de frigouret le Sam 5 Oct 2019 15:57
Prophétique ce passage de Proudhon a propos du communisme.
Le système du Luxembourg, le même au fond que ceux de Cabet, de R. Owen, des Moraves, de Campanella, de Morus, de Platon, des premiers chrétiens, etc., système communiste, gouvernemental, dictatorial, autoritaire, doctrinaire, part du principe que l’individu est essentiellement subordonné à la collectivité ; que d’elle seule il tient son droit et sa vie ; que le citoyen appartient à l’État comme l’enfant à la famille ; qu’il est en sa puissance et possession, in manu, et qu’il lui doit soumission et obéissance en toute chose.
En vertu de ce principe fondamental de la souveraineté collective et de la subalternisation individuelle, l’école du Luxembourg tend, en théorie et en pratique, à ramener tout à l’État, ou, ce qui revient au même, à la communauté : travail, industrie, propriété, commerce, instruction publique, richesse, de même que la législation, la justice, la police, les travaux publics, la diplomatie et la guerre, pour ensuite le tout être distribué et réparti, au nom de la communauté ou de l’État, à chaque citoyen, membre de la grande famille, selon ses aptitudes et ses besoins.
Je disais tout à l’heure que le premier mouvement, la première pensée de la démocratie travailleuse, cherchant sa loi et se posant comme antithèse à la bourgeoisie, avait dû être de retourner contre celle-ci ses propres maximes : c’est ce qui ressort au premier coup d’œil de l’examen du système communiste.
Quel est le principe fondamental de l’ancienne société, bourgeoise ou féodale, révolutionnée ou de droit divin ? C’est l’autorité, soit qu’on la fasse venir du ciel ou qu’on la déduise avec Rousseau de la collectivité nationale. Ainsi ont dit à leur tour, ainsi ont fait les communistes. Ils ramènent tout à la souveraineté du peuple, au droit de la collectivité ; leur notion du pouvoir ou de l’État est absolument la même que celle de leurs anciens maîtres. Que l’État soit titré d’empire, de monarchie, de république, de démocratie ou de communauté, c’est évidemment toujours la même chose. Pour les hommes de cette école, le droit de l’homme et du citoyen relève tout entier de la souveraineté du peuple ; sa liberté même en est une émanation. Les communistes du Luxembourg, ceux d’Icarie, etc., peuvent en sûreté de conscience prêter serment à Napoléon III : leur profession de foi est d’accord, sur le principe, avec la Constitution de 1852 ; elle est même beaucoup moins libérale.
De l’ordre politique passons à l’ordre économique. De qui, dans l’ancienne société, l’individu, noble ou bourgeois, tenait-il ses qualités, possessions, priviléges, dotations et prérogatives ? De la loi, en définitive du souverain. En ce qui touche la propriété, par exemple, on avait bien pu, d’abord sous le régime du droit romain, puis sous le système féodal, en dernier lieu sous l’inspiration des idées de 89, alléguer des raisons de convenance, d’à-propos, de transition, d’ordre public, de mœurs domestiques, d’industrie même et de progrès : la propriété restait toujours une concession de l’État, seul propriétaire naturel du sol, comme représentant de la communauté nationale. Ainsi firent encore les communistes : pour eux l’individu fut censé, en principe, tenir de l’État tous ses biens, facultés, fonctions, honneurs, talents même, etc. Il n’y eut de différence que dans l’application. Par raison ou par nécessité, l’ancien État s’était plus ou moins dessaisi ; une multitude de familles, nobles et bourgeoises, étaient plus ou moins sorties de l’indivision primitive et avaient formé, pour ainsi dire, de petites souverainetés au sein de la grande. Le but du communisme fut de faire rentrer dans l’État tous ces fragments de son domaine ; en sorte que la révolution démocratique et sociale, dans le système du Luxembourg, ne serait, au point de vue du principe, qu’une restauration, ce qui veut dire une rétrogradation.
Ainsi, comme une armée qui a enlevé les canons de l’ennemi, le communisme n’a fait autre chose que retourner contre l’armée des propriétaires sa propre artillerie. Toujours l’esclave a singé le maître, et le démocrate a tranché de l’autocrate. On en va voir de nouvelles preuves.
Comme moyen de réalisation, indépendamment de la force publique dont il ne pouvait encore disposer, le parti du Luxembourg affirmait et préconisait l’association. L’idée d’association n’est pas nouvelle dans le monde économique ; bien plus, ce sont les États de droit divin, anciens et modernes, qui ont fondé les plus puissantes associations et en ont donné les théories. Notre législation bourgeoise (Codes civil et de commerce) en reconnaît plusieurs genres et espèces. Qu’y ont ajouté les théoriciens du Luxembourg ? absolument rien. Tantôt l’association a été pour eux une simple communauté de biens et de gains (art. 1836 et suiv.) ; quelquefois on en a fait une simple participation ou coopération, ou bien une société en nom collectif et commandite ; plus souvent on a entendu, par associations ouvrières, de puissantes et nombreuses compagnies de travailleurs, subventionnées, commanditées et dirigées par l’État, attirant à elles la multitude ouvrière, accaparant les travaux et les entreprises, envahissant toute industrie, toute culture, tout commerce, toute fonction, toute propriété ; faisant le vide dans les établissements et exploitations privés ; écrasant, broyant autour d’elles toute action individuelle, toute possession séparée, toute vie, toute liberté, toute fortune, absolument comme font de nos jours les grandes compagnies anonymes.
C’est ainsi que, dans les conceptions du Luxembourg, le domaine public devait amener la fin de toute propriété ; l’association entraîner la fin de toutes les associations séparées ou leur résorption en une seule ; la concurrence tournée contre elle-même, aboutir à la suppression de la concurrence ; la liberté collective, enfin, englober toutes les libertés corporatives, locales et particulières.
Quant au gouvernement, à ses garanties et à ses formes, la question était traitée en conséquence : pas plus que l’association et le droit de l’homme, elle ne se distinguait par rien de nouveau ; c’était toujours l’ancienne formule, sauf l’exagération communiste. Le système politique, d’après la théorie du Luxembourg, peut se définir : Une démocratie compacte, fondée en apparence sur la dictature des masses, mais où les masses n’ont de pouvoir que ce qu’il en faut pour assurer la servitude universelle, d’après les formules et maximes suivantes, empruntées à l’ancien absolutisme :
Indivision du pouvoir ;
Centralisation absorbante ;
Destruction systématique de toute pensée individuelle, corporative et locale, réputée scissionnaire ;
Police inquisitoriale ;
Abolition ou du moins restriction de la famille, à plus forte raison de l’hérédité ;
Le suffrage universel organisé de manière à servir de sanction perpétuelle à cette tyrannie anonyme, par la prépondérance des sujets médiocres ou même nuls, toujours en majorité, sur les citoyens capables et les caractères indépendants, déclarés suspects et naturellement en petit nombre. L’école du Luxembourg l’a déclaré hautement : elle est contre l’aristocratie des capacités.
Parmi les partisans du communisme, il en est qui, moins intolérants que les autres, ne proscrivent pas d’une manière absolue la propriété, la liberté industrielle, le talent indépendant et initiateur ; qui n’interdisent pas, au moins par des lois expresses, les groupes et réunions formés par la nature des choses, les spéculations et fortunes particulières, pas même la concurrence aux sociétés ouvrières, privilégiées de l’État. Mais on combat ces influences dangereuses par des moyens détournés, on les décourage par les tracasseries, les vexations, les taxes et une foule de moyens auxiliaires dont les anciens gouvernements fournissent les types, et que la morale d’État autorise :
Impôt progressif ;
Impôt sur les successions ;
Impôt sur le capital ;
Impôt sur le revenu ;
Impôt somptuaire ;
Impôt sur les industries libres.
En revanche, franchises aux associations ;
Secours aux associations ;
Encouragements, subventions aux associations ;
Institutions de retraites pour les invalides du travail, membres des associations, etc., etc.
C’est, comme l’on voit, et comme nous l’avons dit, l’ancien système du privilége retourné contre ses bénéficiaires ; l’exploitation aristocratique et le despotisme appliqué au profit de la plèbe ; l’État serviteur devenu la vache à lait du prolétariat et nourri dans les prairies et pâturages des propriétaires ; en résumé, un simple déplacement de favoritisme ; les classes d’en haut jetées en bas et celles d’en bas guindées en haut ; quant aux idées, aux libertés, à la justice, à la science, néant.
Sur un seul point, le communisme se sépare du système d’état bourgeois : celui-ci affirme la famille, que le communisme tend invinciblement à abolir. Or, pourquoi le communisme s’est-il prononcé contre l’institution matrimoniale, inclinant avec Platon et les premières sectes chrétiennes au libre amour ? C’est que le mariage, c’est que la famille est la forteresse de la liberté individuelle ; que la Liberté est la pierre d’achoppement de l’État, et que pour consolider celui-ci, le délivrer de toute opposition, gêne et entrave, le communisme n’a vu d’autre moyen que de ramener à l’État, de rendre à la communauté, avec tout le reste, les femmes et les enfants. C’est ce que l’on appelle encore d’un autre nom : Émancipation de la femme. Jusque dans ses écarts, on voit que le communisme manque d’invention et se réduit à un pastiche. Une difficulté se présente : il ne la résout pas, il la sabre.
Tel est en résumé le système du Luxembourg, système qui, n’en soyons pas surpris, doit conserver des partisans nombreux, puisqu’il se réduit à une simple contrefaçon et représaille de la plèbe substituée aux droits, faveurs, priviléges et emplois de la bourgeoisie ; système dont les analogues et les modèles se retrouvent dans les despotismes, les aristocraties, les patriciats, les sacerdoces, les communautés, hôpitaux, hospices, casernes et prisons de tous les pays et de tous les siècles.
La contradiction de ce système est donc flagrante ; c’est pourquoi il n’a jamais pu se généraliser et s’établir. Constamment il s’est écroulé aux moindres essais.
Supposez un moment le pouvoir aux mains des communistes, les associations ouvrières organisées, l’impôt braqué sur les classes qu’aujourd’hui le fisc épargne tandis qu’il pressure les autres, tout le reste à l’avenant. Bientôt toute individualité possédant quelque fortune sera ruinée ; l’État sera le maître de tout : après ? N’est-il pas clair que la communauté, surchargée de tous les malheureux dont elle aura détruit ou confisqué la fortune, encombrée de tout le travail auparavant abandonné aux entrepreneurs libres, recueillant moins de forces qu’elle n’en détruit, ne suffira pas au quart de sa tâche ; que le déficit et la famine amèneront en moins de quinze jours une révolution générale, que tout sera à recommencer, et que pour recommencer on procédera par une restauration ?
Telle est pourtant l’absurdité anté-diluvienne qui depuis trente siècles a rampé, comme le limaçon sur les fleurs, à travers les sociétés ; qui a séduit les plus beaux génies et les réformateurs les plus illustres : Minos, Lycurgue, Pythagore, Platon, les Chrétiens et leurs fondateurs d’ordres ; plus tard Campanella, Morus, Babeuf, Robert Owen, les Moraves, etc.