LE FIGARO 20 NOVEMBRE
]«La France, ce n'est pas l'anarchie»: d'où vient le mot employé par Édouard Philippe ?
]•Par Journaliste Figaro Alice Develey
•Publié le 20/11/2018 à 09:08
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INTERVIEW - Le Premier ministre a déclaré à propos de la mobilisation des «gilets jaunes» dimanche : «La France ce n'est pas l'anarchie. » Que faut-il comprendre ? L'éminent lexicologue Jean Pruvost revient pour Le Figaro sur ce mot aux origines bien «ambiguës».
Édouard Philippe a tiré à boulets rouges sur les «gilets jaunes». Invité sur le plateau du 20h de France 2 dimanche, il a déclaré: «La France, c'est la liberté d'expression, mais ce n'est pas l'anarchie.» L'imaginaire populaire a fait de ce dernier mot le symbole du chaos, du désordre. Du «bololo» pour reprendre l'expression du premier ministre. Mais qu'en est-il en vérité? Que faut-il comprendre? Le linguiste, auteur de Nos ancêtres les Arabes, (Lattès) et prochainement de Les Secrets des mots, (Vuibert) à paraître le 16 janvier en librairie, répond aux questions du Figaro et retrace la longue histoire de cette pensée qui trouve ses sources dans la Grèce antique.
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LE FIGARO. - Le Premier ministre Edouard Philippe a déclaré: «La France ce n'est pas l'anarchie.» Que faut-il entendre par ce mot?
Jean PRUVOST. - Le mot «anarchie» a une longue histoire et bien des sens qui se superposent. On n'ira pas jusqu'à dire qu'il y a une certaine anarchie dans la description du mot, mais c'est en tout cas un écheveau difficile à dénouer. Au départ, ce mot, «anarchie» a été construit en grec, dans une civilisation où la sagesse politique constituait à confier le pouvoir aux philosophes. Ainsi, «anarkhia», l'absence de chef, construit sur an, le privatif, et «arkhê», commandement, est un mot qu'on retrouve chez Aristote. Il passera en latin, justement à la faveur de la traduction des œuvres d'Aristote, et du latin «anarchia» viendra alors l'emprunt, la traduction française qu'en fera Oresme vers 1372. Oresme fut en effet l'un des premiers avoirs rédigé en français des traités philosophiques. Et le mot garde d'abord la valeur antique où les affranchis ont la possibilité de jouer un rôle dans le gouvernement de la cité. Mais dès que le mot va se diffuser plus largement, au XVIe siècle, il prend une valeur péjorative et devient synonyme de «désordre».
Le mot «anarchie» sera suffisamment répandu dans l'usage au XVIIe siècle pour être bel et bien présent dans le Dictionnaire françois de Richelet publié en 1680: «Ce mot se dit lors qu'il n'y a personne qui commande absolument lorsqu'il n'y a point de magistrat pour gouverner». Et Furetière, en 1690 dans son Dictionnaire universel d'ajouter un exemple éloquent, après avoir précisé que l'anarchie était un «État qui n'a point de Chef véritable»: «Pendant la Ligue la France fut dans une longue anarchie.»
En fait c'est avec la première édition du Dictionnaire de l'Académie française publié en 1694 qu'on dispose du point de vue qui va prévaloir jusqu'au XIXe siècle et perdure encore: «Anarchie: État déréglé, sans chef & sans aucune sorte de gouvernement» avec un exemple explicite: «La démocratie pure dégénère facilement en anarchie». Attention aux «casseurs de règles» en somme! «Confusion anarchique», c'est aussi le substantif choisi par les Académiciens du Grand Siècle pour illustrer l'adjectif «anarchique».
«L'idée de confusion est restée, parfois récupérée avec un vague sentiment libertaire qu'on perçoit chez Brassens ou Ferré»
N'est-ce pas Proudhon qui popularisa également la pensée anarchiste?
Au XIXe siècle, Proudhon lui donnera évidemment une certaine aura libertaire. À Pierre Larousse dans son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Larousse qu'on a d'ailleurs un peu vite qualifié de «proudhonien», d'offrir un très long article sur le sujet. Trois citations au vif d'une cinquantaine retiennent l'attention, après les premiers exemples donnés, explicites quant aux connotations de l'anarchie: «tomber dans l'anarchie», Sortir de l'anarchie». Voici les trois citations peut-être révélatrices du point de vue de Pierre Larousse: «La dictature n'étouffe l'anarchie qu'en accroissant l'arbitraire» (A. Billiard) ; «L'anarchie en grondant a relevé sa tête» (Victor Hugo) ; «La Hollande du joug en vain s'est affranchie, Sa liberté lui pèse et touche à l'anarchie» (Lemierre). On perçoit bien là dan le même temps, une confuse fascination et une solide peur des ravages possibles.
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Vous parlez d'une «solide peur». C'est cette définition que l'usage a retenue...
Il y a quelques jours, un collègue, François Gaudin, me demandait s'il était possible de publier aux éditions Honoré Champion un dictionnaire aujourd'hui introuvable et consacré à l'anarchie, dictionnaire qui date de 1900 et dont Lachâtre, sous un autre nom, est l'auteur. Il y en a justement une en tout début du dictionnaire, une définition de ladite anarchie, qui montre que le mouvement «anarchiste» qui ne se voulait pas nécessairement violent, a souffert au XIXe siècle d'une image dont il n'a pas réussi à se défaire. Voici le début du long article: «Le mot anarchie signifie proprement absence de commandement. Longtemps ce mot est demeuré synonyme de désordre, de confusion, de chaos. Cette acception dérivée provient de ce que, de tout temps, l'on a cru à la nécessité d'un commandement, d'un gouvernement pour empêcher l'humanité de se ruer dans le désordre, dans la confusion.» Puis viennent les faits déplorés: «Toutefois dans le langage courant, le mot anarchie est encore pris dans le sens de désordre. Pis encore, même. En raison de certains actes violents, commis par des anarchistes, actes qui, considérés en soi, n'ont aucun rapport avec l'idée anarchiste, puisque tous les partis en commirent de semblables en raison, donc, de ces actes violents, simples actes de révolte, une autre acception encore plus défavorable a été donnée à ce mot. Pour bon nombre de gens, l'anarchie consiste à tout mettre à feu et à sang, à faire sauter à la dynamite, ou à l'aide de tout explosif puissant, le plus de maisons possible.»
L'image s'est atténuée, on ne craint plus les bombes des «anarchistes». Mais l'idée de confusion est restée, parfois récupérée avec un vague sentiment libertaire qu'on perçoit chez Brassens ou Ferré par exemple.
Il est vrai que des artistes comme Brassens ou Ferré s'en sont emparés… Existe-t-il des versions romantiques, voire artistiques, de l'anarchie?
En vérité, pris absolument, le mot anarchie, en le dissociant de la politique, peut aussi avoir pour arrière-plan l'absence de contrainte, il suffit de lire le philosophe français Maurice Blondel, en 1893 dans l'Action pour en percevoir le fondement, avec du même coup une tonalité qu'il dénonce mais qui peut tout à fait rester attirante: «substituer au dogmatisme intellectuel une anarchie esthétique, à l'impératif moral une fantaisie infinie, à l'unité compacte de l'action une broderie ou le plein de la science fait ressortir le vide du rêve universel». On sent là les germes romantiques, de l'anarchie dans le domaine littéraire et artistique.
Sans faire de comparaison, le gilet, issu d'un mot turc puis emprunté en arabe, désignant le vêtement des chrétiens sur les galères, fut de fait un symbole des romantiques. Théophile Gautier s'était en effet fait remarqué par son gilet écarlate lors de la bataille d'Hernani, qui opposait, dans la salle, classiques et romantiques. Sans le savoir, les gilets jaunes, créent dans la langue une nouvelle association de couleur, dont le gilet reste le point commun. Certes, rien de bien romantique dans une manifestation contre le prix du carburant. En revanche, qu'il y ait une pointe d'esprit révolutionnaire n'est pas impossible. Et là aussi, tout comme le mot «anarchiste», «révolutionnaire» dispose d'une double connotation: d'un côté, celle d'un profond désordre et l'image d'une société mise à feu et à sang, de l'autre celle d'une aspiration à un mieux-être.
Les mots s'habillent au fur et à mesure de l'histoire de vêtements divers, au gré de l'usage et de l'évolution esthétique et politique, et le regard qu'on leur porte dépend de l'éclairage, celui du moment, celui de l'histoire. On ne s'étonnera pas que les couleurs y jouent leur rôle, du rouge au jaune, au vert. Quoi qu'il en soit, devant la difficulté, il faudrait que tous retroussent les manches. L'image est malvenue, la langue est par trop facétieuse…
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«Gilets jaunes» : assiste-on à une «révolte» ou à une «révolution» ?
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INTERVIEW - Michel Biard, historien spécialiste de la Révolution française et professeur à l'Université de Rouen Normandie, revient sur ces termes qui émaillent le mouvement de contestation.
Certains parlent de «révolte» et d'autres, de «révolution». Comment qualifier ce mouvement de contestation des «gilets jaunes» qui traverse le pays depuis trois semaines? Michel Biard, historien spécialiste de la Révolution française et professeur à l'Université de Rouen Normandie, revient sur ces termes qui constellent la presse depuis le début des manifestations.
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LE FIGARO. - Peut-on parler de «révolution» pour qualifier le mouvement des «gilets jaunes»?
Michel Biard. - Pour l'instant, absolument pas. Le mot «révolution» implique depuis les XVIIe et XVIIIe siècles le sens d'un changement brutal et violent. Non pas violent au sens physique du terme, mais plutôt dans la soudaineté de l'événement. Un événement qui touche le pouvoir politique de manière soudaine, là aussi. La «révolution» implique que les personnes qui la font ont conscience de la mener, de la vivre. Dès 1789, on pouvait lire dans les titres des journaux le mot «révolution». Il y avait alors un discours, des événements autour d'elle: des fêtes, des commémorations, la création d'une association des vainqueurs de la Bastille. Une révolution est un changement brusque en ce sens qu'il est mémorable.
Qu'entend-on derrière le mot «révolution»?
Ce terme implique la volonté de changer de régime en profondeur. Ce n'est pas simplement l'idée de renverser un président, un Roi ou un empereur. Il s'agit de bouleverser ce qui touche au domaine politique, religieux et social. Mais il y a aussi le sens que peut prendre «révolution» en Angleterre, notamment au XVIIe siècle: une
«Nous sommes ici face à une révolte ou un ensemble de révoltes»
acception copernicienne du mot, c'est-à-dire l'idée qu'une révolution ramène à un point de départ positif. En 1688-89 a lieu la «Glorieuse Révolution d'Angleterre». «Glorieuse» car cette révolution est un moyen de ramener les individus aux libertés anglaises d'origine. Celles qui datent de la grande charte du Moyen Âge.
Quel mot faudrait-il alors employer pour qualifier les «gilets jaunes»?
Nous sommes ici face à une révolte ou un ensemble de révoltes. Quelqu'un qui se révolte se lève contre une autorité ou contre ce qu'il pense être un ordre injuste. Cette révolte peut prendre des formes très actives comme descendre dans la rue, jeter des pierres, ou des formes passives. Un simple «je n'irai plus voter» ou «ils sont tous pareils», par exemple.
Quelle différence avec le mot «rébellion»?
Ce mot apparaît dès le XVIIIe siècle aux côtés d'autres termes comme «troubles», «émotions», «émeutes», «séditions». Ceux qui sortent du lot sont «rébellion» et «sédition» car ils sont employés dans un sens politique. Lorsqu'on est rebelle ou séditieux, on est réfractaire à un pouvoir, une autorité. Remarquons aussi que le mot «rebelle» appartient à un langage stigmatisant: une personne au pouvoir qui souhaite épingler son opposant le qualifiera volontiers de «rebelle».
«Le mot ‘‘anarchie'' est une réalité politique claire et qui a perdu de son sens, aujourd'hui»
Que faudrait-il pour que le mouvement des «gilets jaunes» soit qualifié de «révolutionnaire»?
Il faudrait quelque chose qui aille plus loin qu'un simple slogan: «Macron démission», en l'occurrence, c'est une contestation de la personne du président de la République, de sa légitimité, du fait qu'il reste muré dans le silence. Mais, pour que le mouvement devienne «révolutionnaire», il faudrait qu'il aille plus loin. Parmi les «gilets jaunes» qui manifestent, on n'entend pas «À bas la Ve République!». En revanche, au-delà de cette révolte, nous sommes peut-être dans une révolte qui a un caractère prérévolutionnaire.
À propos des «gilets jaunes», le Premier ministre a déclaré dimanche 20 novembre: «La France ce n'est pas l'anarchie.» Est-ce le bon terme?
Non, pas du tout. Le mot «anarchie» est une réalité politique claire et qui a perdu de son sens, aujourd'hui. C'est d'abord un courant politique radical, puissant au XIXe siècle, niant l'autorité de l'État et sa nécessité. Mais le mot peut être utilisé par les hommes politiques pour stigmatiser leurs opposants. Pendant la Révolution française, il était courant de dénoncer des mouvements en disant qu'ils étaient menés par des anarchistes. Le mot «anarchie» appliqué aux «gilets jaunes» ne fonctionne pas sauf si on l'utilise comme synonyme de «désordre». Alors, il peut en ce sens s'appliquer à ce mouvement qui est spontané et qui n'a pas de porte-parole
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UNE SALOPERIE SUR MEDIAPART
https://blogs.mediapart.fr/cuenod/blog/ ... tor=CS3-67
Gilets Jaunes et anarchisme autoritaire
4 déc. 2018
Par Cuenod
Blog : UN PLOUC CHEZ LES BOBOS
Pas une tête ne doit se lever. Si une seule dépasse, on la coupe. Et pas toujours métaphoriquement. C’est ainsi que les Gilets Jaunes qui voulaient discuter avec le gouvernement ont-ils été menacés de mort, ainsi que leurs enfants. Ils ont donc renoncé à jouer les porte-paroles. Violence dans le même camp, au nom de la pureté du mouvement.
Dès qu’une personnalité émerge, l’être collectif nommé Gilets Jaunes crie aussitôt la trahison. A partir du moment où les porte-paroles franchissent les portes de Matignon ou de l’Elysée, ils sont foutus. Les dirigeants politiques, bien plus malins qu’eux, les auront retournés et s’en serviront pour diviser le mouvement, ce qui amènera celui-ci à périr à brève échéance. La révolution n’est pas un dîner de gala, disait Mao.
De plus, tout chef est considéré, en soi, comme un ennemi. En voulant servir de fédérateur pour porter la parole du groupe, il brise aussitôt l’unité de l’être collectif. Même s’il multiplie les garanties. Cela n’a rien à voir avec sa personnalité. Le simple fait qu’un seul élément veuille représenter le tout enclenche une phase mécanique de destruction de l’être collectif. Pour s’y opposer tous les moyens sont utilisables, y compris les menaces de mort, même sur des enfants. La préservation de l’être collectif l’emporte sur toute autre considération.
C’est bien un ordre qui se construit, un ordre anarchique, certes mais un ordre tout de même qui donne… des ordres.
Tiens, à propos, qui donc les donne, ces ordres? Qui sont les Gilets Jaunes auteurs des menaces? On l’ignore, car toute Terreur, aussi petite soit-elle, a pour corollaire l’omerta. C’est pourquoi elle se révèle aussi efficace. Si le nom de ceux qui ont menacé était connu, l’affaire serait vite réglée. Mais voilà, on ne va pas donner de nom. Par peur des représailles, bien sûr. Mais pas seulement, par crainte aussi de fissurer cet être collectif que l’on a eu tant de mal à engendrer.
Cette phase d’anarchisme autoritaire, bien des épisodes insurrectionnels ou révolutionnaires l’ont connu. La Révolution française a commencé par l’universalité des droits de l’homme. La Terreur a suivi pour défendre ce principe sublime et libérateur. Et enfin, la nuit du 4 août 1789 (abolition des privilèges) a sombré dans la journée du 18 mai 1804 (Sacre de Napoléon). Même processus, avec bien sûr, les inévitables variantes, lors de la Révolution bolchévique. Il y a dans les Gilets Jaunes qui ont menacé leurs camarades, un minuscule Iagoda[1]prompt au réveil.
A chaque fois, les défenseurs de l’intégralité de l’être collectif s’organisent et s’emparent des instruments de la violence. Pour le bien de la collectivité, cela va de soi, et nullement par goût du pouvoir, voyons!
L’ennui avec le goût du pouvoir, c’est qu’il rend fou. L’humain reste partagé entre son affirmation comme individu et sa nécessité vitale de vivre en collectivité, ce qui rend paradoxale son action. Le fait de dominer les autres l’enivre. Il peut ainsi s’affirmer comme individu tout en bénéficiant de l’œuvre collective. C’est ce processus que veulent éviter les «menaceurs» au sein des Gilets Jaunes. Mais en se plaçant dans cette position de Gardiens du Temple, ils se situent immanquablement au-dessus des autres et revêtent l’uniforme abhorré des chefs, même s’ils s’en défendent avec véhémence.
Pas simple l’anarchisme autoritaire! Il va falloir en sortir. Comment ? Sans doute faudra-t-il apprendre en premier lieu à se méfier de la pureté. Pureté de la révolution, pureté de la classe ouvrière, pureté de la nation, pureté de la race… Que de crimes de masse a-t-on commis en ce nom ! Edouard Herriot – vieux politicard républicain tendance tablier de sapeur – n’avait pas tort lorsqu’il expliquait : «La politique, voyez-vous, c’est comme les andouillettes, il faut que ça sente un peu la merde, mais pas trop!»
Pas très exaltant, il est vrai. Mais pour que survive et se développe ce mouvement des Gilets Jaunes – né d’une saine réaction devant un pouvoir qui a fait de l’inégalité sociale son passeport pour la mondialisation – , il ne peut pas se tenir à son actuel surplace protestataire, sous peine de s’étioler. Peut-être que l’intelligence collective des Gilets Jaunes trouvera le moyen de briser le cercle vicieux de la chefferie que nous avons décrit et fera naître de nouvelles formes d’organisation. Espérons. Mais parfois, il faut accepter de manger l’andouillette d’Herriot.
Jean-Noël Cuénod
[1]Genrikh Iagoda fut le chef du NKVD – la police politique de l’URSS – entre juillet 1934 et septembre 1936. Sur ordre de Staline, il a fait mourir des millions de personnes lors des collectivisations forcées ; il est le concepteur du Goulag.
LE MONDE 10 DECEMBRE
« Gilets jaunes » : « On est une vague. Comment peut-on structurer un raz-de-marée ? »
https://www.lemonde.fr/societe/article/ ... _3224.html
Sur Facebook, certains tentent d’organiser des votes pour se choisir des porte-parole régionaux. Mais « l’organisation est le point noir du mouvement ».
Par Charlotte Chabas Publié le 10 décembre 2018 à 10h40 - Mis à jour le 10 décembre 2018 à 14h38
Qui parvient encore à s’y retrouver ? « C’est vrai que ça devient touffu », reconnaît Christelle F., esthéticienne de 32 ans, qui vit à Saint-Grégoire, dans la banlieue rennaise (Ille-et-Vilaine). Dans le dédale des dizaines et des dizaines de pages Facebook consacrées aux « gilets jaunes » dans sa région, cette mère de trois enfants divorcée jongle pourtant avec une facilité déconcertante. « Avec mes petits, je ne peux pas aller tous les jours sur les rassemblements, alors je reste informée comme ça », explique celle qui « est entrée dans la danse fin novembre », en comprenant que ceux qui manifestaient « étaient comme moi, pour une fois ».
La semaine passée, Christelle F. a pourtant « beaucoup hésité ». Devait-elle prendre part au vote organisé par un groupe rassemblant près de 10 000 personnes pour « choisir le porte-parole breton des “gilets jaunes” » ? Partagée entre le pragmatisme d’avoir « besoin de quelqu’un pour porter leur revendication », et l’écueil de « trouver une personne fiable qui ne nous trahisse pas », elle reconnaît que « l’organisation est le point noir du mouvement, et c’est pas près de se résoudre ».
Sur la page Facebook créée le 30 novembre, une cinquantaine de candidatures ont pourtant afflué de toute la Bretagne pour assurer cette fonction de porte-parolat. Les seules conditions pour postuler, « être apolitique, non syndiqué et être, bien sûr, convaincu par le mouvement des “gilets jaunes” ».
Ils sont peintres, commerciaux, auxiliaires de vie, infirmiers, agriculteurs…, tous ont en commun de vouloir « ajouter leur pierre à l’édifice », résume Jérôme Allo, électromécanicien dans la région de Vannes (Morbihan). « A un moment, on a besoin de se structurer pour pouvoir faire remonter les informations du terrain jusqu’au palais d’argent », explique ce « gilet jaune » de « la première heure ». Mais dans les commentaires, sous les professions de foi et les messages vidéo des candidats, le débat fait rage : les « gilets jaunes » ont-ils vraiment besoin de porte-parole ?
« Faire remonter sans déformer »
Certains se sont bien essayés à l’exercice. Le 26 novembre, une délégation de huit « communicants officiels » avait été désignée dans des circonstances encore obscures pour « engager une prise de contact sérieuse et nécessaire » avec les représentants de l’Etat et porter une série de revendications communes. Mais le torrent de critiques venues du terrain, voire de menaces, a freiné leurs élans. Ils sont maintenant une dizaine de figures de la mobilisation à prendre la parole publiquement, sans avoir été officiellement désigné pour cela.
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Pour Jérôme Allo, qui enchaîne les réunions dans toute la Bretagne, c’est là tout le paradoxe du mouvement : « Tout part du bas, mais on ne sait pas encore comment le faire remonter sans le déformer. » Lui, qui se décrit comme doté d’une « facilité de dialogue », aimerait pourtant « trouver la solution ». « Pour pas qu’on se fasse reprocher de ne pas être constructifs », dit ce père de famille titulaire d’un BTS [brevet de technicien supérieur], qui a enfilé le gilet jaune parce qu’« à ce rythme-là, [il] ne pourra rien laisser à [ses] trois enfants ». « Parce que des idées, on n’en manque pas », dit-il.
La semaine passée, lui et cinq autres « gilets jaunes » de Plémet et Pontivy se sont réunis à son domicile, pour rédiger les doléances à adresser à Marc Le Fur, député Les Républicains des Côtes-d’Armor. « Rien qu’en faisant cette action on s’est pris des messages clamant qu’on n’avait aucune légitimité », reconnaît Jérôme Allo, qui concède : « On ne pourra jamais représenter tout le monde. »
« On ne pourra pas faire l’unanimité »
Pourtant, « si personne ne s’investit, on n’arrivera jamais à rien », affirme Guillaume Vadier, qui s’est, lui aussi, porté candidat pour le porte-parolat breton. A 34 ans, ce commercial qui fait en moyenne 130 kilomètres par jour pour travailler reconnaît que l’exercice pourrait se révéler être « un numéro d’équilibriste » : « Il faudra être humble, on ne pourra pas faire l’unanimité. » Mais, il en est persuadé, « on peut parler avec tout le monde, tous les milieux, et trouver des points communs dans tous ces avis différents ». Il en veut pour preuve ces longues journées de blocage, « où des gens aux opinions politiques très différentes passent dix heures côte à côte ».
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Alors tant pis pour sa vie quotidienne, ses heures de sommeil sacrifiées, l’organisation familiale chamboulée. Guillaume Vadier, sa femme et leurs trois enfants sont « prêts à ça ». « A aucun moment je ne vois ce rôle comme décisionnaire, ce serait juste un rouage dans notre fonctionnement, jamais l’Elysée ne recevra une foule pour discuter », explique Guillaume Vadier.
Même parmi les candidats, certains doutent du bien-fondé de cette désignation. Pour Guillaume Paque, un de ces « nés au milieu des classes moyennes qui a dégringolé l’échelle sociale », le mouvement des « gilets jaunes » est « un cadeau du ciel ». « Ce qu’on fait est inédit, on est en train d’inventer un nouveau modèle de contestation, conclut ce Morbihannais de 50 ans. Nous n’avons pas besoin de structure, on est une vague. Comment peut-on structurer un raz-de-marée ? On attend juste qu’il déferle pour reconstruire ensuite. »
« Une force insaisissable »
« Qui a besoin d’interlocuteurs ? Les journalistes et les politiques. Nous, pas forcément », renchérit dans les commentaires de la page Facebook Alice L., cariste intérimaire de 28 ans qui vit à Rosporden (Finistère). « Notre organisation, elle existe déjà en ligne, entre amis, entre voisins, sur les ronds-points. C’est pas parce que ça rentre pas dans leur case “grève classique” que ça n’a pas de valeur », explique celle qui a été « heureuse le jour où sa paye a atteint les quatre chiffres ». Pour cette « gilet jaune », « tant qu’on reste une force insaisissable et sans personne à corrompre à sa tête, on sera forts ».
Sur la page Facebook pour désigner le porte-parole de Bretagne, le vote s’est clos après vingt-quatre heures en ligne. C’est Maxime Nicolle, plus connu sous le pseudonyme « Fly Rider », qui a été choisi. Cet intérimaire de 31 ans, qui vit à Dinan (Côtes-d’Armor), avait été invité sur le plateau de l’émission de Cyril Hanouna, « Touche pas à mon poste », le 20 novembre, pour parler de la colère des « gilets jaunes ». Depuis, son compte Facebook est devenu l’un des plus actifs sur le suivi des blocages, relayant autant des informations sur les actions que des sujets plus polémiques et mensongers. Mais le jeune homme à la barbe rousse, dans un des directs nocturnes dont il est coutumier, affirmait à la fin de novembre ne pas vouloir être porte-parole du mouvement, à moins qu’il ne réunisse trois millions de votes. Sur la page consacrée, il n’en a réuni que 1 496. Depuis le résultat, l’intéressé ne s’est pas manifesté.
Sur un autre groupe censé désigner un porte-parole pour l’Ile-de-France, on a finalement préféré annuler le vote, « face au refus général des “gilets jaunes” pour fixer un représentant ou un porte-parole régional ». « Trop tôt pour déterminer une telle organisation », conclut l’organisateur du sondage.