L'ETHIQUE de Pierre Kropotkine

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Messagede Lehning le Jeu 19 Mar 2020 17:49

Malheureusement, la psychologie animale scientifique est encore très peu avancée. Il est, par conséquent, encore bien difficile de se reconnaître dans les rapports compliqués entre l'instinct social proprement dit et les instincts parentaux, filiaux, fraternels, ainsi que dans divers autres instincts et facultés, tels que la sympathie réciproque, d'une part, et le raisonnement, l'expérience et l'imitation, de l'autre. (1) Darwin avait pleinement conscience de cette difficulté ; aussi, s'exprimait-il avec beaucoup de prudence. "L'impression du plaisir que procure la société est probablement une extension des affections de parenté ou des affections filiales" (2), car l'instinct social paraît se développer par la longue cohabitation des jeunes avec leurs parents.

(1): La Descendance de l'homme, p. 114.
(2): Ibid., p. 112.
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Messagede Lehning le Ven 20 Mar 2020 16:02

Cette prudence dans les expressions est très naturelle, car, dans d'autres passages, Darwin montre que l'instinct social est un instinct particulier, distinct des autres ; la sélection naturelle a contribué à son développement pour lui-même, en raison de son utilité pour la conservation et le bien-être de l'espèce.
C'est un instinct à tel point fondamental que, même s'il lui arrive de se trouver en conflit avec un instinct aussi puissant que l'affection des parents pour leur progéniture, il prend quelquefois le dessus. Ainsi, les oiseaux, lorsque le moment de leur migration d'automne arrive, abandonnent quelquefois leurs petits (de la seconde couvée), incapables de supporter un long voyage, pour se joindre à leurs camarades. (1)

(1): La Descendance de l'homme, p. 115.
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Messagede Lehning le Ven 20 Mar 2020 16:28

A ce fait si important, je puis ajouter que le même instinct social est très développé chez de nombreux animaux inférieurs, tel que le crabe terrestre, et chez certains poissons, où il est difficile de considérer ses manifestations comme une extension de l'instinct parental ou filial. Dans ces cas, je serais plutôt enclin à y voir une extension des rapports entre frères ou sœurs, ou des sentiments de camaraderie, qui se développent probablement partout où les jeunes éclos à une époque déterminée dans un même endroit (chez les insectes et même chez différentes espèces d'oiseaux) continuent à vivre en commun, avec leurs parents ou seuls. Il serait probablement plus exact de considérer les instincts sociaux et les instincts parentaux, de même que les instincts fraternels, comme deux instincts étroitement liés entre eux, dont le premier, l'instinct social, est peut-être né avant l'autre et se trouve, par conséquent, être plus fort, mais qui se sont développés parallèlement au cours de l'évolution du monde animal. Leur développement a, naturellement, été aidé par la sélection naturelle, qui les maintenait en équilibre lorsqu'ils se trouvaient en conflit, pour contribuer ainsi au bien de l'espèce. (1)

(1): Dans son excellente étude de l'instinct social, le prof. Lloyd Morgan, auteur de travaux bien connus sur l'instinct et l'intelligence des animaux, dit, p. 32: "A cette question, Kropotkine, comme Darwin et Espinas, répondrait probablement sans hésiter que le premier rudiment d'un noyau social a été fourni par un séjour durable ensemble des parents avec leur progéniture." Parfaitement ; j'ajouterai seulement: "Ou bien de la progéniture sans parents", car cette formule serait plus en accord avec les faits cités et aussi rendrait mieux la pensée de Darwin.

Photos: Lloyd Morgan ; Espinas:
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Messagede Lehning le Sam 21 Mar 2020 16:49

La partie la plus importante de l'éthique de Darwin est, certainement, son explication de la conscience morale chez l'homme et de son sentiment du devoir et du remords. C'est dans l'explication de ces sentiments que toutes les théories éthiques se sont montrées le plus faibles. Kant, dans son travail, d'ailleurs excellemment écrit, sur la morale, ne réussit pas du tout, comme on sait, à montrer pourquoi il faut obéir à son impératif catégorique s'il n'est pas une manifestation de la volonté de l'Etre Suprême. Nous pouvons parfaitement admettre que la "loi morale" de Kant (si l'on modifie légèrement la façon de la formuler, en conservant son essence) est une conclusion nécessaire de la raison humaine. Nous faisons, certes, des objections à la forme métaphysique que Kant donne à sa loi ; mais, en somme, son essence, que Kant n'a malheureusement pas exprimée, n'est rien autre que la justice, l' équité, la même pour tous.
Et si on traduit le langage métaphysique de Kant dans le langage des sciences inductives, on peut trouver des points de conciliation entre son explication de l'origine de la loi morale et celle que donnent les sciences naturelles. Mais cela ne résout que la moitié du problème. En admettant (pour ne pas éterniser la discussion) que la "raison pure" de Kant aboutisse nécessairement, en dehors de toute observation, de tout sentiment ou instinct, en vertu de ses seules propriétés innées, à la loi de justice, semblable à l'"impératif" de Kant ; en admettant même qu'aucun être pensant ne puisse en aucune façon arriver à une conclusion différente (car telles sont les propriétés innées de sa raison) et en reconnaissant pleinement le caractère élevé de la philosophie morale de Kant, nous voyons tout de même que la grande question qui se pose devant toute théorie de la morale reste sans réponse: "Pourquoi l'homme doit-il obéir à la loi morale ou à la proposition affirmée par sa raison ?" ou, au moins: "D'où vient ce sentiment d'obligation dont l'homme a conscience ?"
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Messagede Lehning le Dim 22 Mar 2020 17:00

Certains critiques de la philosophie de la morale kantienne ont déjà montré qu'elle laisse sans solution cette question fondamentale. Ils auraient pu ajouter que Kant lui-même a reconnu son incapacité de la résoudre. Après avoir, pendant quatre ans, beaucoup pensé à cette question et beaucoup écrit là-dessus, il reconnaît dans sa Religion dans les limites de la raison, dont on ne tient généralement pas compte (1re partie: "De la coexistence du mauvais principe avec le bon, ou du mal radical de la nature humaine", publiée en 1792), qu'il n'a pas réussi à trouver l'explication de l'origine de la loi morale. En fait, il renonce à résoudre toute cette question, en reconnaissant "ce qu'il y a d'incompréhensible dans cette disposition qui proclame une origine divine". Cette inconcevabilité elle-même, écrit-il, "doit agir sur l'âme jusqu'à l'enthousiasme et lui donner la force de consentir aux sacrifices qui peuvent lui être imposés par le respect de ses devoirs". (1)

Une telle réponse, donnée après quatre ans de méditation, équivaut, pour la philosophie, à renoncer à résoudre le problème et à le remettre aux mains de la religion.

(1): La Religion dans les limites de la raison, trad. A. Tremesaygues, p. 58.
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Messagede Lehning le Mer 25 Mar 2020 15:15

La philosophie intuitive a reconnu ainsi son impuissance à résoudre le problème. Voyons quelle solution lui donne Darwin de son point de vue de naturaliste.

Voici, dit-il, un homme qui, cédant à son instinct de conservation, n'a pas risqué sa vie pour sauver celle de son semblable ; ou bien, poussé par la famine, il a volé. Dans les deux cas, il a obéi à un instinct parfaitement naturel ; pourquoi alors se sent-il mal à l'aise ? Pourquoi pense-t-il maintenant qu'il aurait dû obéir à un autre instinct et agir différemment ?
Parce que, répond Darwin, dans la nature humaine "les instincts sociaux les plus durables l'emportent sur les instincts moins persistants" ( the more enduring social instincts conquer the less persistent instincts.)
Notre conscience morale, continue Darwin, a toujours le caractère d'un retour en arrière ; elle parle en nous lorsque nous pensons à nos actes passés ; elle résulte d'une lutte au cours de laquelle un instinct personnel moins persistant cède à l'instinct social plus constamment présent. Chez les animaux vivant toujours en société, les instincts sociaux "sont toujours présents", "toujours actifs" et persistants.
Ces animaux sont toujours prêts à défendre la communauté et à se porter, d'une façon ou d'une autre, au secours de leurs camarades. Ils se sentent malheureux s'ils en sont séparés. Et il en est de même de l'homme. "L'homme qui ne possèderait pas ces sentiments serait un monstre." (1)

(1): La Descendance de l'homme, p. 120-121.
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Messagede Lehning le Jeu 26 Mar 2020 16:26

D'autre part, le désir de satisfaire la faim ou de donner libre cours à sa colère, ou de s'approprier quelque chose qui appartient à un autre, est, par sa nature même, un désir passager. La satisfaction est toujours une sensation plus faible que le désir lui-même, et lorsque nous y pensons dans le passé, nous ne pouvons faire revivre ce désir avec la force qu'il avait avant d'avoir été satisfait. C'est pourquoi l'homme qui, en satisfaisant son désir, a agi à l'encontre de son instinct social et qui, ensuite, réfléchit à son acte -et nous le faisons constamment- arrive nécessairement à "comparer... la faim passée, la vengeance satisfaite ou le danger évité aux dépens d'autres hommes, par exemple, avec ses instincts de sympathie et de bienveillance pour ses semblables, instincts qui sont toujours présents", et aussi à ce qu'il savait sur ce que d'autres considèrent comme louable ou blâmable. Et une fois cette comparaison faite, "il éprouve inévitablement ce sentiment de regret auquel l'homme est sujet, comme tout autre animal, dès qu'il refuse d'obéir à un instinct" et qui peut même rendre l'homme malheureux.
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Messagede Lehning le Jeu 26 Mar 2020 17:01

Darwin montre ensuite comment les suggestions de cette conscience qui toujours "se reporte en arrière et nous sert de guide pour l'avenir" peut prendre chez l'homme l'aspect de la honte, du regret, du repentir et même du remords cuisant, lorsque le sentiment est fortifié par l'idée du jugement d'autres personnes, pour lesquelles il éprouve de la sympathie... Peu à peu, l'habitude fortifiera le pouvoir de la conscience sur les actes et en même temps fera concorder de plus en plus les désirs et les passions de l'individu avec ses sympathies et ses instincts sociaux. (1) La plus grande difficulté commune à toutes les philosophies du sentiment moral consiste à expliquer les premiers rudiments du sentiment du devoir, la nécessité de l'apparition, dans l'esprit de l'homme, de la notion, de l'idée du devoir.
Une fois cette explication trouvée, l'accumulation de l'expérience au sein de la communauté et le développement de la raison collective expliquent le reste.

(1): Dans une note, avec la perspicacité qui lui est propre, Darwin signale, cependant, une exception. "L'inimitié ou la haine, ajoute-t-il, semble être aussi un instinct très persistant, plus énergique même qu'aucun autre... Ce sentiment semble donc être inné et est certainement très persistant. Il paraît être, en un mot, le complément et l'inverse du vrai instinct social." (Note 27.) Ce sentiment, profondément enraciné dans la nature animale, explique évidemment les guerres opiniâtres que se font différents groupes et différentes espèces d'animaux, et aussi les hommes. Il explique aussi l'existence simultanée, chez les hommes civilisés, de deux lois morales.
Mais cet exemple si vaste et si peu étudié jusqu'ici sera mieux discuté lorsque nous parlerons de l'idée de justice.
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Messagede Lehning le Dim 29 Mar 2020 14:58

Ainsi, nous trouvons chez Darwin la première explication, fondée sur les sciences naturelles, du sentiment du devoir. Elle contredit, il est vrai, les idées courantes sur la nature animale et humaine, mais elle est exacte. Presque tous les auteurs qui, jusqu'ici, ont écrit sur la morale prenaient pour point de départ cette prémisse non démontrée que le plus fort des instincts humains, et à plus forte raison animaux, est l' instinct de conservation, qu'ils identifiaient, par suite d'une certaine imprécision dans les termes, avec l'affirmation de soi-même ou avec l'égoïsme. Ils faisaient entrer dans cet instinct, d'une part, des impulsions primordiales telles que la défense et la conservation de soi-même et même la satisfaction de la faim, et, de l'autre, des sentiments dérivés, tels que la passion de la domination, la cupidité, la haine, le désir de vengeance, etc. Et cet assemblage chaotique, ce mélange hétéroclite d'instincts et de sentiments existant chez les animaux et chez les hommes civilisés modernes, ils le représentaient comme une force toute-puissante qui pénètre partout et ne rencontre, dans la nature humaine et animale, aucune résistance, si ce n'est un certain sentiment de bienveillance ou de pitié.
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Messagede Lehning le Lun 30 Mar 2020 15:21

Il est clair que, du moment qu'on reconnaissait que telle est la nature de l'homme et de tous les animaux, il ne restait plus qu'à insister sur l'influence adoucissante des prédicateurs de la morale qui font appel à la miséricorde et qui empruntent l'esprit de leurs doctrines à un monde situé en dehors de la nature, en dehors du monde accessible à nos sens et au-dessus de lui ; ils s'appliquent à accroître l'influence de leurs doctrines par l'appui de forces surnaturelles. Et lorsqu'un penseur comme Hobbes, par exemple, renonça à cette façon de voir, il ne lui resta qu'une chose: attribuer une importance particulière à l'action répressive de l'Etat, dirigé par des législateurs de génie - ce qui, au fond, revenait au même, avec cette seule différence que la possession de la "vérité" était attribuée non au prêtre, mais au législateur.
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Messagede Lehning le Lun 30 Mar 2020 17:50

Depuis le Moyen Âge, les fondateurs des écoles éthiques, qui, pour la plupart, connaissaient peu la nature, préférant à son étude la métaphysique, représentaient l'instinct par lequel s'affirme l'individu comme la première condition nécessaire de l'existence, pour l'animal aussi bien que pour l'homme. Obéir à ses ordres, c'était la loi fondamentale de la nature ; ne pas leur obéir, c'était amener la défaite de l'espèce et, à la fin, sa disparition. Et on en déduisait que, pour combattre les aspirations égoïstes, l'homme doit faire appel aux forces extra-naturelles. Le triomphe de l'élément moral apparaissait donc comme le triomphe de l'homme sur la nature, triomphe qu'il ne peut atteindre qu'avec l'aide du dehors, qui vient récompenser sa bonne volonté.
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Messagede Lehning le Lun 30 Mar 2020 18:07

On nous disait, par exemple, qu'il n'y a pas de vertu plus haute, de triomphe plus élevé de l'élément spirituel sur le corporel, que le sacrifice de soi-même pour le bien des hommes. En réalité, le sacrifice de soi-même pour le bien de la fourmilière, de la bande d'oiseaux, du troupeau d'antilopes ou de la société de singes, est un fait zoologique qui se répète dans la nature tous les jours et qui, chez des centaines et des milliers d'espèces animales, n'exige rien d'autre que la sympathie mutuelle, née naturellement entre individus de la même espèce, la pratique constante de l'entr'aide et la conscience, chez l'individu, de sa propre énergie vitale.
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Messagede Lehning le Mar 31 Mar 2020 16:40

Darwin, qui connaissait la nature, a eu le courage de dire que, de deux instincts: l'instinct social et l'instinct personnel, le premier est plus impératif et plus constamment présent que le second. Et il avait absolument raison. Tous les naturalistes qui ont étudié la vie animale dans la nature (surtout sur les continents encore peu habités par l'homme) seraient pleinement de son avis.
L'instinct d'entr'aide est, en effet, partout développé dans le monde animal, car la sélection naturelle maintient et extermine sans pitié les espèces où, pour une raison quelconque, il faiblit. Dans la grande lutte pour l'existence, que toute espèce animale soutient contre les conditions climatériques adverses du milieu extérieur et contre ses ennemis naturels, grands et petits, celles qui pratiquent le plus constamment l'entr'aide ont le plus de chances de survivre, tandis que celles qui ne le font pas disparaissent. La même chose s'observe dans l'histoire de l'humanité.
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Messagede Lehning le Mar 31 Mar 2020 17:00

Il est curieux de constater qu'en attribuant à l'instinct social cette grande importance, nous revenons à ce qu'avait compris le grand fondateur de la science inductive, Bacon. Dans son célèbre écrit, Instauratio Magna (Grande Renaissance des sciences), Bacon écrivait: "Il n'y a rien qui n'ait une inclination naturelle à la double nature du Bien: à celle par laquelle elle est partie d'un certain Tout plus grand. Et cette dernière est plus noble et plus puissante que la première ; d'autant qu'elle tend à la conservation d'une forme plus étendue. Que l'on nomme la première un Bien particulier, ou de soi-même, et la seconde, un Bien de la communauté... Il en arrive quasi toujours de même, vu que la conservation d'une forme plus commune fait cesser les moindres désirs." (1)

(1): Neuf livres de la dignité et de l'accroissement des Sciences (trad. par Golefer, 1632), livre VII, ch. I, pp. 502-503. - Certes, cette façon de prouver est insuffisante ; mais il faut se rappeler que Bacon ne fait qu'indiquer les grandes lignes d'une science que ses disciples avaient encore à creuser. La même pensée fut exprimée plus tard par Hugo Grotius et quelques autres penseurs.

Photos: Bacon ; Hugo Grotius:
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Messagede Lehning le Mer 1 Avr 2020 18:02

Dans un autre passage, Bacon revient à la même idée en parlant de deux "appétits" des êtres vivants: 1° la conservation et la défense, et 2° la reproduction et l'extension, et il ajoute que ce dernier, étant plus actif, paraît être plus fort et plus précieux que le premier. La question se pose alors: cette conception du règne animal est-elle conforme à la théorie de la sélection naturelle, qui considère la lutte pour l'existence au sein de la même espèce comme condition nécessaire de l'apparition des espèces nouvelles et de l'évolution, c'est-à-dire du développement progressif, en général ?
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Messagede Lehning le Jeu 2 Avr 2020 16:33

Ayant examiné cette question en détail dans l' Entr'aide, je n'y reviendrai pas ici ; j'ajouterai seulement ceci. Pendant les premières années qui suivirent la publication de l'Origine des espèces de Darwin, nous étions tous enclins à penser que la lutte intense pour l'existence entre membres d'une même espèce était nécessaire pour en augmenter la variabilité et faire naître de nouvelles races et de nouvelles espèces. L'observation de la nature en Sibérie fit, cependant, naître en moi les premiers doutes sur l'existence d'une lutte aussi aiguë à l'intérieur des espèces ; elle me montra, au contraire, le rôle énorme de l'appui mutuel dans les migrations des animaux et, en général, dans la conservation de l'espèce. Ensuite, à mesure que la biologie pénétrait plus avant dans l'étude de la nature vivante et étudiait l'action immédiate du milieu provoquant des variations dans un sens déterminé (surtout dans les cas où une fraction de l'espèce se trouve séparée du reste), il devint possible de comprendre la "lutte pour la vie" dans un sens plus large et plus profond. Les biologistes durent admettre que des groupes d'animaux agissent souvent comme un tout et qu'ils luttent contre les conditions de vie défavorables ou contre les ennemis extérieurs (tels que les espèces voisines) en ayant recours à l'entr'aide dans leur sein. Ainsi se trouvent acquises des habitudes qui diminuent la lutte intérieure pour la vie et, en même temps, entraînent un développement intellectuel supérieur chez ceux qui pratiquent cette entr'aide. La nature abonde en exemples de cette sorte, et l'on constate que, dans chaque classe d'animaux, le haut de l'échelle est occupé par les espèces les plus sociables.
L'entr'aide au sein de l'espèce apparaît ainsi (comme l'a déjà indiqué Kessler) comme le facteur principal, l'agent le plus puissant de ce que l'on peut appeler le développement progressif.

Photo: Kessler:
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Re: L'ETHIQUE de Pierre Kropotkine

Messagede Lehning le Ven 3 Avr 2020 15:43

La nature est, ainsi, le premier maître qui ait enseigné à l'homme l'éthique, le principe moral. L'instinct social, inné chez l'homme comme chez tous les animaux sociaux - telle est la source de toutes les notions d'éthique et de toute l'évolution ultérieure de la morale.

Le point de départ pour tout travail sur la théorie de la morale, ou l'éthique, fut indiqué par Darwin, trois cents ans après les premières tentatives faites par Bacon et aussi par Spinoza et par Goethe. (1) Une fois l'instinct social pris pour point de départ du développement des sentiments moraux, on pouvait, après avoir étayé cette base par de nouveaux faits, édifier sur elle l'éthique tout entière. Mais un tel travail n'a pas été fait jusqu'à présent.

(1): Voir ECKERMANN: Gespräche mit Goethe.

Photo: Spinoza:
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Re: L'ETHIQUE de Pierre Kropotkine

Messagede Lehning le Ven 3 Avr 2020 16:20

Ceux des auteurs évolutionnistes qui touchaient à la question de la morale, suivaient, pour différentes raisons, les voies adoptées par ceux qui avaient traité de l'éthique dans la période pré-darwinienne et pré-lamarckienne, et non celles que Darwin avait indiquées (peut-être trop brièvement) dans la Descendance de l'homme.

Cette remarque s'applique également à Herbert Spencer. Sans entrer ici dans la discussion de son éthique (ce sera fait ailleurs), je dirai seulement que sa philosophie de la morale est construite sur un plan différent. Les parties de sa Philosophie synthétique concernant l'éthique et la sociologie ont été écrites longtemps avant les chapitres sur le sentiment moral de Darwin, sous l'influence en partie d'Auguste Comte, en partie de l'"utilitarisme" de Bentham et des sensualistes du XVIII° siècle. (1)

(1): Les Data of Ethics de SPENCER parurent en 1879 et sa Justice en 1891, c'est-à-dire longtemps après la Descendance de l'homme de DARWIN, qui date de 1871. Mais la Statique sociale de SPENCER parut en 1850. Spencer avait certainement raison lorsqu'il signalait les différences qui le séparaient de Comte ; mais l'influence sur lui du fondateur du positivisme est incontestable, en dépit des différences profondes entre la tournure d'esprit des deux philosophes. Pour se faire une idée de l'étendue de l'influence de Comte, il suffit de comparer les idées biologiques de Spencer avec celles du philosophe français, surtout telles qu'elles sont exposées au ch. III de son Discours préliminaire, dans le tome I de la Politique positive.

L'influence de Comte sur l'éthique de Spencer se manifeste surtout dans la distinction établie par celui-ci entre le stade "militaire" et le stade "industriel" de l'évolution humaine, et aussi dans l'opposition de l'"égoïsme" à l'"altruisme". Ce dernier terme est employé par Spencer dans le sens trop large, et par conséquent vague, que lui donnait Comte lorsqu'il l'employa pour la première fois.

Photos: Spencer ; Auguste Comte:
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Re: L'ETHIQUE de Pierre Kropotkine

Messagede Lehning le Sam 4 Avr 2020 15:13

C'est seulement dans les premiers chapitres de la Justice (publiés pour la première fois en mars et avril 1890, dans le Nineteenth Century) que nous trouvons une mention de l'"éthique des animaux" et d'une "justice sous-humaine", auxquelles Darwin attribuait une importance si grande pour le développement du sentiment moral chez l'homme. Il est curieux que cette mention ne se rattache en rien au reste de l'éthique de Spencer, car il ne considère pas les hommes primitifs comme des êtres sociaux, dont les sociétés continueraient celles qui existent chez les animaux. Fidèle à Hobbes, il considère les sociétés des sauvages comme des réunions, dépourvues de tout lien interne, d'hommes étrangers les uns aux autres, au sein desquelles des querelles constantes éclatent ; ces collectivités ne sortent, selon lui, de leur état chaotique que lorsqu'un homme hors ligne prend le pouvoir et organise la vie sociale.
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Re: L'ETHIQUE de Pierre Kropotkine

Messagede Lehning le Mar 7 Avr 2020 15:37

Le chapitre sur l'éthique animale, ajouté plus tard par Spencer, est ainsi une sorte de superstructure dans l'ensemble de sa philosophie morale, qui n'explique pas pourquoi, sur ce point, il a cru devoir modifier ses idées antérieures. Quoi qu'il en soit, pour lui le sentiment moral de l'homme n'apparaît pas comme le développement ultérieure des sentiments de sociabilité existant chez ses ancêtres. Ce sentiment ne ferait son apparition que beaucoup plus tard, naissant des restrictions imposées aux hommes par leurs chefs politiques, sociaux ou religieux ( Data of Ethics, & 45). La notion du devoir, comme le disait Bain, à la suite de Hobbes, apparaît, chez Spencer également, comme un produit de la coercition exercée par les chefs temporaires aux cours de périodes précoces de la vie des hommes, ou plutôt comme un "souvenir" de cette coercition.

Photo: Bain:
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