opiniâtre qui – dans la réalité – constitue justement la généralité. De nos jours, la race est l’auto-affirmation de l’individu bourgeois intégré dans la collectivité barbare. L’harmonie de la société, professée par les Juifs libéraux, se retourna finalement contre eux sous la forme de l’harmonie de la « communauté de la nation » (Volksgemeinschaft). Selon eux, c’était l’antisémitisme qui déformait un ordre incapable d’exister sans déformer les hommes. La persécution des Juifs, comme n’importe quelle autre forme de persécution, ne peut être séparée d’un tel ordre. La violence en est la nature essentielle – même si à certaines périodes elle restait cachée : aujourd’hui elle se montre au grand jour.


A suivre...

En attendant la suite (la thèse fait 40 pages, j'vais pas tout copier, faut pas déconner), je renvoie à l'article (wiki) de présentation du livre, dont le concept Aufklärung est "la clé" :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Dialectique_de_la_Raison
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Re: Propagande nazie et thème du complot mondial

Messagede skum le Dim 7 Fév 2010 14:05

II

L’antisémitisme comme mouvement national a toujours été ce que ses instigateurs aimaient reprocher aux sociaux-démocrates : le nivellement. Ceux qui n’ont aucun pouvoir pour commander ne doivent pas vivre dans des conditions meilleures que celles du peuple. Tous les suivistes avides – du fonctionnaire allemand au nègre de Harlem – ont au fond toujours su qu’ils n’y gagneraient rien de plus sinon la joie de constater que les autres n’en ont pas davantage. L’« aryanisation » de la propriété juive qui de toute façon a toujours tourné à l’avantage des classes supérieures, n’a guère rapporté plus de bénéfices aux masses du IIIe Reich que n’en ont eu les cosaques ramenant leur maigre butin des ghettos qu’ils avaient rançonnés. Le véritable avantage qu’en tiraient les masses résidait dans une idéologie à demi comprise. La preuve de son inutilité économique tend à augmenter au lieu de diminuer la fascination du remède raciste, c’est en cela que réside sa véritable nature : il n’apporte rien aux hommes, mais il apporte quelque chose à leur instinct de destruction. Le véritable bénéfice qu’escompte le concitoyen (Volkgenosse), c’est la sanction collective de sa haine. Plus les avantages sont infimes, plus on s’obstine à soutenir le mouvement, même si l’on sait qu’il y aurait mieux à faire. L’antisémitisme a toujours été immunisé contre l’argument de la non-rentabilité. Pour le peuple, il est un luxe.

Il est évident qu’il est utile aux cliques qui veulent dominer. Il est utilisé comme moyen de diversion, de corruption facile, comme exemple de terrorisme. Les rackets respectables le subventionnent et les moins respectables le pratiquent. Mais la forme d’esprit social ou individuel qui apparaît dans l’antisémitisme, les liens préhistoriques et historiques dont – en tant que tentative désespérée d’évasion – il reste prisonnier, sont obscurs. Si un mal aussi profondément enraciné dans la civilisation ne trouve pas sa justification dans la connaissance, l’individu ne réussira pas davantage à le neutraliser par la connaissance, même s’il est aussi bien intentionné que les victimes elles-mêmes. Les explications et réfutations strictement rationnelles, économiques et politiques – aussi justes soient-elles – n’y parviennent pas, car la rationalité associée à la domination est elle-même à la racine du mal. Persécuteurs et victimes, aussi aveugles dans l’agression que dans la défense, sont pris dans le même circuit désastreux. Le comportement antisémite se produit dans les situations où les hommes aveuglés et privés de leur subjectivité sont lâchés en tant que sujets. Pour ceux qui ont affaire à eux, leurs actes sont des réactions meurtrières et cependant vides de sens, comme ceux qu’observent les behavioristes sans les interpréter. L’antisémitisme est un schéma bien rodé, un rituel de la civilisation et les pogromes sont de véritables meurtres rituels. Ils démontrent l’impuissance de ce qui pourrait les freiner, de la réflexion, de la signification, et finalement de la vérité. Ce jeu puéril qu’est le meurtre apporte la confirmation d’une vie stupide à laquelle on se résigne.

Seuls l’aveuglement de l’antisémitisme, son absence de finalité, confèrent une certaine vérité à la thèse selon laquelle il aurait une fonction de soupape de sécurité. La haine se décharge sur des victimes sans défense. Et comme celles-ci sont interchangeables, selon les circonstances : gitans, Juifs, protestants, catholiques, chacune d’entre elles peut prendre la place des meurtriers, avec le même aveuglement dans la volupté sanguinaire, dès qu’elle se sent puissante parce que devenue norme. Il n’y a pas d’antisémitisme sincère, on ne naît certainement pas antisémite. Les adultes pour lesquels la soif de sang juif est devenue une seconde nature, en connaissent aussi peu la raison que les jeunes qui doivent le verser. Les mandants qui donnent l’ordre de le verser sans savoir pourquoi ne haïssent pas les Juifs et n’aiment pas ceux qui leur obéissent. Mais ces derniers, qui n’en tirent ni satisfaction économique, ni satisfaction sexuelle, éprouvent une haine sans bornes ; elle ne se relâche pas, parce qu’elle ne connaît pas de satisfaction. C’est donc effectivement une sorte d’idéalisme dynamique qui anime la bande organisée des assassins. Ils partent pour piller et construisent autour de tout cela une idéologie compliquée, parlant à tort et à travers de sauvegarde de la famille, de la patrie, de l’humanité. Et comme c’est tout de même eux qui seront rossés – ce dont ils se doutaient au fond d’eux-mêmes – leur piètre motif rationnel, la rapine, que la rationalisation devait servir, est réduit à néant et celle-ci devient sincère malgré eux. L’obscure pulsion dont elle se rapprochait dès le départ plus que la raison, les envahit totalement. La part de rationalité est submergée et ces désespérés n’apparaissent plus que comme les défenseurs de la vérité, les rénovateurs de la terre dont ils doivent réformer jusqu’à la dernière parcelle. Tout ce qui vit devient objet et matériau de leur vile tâche qu’aucune inclination ne vient plus perturber. L’action devient fin en soi et autonome, elle masque sa propre absence de finalité. L’antisémitisme exhorte toujours à aller jusqu’au bout de l’entreprise ; dès le début, l’antisémitisme et la totalité ont toujours été étroitement liés. L’aveuglement investit tout parce qu’il ne comprend rien.

Le libéralisme avait accordé aux juifs la propriété, mais non l’autorité. Tel était le sens de la Déclaration des droits de l’homme : elle promettait le bonheur même à ceux qui n’avaient pas de pouvoir. Parce que les masses dupées présentent que cette promesse faite à tous restera un mensonge aussi longtemps qu’il y aura des classes, leur fureur éclate ; elles se sentent bafouées. Elles doivent refouler l’éventualité même de cette idée de bonheur, et la renient d’autant plus furieusement qu’elle semble être sur le point de mûrir. Chaque fois qu’elle semblera se réaliser en dépit de renoncements de principe, ils ne peuvent s’empêcher de reproduire la répression infligée à leurs propres aspirations. Ce qui peut servir de prétexte à une telle répétition, même s’il s’agit d’images du malheur, Ahasver et Mignon, la réalité étrangère qui rappelle la terre promise, la beauté qui évoque le sexe, l’animal rejeté parce qu’il signifie la promiscuité, tout cela attire sur soi la volonté destructrice des hommes civilisés qu n’ont jamais su mener à terme le douloureux processus civilisateur. Ceux qui exerçaient sur la nature leur domination crispée voyaient dans cette nature tourmentée le reflet de l’image provocatrice d’un bonheur fait d’impuissance. L’idée d’un bonheur sans pouvoir est intolérable, parce que lui seul serait le véritable bonheur. Le mythe de la conspiration organisée par des banquiers juifs concupiscents qui financeraient le bolchevisme, est le signe d’une impuissance congénitale, tout comme la dolce vita est le signe du bonheur. A cela s’ajoute l’image de l’intellectuel ; il semble penser, luxe que les autres ne peuvent s’offrir, au lieu de verser la sueur d’un labeur physique. Le banquier et l’intellectuel, l’argent et l’esprit, qui représentent tous les échanges, sont le rêve refoulé de ceux que la domination a mutilés et dont elle se sert pour se perpétuer elle-même.


Troisième épisode à suivre prochainement sur vos écrans...
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Re: Propagande nazie et thème du complot mondial

Messagede skum le Dim 7 Fév 2010 21:56

III

La société moderne, où les sentiments religieux primitifs, les nouvelles formes de religions et l’héritage des révolutions sont proposés sur le marché, où les chefs fascistes, derrière les portes closes, marchandent le territoire et la vie des nations tandis que le public engourdi écoute la radio et évalue le prix de ces opérations, la société où même la parole qui la démasque se légitime de ce fait même et sert de titre pour l’admission dans un racket politique : cette société dans laquelle non seulement la politique est un business, mais où le business est toute la politique – est scandalisée par le comportement mercantile démodé du Juif, qu’elle définit comme le matérialiste, le trafiquant devant céder au feu sacré de ceux qui ont érigé le business en absolu.

L’antisémitisme bourgeois a un fondement spécifiquement économique : le travestissement de la domination en production. Si, dans les premiers temps, les souverains étaient directement répressifs, de sorte qu’ils n’abandonnaient pas seulement tout le travail aux classes inférieures, mais déclaraient que le travail était une ignominie (ce qu’il a toujours été sous la domination), à l’ère du mercantilisme, le monarque absolu se transforme en grand patron de l’industrie. La production aura désormais ses propres courtisans. Les nouveaux seigneurs, des bourgeois, ont simplement échangé la tenue de cour éclatante contre le costume civil. Ils déclarent que le travail n’a rien de déshonorant afin de pouvoir contrôler celui des autres de façon plus rationnelle. Eux-mêmes se rangent parmi ceux qui ont une activité créative alors que, comme jadis, elle est bien plus une activité de requins. Le fabriquant prenait des risques et empochait de l’argent, comme le négociant et le banquier. Il calculait, organisait, achetait, vendait. Sur le marché, il entrait en concurrence avec ces derniers, pour réaliser un profit correspondant à son capital. Mais il ne se contentait pas de tout rafler sur le marché, il allait directement à la source : comme représentant de sa classe, il veillait à ce que le travail de ses ouvriers lui rapporte bien sa part. Les travailleurs devaient fournir le plus de biens possibles. Comme Shylock, le patron exigeait sa livre de chair. Il était propriétaire des machines et du matériel et obligeait donc les autres à produire. Il se qualifiait lui-même de producteur, mais il savait comme tout un chacun ce qu’il en était réellement. Le travail productif du capitaliste, qu’il justifiât son profit par le revenu dû au chef de l’entreprise à l’époque du libéralisme, ou par les appointements du directeur comme aujourd’hui, était une idéologie masquant la nature réelle du contrat de travail et la voracité du système économique.

C’est pourquoi les gens s’écrient : arrêtez le voleur ! et montrent le Juif du doigt. Il est en effet le bouc émissaire non seulement de manœuvres et de machinations individuelles, mais dans un sens plus général, dans la mesure où on lui impute l’injustice économique commise par la classe entière. Le fabricant a ses débiteurs, les travailleurs, sous ses yeux à l’usine et contrôle le service qu’ils lui rendent en échange, avant même d’avancer l’argent pour lequel ils travaillent. Ils ne saisiront réellement ce qui s’est passé que lorsqu’il verront ce qu’ils pourront acheter pour cet argent : le plus petit magnat dispose d’une quantité de services et de biens dont aucun souverain n’a jamais disposé ; mais les ouvriers obtiennent ce que l’on qualifie de minimum décent. Non contents de découvrir sur le marché le peu de biens qui leur revient, ils sont encore obligés d’entendre le vendeur vanter ce qu’ils ne peuvent se permettre d’acheter. Le rapport entre les salaires et les prix révèle tout ce qu’ils ne peuvent s’offrir. Ils ont accepté, en même temps que leur salaire, le principe qui les dépossède. Le commerçant leur présente la traite qu’ils ont signée au fabricant. Le commerçant est l’huissier du système entier et prend sur lui la haine qu’inspirent les autres. La responsabilité qu’assume le secteur de la circulation des produits dans l’exploitation est un simulacre socialement nécessaire.

Les Juifs n’étaient pas les seuls à occuper le secteur de la circulation des produits. Mais ils furent trop longtemps actifs à l’intérieur de ce secteur pour ne pas refléter, dans leur manière d’être, l’image de la haine dont ils ont de tout temps été l’objet. Contrairement à leur collègue aryen, ils se virent largement refuser l’accès aux sources de la plus-value. On ne les a laissé accéder que difficilement et tard à la propriété des moyens de production. Il est vrai que, dans l’histoire de l’Europe et même dans l’empire allemand, les Juifs baptisés ont conquis des positions élevées dans l’administration et dans l’industrie. Mais ils durent toujours se justifier par une soumission redoublée, un zèle empressé et une abnégation tenace. On ne les admettait que si, dans leur comportement, ils acceptaient tacitement ou confirmaient le verdict prononcé sur les autres Juifs : le baptême ne signifiait pas autre chose. Toutes les grandes réussites des Juifs n’ont pas pour autant obtenu que le Juif fût absorbé par les populations européennes : on ne lui laissait pas prendre racine et on lui reprochait de ce fait d’être un déraciné. Il a toujours eu le statut d’un protégé, dépendant des empereurs, des princes ou de l’État absolu. Ceux-ci furent tous pendant un temps économiquement en avance sur les populations arriérées. Dans la mesure où le Juif pouvait leur servir d’intermédiaire, ils le protégèrent contre les masses qui devaient payer les frais du progrès. Les Juifs furent les colonisateurs du progrès. Depuis l’époque où, en qualité de marchands, ils contribuèrent à répandre la civilisation romaine dans l’Europe tribale, ils ont toujours été, en harmonie avec leur religion patriarcale, les représentants des conditions citadines, bourgeoises et industrielles. Ils introduisent un style de vie capitaliste dans différents pays et attirèrent sur eux la haine de ceux qui eurent à souffrir sous le capitalisme. Au nom du progrès économique qui cause leur perte aujourd’hui, les Juifs furent dès le début la bête noire des artisans et des paysans déclassés par le capitalisme. Ils font maintenant, à leur détriment, l’expérience du caractère exclusif et particulier du capitalisme. Ceux qui on toujours voulu être les premiers sont laissés en arrière. Même le directeur juif d’un trust américain de l’industrie du divertissement vit, malgré le luxe qui l’entoure, sur la défensive, et il n’a aucune chance d’en sortir. Le caftan était une survivance de l’antique costume bourgeois. Aujourd’hui il montre à quel point les Juifs on été rejetés en marge de la société qui, elle-même totalement « éclairée », chasse les spectres de sa préhistoire. Ceux qui ont proclamé l’individualisme, le droit abstrait, l’idée de la personne sont ravalés au rang d’une espèce. Ceux qui n’ont jamais pu jouir tranquillement des droits civils et politiques que devait leur valoir leur dignité d’hommes sont de nouveau désignés comme « le Juif » sans distinction. Même au XIXe siècle, le Juif dépendait de son allégeance au pouvoir central. Le droit universel garanti par l’État était le gage de sa sécurité, la loi d’exception son épouvantail. Il resta un objet à la merci des autres, même lorsqu’il insistait sur son droit. Le commerce ne fut pas son métier, il fut son destin. Il fut le cauchemar du chevalier d’industrie qui devait se faire valoir comme créateur. Le jargon juif révélait à celui-ci la cause du mépris qu’il entretenait secrètement envers lui-même : son antisémitisme n’était que la haine qu’il éprouvait pour lui-même, la mauvaise conscience du parasite.


Voilà, je stoppe ici, au cinquième du fragment environ. Les parties suivantes considèrent plutôt l'antisémitisme d'un point de vue religieux.

Cela dit, comme je viens évidemment de relire ces parties qui montrent leurs limites, je pense que re-citer un extrait du résumé de l'article de Postone Antisémitisme et national-socialisme n'est pas impertinent :

La thèse de Postone, elle, met l’accent sur le côté froid et « rationnel » du nazisme, le fait que le génocide ait été « calculé. » La population juive a été exterminée sans qu’aucun intérêt matériel n’existe ; les nazis considéraient cela comme leur « mission », et même leur mission « centrale », prioritaire.

Selon Postone :

«ni une explication fonctionnaliste du meurtre de masse ni une théorie de l’antisémitisme centrée sur la notion de bouc émissaire ne sauraient fournir l’explication satisfaisante au fait que, pendant les dernières années de la guerre, une importante partie des chemins de fer fut utilisée pour transporter les juifs vers les chambres à gaz et non pour soutenir la logistique de l’armée alors que la Wehrmacht était écrasée par l’Armée rouge.

Une fois reconnue la spécificité qualitative de l’anéantissement du judaïsme européen, il devient évident que toutes les tentatives d’explication qui s’appuient sur les notions de capitalisme, de racisme, de bureaucratie, de répression sexuelle ou de personnalité autoritaire demeurent beaucoup trop générales »
.

http://www.hapoel.fr/documents-importan ... -brochure/


Cependant, je pense qu'on peut aussi faire des analogies avec la version du bouc émissaire du bouc René Girard :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Bouc_%C3%A9missaire
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Re: Propagande nazie et thème du complot mondial

Messagede skum le Dim 7 Fév 2010 22:02

Rien de bien révélateur sur les fantasmatiques complotisations juives, donc, m'enfin bon, ça constituera un bloc :

PROPAGANDE

Quelle absurdité de vouloir changer le monde par la propagande : la propagande fait du langage un instrument, un levier, une machine. La propagande fixe l’état d’esprit des hommes tels qu’ils sont devenus sous la pression de l’injustice sociale, en les mettant en mouvement. Elle compte sur le fait que l’on peut compter sur eux. Chacun sait au plus profond de lui-même que l’instrument fera de lui un instrument, comme dans une usine. La fureur qu’ils ressentent en succombant à la propagande est l’antique ressentiment contre le joug, renforcé par un pressentiment qui leur dit que la propagande ne leur propose que de fausses solutions. Elle manipule les hommes lorsqu’elle proclame la liberté, elle se contredit elle-même. Le mensonge est sa seconde nature. Une communauté où le Führer et ceux qui le suivent se retrouvent à travers la propagande est une communauté du mensonge, même si les contenus en tant que tels sont justes. Même la vérité, elle la réduit à n’être qu’un simple moyen de faire du prosélytisme et l’altère dès qu’elle en parle. C’est pourquoi la véritable résistance ne connaît pas de propagande. La propagande est anti-humaine. Elle sous-entend que le principe selon lequel la politique doit naître d’une compréhension mutuelle n’est qu’une façon de parler *.

Dans une société qui pose prudemment des limites à la surabondance qui la menace, tout ce qui est recommandé par les autres mérite que l’on s’en méfie. Lorsqu’on nous met en garde contre la publicité commerciale en assurant que rien n’est donné pour rien, cela vaut partout et, depuis la fusion moderne de l’industrie et de la politique, surtout en ce qui les concerne. Le battage augmente à mesure que la qualité diminue, Volkswagen dépend de la publicité tout autrement que Rolls Royce. Les intérêts de l’industrie et des consommateurs ne se rejoignent même pas là où l’industrie a quelque chose de sérieux à offrir. Même la propagande en faveur de la liberté peut engendrer la confusion dans la mesure où elle doit supprimer la différence entre la théorie et les intérêts particuliers de ceux auxquels elle s’adresse. Le fascisme a frustré même les responsables des mouvements ouvriers assassinés en Allemagne de la vérité de leur propre action, parce qu’il a miné la solidarité en sélectionnant les représailles qu’il exerçait. Lorsque les intellectuels sont torturés à mort dans les camps de concentration, les ouvriers au-dehors n’ont pas à s’en porter plus mal. Le fascisme ne fut pas le même pour Ossietzky et pour le prolétariat. Les deux ont été trompés par la propagande.

Ce qui est suspect, il faut bien le dire, ce n’est pas que l’on représente la réalité comme un enfer, mais qu’on exhorte systématiquement à la fuir. Si ce discours peut s’adresser à quelqu’un aujourd’hui, ce n’est ni aux masses comme l’on dit, ni à l’individu qui est impuissant, mais plutôt à un témoin imaginaire auquel nous laissons notre message afin qu’il ne disparaisse pas entièrement avec nous.

* En français dans le texte.

Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, La dialectique de la Raison, dernière partie : Notes et esquisses. (1944).
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Re: Propagande nazie et thème du complot mondial

Messagede skum le Mar 29 Juin 2010 22:21

En bon gros marxiste dira ALayn ("bon gros marxiste" càd "bon gros juif moderne" euphémise le même soukaka), un texte du tour à tour trotskyste, tour à tour proche/distant de la LCR...

Je le poste ici afin que les CCC n'imaginent pas que je pense (je le dis pas ^^) qu'ils sont eux aussi des bourreaux volontaires :^^:

Auschwitz et la suite

par Jean-Marie Vincent


Est-il possible d'affirmer que l'extrême gauche et la gauche disposent aujourd'hui de théorisations satisfaisantes sur le nazisme, l'antisémitisme et l'Holocauste ? Cela paraît douteux au vu des débats actuels. À titre d'exemple, on peut renvoyer au numéro de février 1997 des Temps modernes en grande partie consacré à une critique du livre de Daniel Goldhagen, Les Bourreaux volontaires d'Hitler. Les articles, divers dans leurs orientations, montrent correctement que la thèse de Goldhagen sur l'existence d'un antisémitisme d'extermination généralisé dans la société allemande, donc présent au-delà du parti et des SS chez les Allemands ordinaires, est intenable. Mais là s'arrête leur aspect positif, car ils sont pour le reste d'une assez grande confusion ; Claude Lanzmann, de façon significative, défend l'unicité singulière de la Shoah en disant qu'on ne peut l'expliquer [1]. Cela revient à cautionner indirectement les interprétations des extrémistes religieux ou laïques d'Israël qui font de l'Holocauste une sorte de catastrophe métaphysique qui ne peut être compréhensible que par référence à l'histoire du peuple juif, élevée ou plutôt rabaissée au rang de mythologie.

Tout cela doit amener à reconnaître qu'il y a bien des carences dans l'analyse du poids et de la place de l'antisémitisme dans la politique nazie. On a réduit en général l'antisémitisme à un ensemble de préjugés utilisables par des démagogues. On n'a pas voulu voir que l'antisémitisme était central dans la politique nazie, voire qu'il lui était consubstantiel. L'antisémitisme des dirigeants nazis était indubitable, mais ce n'est pas leur psychologie et leurs préjugés qui expliquent leur politique. Hitler écrivait déjà en 1919 qu'il était nécessaire de passer d'un antisémitisme de sentiment à un antisémitisme de raison. Il voulait dire par là que l'antisémitisme devait être systématisé, qu'il devait devenir un instrument de discrimination entre amis et ennemis et surtout un instrument de destruction de la politique et de la confrontation démocratiques. En d'autres termes, l'antisémitisme devait sans cesse être développé pour justifier la recherche du pouvoir ou sa conservation une fois la prise du pouvoir effectuée. L'antisémitisme devait être mis en scène comme une lutte à mort, c'est-à-dire devenir de fait une lutte à mort contre un ennemi construit délibérément comme le mal absolu. D'une certaine façon, les juifs étaient un objet idéal, parce que l'antisémitisme était un vieil héritage qu'on pouvait faire fructifier et élargir.

L'antisémitisme systématisé et meurtrier d'après la prise de pouvoir présentait en outre l'avantage de lier les non-juifs aux nazis en les obligeant à participer aux persécutions des juifs, en les rendant complices de ce qu'ils ne voulaient pas forcément. Dans un premier temps (en 1933-1934), les mesures antijuives ont été limitées, mais elles ont très vite obéi à une logique de l'escalade dont la pointe extrême a été la « solution finale ». Elles se sont appuyées pour cela sur les mécanismes qui produisent de l'agression et de l'indifférence à l'intérieur des rapports sociaux capitalistes. Les relations de concurrence sur les mar¬chés (capitaux, marchandises, travail) sont en effet des relations d'affrontement et de séparation qui jouent inévitablement sur l'agressivité comme en témoigne quotidiennement le vocabulaire de guerre éco¬nomique employé dans les médias. Chacun est potentiellement l'adversaire de l'autre, chacun doit bâtir des systèmes de défense pour s'affirmer et se préserver dans un monde souvent hostile. À cela il faut ajouter les effets du conditionnement et de l'exploitation de la capacité d'agir des hommes par le capital qui fait des salariés un facteur de production ou un matériau parmi d'autres : l'homme de la compétition devient un moyen pour l'homme. Dans les mouvements de la valorisation, des hommes et des femmes sont à chaque instant jetés sur le bord de la route comme superflus. La société est ainsi imprégnée de violence, non seulement la violence impersonnelle des dispositifs et agencements du capital, mais aussi la violence que les individus-supports des rapports capitalistes exercent les uns sur les autres. On peut même dire, en ce sens, que les rapports sociaux se reproduisent comme rapports de pouvoir, comme hiérarchisation des relations pour servir les équilibres du capital. La puissance collective de l'agir humain est détournée vers les fins désocialisantes et déshumanisantes de la valorisation.

Sans doute y a-t-il des correctifs, des éléments de compensation à cet état de choses, c'est-à-dire des éléments de civilisation et de civilité dus à la fois à la proscription de la violence arbitraire dans le quotidien, à l'apparition d'un ordre juridique et de mécanismes de représentation politique. Mais il faut faire attention à ce que le processus de civilisation (pour reprendre la terminologie d'Elias) est remis en question insidieusement par des processus de délitement des rapports sociaux consécutifs à des affrontements qui reviennent régulièrement. Crises sociales, crises politiques, crises économiques font apparaître des failles, des béances où s'engouffre de la violence ouverte, où se fait jour la fragilité du tissu social. Ces crises peuvent être, dans certains cas, l'occasion de prises de distances collectives par rapport à la logique sociale du capital, mais il est aussi fort possible qu'elles fraient la voie à des développements contre-révolutionnaires au nom du retour à un passé plus ou moins mythique. C'est qu'en effet le rapport social capitaliste est le lieu de temporalités décalées les unes par rapport aux autres, de groupes vivant leur historicité à des rythmes très différents et selon des schémas d'interprétation divergents. La contemporanéité, comme l'a très bien vu Ernst Bloch dans Héritage de ce temps, est faite de dé-synchronisations : le capital ne rompt jamais totalement avec les formes sociales passées, il se les assimile en les déformant. Plus précisément, il transforme ses antécédents historiques en éléments de son propre fonctionnement. II est capable d'utiliser, aussi bien la grande propriété nobiliaire, des formes de salariat à la limite du servage que les rémanences du patriarcat, etc.

Au fond il est à l'aise avec ces archaïsmes modernisés, parce qu'il les domine de sa temporalité et de sa dynamique. Il sait qu'ils ne dis¬posent pas des moyens cognitifs nécessaires pour saisir leur situation et que les agencements capitalistes ne leur sont pas pleinement lisibles et visibles. Ces effets du passéisme, de nostalgie du passé sont d'autant plus forts que les groupes sociaux les plus directement travaillés par la modernisation capitaliste ont eux-mêmes du mal à ne pas s'accrocher à des identités sociales et professionnelles dépassées lorsque les rapports de travail changent très rapidement. Le bouleversement des mondes sociaux familiers suscite de la désorientation, des aspirations au retour à l’étât de choses ancien et par conséquent des demandes d'ordre contre ce qui apparaît comme de la perturbation et du désordre. Les couches les plus désespérées (souvent les moins politisées) qui n'arrivent pas à s'expliquer ce qui les menace et les atteint peuvent très vite passer de la prostration à la rage et au ressentiment. Elles peu¬vent donc être gagnées par ceux qui leur proposent des ennemis mythiques comme auteurs de leur misère et le retour à la normalité par l'établissement d'un régime d'exception.

Sur de telles bases, la normalisation que les nazis ont mise en vigueur ne pouvait être que délirante. Délire d'un régime d'exception qui pour se reproduire comme régime d'exception doit sans cesse faire mon¬ter les enchères et recréer l'ennemi mythique comme danger mortel (la « conspiration juive »). Délire d'une mise en scène grandiloquente de la politique comme combat qui masque la disparition de tout débat politique et l'absence de toute véritable régularité dans le fonctionnement des institutions. Délire des objectifs d'assainissement de la race qui ne peuvent être atteints que par l'assujettissement, voire l'anéantissement de peuples entiers et de minorités comme les homosexuels, les handicapés physiques et mentaux. Délire d'une stratégie guerrière qui veut la victoire totale ou la défaite irrémédiable. Pourtant on aurait tort de croire que ces constructions sont purement fantasmatiques. Elles embrayent au contraire sur des processus bien réels de réajustement des rapports de pouvoir et des hiérarchies sociales. Des sans-grade, des déclassés, des sans-emploi accèdent en grand nombre à des positions de pouvoir avec la volonté de les conserver et de les aménager. Au contraire, les interdictions et les discriminations qui frappent les juifs, les arrestations et l'enfermement en camps de concentration des communistes, des sociaux-démocrates et des syndicalistes, dès 1933, montrent avec une clarté aveuglante que les ennemis du national-socialisme ne peuvent que se retrouver au ban de la société, sans aucun droit à la vie. Quelque temps après l'assassinat massif de malades mentaux et d'asociaux vient faire la démonstration que les vies inutiles doivent disparaître. Autrement dit, chacun ne peut avoir droit à l'existence que s'il est un matériau utile, que s'il est un travailleur et un soldat au service du Führer [on voit très bien où les CCC ou l'ANPE pompent leur fumier intellectuel].

On parvient par là au niveau supérieur, extrême de ce que Foucault dans II faut défendre la société appelle la biorégulation étatique. II ne s'agit plus seulement, à ce stade d'une régulation de la natalité, de la santé, de la morbidité, c'est-à-dire d'une politique du faire vivre et du laisser mourir, mais bien d'une orientation vers le massacre collectif et la précarisation de la vie. Chacun dans l'Allemagne national-socialiste doit accepter et même vouloir la mort de l'autre, des autres, et considérer qu'il n'est qu'un vivant en sursis, le titulaire d'une existence qu'il ne possède pas. Chacun doit être potentiellement bour¬reau et victime à la fois, la haine de l'autre se conjuguant avec le mépris de soi-même. L'autre est ma mort et je suis la sienne : la mise au rebut est en ce sens la première loi sociale. L'individu ne possède plus sa capacité d'agir et sa force de travail : il n'est plus que force de travail et capacité de tuer dans le déni de l'humain. Il est par suite inévitable que la biorégulation devienne mort industrielle, violence meurtrière omniprésente. Les chambres à gaz, les fours crématoires ne doivent pas seulement anéantir des existences, ils doivent aussi anéantir symboliquement ce dont les juifs étaient porteurs dans la culture germanique, l'altérité et la non-conformité.

Cette réalité du système nazi ne s'est mise en place que progressivement, mais elle est suffisamment prégnante dès le début pour que les réactions de beaucoup d'Allemands soient ambivalentes. L'adhé¬sion totale, inconditionnelle au régime n'est sans doute pas majoritaire, il y a beaucoup plus d'adhésions partielles, réservées sur tel ou tel point de la politique du pouvoir. La politique antijuive ne suscite en particulier aucun enthousiasme, même si les mesures pour l'émigration forcée des juifs sont admises comme une sorte de moindre mal. Les pogroms et les incendies de la Nuit de cristal en 1938 ne sont en aucun cas spontanés, mais le fait d'appareils nazis (particulièrement des cliques autour de Goebbels). Cette passivité relative évidemment intolérable pour les dirigeants nazis et ne pouvait que les pousser à aller plus loin dans le crime et y faire participer de plus en plus d'Allemands ordinaires (que l'on songe à tous ceux qui ont eu connaissance du transport de juifs vers les camps de la mort). En même temps les nazis ont eu recours à une politique d'euphémisation de l’horreur en masquant certains phénomènes, en utilisant un vocabulaire volontairement atténué pour parler de l’insuportable. Cela a permis à de nombreux Allemands de faire comme si rien ne se passait et cela d'autant plus facilement qu'il n'était pas possible de parler avec d’autres des camps de la mort (la délation était toujours à craindre). De plus le régime tolérait dans de nombreux cas que des hommes et des femmes se creusent des petites niches dans le système (vie privée, famille, relations d’amitié). A côté de la normalisation délirante, il pouvait y avoir une infra-normalité propice au refoulement et à l’oubli.

Ce qui était essentiel pour Hitler et les nazis, c'était que les Allemands ne puissent pas penser vraiment la « solution finale » et en saisir toute la portée et toute l'horreur. La mise à mort industrielle devait être transmuée en lutte à mort, en une joute mythique et déréalisante entre deux protagonistes planétaires. Il devait bien y avoir une certaine présence, menaçante et obsédante, de la « solution finale », mais une présence que l’on essayait de mettre de côté sans pouvoir totalement l'ignorer, lancinante comme un refoulé qui ne peut être complètement refoulé. Dans ce domaine, Hitler et les nazis ont mené à un plus haut degré de perfection la proscription de la pensée qu'ils ont commencé à mettre en œuvre dès les années 20 : la Weltanschauung et le programme nazi ne procèdent pas par argumentations, mais par dénonciations et menaces. Il ne s'agit pas pour Hitler, lorsqu'il s'adresse aux masses, de les aider à surmonter leur situation en éclairant origines et causes de leurs difficultés, il s'agit au contraire de flatter leurs prédispositions les plus régressives, par exemple à chercher des victimes expiatoires et des raccourcis vers le salut ! Bien évidemment, après la prise de pouvoir le régime n'a pas pu se passer d'activités intellectuelles, il les a néanmoins obligées de se dérouler à l'ombre des mythes-abstractions de sa Weltanschauung, constituant autant de tabous à ne pas transgresser. Les activités scientifiques (et leurs applications technologiques) ont été exaltées comme des armes dans la lutte pour assurer la victoire de la germanité. Les autres activités ont été mises sous surveillance dans des zones réservées où l'on tolérait certaines formes d'apolitisme et d'émigration intérieure, en réalité d'autocensure ou d'automutilation, ce qui renforçait d'autant la dégradation et l'abaissement de la culture entraînés par les interdits.

Ces tendances régressives sont parfaitement symbolisées par l'évolution de la langue, par son appauvrissement sémantique et syntaxique comme l'a brillamment montré Viktor Klemperer dans LTI (la langue du 3e Reich). L'allemand écrit et parlé perd une grande partie de ses qualités, de sa capacité à différencier, à s'enrichir symboliquement, à multiplier les échanges sociaux. Il devient de plus en plus un langage de l'assertion brutale, de l'injonction ; de la condamnation et de la simplification infantilisante. Il pousse à ne plus penser ou plus exactement à ne penser qu'à l'aide de stéréotypes, de raisonnements routiniers et de catégories rigides. Pour beaucoup de couches de la société il devient très difficile, sinon impossible, d'analyser une conjoncture, des tendances d'évolution et d'anticiper l'événement. Dans ces conditions, la capacité d'agir des individus s'appauvrit, s'oriente vers la répétition, vers une sorte d'activisme passif dans tout ce qui va au-delà de la vie privée. L'action collective est de moins en moins liée à des ini¬tiatives venant d'en bas, elle prend de plus en plus la forme de l'action collective militarisée. Il ne faut plus penser l'action, il faut la subir comme on subit la propagande. On est ainsi face à une décérébration sociale qui renforce encore des tendances à l'œuvre dans les rapports sociaux capitalistes : à savoir l'humilité soumise de la pensée face aux mouvements abstraits et menaçants du capital et de la valorisation. On peut d'ailleurs constater que la machinerie national-socialiste ne s'est pas substituée à la machinerie capitaliste, mais s'est surimposée à cette dernière en cherchant à majorer son efficacité déshumanisante.

Tout cela doit faire comprendre que le nazisme n'est pas un accident de l'histoire, mais l'actualisation de virtualités propres à la société capitaliste. Il a été accueilli avec faveur lors de ses débuts et a trouvé des partisans dans une grande partie de l'Europe, notamment dans la France de Vichy qui a participé avec beaucoup de zèle à la solution finale. Il est donc faux d'en faire une affaire purement allemande qui appartiendrait au passé, parce que l'Allemagne est aujourd'hui une démocratie [sic] et qu'il existe l'État d'Israël (c'est de façon significative la position de Daniel Goldhagen). Comme le dit Adorno dans la Dialectique négative, il y a un avant et un après Auschwitz. On ne peut pas faire comme si la catastrophe n'avait pas eu lieu, comme si une nouvelle forme de barbarie n'était pas apparue : l'administration de la mort à des hommes réduits à l'état d'exemplaires. On ne peut pas faire comme si les dégâts infligés aux survivants et aux nouvelles générations n'étaient pas immenses. Il n'y a pas comme le prétend le chancelier Helmut Kohl de grâce particulière pour ceux qui sont nés après Auschwitz ou étaient trop jeunes pour vivre la période consciemment, tout simplement parce qu'ils sont comme les générations précédentes face à une occurrence historique impensée en fonction des obstacles qu'on rencontre toujours pour la penser. On sait maintenant beaucoup de choses sur le régime national-socialiste, sur son fonctionnement chaotique, sur son aventurisme et son écroulement final. On ne peut pas pour autant affirmer que l'on comprend en profondeur, mieux que les acteurs d'alors, le déchaînement de la barbarie nazie.

Beaucoup sont portés à croire que l'essentiel est de faire un travail de mémoire et de deuil contre toutes les tendances au refoulement indéniablement présentes dans les sociétés occidentales. Mais n'est-ce pas réduire la question à sa dimension morale, à la culpabilité individuelle et collective ? Hannah Arendt a déjà souligné dans son Eichmann à Jérusalem qu'évoquer la culpabilité absolue des bourreaux et de leurs complices face à l'innocence absolue des victimes c'était finalement s'en tenir à des abstractions vides. A partir de telles prémisses, on est effectivement incapable de se demander quels mécanismes sociaux doivent être combattus pour empêcher que par une sorte de compulsion de répétition des phénomènes du même ordre puissent se reproduire. C'est pourquoi au-delà du travail de mémoire (qu'il n'est pas question de rejeter) il faut un retour autocritique sur la façon dont ont été pensés la modernité capitaliste, mais aussi l'anticapitalisme. Le moins que l'on puisse dire est qu'ils ont été largement pensés avec des instruments empruntés à la conceptualité propre à la société capita¬liste. L'économisme profond de la société capitaliste en particulier n'a pas été saisi comme un problème fondamental, comme quelque chose à déchiffrer et à démontrer dans sa complexité. Tout au contraire, les courants critiques ont eu tendance à concentrer leur attention sur les défaillances supposées de la dynamique économique capitaliste et à en faire l'élément essentiel de la crise du système social et donc de son dépassement. Le socialisme devenait planification, organisation contre l'anarchie [sic] de la production et relevait ainsi, lui aussi, de l'économie.

Il est vrai que le mouvement ouvrier de la fin du siècle dernier a mis à l'ordre du jour une thématique de l'égalité sociale et plus secon¬dairement une thématique de la fin des discriminations (entre races et sexes). Mais cela ne reposait sur aucune analyse sérieuse des rapports sociaux et de leurs potentialités destructrices. On ne s'interrogeait pas sur la production et la reproduction de la violence dans les relations entre les groupes sociaux, entre les générations, entre les sexes et entre les individus. On se laissait aller à croire que des effets de civilisation devaient peu à peu s'étendre un peu partout. Certains socia¬listes sont même allés jusqu'à vanter les vertus civilisatrices de la colonisation (sans ignorer pour autant la brutalité des colonisateurs). Des inquiétudes se sont bien fait jour lors de la montée de l’antisémitisme au moment de l'affaire Dreyfus, mais on a en général sous-estimé la nouveauté et la portée de ces phénomènes. Friedrich Engels traduisait un état d'esprit général en qualifiant l'antisémitisme de « socialisme féodal » ce qui laissait sous-entendre qu'on était face à un anticapitalisme dévié et déformé par des préjugés du passé et non face à des mouvements de révolte, sans perspectives et impuissants mais à la recherche d'exutoires immédiats et prêts à pratiquer de nouvelles formes de barbarie. Le mouvement ouvrier d'alors voulait se persua¬der à bon compte que les masses trompées par des démagogues finiraient par prendre conscience de leurs véritables intérêts grâce à l'activité éclairée et éclairante des organisations ouvrières (politiques et syndicales).

Cette problématique de la prise de conscience postulait en fait l'existence d'individus en pleine possession d'eux-mêmes, exempts de réactions ambivalentes et immunisés contre les tentations du ressentiment et de l'agressivité sans objet précis. Or, la réalité ne correspond pas du tout à ces vues : les individus, lorsqu'ils sont exploités et dominés, n'ont pas à leur disposition toutes les ressources nécessaires pour se retrouver dans leur situation. Dans leurs combats pour leur survie physique et psychique ils sont portés à réagir en fonction de schémas d'interprétation de la réalité qui sont loin d'être adéquats. La production symbolique des groupes et des individus opprimés se manifeste souvent sous la forme de sous-cultures [Boutanche et kesta glousseront à l'élitisme] de la révolte, mais aussi fréquemment sous la forme de sous-cultures de l'authenticité passive et de l'adaptation ou encore de l'exorcisme de dangers mythifiés. C'est pourquoi la participation de larges masses à des actions collectives ne se fait pas toujours dans la clarté, loin de là, mais au contraire dans l'équivoque et le malentendu. Les modalités d'adhésion aux mouvements sociaux et politiques, dans leur diversité, véhiculent beaucoup d'ambiguïtés et de contradictions. Les raisons de participer des uns ne sont pas celles des autres, et les objectifs proclamés ne peuvent avoir la même signification pour tous, pour les organisateurs et les organisés par exemple. Les actions sont construites avec des matériaux hétéroclites qu'on ne peut combiner pour en faire des ensembles cohérents à la portée politique univoque. Des composantes réactionnaires, tournées vers la réaffirmation de traditions plus ou moins mythiques, peuvent voisiner avec la recherche d'orientations concrètes pour dépasser l'ordre existant. Cela est en grande partie masqué par l'unité superposée aux investissements symboliques des individus et des groupes sociaux par les grandes organisations bureaucratiques, leurs mots d'ordre et leurs rituels. Il y a en quelque sorte absorption des investissements singuliers par une production symbolique globalisante qui établit par là des liaisons entre les individus, les institutions et la politique institutionnalisée.

Une telle alchimie de l'action collective est évidemment peu propice à l'apparition de pratiques nouvelles et l'éclosion d'une dynamique transformée des relations interindividuelles (enrichissement des échanges, dépassement progressif de la concurrence). Les liens de solidarité qui peuvent s'établir à l'occasion des actions revendicatives sont ténus et fragiles et la solidarité administrée par les syndicats et les institutions chargées du salaire indirect restent dans les limites de ce qui est compatible avec l'accumulation du capital. Il y a, certes, des moments privilégiés (grèves massives, création d'organismes de lutte démocratiques) où se produisent des ruptures par rapport aux routines sociales, mais les retombées sont rapides. Même si la mémoire collective conserve des traces de la mise en parenthèses de certaines contraintes et pesan¬teurs sociales, le retour à la normale est inévitable, parce que la découverte de nouvelles perspectives reste embryonnaire. On sent bien qu'un autre monde est possible, on entrevoit même certaines des formes qu'il peut prendre. Pourtant, on reste prisonnier, non seulement de la matérialité des rapports sociaux, mais d'un imaginaire social et de constructions symboliques marqués par la dynamique de la valorisation-dévalorisation. Pour qu'il en soit autrement, il faudrait en réalité que l'action collective soit elle-même envisagée comme un problème fondamental, comme ensemble de pratiques à changer et à soustraire à la force des habitudes. Les actions collectives conçues dans cet esprit pourraient ainsi devenir authentiquement transformatrices et porteuses de nouvelles relations sociales. Mais, précisément, comme le problème n'a jamais été véritablement posé, les actions collectives s'enferment toujours dans la redondance, dans le redoublement des vieilles pratiques alors même qu'elles croient apporter du nouveau. Les formes de mobilisation, même lorsqu'elles se veulent démocratiques, n'arrivent pas à rompre avec le ressentiment, les projections phobiques contre les groupes minoritaires, les processus d'identification et d'attachement inconditionnel à des chefs au nom du dépassement des divisions et de l'union des volontés.

Il n'est au fond guère étonnant que le mouvement ouvrier ait été si friand des métaphores militaires pour parler des actions collectives (seraient-elles seulement des campagnes électorales). Cela masquait et justifiait en même temps les aspects bureaucratiques des actions collectives et leurs ambivalences par rapport aux objectifs proclamés. Il ne s'agissait pas de mieux connaître des situations et des relations grâce à l'action, il ne s'agissait pas de mettre en branle des processus aboutissant à l'établissement de nouveaux liens sociaux et à la construction de nouveaux échanges symboliques. Il était avant tout question de marquer des points dans les luttes pour se positionner dans des appareils et des dispositifs de pouvoir. Il importait donc assez peu que le mode d'agrégation des individus fasse appel à des mécanismes aveugles : l'essentiel était d'obtenir des soutiens. De toute évidence, on se préoccupait assez peu dans le mouvement ouvrier organisé de tout ce qui pouvait excéder, déborder l'enfermement des individus dans les rapports capitalistes, c'est-à-dire des écarts, des décalages réels dans les conduites et les comportements qui allaient au-delà de l'individualisme possessif. De cette façon les forces qui se voulaient subjectivement contestatrices de l'ordre social ne pouvaient se donner les moyens de lire et de comprendre autrement la dynamique de la société, en disqualifiant les mécanismes de la valorisation en vue de promouvoir d'autres pratiques. Il leur manquait un principe d'intelligibilité pour se guider dans le dédale des rapports sociaux, pour en déceler les potentialités négatives et leurs conditions d'actualisation, mais pour en saisir aussi les potentialités créatrices. Cette incapacité à pénétrer la compacité et l'opacité de la normalité quotidienne du capitalisme devait inévitablement produire de l'incompréhension et de l'aveuglement politique face aux mouvements réactionnaires de masse et aux han¬tises identitaires.

Face au nazisme, socialistes, communistes, syndicalistes vont de fait se bercer d'illusions sur ce que sont les enjeux véritables. Le plus souvent ils veulent considérer l'antisémitisme et le racisme comme des éléments secondaires dans la politique nazie, ils tendent d'ailleurs de la ramener à la politique du fascisme italien. L'antisémitisme des nazis est perçu surtout comme un héritage du passé, comme une sorte de marotte qui ne peut jouer qu'un rôle secondaire. Il n'est pas analysé comme l'élément central d'une politique qui veut mettre la société en état de siège. Lors de son 7e congrès (1935), l'Internationale communiste assène de façon significative que la dictature nazie est la dicta¬ture des éléments les plus réactionnaires et les plus chauvins du capitalisme monopoliste, ce qui est réduire le nouveau pouvoir à une sorte d'agence au service du capital au lieu d'en faire une dictature inédite, appuyée sur une mobilisation massive à tendances totalitaires. Socialistes et communistes, malgré leurs divergences, se retrouvent en fait dans leur refus de concevoir le nazisme comme une lame de fond venant des rapports sociaux et des abîmes qu'ils recèlent, lame qui pourtant réarticule en profondeur les relations de pouvoir et les dispositifs d'État. Ceux qui sont les plus lucides insistent sur la déstabilisation de la petite bourgeoisie sous les coups de la crise économique de 1929 et sur la démagogie national-socialiste, mais ils laissent dans l'ombre la longue genèse de cette réaction extrême (cf. la montée de l'antisémitisme dans l'Europe du 19e siècle). À quelques exceptions près, les théoriciens du mouvement ouvrier sous-estiment en consé¬quence la durabilité du nazisme, et les dégâts qu'il est susceptible de causer dans le tissu social et l'univers symbolique de très nombreuses couches. Ils le pensent comme quelque chose de passager qui n'est pas appelé à laisser beaucoup de traces, même s'il peut faire beaucoup de victimes. Pour eux, la victoire du nazisme n'est pas une césure fondamentale dans l'histoire contemporaine qui remet en question une grande partie de la culture du mouvement ouvrier, la croyance dans le progrès, l'évolutionnisme optimiste, la possession du sens de l'histoire.

Faut-il en déduire que la montée du nazisme et son triomphe face à la gauche étaient inévitables ? On ne refait pas l'histoire, mais il est légitime de se demander si la paralysie des socialistes et des commu¬nistes relevait bien d'un déterminisme historique rigide. Quand on se souvient que des dirigeants certes minoritaires dans le mouvement ouvrier ont analysé avec beaucoup d'acuité les processus politiques conduisant à la prise de pouvoir d'Hitler, on peut se dire que tout cela n'avait rien d'irrésistible. Léon Trotski, August Thalheimer, Otto Bauer ont montré, chacun à sa manière, qu'un front unique entre socialistes et communistes aurait pu avoir des effets très sensibles sur le contexte politique et le rapport des forces avec les nazis. Sans doute l'unité ne pouvait-elle, par elle-même, résoudre tous les problèmes, mais elle pouvait commencer à corroder et à ébranler l'attitude pro¬fondément nihiliste et quiétiste des principales organisations de gauche. Les communistes s'étaient habitués à des dénonciations rituelles de la social-démocratie, caractérisée comme le principal rempart de l'ordre social capitaliste, juste avant sa chute imminente. Les socialistes et la majorité des dirigeants syndicaux, quant à eux, s'enfermaient dans une politique du « moindre mal » (tolérer des gouvernements conservateurs pour éviter le pire) qui entretenait leur propre passivité. Dans l'un et l'autre cas on s'en remettait à des fictions politiques – l'attente de l'irrésistible montée révolutionnaire d'un côté, la croyance aveugle dans les capacités de résistance de forces conservatrices pourtant travaillées par des tendances antidémocratiques, de l'autre côté. Par contre, un front unique, établi sur des bases démocratiques (confrontations sur les objectifs et les modalités de l'action) aurait inévitablement entraîné une mise en question de toute une série de mythes politiques (le caractère « scientifique » des politiques suivies, la sagesse des dirigeants, leur sens politique, etc.) et mis à l'ordre du jour des pratiques poli¬tiques plus combatives, plus soucieuses de frapper juste et de délier des énergies nombreuses. On serait allé, en suivant cette direction, vers une politique de dé-normalisation faisant fond sur un refoulé essentiel, c'est-à-dire tout ce qui excède et dérange l'ordre normalisant du rapport social. C'est pourquoi on ne peut s'étonner outre mesure que les dirigeants du mouvement ouvrier aient refusé obstinément, jusqu'en janvier 1933, toute politique unitaire : elle avait pour eux des implications trop déstabilisantes.

En ce sens, il n'y a pas effectivement de déterminisme historique dans ce chemin à la catastrophe, il y a des conduites aveugles, des visions faussées sur les affrontements politiques et sociaux qui viennent de loin et d'une incompréhension récurrente de ce qui se passe réellement dans les processus sociaux et politiques. Même après l'installation au pouvoir des nazis, on retrouve une cécité de cet ordre dans les politiques du front populaire et dans les politiques antifascistes. Dans beaucoup de pays, les dirigeants du mouvement ouvrier renoncent aux excommunications réciproques et acceptent de nouer des alliances, mais ils ne cherchent pas à prolonger les dynamiques unitaires à la base, à leur donner plus de force et à s'en servir pour renouveler leurs propres perspectives. Au contraire, l'antifascisme est conçu comme un moyen d'établir ou de rétablir des positions dans le jeu politique habituel (ce qui pour les communistes veut dire aussi tenir compte des rapports diplomatiques complexes de l'Union soviétique). Un tel antifascisme est, par la force des choses, inopérant en Allemagne, notamment parce qu'il n'arrive pas à saisir les modalités d'enracine¬ment et de renforcement du régime. La propagande antifasciste met l'accent sur les brutalités des SA, sur l'ampleur des arrestations, sur la destruction des libertés, etc. Elle laisse largement dans l'ombre la signification des premières mesures antisémites qui s'inscrivent dans la logique d'une Allemagne judenrein, c'est-à-dire sans juifs, et dans une logique de colonisation à l'échelle européenne (au nom de la défense de la race). Un moment ébranlée par le pacte germano-soviétique, la politique antifasciste qui occulte ce moment essentiel du 20e siècle, la culmination de la barbarie raciste présente dans les rapports sociaux, va reprendre de plus belle sous l'égide de la grande alliance entre les Occidentaux et l'Union soviétique. N'est-il pas significatif qu'on ne commence à se préoccuper en Occident du massacre industrialisé des juifs qu'en 1944, c'est-à-dire trois ans après le commencement de la « solution finale » ?

À l'issue de la deuxième guerre mondiale, on découvre l'ampleur des crimes commis par le régime nazi, en particulier contre les juifs d'Europe. Pourtant rares sont ceux qui attribuent une place centrale à l'Holocauste, comme pierre angulaire de la stratégie et de la politique nazies. Les politiques antifascistes qui dominent l'immédiat après-guerre affirment bien qu'il faut tout faire pour empêcher que de pareils événements ne se reproduisent. Elles ne cherchent pas à prendre le mal à la racine, dans la violence des relations sociales, dans la fragilité de la politique minée par l’économisme, dans les hostilités identitaires, dans les fourvoiements de l'action collective. À gauche on ne parle pas des menaces de barbarie moderne présentes dans la dynamique sociale et politique du capitalisme ; on dénonce, à partir d'analyses superficielles, la malfaisance des monopoles. Très vite, surtout à cause de la guerre froide, la tendance est de passer à l'ordre du jour, tout en procédant régulièrement à des commémorations rhétoriques des victimes. Dans les pays à démocratie parlementaire, l'antisémitisme est officiellement proscrit et souvent poursuivi lorsqu'il s'exprime trop ouvertement. On ne peut pas dire pour autant qu'il soit véritablement compris et analysé dans toutes ses dimensions. On l'a déjà vu, il est la plupart du temps décrit comme un préjugé, ce qui n'est pas faux, mais, quand on s'arrête là, on occulte le fait qu'il est plus encore, le principe organisateur d'un monde symbolique rigide, dichotomique, partagé entre amis et ennemis et fermé à des vues différenciées sur la société. On ne peut s'expliquer autrement qu'il réapparaisse périodiquement au grand jour, malgré la réprobation morale dont il fait l'objet. Il peut même se manifester avec vigueur dans des pays (comme l'ex-RDA) où la population juive est tout à fait limitée. Si un Jean-Marie Le Pen peut déclarer que les chambres à gaz et les fours crématoires sont un « détail », ce n'est pas seulement par goût de la provocation, c'est aussi parce que les victimes concrètes, de chair et d'os, sont l'accessoire (une sorte d'accident dû à la frénésie d'Hitler) par rapport à l'essen¬tiel, le rôle de la « juiverie internationale » dans la structuration de ses explications du monde. Pour lui, l'élément juif est toujours le premier facteur de désagrégation de la nation, celui qui ouvre la voie à l'État cosmopolite de l'époque de la mondialisation (et de l'immigration).

Face à cette réalité l'antiracisme de la gauche et de l'extrême gauche ne dépasse guère le stade de l'universalisme et de l'humanisme abstraits. Il est en partie inopérant, même lorsqu'il s'accompagne d'une critique des inégalités et des injustices sociales, parce qu'il ne s'attaque pas aux schémas d'interprétation de la réalité propres à l'antisémitisme et au racisme, et surtout parce qu'il ne dérange pas les dispositifs cognitifs qui permettent à ces schémas d'interprétation de se perpétuer. Les connaissances que l'on a du monde et de la société sont produites socialement, à travers des échanges qui ne sont pas neutres, mais des occasions d'affrontements sur ce qui peut être retenu comme connaissances vraies. En ce sens, le rapport social de connaissance est constitué aussi bien de savoirs explicites reconnus que de savoirs refoulés, latents et informulés. D'une certaine façon, les connaissances estampillées s'insèrent dans une dynamique de pouvoir, cognitif-culturel, qui empêche des couches entières de la société d'articuler leurs expériences, qui les enferme dans la non-expression de ce qu'elles subissent, les condamnant ainsi à des comportements réactifs irraisonnés, terrain fertile pour la prolifération de méconnaissances sur le social. De ce point de vue, Daniel Goldhagen n'a pas tort de s'interroger sur les structures cognitives qui ont porté l'antisémitisme nazi. Son tort est de ne pas voir que ces structures ne sont pas le fruit d'évolutions linéaires, mais se cristallisent dans des conjonctures bien précises où interviennent une multiplicité de facteurs (économiques, sociaux, politiques, culturels) qui ne sont jamais immobiles. Le travail cognitif sur les projections phobiques qui visent l'altérité culturelle et sociale varie suivant les situations et les couches de la société. Ce sont souvent les strates dominées les plus aisées, mais dont les positions et le poids dans la dynamique sont menacées, qui élaborent ou réélaborent les schémas d'interprétation de type antisémite et raciste. Ils pénètrent ensuite les couches les plus défavorisées par contamination pour des raisons bien précises, effondrement de sous-cultures jusqu'alors solides, dégradation de l'emploi salarié et des conditions de vie, perte de confiance dans le jeu des institutions, etc. Dans un climat de désespérance sociale il se produit alors une sorte de contre-travail cognitif, le remplacement d'instruments relativement souples de connaissance, capables d'aider à penser de façon différenciée, par un appareillage catégoriel rigide et simplificateur, fait pour justifier la discrimination, l'agression et au bout du compte la destruction.

La lutte contre la barbarie antisémite et raciste est en conséquence une lutte pour l'intelligibilité des rapports inter-humains (inter-individuels, sociaux), intelligibilité qui n'est jamais donnée une fois pour toutes, parce qu'elle est une conquête de tous les instants. Il s'agit de démentir un fin connaisseur de la matière, Hitler, qui écrivait dans Mein Kampf :

« L'intelligence politique de la masse n'est pas assez développée pour par¬venir d'elle-même à des conceptions politiques générales et précises et pour trouver elle-même les hommes qui seraient capables de les faire aboutir [2] . »

II ne suffit pas de combattre les idéologies antisémites et racistes en montrant leur caractère meurtrier, il faut montrer qu'elles participent de mécanismes de décérébration collective à l'œuvre en permanence dans la société, mécanismes qu'elles poussent à l'extrême limite. Hitler était un grand théoricien et un grand praticien de la propagande, c'est-à-dire du pouvoir médiatique. Il avait saisi que l'efficacité des médias tient moins dans leur capacité à inculquer et à manipuler que dans leur capacité à occuper le terrain, à rendre impossibles des rap¬prochements ou des liaisons entre certains phénomènes pour empê¬cher qu'on puisse se les représenter. C'est dire que le combat pour une intelligence politique collective (pour reprendre la terminologie d'Hitler) est entre autres un combat pour desserrer l'étreinte des dispositifs médiatiques et leur opposer des dispositifs de production et de diffusion de nouvelles représentations. La tâche peut sembler insurmontable, sauf si l'on veut bien se souvenir que le pouvoir médiatique tire une grande partie de sa force de l'anti-intellectualisme soigneusement distillé par la marchandisation de la production des connaissances. Du haut en bas de la société, on est habitué à considérer que l'intelligence est un moyen de s'affirmer contre les autres dans la concurrence. Cela aboutit précisément à dévaloriser l'intelligence comme travail sur des valeurs universelles (non marchandes), comme recherche de rapports sociaux plus satisfaisants. Ceux qui se consacrent à de telles occupations, les intellectuels universalistes, sont perçus ou comme des idéalistes incorrigibles ou comme des cyniques qui sont chargés de répandre des illusions en se faisant les propagateurs de grands principes inopérants.

Ce mépris de l'intelligence est en partie masqué par le culte qui est rendu à la science, à une science qui n'a pas à s'inquiéter de ce que veulent ses commanditaires, ni de l'impact de ses activités et de ses résultats, parce qu'elle est porteuse de progrès techniques et d'une plus grande maîtrise des processus naturels. Ce culte qui fait de la science une sorte de magie (les pouvoirs de la science deviennent mythiques) a toutefois son revers. Les zélateurs de la science sont nombreux à découvrir, à un moment ou à un autre, que leur dieu est un faux dieu, une idole. Ils s'aperçoivent que la science a des effets pervers et que le progrès technique fait beaucoup de dégâts. Mais au lieu de se demander si d'autres pratiques scientifiques sont possibles ils partent à la quête de nouvelles idoles (de la théosophie, aux doctrines de type « New Age » en passant par le spiritisme). Dans l'ombre du capital, c'est en fait la haine de l'intelligence qui prolifère et il est clair, qu'une réaction massive ciblée contre cette pathologie sociale pourrait avoir des conséquences incalculables en mettant à mal de nombreux agencements et dispositifs sociaux. Il y a, bien sûr, un obstacle de poids à franchir, celui de la complexité : tout le monde ne peut pas tout savoir et il faut bien s'en remettre à quelques-uns pour démêler les aspects techniques de certains problèmes. Pour autant il n'est pas besoin de s'en remettre totalement aux experts et à l'expertise. Si les savoirs ne sont pas utilisés de façon monopolistique et particulariste (pour la valo¬risation du capital et les privilèges d'une minorité), mais au contraire largement diffusés, il devient alors possible d'en tester la portée et d'en mesurer les conséquences sur la société et son environnement. L'intelligence collective, quant au fond, n'est pas séparable des confronta¬tions et élaborations collectives sur le sens à trouver dans les pratiques sociales et individuelles.

On touche là du doigt le fait que l'intelligence collective et l'intelligibilité du social ne peuvent se passer d'une dimension éthique qui doit très clairement se manifester par la mise en question de la marchandisation des rapports humains et de l'universalisme en trompe l'œil des morales religieuses et laïques. Il faut notamment que la reconnaissance de l'autre puisse ne plus se présenter comme un impératif moral ou comme une occasion de se valoriser, mais comme la reconnaissance des potentialités très riches de relations réciproques et dialogiques. On peut d'ailleurs ajouter que pour mettre fin à l'unidimensionnalité des structures cognitives et à leur fermeture sur elles-mêmes, il faut mettre en lumière pour la critiquer leur dépendance par rapport à des éthiques et des esthétiques implicites. Dans le cas du nazisme, il y a derrière l'idéologie de la pureté de la race (et de son apparition) une éthique implicite de la jouissance dans la mort, la destruction et l’autodestruction, et une esthétique complémentaire de la mise en scène apocalyptique, toutes deux nées sur le terreau nourricier de la dynamique de valorisation-dévalorisation propre au capitalisme. Comme le disait Max Horkheimer, quiconque refuse de parler du capitalisme ne peut comprendre l'antisémitisme, ce qui veut dire aussi que si l'on se donne les moyens de mieux comprendre nazisme et antisémitisme, on comprendra mieux le capitalisme et par contrecoup la crise récurrente du mouvement révolutionnaire depuis des décennies.


NOTES

[1] La Shoah est explicable. Pour autant elle n'est pas dicible ou représentable. En ce sens les critiques de Claude Lanzmann à La Liste de Schindler de Spielberg portent juste.
[2] Cite par Alan Bullock in Hitler et Staline, vies parallèles, Albin Michel, Robert Laffont, Paris, 1994, tome 1, p. 82.
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Re: Propagande nazie et thème du complot mondial

Messagede skum le Mar 29 Juin 2010 22:49

Un autre résumé des "thèses potoniennes" par d'autres "bons gros marxistes" :

Postone et son écrit sur l'antisémitisme [1]

par Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn

[Extrait de la présentation critique du Groupe Krisis : L'évanescence de la valeur, pp. 9-14, L'Harmattan, 2006.]


Pour Moishe Postone, attendu que la rationalité instrumentale aussi bien que l'idéologie antisémite naissent du même monde capitaliste et que celle-là ne saurait expliquer cette dernière, il importe d'exposer l'enchaînement conceptuel qui des catégories fondamentales de la société capitaliste monte jusqu'à la contre-rationalité [2] antisémite. C'est à cette tâche que s'applique Postone, mais en s'appuyant sur la critique de l'économie politique faite par Marx plutôt que sur une critique d'ordre philosophique. Il insiste sur le fait que Le Capital n'est pas un manuel d'économie, mais la critique d'une certaine forme sociale de l'activité humaine, de la richesse ainsi que de la pensée, c'est-à-dire celle de la matérialité et de l'idéalité sociales, de l'économie et de l'idéologie, de la fausse société et de la pensée fétichisée que celle-ci engendre. Dès le début du Capital, il apparaît que la "modernité" n'est pas si rationnelle qu'elle ne le prétend. La marchandise qui semble être une chose terre à terre, s'avère être une "chose extrêmement embrouillée, pleine de subtilités métaphysiques et de lubies théologiques", une chose "sensible suprasensible", à "caractère mystique" [3], "un hiéroglyphe social" [4], une "forme délirante" [5]. Elle n'est pas seulement cette chose concrète ayant telle valeur d'usage mais comporte également une dimension abstraite, la "valeur", qui n'apparaît jamais en tant que telle, mais d'une façon à taire tourner la tête. Là est posée le concept "d'abstraction réelle" que Marx a développé dans la Contribution à la critique de l'économie politique. On y lit que la réduction des différents travaux à "un travail non différencié, uniforme, simple, bref à un travail qui soit qualitativement le même et ne se différencie donc que quantitativement (...) est une abstraction qui s'accomplit journellement dans le procès de production sociale", abstraction qui n'est "pas plus grande ni moins réelle que la réduction en air de tous les corps organiques" [6].

Postone va démontrer que l'antisémitisme naît de la manière dont apparaissent ces deux côtés de la marchandise, puis du capital, et qu'il peut être compris comme une révolte - non certes contre la "modernité" mais contre l'abstraction phénoménale - comme une révolte "anticapitaliste" qui affirme l'ordre même contre lequel elle s'insurge, une révolte qui, au lieu d'en finir avec la société capitaliste, débouche sur la froide destruction des Juifs.

La mise en avant de la notion de fétichisme lui permet d'expliquer que les rapports sociaux n'apparaissent pas en tant que tels et que de plus ils apparaissent de façon antinomique comme opposition entre l'abstrait et le concret. L'abstrait, c'est-à-dire par exemple, l'argent, va apparaître comme le mal et le concret comme le naturel, le bien [7]. Et l'abstrait (la domination abstraite du capital dont le "sujet" est la valeur) va être personnifié sous la figure du Juif [8]. Cette conception offre un autre intérêt en ce qu'elle permet de comprendre que les attaques contre les Juifs n'ont pas été essentiellement spécifiées en termes d'affrontements de classes contre des représentants du capital (comme le firent les marxistes de gauche avec leur théorie sur la crise des années 30 qui rendrait obsolète les anciennes classes moyennes dont les Juifs font globalement partie [9]), mais comme une personnification de la domination internationale du capital. Les forces occultes du mal devaient être rendues visibles.

Cette interprétation de Postone est très différente à la fois des interprétations psychologiques bourgeoises (la folie ou l'irrationalité d'un système politique) et des interprétations fonctionnalistes marxistes. Pour Postone, l'usine capitaliste est un lieu où est produite la valeur, production qui, "malheureusement", doit prendre la forme d'une production de biens, de valeurs d'usage. C'est en tant que support nécessaire de l'abstrait que le concret est produit. Les camps d'extermination n'étaient pas la version d'horreur d'une telle usine ; il faut y voir au contraire la négation "anticapitaliste" grotesque, aryenne de celle-ci. Auschwitz était une usine à "détruire la valeur" [10], c'est-à-dire à détruire les personnifications de l'abstrait. Son organisation était celle d'un processus industriel diabolique dont le but était de "libérer" le concret de l'abstrait. Le premier pas pour réaliser ce but consista à déshumaniser les Juifs, c'est-à-dire à leur arracher le "masque" de l'humanité, de la spécificité qualitative, pour les montrer "tels qu'ils sont réellement" : des ombres, des chiffres, des abstractions. Le second pas consista à exterminer ces abstractions, à les transformer en fumée, tout en essayant de récupérer les derniers restes de la "valeur d'usage matérielle et concrète : vêtements, or, cheveux".

Cette thèse n'a pas qu'une portée théorique ; elle est en effet d'actualité dans chaque phase historique de crise où ne manque pas de se produire une certaine convergence entre les différentes formes d'anti-capitalisme. On le voit aujourd'hui avec le mouve ment anti-mondialisation dans lequel se côtoient souverainistes de différentes obédiences, anti-américains et anti-impérialistes. Dans cette mouvance, les attaques contre le mauvais capitalisme financier qui dicterait les exigences de la valorisation au bon capitalisme industriel expriment bien ce que décrit Postone : une fois de plus un bon concret est opposé à un mauvais abstrait. "Cette forme 'd'anti-capitalisme' repose donc sur une attaque unilatérale de l'abstrait. L'abstrait et le concret ne sont pas saisis dans leur unité, comme partie fondatrice d'une antinomie pour laquelle le dépassement effectif de l'abstrait - de la dimension de la valeur - suppose le dépassement pratique et historique de l'opposition elle-même, ainsi que celui de chacun de ses termes. (...) En ce sens, cette pensée est le complément antinomique de la pensée libérale [11]".

Le concept marxien de fétiche a pour visée stratégique de fournir une théorie de la connaissance fondée sur la distinction entre essence des rapports sociaux et formes phénoménales. Les catégories marxistes expriment à la fois des rapports sociaux réifiés spécifiques et des formes de pensée, mais cela ne recoupe pas la distinction fonctionnaliste et marxiste traditionnelle entre infrastructure et superstructure : "L'idée que les catégories expriment à la fois des rapports sociaux "réifiés" spécifiques et des formes de pensée, diffère essentiellement du principe courant de la tradition marxiste qui conçoit ces catégories en termes de "base économique" et la pensée en termes de superstructure dérivée d'intérêts et de besoins de classes" [12].

La démarche de Postone et son influence directe sur Krisis apparaissent bien mieux dans le texte "Quelle valeur a le travail", repris dans Marx est-il devenu muet ? [13] Postone y définit ce qu'il entend par "marxisme traditionnel", c'est-à-dire une analyse du capitalisme essentiellement faite en termes de rapports de classes enracinés dans des rapports de propriété médiatisés par le marché...


NOTES

[1] Cf. Moishe Postone "Antisémitisme et national-socialisme", dans Marx est-il devenu muet ? Face à la mondialisation. Textes traduits de l'américain et présentés par Olivier Galtier et Luc Mercier, L'Aube, 2003, p.79-107. Nous avons été les premiers à traduire ce texte - sous le titre "La logique de l'antisémitisme", le seul texte de Postone publié en français à l'époque - dans Temps critiques n°2, automne 1990, p. 13-37, présentation de Bodo Schulze, traduction de Bodo Schulze et de Laure Balandier).
[2] Ce concept de contre-rationalité a été proposé par Dan Diner in Zwischen Aporie und Apologie. Über Grenzeti der Historisierbarkeit des National-socilismus, Fischer. 1987. Le concept de contre-rationalité tient compte de ce que l'antisémitisme s'oppose radicalement à la rationalité instrumentale tout en comportant une certaine logique interne que le terme d'irrationalité tend à obscurcir. Pour un emploi plus récent du terme, on peut se rapporter à un article d'Hipparchia dans le n° 3 de Temps critiques (2003), p. 133.
[3] Marx, Le Capital tome I Messidor. Éd sociales. 1983, p.81 .
[4] Ibid., p. 85.
[5] Ibid., p. 87.
[6] Contribution... Éd Sociales, p.10. Dans Relire le Capital. Page Deux, 2003, volume I, p.49, Tran Hai Hac propose d'employer plutôt le terme "d'abstraction sociale" pour montrer qu'il s'agit d'une abstraction correspondant à un procès social déterminé.
[7] C'est déjà ce qu'on trouvait chez Proudhon, défenseur du travail concret contre l'argent et qui confond la forme phénoménale du capital avec son essence. C'est aujourd'hui ce qu'on retrouve avec des groupes comme ATTAC et les litanies contre le capital financier qui martyrise notre bon capital productif ! Comme le disent O. Galtier et L. Mercier dans leur préface à Marx est-il devenu muet ? La méthode de Postone "peut être utilisée pour analyser de manière critique tous les anticapitalismes à tendance personnificatrice (ceux-ci ne contribuent jamais à détruire le capitalisme, ils ne font que participer à sa mutation)".
[8] Dans Marx est-il devenu muet? (L'aube, 2003), Postone dit que les Juifs ne firent pas les représentants du capital (cela aurait pu justifier un antisémitisme de classe présent, par exemple, dans le mouvement anarcho-syndicaliste français du début du XXe siècle), mais qu'ils furent sa personnification.
[9] Pour une affirmation radicale de cette position, cf. le texte "Auschwitz ou le grand alibi", dans la revue Programme communiste, n° 11, avril 1960 et notre critique dans le n°2 de la revue Temps critiques (1990).
[10] Et non pas à la créer comme ont essayé de le faire croire les ultra-gauches influencés par les thèses bordiguistes avec leur mise en avant du Arbeit macht frei au frontispice d'Auschwitz. [Ouïe ! Chui ultra-gauche ! Merdre alors !]
[11] Postone, op. cit. p. 99.
[12] Postone, op.cit. p.91, note 7. Dans notre réédition de ce texte de Postone dans le volume II de l'anthologie de Temps critiques intitulée La valeur sans le travail, (L'Harmattan, 1999), nous avons signalé, en avant-propos pourquoi nous émettions des réserves vis-à-vis du titre choisi par Bodo Schulze à partir de la traduction allemande, alors que le titre américain est : Anti-semitism and national-socialism. Nous y voyons un forçage du sens peu satisfaisant. En première lecture, il accrédite l'idée d'une logique de l'antisémitisme comme il y aurait une logique du capitalisme et comme il y a une logique des mathématiques ! Nous disions à l'époque que cela ne nous éclairait pas sur le type de logique en question. Aujourd'hui, grâce à l'apport d'autres textes de Postone, nous y voyons une logique hégélienne à l'œuvre et une dialectique du concret et de l'abstrait à laquelle nous n'adhérons pas ou plus. Cela apparaîtra plus loin dans notre critique du concept d'abstraction réelle et de celui de forme-valeur. Mais à cette logique hégélienne correspond aussi une logique de la valeur-sujet qui conduit implicitement Postone à vouloir à tout prix fonder le projet de l'extermination des Juifs dans une logique du capital. C'est finalement une position assez proche de celle des bordiguistes, ce qui mine un peu l'originalité de sa vision. Vouloir absolument rattacher antisémitisme et capitalisme amène à chercher une rationalité toute hégélienne dans une réalité qui, elle, n'est pas rationnelle (Schulze reconnaît que l'antisémitisme n'a pas besoin des Juifs pour exister et Postone que l'extermination n'avait aucune "utilité" pour les nazis). Si Lukàcs et E.Bloch ont insisté sur cette irrationalité fondamentale du national-socialisme, on peut dire ici que Postone et Schulze se rattachent plutôt à la vision adomienne du national-socialisme comme produit dérivé de "la froideur bourgeoise". Pour nous, malgré tout l'intérêt du texte de Postone, cette question n'est pas pensable sans prendre en considération la question du rapport à la communauté. Accessoirement cela fonde notre critique de la dialectique postonienne concret/abstrait, car là où il ne voit qu'abstrait (le cosmopolitisme des Juifs face au pseudo concret de la race et de la nation), nous voyons une occultation du concret de la communauté juive, la dernière communauté à ne pas avoir encore été détruite totalement, à l'époque, par le capital.
[13] Moishe Postone, Marx est-il devenu muet ? Face à la mondialisation. Textes traduits de l'américain et présentés par O.Galtier et L.Mercîer. L'aube, 2003.
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Re: Propagande nazie et thème du complot mondial

Messagede Ming Li Fou le Mar 29 Juin 2010 22:55

C'est trop long.
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Re: Propagande nazie et thème du complot mondial

Messagede fabou le Mar 29 Juin 2010 23:25

Textes trés interressants Skum.
fabou
 

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