Bonsoir !
Voilà un sujet qui me parle particulièrement, et c'est ce qui m'a motivé à m'inscrire (même si j'avais déjà eu des velléités avant). Pour vous retracer vite fait mon parcours, j'ai d'abord été un "social-démocrate" lambda, puis je me suis intéressé à la pensée libérale, car j'étais intrigué qu'une doctrine dont le nom s'apparentait à "liberté" soit si mal-aimée. Ça a nourri ma réflexion et ça a été utile un certain temps pour me débarrasser de mon étatisme, mais ça restait insuffisant. J'avais le sentiment que la liberté et l'égalité étaient des choses toutes deux désirables, que l'on pouvait peut-être trouver à les optimiser d'une certaine façon, mais qu'elles entraient en partie en contradiction entre elles. Je suis donc devenu "social-libéral". Plus libéral que social, d'ailleurs, car je pensais que la liberté était plus importante malgré tout que l'égalité, et qu'à choisir l'une des deux, c'était elle qu'il fallait privilégier. Puis j'ai découvert le mutuellisme via le blog de Ramite (lequel, étonnement, a fini par se diriger vers l'"anarcho-"capitalisme...), et j'ai découvert grâce à cela que la liberté et l'égalité étaient en fait parfaitement compatibles (et mieux même : qu'elles se présupposent l'une l'autre !). Je n'avais juste pas suffisamment approfondi ma réflexion. Ça m'a permis ma conversion à l'anarchisme. Plus tard encore, j'ai approfondi ma sensibilisation / conscientisation aux diverses oppressions (sexisme, homophobie, transphobie, racisme, etc.), notamment dans leurs aspects systémiques, au contact de militant-e-s d'extrême-gauche (anarchistes, féministes, queers, marxistes, etc.). Ça a permis de corriger certains travers un peu trop étroitement individualistes de mon anarchisme. Aujourd'hui, je me définirais davantage comme anarchiste sans adjectif (ni individualiste ni communiste, ou entre les deux). Je ne renie pas le libéralisme pour autant, mais dans ses aspects philosophiques de défense du droit de chacun-e de faire tout ce qui n'empêche pas autrui de jouir du même droit (ce qui fait que je suis rarement complaisant face à ce que je perçois parfois comme du crypto-étatisme de la part de certains anarchistes), et non comme mouvement au sens sociologique (j'ai finalement bien davantage d'atomes crochus avec l'anarchisme comme mouvement au sens sociologique). Je conçois l'anarchisme comme une sorte de radicalisation et de synthèse à la fois du libéralisme et du socialisme.
J'ai eu moi aussi des rêves d'alliances entre libertarien-ne-s et anarchistes. D'ailleurs, je crois savoir que j'ai eu pas mal d'influence sur la démarche d'Adrien Faure (que je connais). Mais j'en suis revenu. La divergence n'est pas tant philosophique, à mon sens, que sociologique. Et la pierre d'achoppement, je la situerais plutôt sur la question des oppressions systémiques que sur celle de la propriété privée, car même si la propriété privée (au sens capitaliste ; et sauf mention contraire, c'est en ce sens là que je la comprendrai dans la suite) entraîne (à l'instar de l’État d'ailleurs) des oppressions systémiques, il ne suffit pas de critiquer la propriété privée (et l’État) pour critiquer les oppressions systémiques (lesquelles ont une vie en partie indépendante de l’État et de la propriété privée). D'ailleurs, sur la question de la propriété privée, je note quand même qu'un certain nombre de libertarien-ne-s ont des positions moins tranchées qu'on pourrait le penser. Certain-e-s défendent même le mutuellisme. Cette tendance, quoique minoritaire, me paraît suffisamment répandue pour être significative. Un rapprochement m'aurait donc semblé possible s'il n'avait été question que d'une divergence sur la propriété privée. Hélas, bien que rien n'interdise un-e libertarien-ne à critiquer les oppressions systémiques et à lutter contre, je peine à trouver des libertarien-ne-s qui, de fait, sont engagé-e-s à fond dans ce genre de luttes et prennent au sérieux les thèses féministes, queers, les gender studies, etc. ou se soucient d'avoir un humour non-oppressif, ou d'éviter l'appropriation culturelle, etc. Ce que je reproche le plus au mouvement libertarien, c'est d'être un truc d'hommes blancs cisgenres et hétérosexuels. Fondamentalement.
Plutôt que de chercher à rapprocher les deux mouvements, j'invite tou-te-s les libertarien-ne-s de bonne volonté à intégrer le mouvement anarchiste (le vrai !), malgré ses imperfections propres (j'ai un peu du mal avec la misogynie de Proudhon ou Léo Ferré ou encore avec l'"anarcho-"étatisme de certains anars contemporains). C'est plutôt ma démarche actuellement. Car si je me reconnais toujours dans la philosophie libérale/libertarienne (nécessaire mais non suffisante) de par mon adhésion au droit de chacun-e de faire tout ce qui n'empêche pas autrui de jouir du même droit, je vais plus loin et n'ai pas peur de défendre une égalité d'opportunité, et donc la fin des oppressions / discriminations systémiques ou structurelles (tout le contraire de ce qui est défendu par
cet article répugnant). Si on doit juger un arbre à ses fruits, force est de constater que le mouvement libertarien ne se fait pas beaucoup entendre hors des questions économiques, fiscales, à la rigueur politiques. Mais sur les mœurs, il est discret (sauf si ça recoupe l'économie : GPA, prostitution, pornographie, drogues,...), et sur les questions culturelles ou sociales, il est carrément silencieux : nul question d'abattre l'ordre patriarcal hétéro-cis-normé ou de critiquer les hiérarchies "librement" consenties (faute de mieux, ou suite à lavage de cerveau préalable). Pire : il y a certaines prises de positions qui sont extrêmement problématiques et au mieux maladroites. Je pense à
ceci par exemple. Encore une incapacité à prendre la mesure de la dimension systémique des oppressions (ici le sexisme). Bien sûr qu'en théorie, dans un monde post-patriarcal, les manifestations non-agressives du sexisme ne devraient pas être punies. Mais on n'est pas encore dans un tel monde. Et on n'y sera jamais sans un minimum de pragmatisme. Qui plus est, le patriarcat ne s'est pas gêné, lui, pour utiliser l’État à son avantage. Lutter à arme égale contre lui peut donc se comprendre (même si je ne défends évidemment pas l'usage de l’État sur le principe). Un tel message (comme quoi il ne faudrait pas réprimer pénalement le sexisme) instille (qu'on le veuille ou non) dans la culture, l'idée que le sexisme ça serait bien, ça serait acceptable, etc. A mon avis, les choses doivent être faites dans une certain ordre, et avant de vouloir supprimer une telle loi, il convient d'abolir le patriarcat. Enfin, niveau militantisme, le libertarianisme reste très effacé et loupe des occasions de se rendre populaire (des ZADistes libertarien-ne-s à NDDL ça aurait été une occasion où jamais, le projet d'aéroport étant parfaitement critiquable sur des bases étroitement libertariennes).
Cordialement,
Anarchamory
P.-S. : Évidemment on trouvera toujours ça et là une ou deux exceptions propres à éviter toute généralisation abusive, mais en terme de tendances majoritaires, il me semble qu'on en est là.