Extrait d'un interview de Guillaume Lecointre a l'Humanité un bon résumé des rapports contemporains entre Biologie et Politique
http://www.humanite.fr/societe/guillaum ... ene-559066Marx et Engels, à la réception de l’Origine des espèces, sont très enthousiastes. Mais ils sont très vite rebutés par le fait que suite à cette publication se développe un « darwinisme social » qui met en avant le « struggle for life » interprété comme principe compétitif justifiant le libéralisme
et le capitalisme victoriens. Après la mort de Marx, Engels reviendra sur l’importance du principe coopératif dans la nature. Un rendez-vous manqué ?
Guillaume Lecointre "En 1859, Charles Darwin n’a pas terminé son immense travail. Avant de s’exprimer sur l’origine de l’homme et de ses sociétés, il va se passer douze ans pendant lesquels Herbert Spencer va prendre la parole et puiser dans l’Origine des espèces ce qu’on appelle un évolutionnisme philosophique. C’est lui qui va tenter de justifier, par un recours à la nature, le libéralisme économique victorien, c’est-à-dire l’idée que la politique sociale du « laisser-faire » et la lutte de tous contre tous sont fondées par la théorie darwinienne de l’évolution. Galton et d’autres vont le suivre dans une lignée plus dure, eugéniste, à laquelle Darwin, pas plus qu’aux idées de Spencer, n’a jamais adhéré. Le terme de « darwinisme social » à proprement parler n’est créé qu’en 1880 par le Français Émile Gautier. Malheureusement, le mot va faire époque, ce qui va rendre Darwin suspicieux dans le champ des sciences humaines et sociales jusqu’à aujourd’hui encore. Lorsque Darwin prend la parole au sujet de l’homme en 1871, il explique au contraire l’idée que celles des populations qui ont pratiqué des comportements cohésifs d’entraide, dans certains cas, s’en sont mieux sorties face aux aléas de l’environnement que celles qui ne les pratiquaient pas. Il voit en cela l’origine de comportements solidaires, des comportements d’entraide. Il y voit l’origine du soin porté aux anciens, du soin porté aux jeunes, du soin porté aux malades, et il en fait même, chez l’homme, l’origine naturelle de la morale. Contrairement à l’interprétation libérale du « struggle for life » qui le réduit à une justification de la compétition et de l’hostilité aux pauvres, la sélection naturelle n’est pas un phénomène univoque. En fait, si on veut bien se donner la peine de regarder le vivant dans toute sa richesse, on s’aperçoit que les comportements de mutualisation des bénéfices sont assez généraux. Seulement ce ne sont pas ceux-là que nos sociétés choisissent d’éclairer quand elles parlent de la nature. L’Angleterre victorienne a filtré, à travers Spencer, certaines des modalités sélectives qui l’arrangeait. Mais c’est vrai aussi de l’autre côté avec Kropotkine quand il écrit l’Entraide, un facteur de l’évolution, en allant puiser chez Darwin. Dans la nature, on trouve toutes sortes de comportements. Et la nature ne nous dit rien sur ce qui serait « bien » ou « mal » pour nous. C’est à nous d’en décider. Les biologistes, dans leurs recherches, s’efforcent de dissocier ce qu’on appelle les « discours de valeurs » et les « discours de faits ». Les discours de valeurs doivent s’élaborer dans l’arène des citoyens. C’est nous, en tant que citoyens, qui érigeons les règles du vivre ensemble. Vouloir aller chercher ces règles dans la nature ressemble toujours à un hold-up."