3. Les années 1902-1908 marquent la période ascendante du syndicalisme révolutionnaire. La stratégie révolutionnaire est adoptée au congrès de Bourges, en 1904, lors duquel fut décidée l’organisation d’une grève générale pour obtenir la journées de 8 heures. Au sein de la CGT unifiée se forme un mouvement qui se détache nettement de l’anarchisme pour former une doctrine séparée.
On peut dire que la « date de naissance » du terme « syndicalisme révolutionnaire » en tant que doctrine est le 1er janvier 1905 dans la revue socialiste Le mouvement socialiste : l’ex-blanquiste Victor Griffuelhes, secrétaire général de la CGT, écrivit un article intitulé « Le syndicalisme révolutionnaire ».
Les anarchistes restent alors très présents dans la CGT mais ils seront progressivement évincés des principaux mandats par les réformistes. La lecture attentive du procès-verbal du congrès d’Amiens dévoile un net déclin du mouvement révolutionnaire. Les commentaires des adversaires réformistes à la Direction confédérale, après le congrès d’Amiens, montrent bien que pour eux la signature de la « charte d’Amiens » est un échec pour les pour les anarchistes. Il est significatif que deux grandes figures du mouvement anarchiste, Pouget et Delesalle, quittent la CGT en 1908.
On peut également dire que le baptême du syndicalisme révolutionnaire se trouve dans l’intervention de Pierre Monatte au congrès anarchiste d’Amsterdam de 1907. Et que son organe officiel est la revue La Vie ouvrière, fondée en 1909 par Pierre Monatte.
4. Le congrès d’Amiens tenu en 1906 est souvent présenté comme l’acte fondateur du syndicalisme révolutionnaire. Je ne partage pas cet avis. En effet, il faut alors préciser que cette date marque aussi le début du déclin du syndicalisme révolutionnaire. La lecture intégrale du compte rendu des travaux d’Amiens montre une réalité qui se situe bien loin du mythe qui en a été fait, mais en même temps une réalité bien plus émouvante . On voit un courant syndicaliste révolutionnaire certes encore puissant, mais acculé, sur la défensive face à aux représentants de fédérations réformistes puissantes. La réalité qu’on perçoit n’est pas celle du mythe qui fut construit après coup. On voit que les oppositions à la politique confédérale (c’est-à-dire syndicaliste révolutionnaire) sont extrêmement vigoureuses, que les coups envoyés sont parfois assez bas.
Les syndicalistes révolutionnaires ont affaire à forte partie ; ils sont talonnés de près et harcelés par les guesdistes et les socialistes réformistes dont les forces sont loin d’être négligeables, et ils doivent se défendre pied à pied. Le vote de la fameuse « charte d’Amiens » par une écrasante majorité de délégués révèle à lui-même l’ampleur des concessions qui ont dû être faites aux réformistes, qui ont parfaitement compris que c’était là une défaite pour les anarchistes.
Présentée comme un compromis avec une fraction du courant réformiste pour faire barrage aux guesdistes, la charte d’Amiens consacre dans les faits la division du travail entre parti et syndicat
5. Les années 1909-1914 montrent un courant révolutionnaire sur la défensive, qui se maintient encore par la force d’entraînement, qui conserve encore la confiance de très nombreux travailleurs, mais qui est en perte de vitesse et qui doit affronter à la fois la répression féroce du pouvoir, une succession de sérieux échecs dans les luttes, et de graves crises internes provoquées par les réformistes dont la puissance grandit dans la CGT.
A partir de 1911 ses effectifs déclinent et ce sont les fédérations les plus radicales qui perdaient le plus de membres, ce qui donnait du grain à moudre aux réformistes.
Mais une cassure s’était formée au sein même du courant syndicaliste révolutionnaire de la centrale française. Il y avait d’un côté les révolutionnaires « orthodoxes » – les « gauchistes », en somme – peu intéressés par les effectifs de l’organisation, partisans des « minorités agissantes » et qui entendaient continuer à développer les thèmes et les méthodes traditionnels du syndicalisme révolutionnaire, malgré le recul évident que ces thèmes et ces méthodes subissaient dans la classe ouvrière. Les mandats de ces militants étaient en diminution constante.
Il y avait ensuite les syndicalistes « révisionnistes » — le terme est employé par Wayne Thorpe — peu concernés par la grève générale et l’antimilitarisme, et qui voyaient dans les réformes organisationnelles, dans la restructuration de la CGT, le seul moyen de faire face aux évolutions du système capitaliste et à la réalité économique. Ils étaient favorables à une certaine centralisation de l’organisation, qui aurait permis de renforcer le mouvement syndical face au patronat. Ce même thème avait été abordé par Fernand Pelloutier lui-même quelques années plus tôt.
En cela ils étaient très proches des réformistes, bien qu’ils s’en défendaient, et s’éloignaient grandement des conceptions décentralisatrices du syndicalisme révolutionnaire. Les « révisionnistes » restaient cependant opposés à la politique parlementaire et conservaient des objectifs révolutionnaires. Ils se trouvaient devant le paradoxe de devoir conserver intacts leurs principes tout en reconnaissant la nécessité de pratiques réformistes. Mais était-il possible de faire autrement dans une situation qui n’était pas révolutionnaire ?
Or le noyau de cette politique était constitué par le groupe de La Vie ouvrière qui avait repris à son compte la politique élaborée dans les années 1908-1909 et qui contestait vigoureusement que sa ligne politique ait quoi que ce soit de commun avec le réformisme. Ce sont eux qui s’opposèrent à la participation de la CGT à une Internationale syndicaliste révolutionnaire. Leur discours restait celui de l’unité internationale du mouvement ouvrier, mais cette unité devait se réaliser, avant la révolution russe, au sein du Secrétariat international dominé par la social-démocratie allemande, et après la révolution, dans l’Internationale syndicale rouge dominée par les communistes russes.
6. Le choix fait par la direction confédérale de ne pas s’opposer à la guerre en 1914 est la conséquence d’un certain nombre de facteurs complexes dont les deux principaux, me semble-t-il, sont :
• Le refus systématique de la social-démocratie allemande d’envisager une action commune avec les syndicalistes et les socialistes français en cas de déclenchement d’un conflit entre les deux pays ;
• La montée en puissance du réformisme au sein de la CGT, dont on a tendance à sous-estimer l’ampleur. En 1912 la direction confédérale a réussi à organiser une grève générale contre la guerre (initiative dont il n’y eut aucun équivalent en Allemagne), mais cette grève générale, à laquelle s’étaient farouchement opposés les réformistes, avait épuisé les réserves d’énergie de la Confédération et provoqué une répression terrible. Il ne s’agit pas de disculper la direction de la CGT. Au déclenchement de la guerre, celle-ci aurait pu lancer un mot d’ordre de grève générale qui n’aurait sans doute pas été suivi, ou un mot d’ordre de désertion générale : la direction confédérale aurait simplement été arrêtée et la guerre aurait continué, mais l’honneur aurait été sauf. Mais tout ça, c’est facile à dire après coup. En tout cas, l’emprise du réformisme sur la CGT en 1914 est tel qu’il n’est plus possible de la qualifier de « syndicaliste révolutionnaire ».
6. Le syndicalisme révolutionnaire reprendra du poil de la bête après la guerre, et surtout après la révolution russe. Les mouvements anarchiste et syndicaliste révolutionnaire ont soutenu avec enthousiasme la révolution russe. Mais lorsque les informations sur la répression du mouvement ouvrier organisée par les communistes russes ont commencé à filtrer, les anarchistes ont dans l’ensemble condamné le régime. Le mouvement syndicaliste révolutionnaire lui, s’est scindé en deux. Une partie, avec Pierre Monatte, a soutenu les communistes russes et préconisé l’adhésion de la CGTU – une scission de la CGT – à l’Internationale syndicale rouge, le pendant syndical de l’Internationale communiste. Une autre partie du mouvement syndicaliste révolutionnaire, avec Pierre Besnard, refusa de soutenir les communistes russes, se retira de toutes les initiatives liées à l’Internationale syndicale rouge, ce qui aboutit à la fondation à Berlin, en 1922, de l’Association internationale des travailleurs seconde manière, date qu’on peut considérer comme celle de la fondation effective (officielle ?) de l’anarcho-syndicalisme.
C’est au syndicalisme révolutionnaire que se réfère la déclaration de principes de cette Internationale, mais on peut dire que c’est bien d’anarcho-syndicalisme qu’il s’agit : contrairement à la charte d’Amiens, elle ne se déclare plus neutre par rapport aux partis politiques mais en opposition à eux ; contrairement à la charte d’Amiens qui a occulté la lutte contre l’Etat, contre la stratégie parlementaire et contre l’armée, la charte de l’AIT de Berlin se déclare opposée à l’activité parlementaire, au nationalisme, au militarisme, à l’Etat. Cette déclaration de principes nous apprend une chose importante par ce qu’elle en dit pas : à aucun moment le terme « anarcho-syndicaliste » n’est employé. Autrement dit, en 1922 il n’était pas encore d’usage courant.
Il faut garder à l’esprit qu’il y a eu une cassure dans le mouvement syndicaliste révolutionnaire, une partie de celui-ci ayant décidé de soutenir la stratégie internationale du communisme russe en adhérant à l’Internationale syndicale rouge ; l’autre partie refusant de soutenir le communisme concentrationnaire sur lequel toutes les informations étaient déjà disponibles. C’est sur cette question-là que se fondent les oppositions au sein du mouvement ouvrier à l’époque. Les militants qui ont fondé l’AIT de Berlin n’avaient pas le choix : il n’était pas concevable de ne pas être structuré sur le plan international ; et il n’était pas concevable d’adhérer à une internationale qui cautionnait la répression impitoyable du mouvement ouvrier par le gouvernement communiste russe.
Si l’AIT de Berlin, créée en 1922, ne se réfère pas à l’anarcho-syndicalisme, ce n’est pas parce que le terme n’est pas encore en usage, sinon sous la forme d’insulte sous la plume des socialistes et des communistes. C’est parce que les militants qui l’ont fondée se considéraient comme les vrais syndicalistes révolutionnaires.