Le Matérialisme dialectique

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Le Matérialisme dialectique

Messagede Protesta le Sam 13 Fév 2016 16:56

Aux anarchistes tres antimarxiste, pour qu'ils sachent ce qu'est le matérialisme dialectique, sans aucun sous entendu bien sur.


https://fr.wikipedia.org/wiki/Mat%C3%A9 ... ialectique



Matérialisme dialectique

Cours de matérialisme dialectique à l'université de médecine et pharmacie Victor Babeș, République populaire roumaine, 1951.
Le matérialisme dialectique, ou dialectique matérialiste, ou diamat, est l'emploi, dans la pensée marxiste, de la méthode dialectique pour analyser la réalité à travers un prisme matérialiste. L'élaboration matérialiste de la dialectique se situe dans le prolongement du matérialisme historique, conçu par Marx et Engels sous le nom de conception matérialiste de l'histoire pour aboutir à une « connaissance scientifique de l'histoire », soit une évaluation objective des formations de la conscience en les rapportant à leur fondement réel et social1 ; la dialectique marxiste unifie deux éléments que Marx trouve séparés dans la vie intellectuelle de son époque : le matérialisme philosophique basé sur la science de la nature d'une part, et la dialectique de Hegel, soit la théorie des contradictions, d'autre part2. Appliquant au processus historique les lois de la nature, le matérialisme dialectique vise à analyser les évolutions des sociétés humaines, y compris les périodes révolutionnaires où l'évolution naturelle s'accélère3.

L'expression « matérialisme dialectique » n'apparaît cependant jamais chez Marx1 ; Engels lui-même n'utilise le terme qu'en 18864. Le concept de matérialisme dialectique semble avoir été ensuite forgé par Joseph Dietzgen et Gueorgui Plekhanov, afin de développer l'idée d'un matérialisme ayant su assimiler et intégrer les enseignements de la dialectique idéaliste de Hegel. A posteriori, l'expression a parfois été utilisée pour désigner dans son ensemble la dimension philosophique du marxisme1 ,5

Dans l'optique du matérialisme historique, les conditions matérielles déterminent les relations de production - soit la technologie, les inventions, les formes de propriété, lesquelles déterminent à leur tour les philosophies, les formes de gouvernement, les lois, la culture et les principes moraux des organisations sociales. L'évolution quantitative des conditions matérielles conduit à des évolutions qualitatives : le matérialisme dialectique, se présentant comme prolongation du matérialisme historique, consiste à étendre la méthode dialectique au-delà de l'étude de la société, pour l'appliquer à celle de la nature6. La pensée matérialiste de Marx et Engels s'approprierait la « forme » de la dialectique de Hegel, mais en la dépouillant de son « idéalisme » : alors que la dialectique hégélienne consistait en une dialectique de la pure pensée, Marx et Engels aspirent à une connaissance scientifique de la réalité, leur conception de la dialectique devant représenter le mouvement du réel dans son développement immanent. Pour le philosophe Henri Lefebvre, le terme de matérialisme dialectique englobe la conception marxiste du monde prise dans toute son ampleur2. Récupéré par le stalinisme et érigé en philosophie fondamentale et obligatoire pour tout communiste7, le matérialisme dialectique est ensuite utilisé dans les régimes communistes, non plus comme une méthode d'analyse, mais comme une doctrine à laquelle sont subordonnées les sciences dans leur ensemble. La déstalinisation, puis le déclin de l'idéologie communiste, entraînent un discrédit progressif du matérialisme dialectique, remis en cause jusque dans les écrits d'intellectuels marxistes ou marxiens contemporains8,9.


La dialectique marxiste
Dérivée de l'œuvre de Georg Wilhelm Friedrich Hegel, la philosophie marxiste est à la fois une stricte application de la méthode de ce dernier, et une réaction radicale contre la pensée hégélienne10. Hegel conçoit la dialectique comme l'enchaînement des contradictions qui engendrent l'histoire de l'humanité : celle-ci est une suite logique de forces qui se combattent pour en faire surgir de plus grandes. Il s'agit donc, pour Hegel, d'étudier la logique du réel en évitant de se perdre dans un monde d'abstractions. Le sens du mot dialectique évolue dès lors, et cesse de désigner uniquement une simple dispute d'idées comme dans la philosophie classique, pour s'étendre à une logique de forces, plus précisément un conflit de puissances évoluant à travers le temps. Toute existence, idée ou institution suit une démarche en trois étapes, soit affirmation, négation et négation de la négation, résumée généralement par la « triade » thèse / antithèse / synthèse11.

Karl Marx, tout en étant fidèle à la méthode de Hegel, s'oppose diamétralement au fond de sa pensée. Hegel, en effet, est un idéaliste en ce qu'il considère qu'Histoire et Idée se confondent, le développement de l'une n'étant que l'épanouissement de l'autre. L'Idée, expression de la divinité, existe de toute éternité (thèse), mais s'« aliène » à un moment donné pour s'incarner dans la nature (antithèse), la conscience de l'homme, spontanée d'abord et réfléchie ensuite fournissant la synthèse. Marx reproche à Hegel d'avoir maintenu l'idée du mouvement dans les bornes de la pensée philosophique pure, soit d'avoir fait de l'Esprit l'origine de la nature et de l'homme, niant ainsi l'être objectif de l'homme, à savoir ses rapports de dépendance à l'égard de la matière12. Pour Marx, au contraire, l'Histoire n'est pas le seul produit de l'humanité pensante, mais en premier lieu celui des forces matérielles. Le retournement opéré par Marx se fonde sur le matérialisme de Ludwig Feuerbach, hégélien « de gauche » qui, en élaborant la théorie de l'aliénation religieuse, fait évoluer l'hégélianisme vers l'athéisme. Marx et Engels adoptent dès lors l'athéisme humaniste de Feuerbach13 : le matérialisme de ce dernier leur apparaît cependant incomplet, car il interprète la connaissance d'après le critère immuable d'une nature primordiale, déterminée de manière abstraite14. Marx et Engels entreprennent de dépasser le naturalisme de Feuerbach en élaborant un matérialisme nouveau, à la fois « dialectique » et « évolutionniste », tirant ses sources à la fois de la méthode de Hegel et des théories de Darwin13, ainsi que des matérialismes du xviiie siècle comme celui d'Holbach, et des matérialismes antiques présents chez Démocrite et Épicure. Ils se livrent néanmoins à une critique des pensées antiques - Marx reproche ainsi à Épicure sa vision « tautologique » de l'origine du monde - et modernes - pour Marx et Engels, le matérialisme du XVIIIe a le tort de ne représenter le mouvement que comme une suite rigide de causes et d'effets15. Pour Marx, il s'agit de s'appuyer sur un « nouveau matérialisme », qui exprimerait et organiserait la transformation du monde, soit de la réalité naturelle et sociale14.

L'Idéologie allemande, rédigé entre 1845 et 1846, utilise et revendique les concepts de « matérialisme » et de « dialectique »16. L'évolution de sa pensée conduit Marx à rejeter la dialectique hégélienne. Misère de la philosophie, publié en 1847, contient des textes très durs contre la méthode hégélienne qui réduit « par abstraction et par analyse, toute chose à l'état de catégorie logique » : pour Marx, la méthode de Hegel supprime purement et simplement le contenu en l'absorbant dans l'Esprit et la Raison pure17. Marx et Engels, dont les écrits sont alors principalement de nature empirique, semblent donc condamner la dialectique : la théorie des contradictions sociales impliquée dans le Manifeste du Parti communiste est moins inspirée de la logique hégélienne que de l'humanisme et de l'aliénation au sens matérialiste du mot. Le concept de « dialectique matérialiste » n'existe alors pas encore, pas plus que l'expression « matérialisme dialectique ». Dans la théorie du matérialisme historique, le mouvement du contenu - historique, social, économique, humain et pratique - implique une certaine dialectique : à savoir celle de l'opposition des classes, de la propriété et de la privation, et du dépassement de cette privation. À cette époque, la théorie économique de Marx n'est pas encore complètement élaborée. Il faut attendre 1858 pour que revienne, sous la plume de Marx, une mention non péjorative de la dialectique, alors qu'il mène les travaux préparatoires de la Critique de l’économie politique et du Capital : il ressort de sa correspondance avec Engels que c'est à cette époque que Marx retrouve et réhabilite la méthode dialectique. En élaborant les catégories économiques et leurs connexions internes, Marx dépasse l'empirisme et en vient à redécouvrir la dialectique : en la débarrassant de son idéalisme, Marx vise à en faire la forme juste du développement des idées. La dialectique marxiste est élaborée en partant des déterminations économiques, ce qui permet de dépasser l'abstraction pour unir la dialectique au matérialisme17. En employant la méthode dialectique, Marx vise à étudier une réalité objective déterminée, en analysant les aspects et les éléments contradictoires de cette réalité : le but étant de retrouver la réalité dans son unité, soit dans l'ensemble de son mouvement18.

La méthode dialectique constitue, pour Marx comme pour Engels, la garantie d'une démarche matérialiste véritable ; elle est destinée à les distinguer du strict « matérialisme évolutionniste » qu'Engels qualifie de « vulgaire » et qui consiste en une simple intelligence de la nature. Engels et Marx reprochent aux matérialistes comme Büchner ou Vogt de se limiter à la conception matérialiste de la nature, issue notamment des théories de Darwin, et de traiter le monde physique comme une totalité suffisante, en rejetant ainsi en bloc toute la philosophie. Marx condamne notamment le fait que ces auteurs traitent Hegel en « chien crevé », négligeant les apports de sa méthode. Pour lui, appliquer à l'étude de l'organisation sociale la méthode des sciences de la nature, comme le font les évolutionnistes, conduit à légitimer l'ordre existant, ou bien à demeurer dans une impasse réformatrice19.

Une fois formé, le matérialisme historique de Marx et Engels s'est retourné contre la philosophie contemplative. L'universalité véritable et concrète est en effet fondée sur la praxis : la conception matérialiste de l'histoire consiste, en partant de la production matérielle de la vie immédiate, à développer le processus réel, soit « la forme des rapports reliés au mode de production et créés par lui » comme « base de l'histoire », et à expliquer à partir d'elle les produits et formes de la conscience, ainsi que l'action politique. Pour Marx et Engels, le milieu forme les hommes et les hommes forment le milieu20. L'adoption, par Marx et Engels, d'une méthode dialectique renouvelée, va leur permettre de compléter le matérialisme historique : si la méthode hégelienne leur paraît inutilisable telle quelle sous sa forme spéculative, elle est également le seul élément valable du matériel logique existant, à condition de l'utiliser pour analyser les faits et non les idées. La méthode dialectique vient donc s'adjoindre au matérialisme historique et à l'analyse du contenu économique. Utilisée en partant des déterminations économiques, la dialectique permet de réunir idéalisme et matérialisme, mais aussi de les transformer et de les dépasser. Le matérialisme consiste en effet à déterminer les rapports pratiques inhérents à toute existence humaine organisée, et à les étudier en tant que conditions concrètes d'existence des styles de vie et des cultures : Henri Lefebvre souligne que, contrairement à une interprétation répandue, la dialectique matérialiste ne se limite donc pas à un strict économisme, mais analyse les rapports et les réintègre dans le mouvement total21. Les lois de la dialectique sont vues comme universelles, car s'appliquant à tous les niveaux de la réalité : nature, histoire et pensée. Cependant, leur universalité ne découle pas de principes a priori, mais est extraite de la réalité elle-même, dont elle exprime les différents aspects22.

En s'inspirant de Hegel, la méthode marxiste affirme que l'analyse suffisamment approfondie de toute réalité atteint des éléments contradictoires : le positif et le négatif, le prolétariat et la bourgeoisie, l'être et le néant ; cette importance des contradictions, reprise de Hegel, est appliquée par Marx à l'analyse de la réalité sociale et économique. La méthode marxiste insiste par ailleurs sur le fait que la réalité à atteindre par analyse, et à reconstituer par exposition synthétique, est une réalité en mouvement. Marx évite l'abstraction hégelienne en affirmant que la méthode ne dispense pas de saisir la réalité de chaque objet : elle ne fait que fournir un cadrage général pour la raison dans la connaissance de chaque réalité. Dans chaque réalité, il faut appréhender des contradictions propres et son mouvement propre : la méthode permet d'en aborder efficacement l'étude en saisissant l'aspect le plus général de chaque réalité étudiée, mais sans remplacer la recherche scientifique par une construction abstraite23. Marx et Engels distinguent trois « lois de la dialectique », à savoir le passage de la quantité à la qualité, la négation de la négation et l'unité des contraires22.

Chez Marx, la méthode dialectique ne prend pas abstraitement des éléments obtenus par l'analyse, mais considère qu'ils ont, en tant qu'éléments, un sens concret et une existence concrète. Pour lui, l'aliénation de l'homme ne se définit pas religieusement, métaphysiquement ou moralement, mais en fonction d'éléments concrets, présents dans les domaines de la vie pratique : le travail exploitant, la vie sociale dissociée par les classes, et les produits de l'homme échappant à son contrôle en prenant des formes abstraites, celles de l'argent et du capital24. L'analyse du capital atteint ainsi un élément primordial, celui de la valeur, à savoir que du fait de l'échange, les produits prennent une valeur distincte de leur valeur d'usage. La méthode dialectique retrouve les conditions concrètes de cette détermination et les restitue dans le mouvement historique, soit en l'occurrence le contexte de l'existence de la valeur d'échange comme catégorie réelle et dominante se situant aux origines historiques du capital commercial, depuis l'Antiquité. L'analyse dialectique permet d'embrasser le mouvement réel dans son ensemble, et d'exposer et comprendre, par la force des interactions et des contradictions, la structure économique et sociale. La connaissance de cette totalité, à travers ses mouvements historiques et son devenir, s'appuie sur l'étude des faits, des expériences et des documents et non sur une reconstruction abstraite25. La loi d'équilibre de la société marchande est issue de la contradiction générale entre les producteurs, soit de la concurrence : le processus qui dédouble la valeur en valeur d'usage et valeur d'échange dédouble également le travail humain, qui devient à la fois travail des individus et travail social. La valeur d'échange et le travail social font passer le développement économique à un degré supérieur, et entrer l'histoire dans une nouvelle phase. La société étant mue par des relations vivantes entre individus vivants, qui s'enchevêtrent en un résultat global - la moyenne sociale - la marchandise, une fois lancée dans l'existence, bouleverse les rapports sociaux en ce que les hommes ne sont plus mis en relation que par l'intermédiaire des produits, des marchandises et de la monnaie. L'étude des phénomènes économiques n'est pas empirique et repose sur le mouvement dialectique des catégories : chaque catégorie vient à sa place dans un ensemble explicatif, qui aboutit à la reconstitution de la totalité concrète donnée, soit de la réalité du monde. Le processus historique se construit ainsi de manière contradictoire, par la séparation de la valeur d'échange et de la valeur d'usage, soit de la production et de la consommation : les deux éléments du processus économique divergent jusqu'à entrer en contradiction ; ainsi, les conditions sociales du capitalisme moderne reposent sur un retournement dialectique de la propriété, droit qui n'est plus fondé sur le travail personnel, mais sur le droit, pour ceux qui détiennent les moyens de production, de s'approprier la plus-value26.

Dès lors, la dialectique matérialiste se pose comme une analyse du mouvement du contenu de la réalité, et une reconstruction du mouvement total. Elle se veut une méthode d'analyse pour chaque degré et chaque totalité concrète, et pour chaque situation historique originale et, en même temps, une méthode synthétique se donnant pour objectif la compréhension du mouvement total, en n'obéissant pas à des axiomes ou à de simples analogies, mais à des lois de développement. Elle vise ainsi à être à la fois une science et une philosophie, soit une analyse causale et une vision générale, avec pour objectifs une prise de conscience du monde donné, et une transformation de ce monde. Le rapport des éléments contradictoires est analysé comme une lutte et un rapport conflictuel d'énergies qui produisent la société moderne27.

La loi du passage de la quantité à la qualité signifie que tout changement qualitatif a pour base objective une modification quantitative de la réalité dont il est le résultat ; d'autre part, toute transformation matérielle s'accompagne d'une rupture qualitative. La loi de la négation de la négation considère que le développement de toute réalité s'explique par le mouvement de ses contradictions internes. Enfin, la loi de l'unité des contraires signifie qu'aucune contradiction ne se ramène à une opposition mécanique : la lutte des classes n'est donc pas l'affrontement de groupes sociaux autonomes, mais de contraires objectifs - la bourgeoisie et le prolétariat unis par leur appartenance commune au système capitaliste22.

Les choses puisent ainsi leurs différences, ou leurs déterminations, non pas dans une transcendance, mais dans le développement de leurs contradictions au sein d'un même mouvement : la dialectique marxiste se veut donc une philosophie de l'émancipation sociale : en analysant comment la production des moyens d'existence a bouleversé la place de l'homme dans la nature, Marx et Engels déterminent l'origine de la domination sociale, qui ne saurait avoir qu'un temps. La division de l'humanité en dominants et dominés, en fonction du jeu des contradictions, ne manquera pas de se changer en son contraire28. Le matérialisme dialectique rejoint le schéma de la lutte des classes, que Marx et Engels voient comme la clé de l'économie politique : à la thèse du communisme primitif succède l'antithèse de la société marchande mue par la lutte des classes, qui devra elle-même faire place à la synthèse d'une société sans classes, qui deviendra le nouveau communisme29. Marx théorise ainsi l'effondrement du capitalisme par son mouvement dialectique et l'accumulation de ses contradictions : la thèse - l'accumulation primitive du capital - est contrebalancée par l'antithèse - une prolétarisation et une paupérisation croissantes. L'éclatement des contradictions du capitalisme - la baisse tendancielle du taux de profit, le dynamisme anarchique du régime capitaliste, le désordre des marchés - conduira à un effondrement généralisé du capitalisme, accompagné d'une révolution prolétarienne30.

Évolutions du matérialisme dialectique
Marx lui-même ne donne pas suite à son projet d'exposition de sa méthodologie dialectique ; à la fin de sa vie, les éléments de sa pensée sont cependant ceux qu'exprimera par la suite le terme de « matérialisme dialectique », qu'il n'a lui-même jamais employé. Après s'être réapproprié la méthode hégelienne, c'est avec une certaine « coquetterie » - selon ses propres termes - qu'il accentue, dans Le Capital, la forme dialectique de son exposé économique31. À compter des années 1870, l'allemand Joseph Dietzgen s'approprie la dialectique marxiste dont il propose une interprétation personnelle en lui donnant une coloration immanentiste, et en l'identifiant au monisme32. Engels se lance par ailleurs à partir de 1873, avec l'accord de Marx puis après la mort de ce dernier, dans des travaux sur la science de la nature : Engels vise à résoudre le conflit entre l'« idéalisme » de la philosophie de la nature et le « matérialisme vulgaire » de la science de la nature, en s'appuyant sur les convergences entre les connaissances scientifiques. Appliqué à la nature, le terme « dialectique » signifie une synthèse des connaissances de celle-ci, rapportée au concept philosophique d'unité de la nature, et ce pour supprimer la séparation, qu'Engels juge artificielle, entre la nature et l'histoire. Les travaux d'Engels restent cependant inachevés, sans que leur auteur ait pu résoudre le problème de sa « théorie générale du mouvement », censée fournir la base d'une science générale de la nature, et qui se rapporte dans les faits à une forme de philosophie de la nature33.

En 1886, Engels emploie les expressions « matérialisme dialectique » et « dialectique matérialiste » - avec une seule occurrence pour chacun de ces termes - dans son Ludwig Feuerbach ; le terme de matérialisme dialectique est repris l'année suivante par Dietzgen dans son ouvrage Incursions d'un socialiste dans la région de la connaissance. Aux yeux de Dietzgen, être un « social-démocrate », c'est être « un matérialiste dialectique »4. Pour lui, l'origine du monde réel ne dépasse ni l'entendement humain, ni le monde matériel, le développement de toutes choses ne s'expliquant qu'au dedans d'elles-mêmes et par l'union des contraires. L'italien Antonio Labriola, à son tour, associe la philosophie marxiste au monisme, en ce qu'elle n'est qu'un développement formel des connaissances établies par les sciences, soit un discours critique sur l'état des savoirs : il ne s'agit pas, selon Labriola, de présenter le principe universel de toutes choses, mais de montrer comment les phénomènes sont reliés entre eux dans un même mouvement. L'essence dialectique du matérialisme marxiste tient ainsi en ce qu'il est non pas un système métaphysique, mais une synthèse temporaire, qui doit en permanence se mettre en adéquation avec la connaissance empirique. Le russe Gueorgui Plekhanov poursuit l'interprétation moniste du matérialisme, en s'inspirant probablement de Dietzgen : pour lui, la matière engendre et détermine la pensée, le matérialisme étant ainsi caractérisé par la primauté de l'être matériel. À la fin du xixe siècle, les « révisionnistes », comme Eduard Bernstein, reprochent à Marx de méconnaître la différence entre la réalité et les idées et de prétendre à atteindre l'essence de toutes choses, ce qui revient à faire du matérialisme une idéologie partiale, voire une métaphysique qui déborde la sphère valide des phénomènes : contre les révisionnistes, Plekhanov se livre à une défense du matérialisme dialectique, et dénonce le « retour au kantisme », en soutenant que cette remise en cause revient à nier les lois des contradictions dans les phénomènes économiques, donc la perspective d'un renversement révolutionnaire du capitalisme. La défense de la « dialectique » s'identifie donc, chez Plekhanov, à un combat contre le réformisme32.

Les travaux de Plekhanov contribuent à former une génération de militants russes, parmi lesquels Lénine. En 1909, dans un contexte où il doit rivaliser, à l'intérieur du courant bolchevik, avec la tendance de Bogdanov et avec les « gauchistes » partisans du boycott de la Douma, Lénine publie l'ouvrage Matérialisme et empiriocriticisme34. Dans ce livre, destiné à engager le combat avec ses adversaires sur le terrain des idées, Lénine expose sa vision du matérialisme dialectique et sa théorie de la connaissance : pour Lénine, qui à la suite de Plekhanov s'oppose à l'introduction d'une forme de kantisme dans le marxisme, la dialectique est une conclusion énoncée à la fin de l'étude concrète du mouvement historique et social. Elle n'est pas une autorité suprême, mais une synthèse générale du travail empirique et théorique, et une méthode permettant de penser l'indépendance du réel, fondé sur une idée universelle du mouvement35. Des trois « lois » de la dialectique - lui-même préférant parler de « principes », Lénine ne retient qu'un seul élément fondamental : celui du dédoublement de l'un et de l'unité des contraires36. Lénine s'en prend notamment au positivisme scientifique d'Ernst Mach, dont Bogdanov se réclame : pour ce faire, il ne procède pas à une analyse conceptuelle, mais oppose à une série de citations et de résumés d'autres citations et des allusions à Marx et Engels. Il s'en prend, de manière violente et sommaire, aux théories d'Ernst Mach et affirme la nécessité de « l'esprit de parti en philosophie », ce qui implique de choisir forcément son camp entre « droite » et « gauche ». L'idée fondamentale de Lénine est que, selon le matérialisme dialectique, la représentation en général est un reflet de la réalité objective, et que la pensée humaine est capable de donner « la vérité absolue qui n'est qu'une somme de vérités relatives ». Dans cette optique, le développement des sciences ne peut que confirmer le matérialisme, le « génie » de Marx ayant été d'appliquer le matérialisme aux sciences sociales, ce qui permet de balayer « impitoyablement, comme des ordures » toute forme d'idéalisme et les nouvelles tendances en philosophie34. En prônant une philosophie marxiste « coulée dans un seul bloc d'acier », Lénine transpose sur le terrain philosophique sa conception de la raison politique, basée sur la séparation en deux camps et sur une stricte discipline du camp révolutionnaire37.

Après la révolution d'Octobre et l'arrivée au pouvoir des bolcheviks en Russie, le matérialisme dialectique, s'il demeure un élément essentiel de la pensée marxiste, est l'objet de débats théoriques entre les « mécanistes », qui souhaitent subordonner la dialectique aux résultats des sciences, et les « dialecticiens », qui conçoivent la dialectique comme une méthode générale, valide pour les sciences naturelles et humaines38. Les travaux inachevés d'Engels sur la science de la nature sont publiés par l'Institut Marx-Engels de Moscou, sous le titre de Dialectique de la nature, provoquant une polémique entre les marxistes qui adhèrent à l'idée d'une loi dialectique régissant les mouvements de la nature et ceux qui s'y opposent33.

Les idées exposées par Lénine dans Matérialisme et empiriocriticisme sont considérées, au sein de l'Internationale communiste, comme fondatrices du matérialisme dialectique. Au sein du courant conseilliste, Anton Pannekoek critique les idées de Lénine comme celles non pas d'un « matérialiste historique », mais d'un « matérialiste bourgeois » prisonnier dans son analyse des conditions particulières de la Russie. Pour Karl Korsch, Lénine a avant tout voulu ramener la philosophie à une époque prékantienne, ce qui fait que son matérialisme reste théorique et que le matérialisme l'y emporte sur la dialectique39.

Progressivement, les débats philosophiques sont éliminés en URSS et les théoriciens sont contraints de se conformer à la ligne officielle ; certains meurent en déportation. Le matérialisme dialectique devient dès lors un élément de la pensée stalinienne38. Toute liberté philosophique disparaît en URSS dans les années 1930 ; en 1938, Staline lui-même publie Histoire du Parti communiste (bolchevik) de l'URSS : le quatrième chapitre, Le Matérialisme dialectique et le matérialisme historique, qui constitue le noyau conceptuel de l'orthodoxie stalinienne, est également publié en ouvrage à part. L'interprétation de Staline, qui fige le léninisme en une série de formules répétitives, devient la norme au sein de l'Internationale communiste et de l'idéologie officielle de celle-ci, qui utilise désormais le nom de marxisme-léninisme : pour Staline, le matérialisme dialectique donne à tous les savoirs une méthode absolue, et la philosophie matérialiste consiste en un ensemble de principes universels. Le Matérialisme dialectique et le matérialisme historique, qui a pour objet de rassembler en une série de propositions l'essence du marxisme-léninisme, érige le diamat au rang de doctrine philosophique fondamentale du communisme. La philosophie est dès lors conçue comme étant à l'origine des sciences ; le matérialisme historique comme une application des principes du matérialisme dialectique à la vie sociale ; et la dialectique comme une méthode d'investigation utilisée pour juger si telle ou telle science respecte ses principes. Les rapports entre les concepts sont mus par une causalité mécanique, la dialectique n'étant plus qu'un développement continu de choses, sans que les notions de contradiction et de renversement n'y figurent plus40,7. Staline écarte notamment la notion de négation de la négation, d'inspiration trop directement hégelienne36. Toute une littérature orthodoxe se développe pour commenter cette conception du matérialisme dialectique ou « diamat », supposée constituer un ensemble de principes suprêmes à l'origine de tout savoir. La vision codifiée par Staline du matérialisme dialectique, domine en URSS - puis après 1945 dans les pays du bloc de l'Est - la globalité de la philosophie : ses spécialistes accèdent à un statut académique et occupent des postes importants dans les institutions savantes. La conception stalinienne continue de dominer la vision du matérialisme dialectique jusqu'à la mort du dirigeant soviétique, et se retrouve dans les œuvres de scientifiques communistes ou sympathisants : l'idée que le matérialisme dialectique commande la marche des sciences est ainsi reprise par Marcel Prenant dans Biologie et marxisme (1936) et par Georges Teissier dans Matérialisme dialectique et biologie (1946)41.

En dehors de l'URSS, le matérialisme dialectique continue de constituer, dans l'entre-deux-guerres, un élément de l'idéologie trotskiste, Trotski lui-même le considérant comme un fondement essentiel de l'analyse marxiste6. En Italie, Antonio Gramsci, isolé du reste du mouvement communiste par son incarcération, élabore une « philosophie de la praxis », qui vise à unifier l'histoire, la politique et l'économie en une seule théorie. Pour Gramsci, la dialectique doit être elle-même unifiée à travers la réunion de ces trois concepts : il n'y a pas d'un côté une science de l'histoire, et de l'autre une conception philosophique générale des choses. Au contraire, les catégories de l'histoire s'imprègnent dans la totalité de la pensée et modifient la subjectivité philosophique42. En Chine, Mao Zedong publie en 1937 deux textes, De la pratique et De la contradiction. Pour Mao, le matérialisme dialectique, conception mise « au service du prolétariat », est l'union du savoir et du militantisme, permettant de transformer le monde et d'atteindre ainsi de nouvelles connaissances : la conscience est dès lors un réceptacle qui enregistre les changements pratiques et les traduit à chaque étape. Mao considère la contradiction comme une catégorie universelle et absolue, mais se divise dans tout processus en une contradiction « principale » et d'autres contradictions, dites « particulières ». Le dirigeant chinois use ainsi des arguments dialectiques pour décrire et structurer les aspects pratiques de sa politique, menée dans un contexte de guerre : le matérialisme dialectique perd ainsi sa dimension de « doctrine de la classe ouvrière » pour devenir l'idéologie du patriotisme chinois43.

Après-guerre, des théoriciens continuent de mener avec une certaine indépendance des travaux sur la dialectique : c'est le cas du hongrois Georg Lukács, pour qui la dialectique marxiste embrasse la totalité des formes de l'être, et non uniquement de l'être social, la conception historique de Marx valant également pour l'être organique44. Après la mort de Staline, les écrits des philosophes accèdent à une plus grande liberté : différentes écoles usent du matérialisme dialectique, que l'on retrouve en Italie dans les travaux de Galvano Della Volpe, Ludovico Geymonat, Lucio Colletti ou Sebastiano Timpanaro, en Angleterre dans ceux de Maurice Cornforth, Alex Callinicos ou Roy Bhaskar45 et en France dans ceux de Roger Garaudy ou Louis Althusser. L'œuvre d'Althusser exprime un certain embarras vis-à-vis de la notion de dialectique : pour lui, Marx n'a pas « renversé » la dialectique de Hegel, mais produit quelque chose de neuf, car ses idées ne sauraient venir d'une simple négation de l'idéalisme hégelien. Althusser, à la suite de Mao, relève plusieurs niveaux de contradictions au sein du matérialisme marxiste où l'économie est un facteur qui surdétermine l'ensemble politique, juridique et idéologique. La dialectique devient en conséquence, dans chez lui, une forme d'évolutionnisme, car du fait de la surdétermination, une contradiction prime sur les autres et induit un rapport de causalité mécanique : la causalité économique commandant le mouvement de toute réalité humaine, l'histoire est considérée comme mue par un schéma unilatéral de détermination46. Certains auteurs tentent par ailleurs de marier le matérialisme dialectique avec d'autres disciplines : pour Tran Duc Thao, il peut constituer une solution aux problèmes de la phénoménologie, le matérialisme élevant le pur donné sensible à un niveau supérieur, celui du devenir dans la nature et dans la société47.

Critiques et déclin
Du vivant même de Marx et d'Engels, la dialectique matérialiste fait l'objet de remises en cause, y compris au sein du mouvement socialiste : Eugen Dühring, notamment, entend dépasser à la fois le matérialisme et la dialectique, en proposant une « philosophie réelle » fondée sur la connaissance des catégories logiques, pour parvenir à une « science générale et adéquate du monde ». Pour Dühring, l'usage par Marx de la dialectique, empruntée à la pensée d'inspiration religieuse de Hegel, est un non-sens : Marx ne peut en effet prouver la nécessité d'une révolution sociale autrement qu'en invoquant les concepts de l'hégelianisme, pour qui la dialectique doit accomplir le christianisme. Marx a donc commis un contresens majeur, en plaquant son idéalisme sur une œuvre qui en est l'inverse. Engels répond à Dühring en 1878 par l'essai Monsieur E. Dühring bouleverse la science - plus connu sous le titre de Anti-Dühring - dans lequel il défend la conception marxiste du monde et associe le « matérialisme moderne » et la dialectique16.

Au xxe siècle, Max Adler, représentant de l'austromarxisme, rejette en 1925 l'ontologie matérialiste car il considère le marxisme avant tout comme une sociologie48. Au sein du mouvement trotskiste, le concept de matérialisme dialectique est à l'origine d'une polémique au cours des années 1920 et surtout 1930 : le militant trotskiste américain Max Eastman remet en cause, en 1927, la croyance marxiste en la validité du matérialisme dialectique comme loi du mouvement de l'histoire, qui lui paraît relever davantage de la foi « religieuse » que de la « science ». Eastman, décidé à dénoncer la dialectique d'inspiration hégelienne comme une escroquerie pseudo-scientifique, publie dans cette optique l'essai Marx and Lenin: The Science of Revolution, qui provoque une vive controverse au sein du courant trotskiste. Trotski lui-même prend part à la controverse et accuse les écrits d'Eastman de révisionnisme petit-bourgeois. La polémique s'étend au-delà du mouvement trotskiste quand différents intellectuels marxistes ou marxisants américains prennent leurs distances avec la dialectique. Le philosophe et militant trotskiste Sidney Hook, après avoir initialement condamné Eastman, considère finalement la dialectique comme relevant de la mythologie. En dehors de la mouvance communiste, des intellectuels comme Edmund Wilson ou John Dewey réfutent à la même époque l'usage marxiste de la dialectique, qu'ils considèrent comme un « mythe », ou un concept de type théologique. En 1939, Max Shachtman et James Burnham, dirigeants du Parti socialiste des travailleurs, publient un article dans lequel ils prennent leurs distances avec le matérialisme dialectique, dont ils considèrent qu'il n'est en rien indispensable à la théorie ou à la pratique marxistes ; Trotski se montre particulièrement irrité de voir des cadres trotskistes de premier plan prendre de telles positions. En 1939-1940, les polémiques alimentées par Trotski lui-même autour du matérialisme dialectique - un concept que de nombreux militants de la Quatrième Internationale avouent ne pas comprendre - contribuent à jeter le trouble au sein du mouvement trotskiste, s'ajoutant à la controverse autour du refus de Trotski de condamner l'invasion soviétique de la Finlande. Une grande partie des cadres trotskistes, déconcertés par les positions de Trotski sur les questions internationales, le sont encore plus de le voir consacrer un temps précieux, dans un contexte de guerre mondiale, à des polémiques autour d'un concept intellectuel pointu : l'ensemble de ces controverses conduit en 1940 à la scission du mouvement trotskiste américain6.

S'agissant de la vision stalinienne du matérialisme dialectique, le politologue Dominique Colas qualifie l'œuvre doctrinale de Staline de « meilleur des manuels pour apprendre la "langue de bois" », et la résume à la construction d'une doxa grâce à laquelle le n°1 soviétique pouvait s'ériger en gardien de l'orthodoxie7. Pascal Charbonnat, auteur d'un ouvrage sur l'histoire des philosophies matérialistes, juge qu'il s'agit là d'un outil idéologique d'auto-justification de la dictature : pour Staline, les processus de la connaissance sont un « rapport hiérarchique entre différentes instances », qui aboutit à ce que les sciences soient soumises à un « centre de commandement unique », rôle que Staline confie au matérialisme dialectique. Pour Charbonnat, la pensée stalinienne constitue une « dénaturation » du matérialisme dialectique, le dirigeant soviétique faisant preuve « d'une surdité complète vis-à-vis de la conception dialectique de Marx et d'Engels » : dans la conception de Staline, la philosophie dirige unilatéralement la marche des sciences, avec pour conséquence notable des travaux pseudo-scientifiques comme ceux de Lyssenko49. En appliquant la dialectique aux sciences de la nature et en tentant de démontrer celle-là par celles-ci, Lyssenko donne en effet naissance à un courant - le « lyssenkisme » - qui relève du charlatanisme, et fait régner la terreur dans le milieu de la biologie en URSS et qu'un véritable « culte de la personnalité » est imposé autour de lui dans les milieux scientifiques soviétiques50. En Chine, Mao fait du matérialisme dialectique un outil au service de son propre dirigisme, et destiné à justifier les variations opportunistes de sa politique. Dès lors, au sein du marxisme stalinien ou maoïste, « il n'y a plus de débat, mais un long commentaire des concepts et des œuvres philosophiques, oscillant entre les limites tracées par les chefs »49.

Plus généralement, certains marxologues et marxistes jugent que l'expression « matérialisme dialectique » est étrangère à la pensée de Marx, et donc au marxisme51 : pour Cyril Smith, c'est une « caricature », symbolisée en particulier par son utilisation par le stalinisme52 ; pour André Tosel, « la détermination du marxisme comme matérialisme dialectique et matérialisme historique oublie que l'innovation essentielle dont est porteuse la théorie marxiste, celle des rapports sociaux de production, fait de la philosophie avant tout une théorie de l'histoire, non pas un système se comprenant à partir d'un camp théorique déjà déterminé par toute l'histoire théorique passée » : à ses yeux, le concept de matérialisme dialectique est avant tout une théorie léniniste, empruntée à Plekhanov et « issue d'une certaine lecture de Engels »53.

Le philosophe Julien Benda critique fortement le matérialisme dialectique dans la préface de 1946 à son ouvrage La Trahison des Clercs : il argue qu’en se référant à des lois supposées de l’histoire, il s’oppose en tout point à la démarche rationnelle qui devrait être celle des clercs. Pour Benda, « cette position [le matérialisme dialectique] n’est aucunement, comme elle le prétend, une nouvelle forme de la raison, le « rationalisme moderne » ; elle est la négation de la raison, attendu que la raison consiste précisément, non pas à s’identifier aux choses, mais à prendre, en termes rationnels, des vues sur elles. Elle est une position mystique. » C’est un principe d’action et non de raison pour Benda, un principe de révolutionnaire : « C’est pourquoi elle est d’une valeur suprême dans l’ordre pratique, dans l’ordre révolutionnaire, et donc tout à fait légitime chez des hommes dont tout le dessein est d’amener le triomphe temporel d’un système politique, exactement économique, alors qu’elle est une flagrante trahison chez ceux dont la fonction était d’honorer la pensée précisément en tant qu’elle se doit étrangère à toute considération pratique. (...) J'attends que l'on me cite un seul résultat dû à la méthode du matérialisme dialectique et non à l'application du rationalisme tel que tout le monde l'entend, encore que souvent particulièrement nuancé ». Il va plus loin dans sa critique, accusant expressément les tenants de cette doctrine de ne la défendre que pour faciliter les ralliements à leur cause (dans un contexte où le stalinisme est dominateur) : « Si l’on demande quel est le mobile de ceux qui brandissent cette méthode, la réponse est évidente : il est celui d’hommes de combat, qui viennent dire aux peuples : « Notre action est dans la vérité puisqu’elle coïncide avec le devenir historique ; adoptez-la. » »54. Raymond Aron, qui considère comme très surfaite la place tenue par le marxisme dans la pensée occidentale, juge qu'« on chercherait vainement un notable historien dont l'œuvre découlerait du matérialisme dialectique »55. Aux yeux de Nicolas Berdiaev, le concept de matérialisme dialectique relève de l'absurdité; pour lui, Marx n'est pas un matérialiste mais un idéaliste extrême, pour qui ce n'est plus l'être qui détermine la conscience, mais la conscience qui détermine l'être, en l'occurrence le prolétariat déterminé par la conscience de Marx. En conséquence, la classe sociale, prise comme totalité organique, n'existe qu'en pensée et non dans l'être : « concevoir quoi que ce soit comme totalité organique n'est pas propre à l'option matérialiste. Et si les marxistes disent que c'est propre au matérialisme dialectique, que leur matérialisme est dialectique et non mécaniste, ils affirment la monstruosité logique de la combinaison de la dialectique avec le matérialisme. Hegel se retournerait dans sa tombe... Non, si vous êtes matérialistes, vous n'êtes aucunement dialecticiens. Vous êtes de vulgaires enfants de Helvetius et de Holbach, et les frères de Buchner et de Moleschott. Le matérialisme dialectique est fait pour la démagogie et non pour l'utilisation philosophique »56. Alexandre Zinoviev juge quant à lui que la transformation du marxisme en idéologie officielle conduit à faire de la dialectique « non plus un instrument de connaissance des réalités complexes, mais un moyen d'abrutissement et d'escroquerie idéologique »57.

Le déclin de l'orthodoxie marxiste après la déstalinisation favorise les interprétations hétérodoxes du marxisme, dont certaines présentent de nouvelles interprétations du matérialisme dialectique, quand elles ne le réfutent pas8. La critique du matérialisme dialectique se retrouve dans un ouvrage comme le Dictionnaire critique du marxisme, qui souligne qu'en considérant la « négation de la négation » (la synthèse) comme associée à une conception téléologique du réel, soit une interprétation de l'histoire à partir de sa fin où toutes les contradictions seront censément résolues, le marxisme risque d'être réduit à « un banal prophétisme »1.

Les travaux de Denis Collin ramènent la pensée de Marx à sa dimension historique et sociale, tandis que Lucien Sève réfute les thèses d'Engels dans Dialectique de la nature, qu'il juge issues d'une « réflexion en partie immature ». Lucio Colletti se livre à une analyse comparable, jugeant que l'analyse de la société capitaliste par Marx est en contradiction avec la vision « naïve » des sciences de la nature par Engels, qui aurait eu le tort de chercher à bâtir une totalité universelle compréhensive, aboutissant dans les faits à une « métaphysique de la dialectique ». Alfred Schmidt reproche quant à lui à Engels d'être allé au-delà du matérialisme de Marx, en défendant une métaphysique dogmatique qui prétend connaître le monde objectif. Alain Badiou reproche également au matérialisme dialectique d'englober la nature et l'histoire, alors que ces deux réalités sont irréductiblement distinctes. Dominique Lecourt distingue la portée ontologique des lois de la dialectique et leur réalité logique : pour lui, ces lois ne sont pas une description de l'être des choses mais une condition pour leur connaissance. Dans les années 1980, dans un contexte général de déclin du communisme, les exégètes du marxisme tendent à s'accorder dans leur ensemble pour rejeter le matérialisme dialectique, en interprétant le matérialisme de Marx dans sa seule perspective historique et sociologique, et non comme une conception générale du monde8.

Les scientifiques Richard C. Lewontin ou Richard Levins - ouvertement marxistes - continuent de se référer explicitement au matérialisme dialectique en tant que méthode d'étude de la nature et de l'évolution58. Les militants trotskistes Alan Woods et Ted Grant considèrent quant à eux que le matérialisme dialectique demeure un outil méthodologique valable pour la recherche scientifique, mais reconnaissent que même les chercheurs qui, selon eux, usent dans leurs travaux de méthodes dialectiques, sont pour la plupart réticents à employer l'expression « matérialisme dialectique », du fait du discrédit idéologique désormais rattaché à ce concept59.







Références
↑ a, b, c et d Labica et Bensussan 1982, p. 568-570
↑ a et b Lefebvre 1948, p. 21
↑ David Priestland, The Red Flag : Communism and the making of the modern world, Allen Lane / Penguin Books, 2009, pages 39-40
↑ a et b Charbonnat 2007, p. 462
↑ Lefebvre 1948, p. 23
↑ a, b et c Bertrand M. Patenaude, Trotsky : Downfall of a revolutionary, Harper Perennial, 2010, pages 218-228
↑ a, b et c Colas 1987, p. 110-111
↑ a, b et c Charbonnat 2007, p. 531-535
↑ Eftýchios Bitsákis (2001). La nature dans la pensée dialectique (p.244). L'Harmattan (ouverture philosophique) :
« ... il y a des marxiste qui n'acceptent l'existence que de dialectiques concrètes, régionales dans les domaines spécifiques du réel. D'autres acceptent qu'une dialectique de l'histoire. Les uns et les autres n'acceptent pas la légitimité de la dialectique de la nature, et plus généralement du matérialisme dialectique, qu'ils considèrent comme une addition "idéologique" à la connaissance positive du marxisme : de la science marxiste, identifiée au matérialisme historique. »
↑ Piettre 1966, p. 11
↑ Piettre 1966, p. 16-17
↑ Charbonnat 2007, p. 450
↑ a et b Piettre 1966, p. 19-23
↑ a et b Labica et Bensussan 1982, p. 569
↑ Charbonnat 2007, p. 455-460
↑ a et b Charbonnat 2007, p. 463
↑ a et b Lefebvre 1940, p. 73-76
↑ Lefebvre 1948, p. 27
↑ Charbonnat 2007, p. 467-469
↑ Lefebvre 1940, p. 66-68
↑ Lefebvre 1940, p. 77-80
↑ a, b et c Labica et Bensussan 1982, p. 570-571
↑ Lefebvre 1948, p. 29-31
↑ Lefebvre 1948, p. 39-40
↑ Lefebvre 1948, p. 34-35
↑ Lefebvre 1940, p. 84-94
↑ Lefebvre 1940, p. 97-100
↑ Charbonnat 2007, p. 477
↑ Piettre 1966, p. 30
↑ Piettre 1966, p. 64-78
↑ Piettre 1966, p. 79
↑ a et b Charbonnat 2007, p. 478-490
↑ a et b Labica et Bensussan 1982, p. 262-264
↑ a et b Colas 1987, p. 32
↑ Charbonnat 2007, p. 548-558
↑ a et b Labica et Bensussan 1982, p. 571
↑ Colas 1987, p. 33
↑ a et b Charbonnat 2007, p. 558-561
↑ Colas 1987, p. 32-33
↑ Charbonnat 2007, p. 518-520
↑ Charbonnat 2007, p. 524
↑ Charbonnat 2007, p. 523-524
↑ Charbonnat 2007, p. 521
↑ Charbonnat 2007, p. 561-566
↑ William Outwaithe, The Blackwell Dictionary of Modern Socialist Thought [archive], p. 162.
↑ Charbonnat 2007, p. 525-528
↑ Charbonnat 2007, p. 531-532
↑ Charbonnat 2007, p. 530
↑ a et b Charbonnat 2007, p. 518-532
↑ Labica et Bensussan 1982, p. 536
↑ The Myth of Dialectical Materialism [archive], chapitre IV des mythes et légendes sur Marx.
↑ Cyril Smith, "How the “Marxists” Buried Marx : The Philosophy of Thuggery" [archive], sur marxists.org
↑ André Tosel, L'esprit de scission: études sur Marx, Gramsci, Lukács, Presses universitaires Franc-Comtoises, 1991, pages 153-158
↑ Julien Benda, La Trahison des clercs [archive], Grasset, édition de 1975
↑ Raymond Aron, L'Opium des intellectuels, Calmann-Lévy, 1955, page 115
↑ Marko Markovic, La philosophie de l'inégalité et les idées politiques de Nicolas Berdiaeff, Nouvelles éditions latines, 2000, pages 149-150
↑ Alexandre Zinoviev, Les confessions d'un homme en trop, Folio, 1991, page 324
↑ Michael R. Redclift et Graham Woodgate, International Handbook of Environmental Sociology, Edward Elgar Publishing Ltd, 2010, page 115
↑ Alan Woods, Ted Grant, Reason in Revolt: Dialectical Philosophy and Modern Science, Algora Publishing, 2003, pages 187-191
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Re: Le Matérialisme dialectique

Messagede vroum le Sam 13 Fév 2016 18:36

Dans le Monde libertaire hors-série # 63 actuellement en kiosque, un long article d'Hervé Trinquier intitulé "Démocratie directe ou anarchisme" critique le matérialisme dialectique d'inspiration marxiste et hégélienne pour lui opposer une dialectique libertaire inspirée par Proudhon. Il nomme cette méthode : dialectique fédéraliste, également connue sous les termes de dialectique proudhonienne ou dialectique sérielle (il y a déjà un topic sur le forum abordant la dialectique sérielle.

Voici l'extrait de l'article qui aborde le sujet :

La dialectique fédéraliste 36

Dans le fédéralisme, on retrouve en pratique la conception dialectique que Proudhon avait élaborée dès la Création de l'Ordre (1843), mise en application dans la Philosophie de la misère (1846) et expliquée dans le De la Justice (1858). Cette pratique est celle du balancement des contradictions, et non de la synthèse ou de l'unité recherchée par tous les systèmes politiques, y compris par la démocratie directe.

Le fédéralisme libertaire est l'application logique de cette dialectique qui refuse toute philosophie tendant à réduire la rivalité à une dimension unique (synthèse) et encore plus à exclure l'un des pôles (manichéisme) de la réflexion ou de la réalité sociale. Pour le fédéraliste, le monde se présente comme un ensemble de réalités en tension, voire en conflit. Mais, au lieu de chercher la solution dans la capitulation de l'une des forces en présence, la dialectique proudhonienne recherche leur conciliation, leur association, leur équilibre, ou plus exactement leur balancement car il y a dans cette notion de balancement l’idée que l’équilibre parfait n’est jamais ni réalisable ni souhaitable.

Plus encore que tout autre, la dialectique libertaire rejette la dialectique hégelo-marxiste, ou dialectique de l'enchaînement. Le cycle thèse-antithèse-synthèse n'est absolument pas établi par l'observation des phénomènes sociaux ; pas plus que de la destruction des contraires ne naît une volonté supérieure.

Le monde est un faisceau de polarités. La dialectique fédéraliste tient les pôles pour complémentaires. Au lieu de vouloir l'affrontement destructeur des contraires, le retour permanent
à l'unité, le fédéralisme propose d'utiliser les tensions comme moteurs sociaux. La dialectique fédéraliste se sépare donc totalement de la dialectique hégelo-marxiste.

Aussi, le projet libertaire n’a strictement rien en commun avec les propositions marxistes-léninistes. L’anarchie n’a rien à voir avec la seconde phase du socialisme, société dans laquelle les conflits auraient disparus. Bien au contraire, le fédéralisme généralise les conflits mais de sorte qu’aucun niveau social ne puisse prendre le pouvoir sur un autre.37

36 Toujours la même remarque. Il faudrait revenir à la définition de la dialectique, insister sur les limites de la dialectique sérielle de Proudhon, reprendre les grandes lignes du Dialectique et sociologie de Gurvitch….

37 On a assez rarement remarqué que le marxisme-léninisme n’était que la transposition matérialiste de l’idéalisme judéo-chrétien le plus intégriste : Marx reprend la dialectique de Hegel - le philosophe qui a porté l’idéalisme à son sommet – et la transpose dans le matérialisme ; Cela favorise une vision prédéterminée de l’histoire : Il viendra un messie qui
apportera la bonne parole / Il viendra un philosophe dont on ne pourra en rien critiquer les idées (Marx) ; Il y aura une catastrophe terrible, l’apocalypse / Il y aura une révolution qui instaurera la dictature la plus absolue jamais imaginée : La dictature du prolétariat ; L’apocalypse éliminera les méchants et ne conservera que les bons / La dictature éliminera la bourgeoisie et ne conservera que les prolétaires ; Il n’y aura plus de méchants donc plus d’affrontement, ce sera la béatitude / Il n’y aura plus de classes sociales, donc plus de luttes de classes. Tous les conflits pouvant être résumés en des luttes de classes, il n’y aura plus de conflits. C’est la fin de l’histoire.


Sinon sur le sujet il y a aussi un long Extrait de "Etudes proudhoniennes. – L’économie politique" par René Berthier publié aux Editions du Monde libertaire :

Proudhon, Marx et la méthode
René Berthier
:arrow: http://monde-nouveau.net/IMG/pdf/Proudhon_Marx_et_la_methode.pdf
"Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la vous-mêmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs." (N. Makhno)
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Re: Le Matérialisme dialectique

Messagede Pierre-Joseph le Lun 15 Fév 2016 17:10

Il serait dommage de limiter la critique de Marx et du marxisme à sa seule dialectique...
Mais puisque le sujet n'est engagé que dans cette seule optique, je dirai quand même quelques mots sur le sujet. Des mots libres, lâchés, je préviens et j'avoue tout de suite, sans aucune réflexion quant à la dialectique à laquelle ils devraient se soumettre.
L'article de Wikipédia, si on peut lui faire confiance, montre bien que cette dialectique marxiste présente des incohérences, des interprétations variées et contradictoires et qu'elle n'a pas permis de très grandes découvertes.
Cet article semble donc en être un très bon résumé mais le problème du marxisme, ce qui le rend complice du système économique, traitre à la cause révolutionnaire, ce n'est pas sa dialectique, c'est à dire sa méthode de questionnement, d'interprétation et de recherche car, après tout, on peut très bien faire des découvertes intéressantes avec une mauvaise méthode. Il suffit d'avoir de la chance! L'histoire regorge d'exemples de scientifiques ou d'explorateurs ayant fait des découvertes en cherchant carrément autre chose et en le cherchant mal...
Malheureusement pour eux, ce n'est ni le cas de Marx, ni des marxistes mais est-ce vraiment à cause de leur dialectique? Est-ce vraiment sur ce sujet là que nous devons les critiquer? Est-ce vraiment un sujet important?
J'en doute. Ce genre de polémique n'a qu'un intérêt très limité car tout le monde ne passe pas son temps à écrire de gros volumes pour édifier une science et pour les lecteurs de ces gros volumes, la seule chose qui compte, c'est le résultat: les découvertes avec leurs preuves. La méthode qui a permis de faire ces découvertes, la dialectique n'a d'intérêt, à la rigueur, que si l'on veut poursuivre plus loin ces recherches mais, d'une part, cela ne concerne pas forcément tout le monde et, d'autre part, rien ne dit qu'il faille poursuivre ces recherches avec la même méthode, avec la même dialectique.
L'idée d'imposer telle ou telle dialectique, ou même de prétendre que telle ou telle surpasse toute autre, est une idée qui ne peut venir qu'à un esprit malade. La seule chose qui compte est de découvrir comment le monde fonctionne et de pouvoir l'énoncer avec des preuves.
Or, cela le marxisme le fait très mal puisqu'il s'inscrit en plein dans l'économie politique dont Proudhon démontrait les contradictions.
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Re: Le Matérialisme dialectique

Messagede frigouret le Lun 15 Fév 2016 20:40

Té, moi aussi j'y vais a brûle pourpoint, mais sur le fédéralisme dialectique.

L'esprit de l'article n'est pas mal mais il mérite d'être simplifié, se fédérer c'est s'allier, ça traite donc de la base de l'Alliance que les individus doivent passer entre eux pour obtenir la liberté. Comme le dit pierre joseph ce n'est pas de l'économie politique mais de l'autonomie politique.
Ça peut se résumer a un pacte de non agression je crois, ça ne traite pas de l'Histoire, mais d'une forme convenable pour les infinités d'histoires vivantes .
8-)
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Re: Le Matérialisme dialectique

Messagede Pierre-Joseph le Mer 17 Fév 2016 01:25

J'ai pas compris ta remarque mais il faut dire que l'article de M.Trinquier du Monde Libertaire n'est pas très clair non plus et, en tout cas, expose fort mal la dialectique sérielle, cette méthode de recherche qui a mené Proudhon à ses principales découvertes, c'est à dire, à mon avis, les découvertes les plus importantes du savoir révolutionnaire.
Pour définir cette dialectique, ce monsieur s'en tient au "balancement des contradictions", c'est à dire à l'antinomie, il néglige complètement le syllogisme et l'induction qui sont pourtant les premiers matériaux de toute dialectique et, surtout, il n'explique pas du tout l'idée de la série qui est l'élément le plus original de cette dialectique, celui qui joue le rôle le plus important dans l'œuvre de Proudhon.
Ensuite, il oppose cette dialectique, dont on a presque rien vu, à la "dialectique hégélo-marxiste". La quoi? Pardon?
Quand on voit le mal qu'il faut se donner pour tenter de définir tant bien que mal la dialectique marxiste, tant les interprétations sont multiples, variées et contradictoires, tant Marx lui-même, le premier, s'est montré incohérent avec lui-même plus d'une fois, on voit mal comment on pourrait regrouper tout ce fouillis dans une même dialectique, en y associant, en plus, Hegel, qui n'a quand même pas grand chose à voir avec tous ces illuminés de la matière.
Monsieur Trinquier nous dit que la dialectique "hégélo-marxiste" ( :lool: ) veut l'unité par la destruction des contraires. Admettons! Etant donné que cette dialectique n'existe pas, on peut bien lui faire vouloir ce qu'on veut... Même si on peut autant douter du fait que la dialectique puisse casser des briques, que des contraires!
Le mérite de la dialectique sérielle serait alors de s'opposer à cette dialectique en préservant les contraires, c'est à dire en n'étant que pure antinomie.
Là, je dis que c'est bien méconnaître l'œuvre de Proudhon.
En effet, Proudhon découvre dès son premier ouvrage que la propriété est une contradiction, qu'elle est une chose et son contraire: la loi et le vol, la société et sa dissolution, le travail et sa négation, l'occupation et l'exclusion, etc. Mais il n'estime pas que sa tâche est accomplie avec ce résultat, il n'en est qu'aux prémices. Son but est bien de résoudre la contradiction par une idée supérieure. Voilà, par exemple, ce qu'il dit dans Philosophie de la Misère, chapitre XI:
Proudhon a écrit:[...]la propriété est une contradiction. De ce moment la propriété commença d'être connue: sa nature intime fut dévoilée, son avenir prévu. Et toutefois l'on put dire que le critique n'avait rempli que la moitié de sa tâche, puisque, pour constituer définitivement la propriété pour lui ôter son caractère d'exclusion et lui donner sa forme synthétique, il ne suffisait pas de l'avoir analysée en elle-même, il fallait encore retrouver l'ordre d'idées dont elle n'était qu'un moment particulier, la série qui l'enveloppait, et hors de laquelle il était impossible ni de comprendre, ni d'entamer la propriété. Sans cette condition, la propriété, gardant le statu quo, restait inattaquable comme fait, inintelligible comme idée; et toute réforme entreprise contre ce statu quo, ne pouvait être, à l'égard de la société, qu'une reculade, sinon peut-être un parricide.
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Re: Le Matérialisme dialectique

Messagede frigouret le Mer 17 Fév 2016 07:54

Ce que je sais du fédéralisme c'est qu'il cherche la décentralisation maximale , qu'il tend a placer la souveraineté au plus petit échelon possible et que cette décentralisation sera le plus aboutie en consacrant la souveraineté individuelle.
Dès lors pour que cette autonomie individuelle ait un sens et qu'elle puisse trouver les moyens concrets de son exercice il faut dans le même mouvement individualiser la propriété.
Sur ces bases comment régler les rapports entre individus souverains si nous portons la vision d'une société débarrassée de la coercition ? Proudhon nous dit que ce sont les caractéristiques du contrat que les individus souverains utilisent qui les garantissent .
Donc pour moi la dialectique fédéraliste ne porte en elle même aucune vision de l'Histoire ni ne permet aucune prédiction sur celle-ci, elle permet juste la pratique de la liberté dans un cadre moralement acceptable.
8-)
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Re: Le Matérialisme dialectique

Messagede Pierre-Joseph le Jeu 18 Fév 2016 10:01

Tu te situes justement en plein dans la contradiction, puisque tu appelles en même temps à la souveraineté individuelle et à la propriété individuelle. Or, la propriété individuelle n'est pas possible sous la souveraineté individuelle, elle se transformerait en une simple occupation qui pourrait être contestée par le premier venu. La propriété individuelle, pour reprendre le mot de Kant, est nécessairement subséquente à la propriété collective et elle est concédée aux individus d'une population par un souverain qui règne sur cette population. Cette propriété individuelle peut-être retirée à tout moment par le souverain, c'est le cas, comme je le faisais déjà remarquer sur un autre sujet, de la propriété des paysans de Notre-Dame des Landes, c'est le cas aussi lors des nationalisations. Cette propriété est également taxée par le souverain et celui-ci peut encore retirer la propriété de celui qui ne paie pas ses taxes. Tout cela montre que la propriété n'a pas un caractère absolu mais transitoire dont le rôle est de maintenir un équilibre social mais sans y parvenir... Elle est donc un élément qui apparaît à un moment particulier de l'organisation sociale et qui est destiné à disparaître pour être remplacé par un nouvel élément que les révolutionnaires ont la tâche de découvrir.
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Re: Le Matérialisme dialectique

Messagede frigouret le Ven 19 Fév 2016 15:21

Oui tu decris bien le statut de la propriété actuelle mais ce n'est pas une fatalité, Proudhon d'ailleurs l'explique très bien dans sa theorie de la propriété.
Pour ce faire Proudhon remonte dans le droit médiéval, il existait alors deux formes de propriété, le fief et l'alleu.
Le fief etait une forme de propriété qui s'inscrivait dans la hierarchie féodale.
L'alleu etait une propriété ne devant ni cens ni hommage, c'est à dire proprement anarchiste.
Effectivement l'alleutier ne pouvait pas ester en justice si sa propriété etait agressée mais ce n'est pas une fatalité.
Proudhon explique que en fait la revolution francaise est le triomphe et la généralisation du fief, toute propriété est soumise à l'Etat.
On peut simaginer cependant une alliance ou une federation d'alleutier qui consterait en un pacte de defense mutuel de leur statut de propriétaire libre, c'est a mon avis en cela que consiste le federalisme libertaire ( mais je suis bien isolé il est vrai).
8-)
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Re: Le Matérialisme dialectique

Messagede Pierre-Joseph le Ven 19 Fév 2016 19:33

En fait, Proudhon explique que 1789 est le triomphe de l'alleu sur le fief:
Proudhon a écrit:Du reste, c'est par la propriété allodiale qu'ont été vaincues toutes les aristocraties et tous les despotismes, depuis la fin de l'empire d'Occident jusqu'à aujourd'hui. La propriété allodiale, abandonnée aux communes, à la roture, par le noble, a étouffé la puissance seigneuriale, et, en 1789, englouti le fief.

La Principauté de Monaco est un alleu souverain, resté souverain jusqu'à aujourd'hui. Cet alleu est un témoin vivant qui nous montre bien que ce type de propriété est très loin d'être anarchiste, comme tu le prétends! Déjà au moyen-âge, les alleux avaient un rôle semblable à celui de Monaco aujourd'hui: placer des fonds, capitaliser. A l'époque, bien sûr, il s'agissait de placements fonciers. Il fallait donc un peu plus de surface qu'un rocher. Aujourd'hui, avec les banques, tout est différent: il suffit de quelques paradis fiscaux.
Ce que Proudhon explique, c'est que le système économique se forge lui-même petit à petit suivant des règles qu'il faut parvenir à comprendre et il remarque que la propriété oscille entre l'alleu et le fief sans parvenir à trouver sa forme définitive, ce qui prouve que ni l'une, ni l'autre ne peuvent prétendre être cette forme définitive.
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Re: Le Matérialisme dialectique

Messagede frigouret le Ven 19 Fév 2016 19:36

Il vient d'où cet extrait?
En fait je pensais a dautres passages tirés de " theorie de la propriete".
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Re: Le Matérialisme dialectique

Messagede Pierre-Joseph le Ven 19 Fév 2016 22:17

Le passage est tiré de Théorie de la propriété, chapitre IX (Résumé de ce livre). Proudhon explique que la propriété oscille entre l'alleu et le fief. L'alleu triomphe en 89 et c'est plutôt avec Louis-Philippe que le fief reprend le dessus.
Aujourd'hui, la quantité d'argent qui circule dans les paradis fiscaux, les alleux modernes, donne une place de plus en plus dominante à cette propriété allodiale, même si elle ne concerne qu'une minorité de très très riches. Pour les autres, c'est plutôt le fief, effectivement.
Ces oscillations de la propriété entre fief et alleu sont loin d'être réglées et elles ont des conséquences sur l'ensemble de la société, elles provoquent les révolutions et les restaurations. Elles sont dues à la nature contradictoire de la propriété et confirment sa nature transitoire. La propriété est incapable de maintenir la société en équilibre. Or le système économique cherche l'équilibre, il doit donc s'en débarrasser et, pour cela découvrir une idée supérieure.
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Re: Le Matérialisme dialectique

Messagede frigouret le Sam 20 Fév 2016 08:51

J'évoque plutôt les alleux roturiers, les paysans libres, et je ne m'intéresse guère a Monaco.
Par exemple la Suisse etait plutôt composée d' alleutiers qui se sont fédérés en un pacte de défense mutuel, d'où résulte ce systeme extrêmement décentralisé à côté duquel la France ressemble a la Corée du nord.
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Re: Le Matérialisme dialectique

Messagede Protesta le Sam 20 Fév 2016 16:46

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Re: Le Matérialisme dialectique

Messagede frigouret le Dim 21 Fév 2016 08:39

Peut être que ces liens auraient plus leur place sur le fil consacré ( et bien peu animé par son initiateur) à Rocker.

Autrement pour aller plus loin sur le theme du franc alleu, je lis actuellement une étude passionante sur le site " persée" de Laurent Feller " statut de la terre et du paysan, dans l' historiographie de Duffy " .
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Re: Le Matérialisme dialectique

Messagede Pierre-Joseph le Mer 24 Fév 2016 15:22

J'ai cité Monaco, comme j'aurais pu citer la Suisse. Dans un cas comme dans l'autre, on perçoit aussi bien ce qu'est la propriété "allodiale" : c'est la propriété net d'impôts. Si cette propriété peut parfois concerner quelques roturiers, elle concerne d'abord les grandes fortunes qui ont les moyens de s'opposer à l'état et de créer ce type de propriété. Les alleux paysans ou roturiers sont des dérivés des premiers qui ne servent qu'à les renforcer, en tentant de les légitimer.
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Re: Le Matérialisme dialectique

Messagede Protesta le Ven 26 Fév 2016 18:17

Peut être que ces liens auraient plus leur place sur le fil consacré ( et bien peu animé par son initiateur) à Rocker.

Autrement pour aller plus loin sur le theme du franc alleu, je lis actuellement une étude passionante sur le site " persée" de Laurent Feller " statut de la terre et du paysan, dans l' historiographie de Duffy " .


J'ai pas à animé ce fil j'ai posté ce truc à titre d'info et que vous pouvez commenter à votre guise.
Le lien que j'ai posté de Rudolf Rocker, sur K Marx, vient d'une critique que faisait Pierre-Joseph, et qui parlait de la dialectique de Proudhon vs Marx.
Donc cette brochure de R. Rocker dit grossomodo, que une bonne part des analyses marxiste sont issus directement ou indirectement des théories de Proudhon.
voili voilou faut lire Rocker même si ça te plais pas, et pas que les "anarcap" frigouret.
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Re: Le Matérialisme dialectique

Messagede René le Ven 4 Mar 2016 16:05

Méthode expérimentale ou méthode dialectique :
Kropotkine et Georges Cogniot


René Berthier

(Extraits d’un livre inédit)


L’œuvre de Kropotkine contient d’innombrables passages traitant de la méthode des sciences. On ne peut pas, dit-il « être un bon travailleur en science si on n’est pas en possession de bonnes méthodes de recherche scientifique ; si on n’a pas appris à observer, à décrire avec exactitude, à découvrir les relations mutuelles entre des faits apparemment sans relation, à faire des hypothèses inductives et à les vérifier, à raisonner sur les causes et les effets, etc. » (Champs, usines et ateliers.)
Kropotkine rend hommage au mouvement intellectuel issu des écrits des philosophes écossais et français du milieu du 18e siècle qui ont rejeté la scolastique médiévale et la métaphysique et qui ont voulu « considérer la totalité de la nature – le monde des étoiles, la vie du système solaire et de notre planète, le développement du monde animal et des sociétés humaines – comme des phénomènes ouverts à l’investigation scientifique et constituant autant de branches de la science naturelle » (La science moderne et l’anarchie.)

« Appliquant la méthode inductive-déductive, véritablement scientifique, ils ont considéré l’étude de chaque phénomène – qu’il s’agisse du règne des étoiles, du monde animal ou du monde des croyances et des institutions humaines – tout comme le naturaliste envisage l’étude de tout problème physique. Ils ont attentivement examiné les phénomènes, et sont parvenus à leurs généralisations par le moyen de l’induction. La déduction les a aidés à établir certaines hypothèses, mais ils ne les considéraient pas plus définitives que, par exemple, Darwin ne considérait son hypothèse sur l’origine d’une nouvelle espèce par la lutte pour la vie, ou Mendeleeff sa “loi périodique”. Ils voyaient dans ces hypothèses des suppositions qui étaient pratiques pour la classification des faits et pour leur étude ultérieure, mais qui étaient sujettes à la vérification par des moyens inductifs et qui ne deviendraient des lois – c’est-à-dire des généralisations vérifiées – qu’après qu’elles aient soutenu ce test et qu’après qu’une explication ait été donnée de la cause et de l’effet. » (La science moderne et l’anarchie.)


Kropotkine insiste particulièrement sur la révolution scientifique qui eut lieu au milieu du 19e siècle : « L’apparition simultanée des travaux de Grove, Joule, Berthollet et Helmholtz; de Darwin, Claude Bernard, Moleschott et Vogt ; de Lyell, Bain, Mill et Burnouf – tout cela dans le court espace de cinq ou six ans (1856-1862) a radicalement changé les vues les plus fondamentales de la science. La science tout à coup partait sur une nouvelle voie. Des champs d’investigation entièrement nouveaux s’ouvrirent avec une rapidité surprenante. La science de la vie (biologie), des institutions humaines (anthropologie), de la raison, de la volonté et des émotions (psychologie), de l’histoire du droit et des religions, etc. s’accrurent sous nos yeux. » La manière d’écrire elle-même changea et la science connut « la clarté, la précision et la beauté d’exposition qui sont particuliers à la méthode inductive »… (La science moderne et l’anarchie.)

Dans le domaine scientifique il est possible d’arriver aux mêmes conclusions par des démonstrations qui prennent des chemins différents. Les scientifiques s’accordent tous sur le fait que certaines démonstrations sont « belles » et pas d’autres.
La méthode inductive fut employée également dans « l’étude des coutumes primitives et des lois qui en sont issues », ce qui permet de « placer l’histoire de l’origine et du développement des institutions humaines sur une base aussi ferme que le développement de toute forme de plante ou d’animal ».

Kropotkine reconnaît que les « formules métaphysiques » ont pu avoir un temps leur utilité pour parvenir à certaines « généralisations approximatives » et qu’elles ont « stimulé la pensée endormie, la perturbant par leurs vagues allusions sur l’unité de la vie dans la nature ». A l’époque où les généralisations inductives des Encyclopédistes et de leurs prédécesseurs anglais avaient été oubliées, il fallait un certain courage pour maintenir l’idée de l’unité de la nature physique et spirituelle : la « métaphysique obscure » maintenait cette tendance. « Mais ces généralisations étaient lors établies soit par le moyen de la méthode dialectique, soit par une induction semi-consciente, et par conséquent elles étaient toujours marquées d’un caractère désespérément indéfini ».
Les généralisations faites par la méthode dialectique étaient formulées grâce à des « syllogismes fallacieux », et l’inconsistance des prémisses était masquée par des « mots brumeux et, pire que tout, par un exposé obscur et maladroit ». Quant aux généralisations « semi-inductives », elles se fondaient sur des observations très limitées et n’avaient de valeur que comme suppositions.

« Finalement, toutes ces vagues déductions, exprimées dans les termes les plus abstraits – comme par exemple la “thèse, antithèse et synthèse” hégélienne – laissait libre cours à l’individu de parvenir aux conclusions pratiques les plus variées et souvent opposées… »


Selon Kropotkine, la dialectique hégélienne aurait produit des résultats aussi variés que « l’enthousiasme révolutionnaire de Bakounine », le « jacobinisme révolutionnaire de Marx », « sans parler des dérives récentes des soi-disant marxistes russes ».

« On a beaucoup entendu parler récemment de la “méthode dialectique” qui a été recommandé pour la formulation de l’idéal socialiste. Nous ne reconnaissons pas cette méthode, et les sciences naturelles modernes ne sauraient en entendre parler. La “méthode dialectique” rappelle au naturalisme moderne quelque chose qui relève d’un passé désormais lointain – quelque chose de dépassé et maintenant heureusement oublié par la science. Les découvertes du dix-neuvième siècle en mécanique, en physique, chimie, biologie, psycho-physiologie, anthropologie, psychologie des nations, etc. n’ont pas été faites par la méthode dialectique, mais par la méthode naturelle-scientifique, la méthode d’induction et de déduction. Et parce que l’homme est une partie de la nature, et parce que la vie de son “esprit” – personnel aussi bien que social – est autant un phénomène de la nature que la croissance d’une fleur ou l’évolution de la vie social parmi les fournis et les abeilles – il n’y a aucune raison pour changer tout à coup notre méthode d’investigation quand nous passons de la fleur à l’homme, ou d’un groupe de castors à une ville humaine. » (La science moderne et l’anarchie.)


Kropotkine ne rend pas justice à son aîné Bakounine. Celui-ci avait très clairement pris position pour ce qu’il considérait comme la seule méthode scientifique, la méthode inductive-déductive. Il n’y a aucune ambiguïté sur ce point. Quant à l’« enthousiasme révolutionnaire » de Bakounine supposé être produit par la « dialectique hégélienne », on ne voit pas très bien où Kropotkine veut en venir. En effet, Bakounine a participé à plusieurs insurrections : Prague en 1848, Dresde en 1849, Lyon en 1870 : dans les trois cas il avait fait un pronostic pessimiste quant à leur issue et avait tenté de dissuader les protagonistes de se lancer dans l’aventure, mais n’ayant pu réussir, il avait participé au mouvement.

L’insistance de Kropotkine à promouvoir la méthode inductive-déductive est sans doute d’autant plus forte que le développement de la social-démocratie allemande faisait sentir son influence idéologique sur le mouvement ouvrier européen. Il se fait le rempart de la seule méthode scientifique dans l’examen des problèmes de société face au retour de ce qu’il considère comme l’obscurantisme médiéval. La formule n’est pas exagérée : quand la méthode inductive fut employée dans l’investigation sur la société humaine, dit-il, « à aucun moment il ne fut jugé utile de l’abandonner et d’adopter de nouveau la scolastique médiévale telle qu’elle a été revue par Hegel ».
Les efforts de Kropotkine ne parvinrent cependant pas à faire barrage à l’hégémonie idéologique du marxisme. Pour réussir, il eût fallu que Kropotkine ne fût pas seul, et que le mouvement libertaire produisît des penseurs capables de fournir une alternative en matière de théorie, ce que le mouvement libertaire fut incapable de faire.

La dialectique fut mise à toutes les sauces et servit le plus souvent à masquer un faux savoir. On se retrancha derrière la « dialectique », et surtout derrière ceux qui en parlaient, pour éviter de réfléchir et pour se donner l’illusion d’une connaissance qu’on n’avait pas. Confronté à des phénomènes sociaux contradictoires, on se borna à expliquer que cette contradiction état « dialectique », ce qui évitait d’en examiner les causes factuelles.
La dérive dialectisante des marxistes est particulièrement perceptible dans un ouvrage de référence en matière de faux savoir : Religion et Science, de Georges Cogniot, qui cherchait à inciter les savants compagnons de route du PC à montrer que leurs travaux se déroulaient sous l’égide de la « dialectique », grâce à laquelle ils auraient fait leurs découvertes. La méthode argumentative de Cogniot est grossière au point d’en être presque touchante. Elle consiste en ceci :

• La récupération par analogie. Il appelle à la rescousse les savants et les philosophes de l’époque moderne : Copernic, Giordano Bruno, Galilée, etc., jusqu’à à Einstein et déclare que toutes les découvertes de ces penseurs concordent avec le « matérialisme dialectique ». En conséquence, le matérialisme dialectique se trouve implicitement crédité de toutes leurs découvertes. Ainsi Cogniot découvre-t-il grâce à la « dialectique matérialiste », l’unité du monde… qui est une notion fort ancienne.

« …le monde est constitué par une variété infinie de phénomènes, de processus, d'états de la matière et par le passage incessant de l'un à l'autre. L’unité du monde n'en est pas moins réelle : elle tient à ce qu'il est tout entier matériel, la conscience elle-même appartenant à l'univers matériel étant une propriété particulière de la matière. »


C’est là pratiquement mot pour mot une citation de Bakounine, qui pourrait être tirée de Fédéralisme, socialisme et antithéologisme.

« Tout ce qui est, les Êtres qui constituent l'ensemble indéfini de l'Univers, toutes les choses existantes dans le monde, quelle que soit d'ailleurs leur nature, sous le rapport de la qualité comme de la quantité, grandes, moyennes ou infiniment petites, rapprochées ou immensément éloignées, exercent, sans le vouloir et sans pouvoir même y penser, les unes sur les autres et chacune sur toutes, soit immédiatement, soit par transition, une action et réaction perpétuelles qui, se combinant en un seul mouvement, constituent ce que nous appelons la solidarité, la vie et la causalité universelles. » (Bakounine, Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, 1867.)


Dans cette simple phrase, Bakounine pose l’unité du monde, la transformation de la matière et l’interaction des phénomènes de la nature. Il approfondira ses réflexions quatre ans plus tard dans « Considérations philosophiques sur le fantôme divin, sur le monde réel et sur l'homme », un « appendice » à L’empire knouto-germanique. Il dira notamment.

En fait Cogniot ne dit jamais : « Grâce au matérialisme dialectique, on a découvert ceci ou cela » ; il dit : « Ceci ou cela a été découvert, et ça concorde avec la dialectique matérialiste ». C’est une forme de parasitage de la science par une pseudo-science. Car à y regarder de plus près, il est évident que les savants font des découvertes grâce à une méthode scientifique bien rodée, la méthode inductive-déductive, bref la méthode expérimentale.

• La récupération par amalgame. Cogniot prend encore à témoin les penseurs des deux ou trois derniers siècles, qui, par un lent processus d’élaboration, conduisent à la philosophie matérialiste, ce qui est une banalité, puis il les « récupère » : on a ainsi des phrases du genre : « D'éminents savants comme Louis de Broglie défendent des positions qui se ramènent, en fin de compte, au matérialisme. » Et comme les positions de Louis de Broglie confirment, faut-il s’en étonner, le « matérialisme dialectique », on en conclut que ce savant apporte une pierre de plus à l’édifice « dialectique ».

• La récupération par le principe de non-contradiction. Cogniot énumère un certain nombre de théories scientifiques et conclut : elles ne contredisent pas le matérialisme dialectique.

« Ni la théorie des quanta, ni la théorie de la relativité, ni les phénomènes de désintégration radio-active avec évanouissement apparent de la matière, ni la découverte de particules élémentaires toujours nouvelles dans les profondeurs de l'atome et du noyau atomique, ni le phénomène du déplacement des raies du spectre vers le rouge, ni cette circonstance plus générale que le monde physique tel qu'il se présente aujourd'hui a perdu la faculté de faire l'objet d'une représentation sensible pour l'homme, rien de tout cela ne contredit le matérialisme dialectique, tel que Lénine l'a exposé surtout dans Matérialisme et empiriocriticisme et dans les Cahiers philosophiques. »


On frémit d’anticipation à ce qui se passerait si la théorie de la relativité ou celle des quantas contredisait le matérialisme dialectique… Mais heureusement, « à la lumière de Lénine s'expliquent philosophiquement les prétendues impasses de la science, auxquelles les apologistes se réfèrent pour entraîner la pensée humaine à l'obscurantisme. »
Une lecture quelque peu attentive du texte de Georges Cogniot révèle une chose surprenante : il n’y a que trois citations de Marx, et elles n’éclairent en rien le lecteur sur la « dialectique ». Les deux premières relèvent du cours élémentaire de formation marxiste : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes façons, mais il s'agit de le transformer », et « La religion est l'opium du peuple ». La première citation est la XIe thèse sur Feuerbach (1845) ; la seconde est tirée de la Critique de La philosophie du droit de Hegel (1843), un texte de jeunesse. (La citation complète est : « La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans cœur, comme elle est l'esprit des conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple. »)

La troisième citation, tirée du Capital (Livre I, section 1), n’est pas particulièrement pertinente s’il s’agit de démontrer la pertinence de la « dialectique » :

« En général, le reflet religieux du monde réel ne pourra disparaître que lorsque les conditions du travail et de la vie pratique présenteront à l'homme des rapports transparents et rationnels avec ses semblables et avec la nature. La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu'elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l'aspect que le jour où s'y manifestera l'œuvre d'hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social. »


Georges Cogniot n’a pas grand chose à se mettre sous la dent — ce qui est guère surprenant — pour légitimer par Marx la « dialectique »… dont ce dernier ne parle presque jamais. Et curieusement, il ne cite pas le seul passage — qui se trouve dans la Postface de 1873 du Capital, précisément — où Marx parle de la dialectique d’une manière positive.
Le fétichisme de la « dialectique » est absent chez Marx. En fait, lorsqu’on réduit à l’essentiel tout le galimatias des marxistes après Marx sur la question, le qualificatif de dialectique sert simplement à désigner un processus qui évolue et se transforme, ou des phénomènes qui sont en interaction. Et on ajoute « matérialiste » pour faire plus « scientifique ».

Le caractère de faux savoir de la dialectique est particulièrement saisissant dans le concept de « dialectique de la nature » élaboré par Engels. Il n’y a pas de « dialectique » dans la nature ; tout au plus peut-il y avoir une dialectique dans la pensée qui pense la nature. La dialectique est un mode de raisonnement, elle est une manière d’aborder un problème, un mode d’appréhension d’un phénomène, elle n’est pas le phénomène lui-même. Lorsqu’on veut expliquer que tout est « dialectique » en donnant l’exemple de l’eau qui est la thèse, la chaleur qui fait bouillir l’eau l’antithèse, et la vapeur produite la synthèse, cela ne veut pas dire que les choses se passent réellement ainsi : ce n’est pas la « dialectique » qui produit de la vapeur !!! Cela veut seulement dire que c’est celui qui expose le problème qui perçoit les choses ainsi. La « dialectique » n’explique en rien le processus physique par lequel l’eau portée à ébullition produit de la vapeur. L’interprétation « dialectique » d’un phénomène relève de l’idéologie. Son explication rationnelle relève de la science.

Philippe Pelletier écrit, très justement, à propos de la dialectique : « S’il ne s’agit que d’“interaction”, eh bien, laissons tomber les mots ronflants et parlons simplement d’interaction ». (« La pensée sociale d’Élisée Reclus, géographe anarchiste », Le Monde libertaire n° 1085, 22 au 28 mai 1997.)
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Re: Le Matérialisme dialectique

Messagede frigouret le Sam 5 Mar 2016 12:23

Intéressant. Mais justement si on ne considère que les interactions cela nous amène à distinguer deux grandes méthodes pour aborder la société humaine, le holisme méthodologique et l'individualisme méthodologique.
Le holisme va considérer des ensembles prétendument supérieurs aux parties qui le compose, perso je considère la méthode dangereuse .
L'individualisme méthodologique s'en tient à étudier les réalités tangibles , l' individu , et justement les interactions avec les autres individus. Je pense qu' en politique cette méthode va surtout conduire à se poser des questions sur le droit.
8-)
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Re: Le Matérialisme dialectique

Messagede Lehning le Sam 5 Mar 2016 16:02

Bonjour !

Un très bon ouvrage sur l'anarchisme et le droit. (Aux éd. ACL)

Salutations Anarchistes !
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