[i]L’État et la révolution[/i]
Il y a à mon avis un contre-sens sur
L’État et la révolution dans le mouvement libertaire qui tient au fait qu’on n’a pas tenu compte du contexte historique.
Ce contre-sens a également été fait à propos de
la Guerre civile en France de Marx, à peu près pour les mêmes raisons.
Marx et Lénine se sont trouvés confrontés à une situation révolutionnaire (la Commune de Paris pour le premier, la révolution russe pour le second) dont le déroulement ne se passait pas du tout comme ils n’auraient pensé, qui ne concordait pas du tout aux schémas qu’ils avaient en tête.
La récupération de thèmes anarchistes contenus dans
la Guerre civile en France a été dénoncée par Bakounine lui-même. C’est un ouvrage où Marx décrit la Commune en reprenant à son compte le point de vue fédéraliste, alors qu’il haïssait le fédéralisme. L’effet de la Commune, dit Bakounine,
« …fut si formidable partout, que les marxiens eux-mêmes, dont toutes les idées avaient été renversées par cette insurrection, se virent obligés de tirer devant elle leur chapeau. Ils firent bien plus : à l’envers de la plus simple logique et de leurs sentiments véritables, ils proclamèrent que son programme et son but étaient les leurs. Ce fut un travestissement vraiment bouffon, mais forcé. Ils avaient dû le faire, sous peine de se voir débordés et abandonnés de tous, tellement la passion que cette révolution avait provoquée en tout le monde avait été puissante [Bakounine, œuvres, Champ libre, III, p. 166.]. »
On retrouve le même processus pendant la révolution russe, avec L’Etat et la Révolution de Lénine, qui passe pour contenir le summum de la théorie marxiste du dépérissement de l’Etat, mais qui n’est qu’un fatras confus fait d’innombrables citations, surtout d’Engels, en fait.
L’Etat et la révolution est rédigé en août-septembre 1917 : à cette époque, le mouvement ouvrier russe a cessé de compter sur les socialistes modérés, il règne une grande agitation révolutionnaire, les structures de base telles que les comités d’usine accroissent les expropriations.
Lénine insiste avec force pour que le parti prenne le pouvoir par une insurrection, alors que la quasi-totalité des dirigeants du pari y sont opposés. Le mouvement anarchiste et anarchosyndicaliste est aux avant-postes de la lutte révolutionnaire, ils ont de plus en plus l’oreille des masses et constituent une force avec laquelle il faut compter. Mais, surtout, le tour pris par les événements, avec ou sans les libertaires, confirme, à cette étape de la révolution, les analyses libertaires concernant l’instauration d’organismes de base fédérés entre eux se substituant à l’Etat. Il convient de préciser que cette évolution n’est pas forcément la conséquence de l’activité des libertaires, mais qu’elle est un phénomène naturel dans la classe ouvrière.
C’est pourquoi Lénine tente de reformuler une doctrine marxiste de l’Etat en se référant inlassablement au seul texte de Marx qui peut l’aider dans cette tâche,
la Guerre civile en France.
Dans
L’État et la révolution, Lénine s’en prend à la social-démocratie qui conteste la possibilité d’une dévolution prolétarienne dans un pays où les ouvriers ne représentent que 3% de la population. Il veut donc montrer qu’une révolution prolétarienne est possible, et pour ce faire il récupère certains thèmes anarchistes, non pas pour affirmer une proximité entre ses vues et celles des anarchistes, mais pour montrer que le point de vue anarchiste n’a aucune validité parce qu’il lui manque l’affirmation du centralisme et celle de la dictature du prolétariat.
L’État et la révolution est en fait un livre profondément anti-anarchiste, et il est très curieux que certains libertaires aient pu penser qu’il ait pu y avoir la moindre proximité entre leurs vues et celles de Lénine.
Pour appuyer son point de vue, Lénine e réfère souvent à
la Guerre civile en France, le seul ouvrage où Marx parle vaguement du dépérissement de l’Etat, mais on va voir que Marx ne pensait pas un mot de ce qu’il disait.
la Guerre civile en France est en fait un ouvrage parfaitement opportuniste.
Il y a d’ailleurs un moyen très simple pour savoir ce que Marx pensait réellement. Il avait en fait écrit ce livre pour tenter de rallier à lui les nombreux communard réfugiés à Londres, et il était furieux que son plan n’ait pas marché. Il suffit de se reporter à une lettre qu’il écrivit à son ami Sorge : « Et voilà ma récompense pour avoir perdu presque cinq mois à travailler pour les réfugiés, et pour avoir sauvé leur honneur, par la publication de
la Guerre civile en France. »
Marx a donc « sauvé l’honneur » des communards en rédigeant ce livre. Merci, Marx.
La Guerre civile en France a beaucoup servi pour tenter de donner au marxisme un petit tour vaguement libertaire — au mépris de tout ce que son auteur a pu écrire avant la Commune, et après. Ce livre servit accessoirement de manifeste libertaire aux marxistes qui voudraient ravaler la façade de leur doctrine. La lettre à Sorge révèle la réalité de ce que pensait Marx.
Un marxiste parfaitement « orthodoxe » comme Franz Mehring observe, à propos de
la Guerre civile en France, dans sa Vie de Karl Marx : « Si brillantes que fussent ces analyses, elles n’en étaient pas moins légèrement en contradiction avec les idées défendues par Marx et Engels depuis un quart de siècle et avancés déjà dans le Manifeste communiste (…) Marx et Engels étaient naturellement parfaitement conscients de cette contradiction… » Comme c’est joliment dit…
La conclusion qu’on peut tirer de cela est que ni
la Guerre civile en France ni
L’État et la révolution ne peuvent être pris au sérieux et ne peuvent être pris en compte dans une analyse des positions de marxistes sur l’Etat. Le fait même que Lénine ne parle jamais du rôle parti dans
L’État et la révolution suffit à montrer que ce texte sert simplement un objectif tactique.
L’État et la révolution reste un texte profondément anti-anarchiste.