Réponse à Lehning, un peu tardive je le reconnais...Je voudrais intervenir sur ce que dit Lehning. Je comprends très bien que sur un forum, destiné en fait à des échanges rapides d’idées et d’opinions et pas à des analyses qui peuvent paraître lourdingues, on se livre à des raccourcis caricaturaux. Le problème est que parfois on ne sait pas vraiment si ces raccourcis caricaturaux sont ce qu’ils semblent être, ou s’ils ne représentent pas la pensée réelle de celui qui les émet. Précisément, la révolution russe est une des plus grandes sources d’inspiration de raccourcis caricaturaux pour de nombreux camarades du mouvement libertaire.
Je pense que si on veut avoir une vision un peu rationnelle de l’histoire, et en particulier de la révolution russe et de ses conséquences sur le mouvement ouvrier et sur le mouvement anarchiste, il faut éviter les accourcis, les lieux communs, les afirmations subjectives. Sinon on tourne en rond indéfiniment, et surtout on évacue toute réflexion sur les responsabilités de notre mouvement dans les échecs qu’on a subis.
Il me semble évident que sur ces forums (dont je suis un usager très récent) on assiste à des vannes et à des remarques un peu vachardes, mais manifestement il s’agit souvent de personnes qui se connaissent. Mais si on considère le cas d’une personne qui débarque sur le forum, qui n’est pas anarchiste ou qui est vaguement sympathisante, et qui cherche à apprendre quelque chose, ces raccourcis caricaturaux ne vont pas contribuer à la faire avancer.
Bon, j’ai un peu l’impression de raisonner en vieux schnoque, mais tant pis.
Je reprends donc les propos de Lehning.
1. Lehning dit :
« Sans la révo ratée de 1905, sans la prise de pouvoir autoritaire de Lénine et des bolcheviks… »Personnellement j’évacue totalement le concept d’« autoritaire » dans la réflexion politique. C’est un concept qui a été introduit dans le mouvement anarchiste à la suite d’une sorte de dérive sémantique. Je m’en suis expliqué ailleurs (Monde-nouveau.net, Intervention aux rencotnres internationales de Saint-Imier, « Bureaucratie et autorité »
http://monde-nouveau.net/IMG/pdf/Interv ... ouveau.pdf). La Fédération jurassienne reprochaient à Marx et au conseil général de l’AIT leur « autoritatisme », c’est-à-dire leur bureaucratisme – le mot bureaucratique (inventé en 1759 il est vrai) n’était pas employé dans le mouvement ouvrier. Lorsque Proudhon et Bakounine parlent d’« autorité » c’est un concept politique, pas comportemental. Que Marx ait été « autoritaire » d’un point de vue psychologique est certain, mais ce qui lui est reproché est d’avoir été bureaucratique dans ses choix en tant que dirigeant de l’AIT.
Il y a eu une dérive sémantique lorsque le mouvement libertaire a peu à peu interprété le mot « autoritaire » dans le sens psychologique et comportemental. En faisant ça, paradoxalement, il s’est privé de tout moyen d’investigation du phénomène bureaucratique. En accusant quelqu’un d’être « autoritaire », on considère qu’on a tout dit, pas besoin d’aller chercher plus loin pour comprendre.
En disant que les bolcheviks ont pris le pouvoir de manière « autoritaire », Lehning laisse entendre qu’il y a donc une manière « anti-autoritaire » de prendre le pouvoir. Il y aurait donc la mauvaise manière de prendre le pouvoir, et il y aurait la bonne…
Pour en revenir aux propos de Lehning, les bolcheviks n’ont pas pris le pouvoir de manière « autoritaire », ils ont pris le pouvoir, tout court, par un coup d’Etat. En effet, la révolution qui avait commencé en juillet avait progressivement évolué vers la constitution d’un double pouvoir : d’un côté un Etat socialiste « démocratique » dont on attendait qu’il convoque une Assemblée constituante, convocation que ces abrutis de socialistes reculaient sans cesse : d’autre part le pouvoir soviétique qui se renforçait, à tel point qu’un congrès des soviets de toutes les Russies avait été convoqué avec à l’ordre du jour la décision d’assumer pleinement le pouvoir. Ça n’arrangeait pas les bolcheviks, parce que dans ces congrès de soviets ils étaient très minoritaires. Le coup d’Etat d’octobre a été déclenché la veille de l’ouverture de ce congrès, pour le prendre de court. Après, on a appelé ça une « révolution ». Cette affaire est très bien décrite dans Lehning (l’autre, le vrai : Arthur), Les soviets trahis par les bolcheviks (Spartacus).
D’ailleurs puisque Lehning (celui du forum anarchiste) évoque la révolution ratée de 1905, dont on croit pouvoir comprendre qu’elle fut ratée à cause des bolcheviks (ce n’est pas dit expressément mais le parallèle entre la « révo ratée de 1905 » et la « prise de pouvoir autoritaire de Lénine » le laisse entendre) peut-être est-il utile de rappeler qu’à un certain moment le soviet de Pétrograd cherchait quelqu’un pour le présider et que Voline, qui passait par là, avait poliment décliné l’offre pour ne pas faire œuvre d’« autorité ». Il serait peut-être bon, par conséquent, d’analyer les conneries faites par le mouvement libertaire russe, cela éviterait de tout mettre sur le dos des bolcheviks. Parce que Trotsky, lui, n’a pas eu d’état d’âme et a accepté le boulot.
2. Les bolcheviks, donc,
« ont éliminé le mouvement anarchiste et les opposant-e-s divers-es ». A strictement parler, c’est tout à fait vrai, mais c’est un peu raccourci, car les anarchistes russes ont eux-mêmes beaucoup contribué à leur propre élimination. Là aussi, il faudrait faire la part des choses. Cela ne retire d’ailleurs rien de l’efficacité impitoyable avec laquelle les bolcheviks ont éliminé les oppositions, y compris dans leur propres rangs. (Il y a un excellent livre sur l’élimination des oppositions par les bolcheviks : Léonard Schapiro, Les bolcheviks et l’opposition (Les îles d’or, Paris, 1957).
3. Concernant
« la destruction des soviets libres qui fonctionnaient de manière libertaire (Cronstadt and co) », là encore, c’est un raccourci audacieux. D’abord, Cronstadt était une base militaire et ne peut pas vraiment servir de modèle de réorganisation de la société. Certes les soviets sont apparus rapidement pour pallier les carences du pouvoir en place, celui du tsar et ensuite celui de Kérenski, mais il ne faut pas tomber dans la mythification gâteuse dans laquelle ont sombré certains camarades, mais surtout les conseillistes qui font des soviets le nec plus ultra de l’institution révolutionnaire. Car les soviets se sont très rapidement bureaucratisés, pour devenir des choses extrêmement lourdes, et les bolcheviks n’étaient pour pas grand chose là-dedans. (Voir un autre livre remarquable : Oskar Anweiler, Les soviets en Russie, Nrf Gallimard, 1972). L’analyse d’Anweiler est confirmée par Marc Ferro : Des soviets au communisme bureaucratique (Archives Julliard, 1985). [Je sais, mes références culturelles datent un peu…]
Beaucoup de gens issus des couches populaires ont soutenu le pouvoir bolchevik non pas par adhésion idéologique mais parce que le pouvoir garantissait à ces couches leur intégration dans l’appareil d’Etat et leur a permis de participer massivement à l’exercice du pouvoir, en province peut-être de façon plus frappante encore qu’à Petrograd. Ces hommes et femmes étaient plus encore solidaires du régime que les ouvriers demeurés ouvriers, ou les paysans demeurés paysans car, tout en bénéficiant d’avantages que leur apportait Octobre, ils en attribuaient le mérite autant à leur propre action qu’au parti bolchevik. Ces apparatchiki non-bolcheviks étaient sans doute plus inconditionnels du nouveau régime que bien des militants bolcheviks. Ferro explique ça très bien.
On s’aperçoit que si, au début, la population participe nombreuse aux difféntes instances mises en place, au fur et à mesure que le nombre de permanents grandit, pour des raisons diverses, la fréquentation diminue.
Se contenter de dire que les bolcheviks sont des « autoritaires » (et ceux qui choisissent cette approche ne vont en général pas plus loin), c’est en fait se priver de tout outil pour analyser le phénomène de la bureaucratisation de la société soviétique.
4.
« Jamais il n'y aurait eu de marxisme-léninisme marxisant autoritaire, de Staline, de trotskard-e-s caricaturaux, de CCI, de POI et de Rouges encore au XXI° siècle. »Le marxisme existait bien avant le léninisme et les principaux traits de la doctrine léniniste existaient bien avant la révolution russe, en particulier l’idée développée par Lénine, qui a copié sur Kautsky, selon laquelle la classe ouvrière a besoin des intellectuels bourgeois pour accéder à la conscience révolutionnaire. La contribution de Lénine a été de mettre en œuvre une révolution qualifiée de « prolétarienne » dans un pays où 1% de la population étaient des ouvriers, et d’avoir fait la révolution contre l’avis de l’écrasante majorité du mouvement socialiste de l’époque, qui jugeait que dans un tel contexte c’était impossible.
D’une certaine manière, il est donc historiquement faux d’établir une filiation entre le marxisme « traditionnel » et le léninisme dans la mesure où précisément le marxisme de l’époque, et notamment les marxistes allemands (les seuls qui comptaient vraiment, à ce moment-là, il faut le dire) avait prévenu contre les dérives terroristes d’une révolution « ouvrière » dans un pays où il n’y avait quasiment pas d’ouvriers. L’entourlouppette intellectuelle de Lénine est d’avoir convaincu ceux qui voulainet l’entendre que les marxistes allemands n’étaient pas de vrais marxistes. Moi je dis : les marxistes allemands étaient les vrais marxistes, Lénine, c’est autre chose.
La pensée de Marx elle-même a été falsifiée après la revolution russe, elle a été en quelque sorte « surdéterminée » par l’interprétation qu’en ont faite les bolcheviks. Car la stratégie politique de Marx, même déjà dans le Manifeste communiste, est une stratégie fondée sur l’usage par la classe ouvrière du suffrage universel. Marx et Engels étaient persuadés que la classe ouvrière étant majoritaire, les travailleurs voteraient en masse pour les socialistes, qui accéderaient ainsi au pouvoir. La « révolution » dont il est question dans le Manifeste communiste est la révolution démocratique qui impose la démocratie parlementaire dans les pays dominés par des monarchies absolutistes, comme dans l’Allemangne de l’époque.
On peut dire par conséquent que Lénine a « inventé » autre chose, même si cet autre chose se couvre du manteau « marxiste ». Marx n’est pas à incriminer dans cette affaire ; le marxisme ayant simplement servi d’alibi.
Je reste absolument convaincu que Marx aurait condamné avec horreur ce qui s’est passé en Russie après la révolution – pas seulement le stalinisme, mais le léninisme également.
En revanche, on peut parfaitement dire que le stalinisme est l’héritier direct du léninisme dans la mesure où Staline n’a rien fait d’autre qu’investir toutes les institutions créées par le bolchevisme.
Pour reprendre l’analyse de Marc Ferro, la survie du régime stalinien n’aurait pas été possible par la simple terreur s’il n’avait suscité une large adhésion auprès de cette population qui a investi les organes du pouvoir non par conviction idéologique, mais par opportunisme. Makhno, déjà, considérait qu’une partie du prolétariat urbain trouvait son compte dans le soutien au régime (Cf. Alexandre Skirda, Les cosaques de la liberté, p. 332, éd. JC-Lattès.). L’« Etat ouvrier » des bolcheviks avait 160 millions de paysans, 5 millions de fonctionnaires (130 000 sous le tsar !) et 1,2 million d’ouvriers.
5.
« Lénine et son Parti bolchevik a bien entendu été l'un des prémisses du stalinisme (tout en enfantant le trotskysme).» Dans cette affaire, Trotsky n’a strictement aucune importance, sur le fond. C’est un candidat raté à la succession de Lénine qui a passé le reste de sa vie à se convaincre que la Russie communiste était un Etat ouvrier malgré tout, parce que s’il ne l’avait pas fait, il aurait désavoué toute son action.
Promis, ma prochaine intervention sera en courte et en langage SMS. (Je vais m’entraîner.)