Observations d’un Québecois au moment de rentrer chez lui

Observations d’un Québecois au moment de rentrer chez lui

Messagede vroum le Mar 28 Juin 2011 00:21

Observations d’un Québecois au moment de rentrer chez lui

in Le Monde libertaire n°1640 (16-22 juin 2011)

http://www.monde-libertaire.fr/actualites-anarchistes/14689-observations-dun-quebecois-au-moment-de-rentrer-chez-lui

Au moment où je rédige ces lignes, je m’apprête à rentrer au Québec, après avoir passé neuf mois en France.

Quand je suis arrivé, j’ai dit aux premiers compagnons rencontrés que je souhaitais faire tout ce que les anarchistes me demanderaient qui pourrait aider le mouvement : j’ai fait de mon mieux pour tenir parole. Je me suis en conséquence beaucoup promené à travers le pays pour y donner des conférences, ai vu des tas d’endroits que je ne connaissais pas et surtout rencontré de très nombreuses militantes et de très nombreux militants.

Dans le texte qui suit, j’aimerais partager avec vous, livrées en vrac, quelques impressions à la suite de ces voyages et rencontres. Il est entendu qu’il ne s’agit que d’impressions et aucunement du résultat d’une enquête scientifique : les remarques qui suivent sont donc avancées sans dogmatisme ni prétention et surtout sans vouloir donner de leçons à quiconque. Je me limiterai à quatre observations/réflexions.

Notre mouvement reste modeste par le nombre de ses partisans…

La première chose que je voudrais noter ne peut manquer de très vite frapper l’anarchiste étranger de passage ici : c’est la petitesse (quantitative, bien entendu) du mouvement.

Il est en effet facile, du Québec ou même d’ailleurs, de s’illusionner sur le nombre d’adhérentes et d’adhérents formels ou informels à l’anarchisme en France. Cette longue histoire qui a été ici celle du mouvement, ces ancêtres illustres et ces innombrables militants qui ont contribué à l’écrire, le fait qu’on rencontre parfois – j’en ai croisé – des gens qui sont anarchistes de famille depuis plusieurs générations, ces nombreuses publications, dont, bien entendu, l’illustre Monde libertaire, sans oublier une radio : tout cela donne l’impression d’un mouvement toujours vaste.

Mais le fait est, vous le savez sans doute mieux que moi, que le mouvement est modeste et que derrière la généreuse et parfois débordante activité de certaines et de certains, c’est un nombre restreint, voire minuscule, de personnes qui y sont impliquées.

… mais forts de leur militantisme

Et pourtant, et ce sera ma deuxième observation, malgré le petit nombre de militantes/militants ou de sympathisants, de nombreuses et remarquables actions de toutes sortes sont accomplies. Des journaux se publient, des émissions de radio se font, des conférences et des débats sont organisés, des activités militantes en grand nombre sont réalisées. Le mérite en revient, bien entendu, à toutes ces personnes qui donnent temps, argent et énergie à la cause en laquelle elles croient. J’en ai rencontré plusieurs et je les salue chaleureusement ici, sans les nommer, puisqu’ils et elles sont trop nombreux.

Mais je pense aussi que nous – et je m’inclus bien entendu dans ce nous – pouvons faire mieux. Pour cela, et ce sera ma troisième observation, nous devrions avoir ce que j’aime appeler «un programme positif crédible à mettre en avant». Nous avons en effet un problème de vision et, pour le résoudre, une longue vue me semble indispensable.

La longue vue ou notre problème de vision

Trop souvent, on pourra observer ceci.. Demandez à une personne libertaire contre quoi elle est et elle vous donnera une longue liste de maux qu’elle combat, avec raison. Demandez-lui ensuite en faveur de quoi elle est, et la réponse sera infiniment plus courte et le plus souvent vague à souhait. C’est tout particulièrement le cas dans les deux secteurs où les libertaires, mais aussi plus généralement toute la gauche, ont été particulièrement pauvres en idées et propositions, je pense : l’économie et le politique.

Les gens à qui nous nous adressons sont parfaitement conscients de l’horreur économique et politique dans laquelle nous pataugeons, les personnes que nous voulons inviter à lutter savent tout cela parfaitement, en étant souvent les premières victimes. Mais qui saurait articuler de manière crédible une réelle, inspirante et crédible vision d’une économie saine, incorporant des valeurs qu’on souhaite implanter et promouvoir, une telle économie étant valable pour maintenant, pour toute une société, et pas seulement pour un lieu de travail tentant d’exister en marge de l’économie dite «de marché» actuelle ? De même pour une politique et des modalités de prises de décisions valables à l’échelle d’une société et qui seraient assez satisfaisantes à nos yeux et à ceux des personnes à qui nous les soumettons pour inciter à se battre pour elles ?

Nous manquons terriblement de tout cela et sur ces deux plans, économie et politique, nous devons être plus créatifs, plus innovateurs. Il y a à cet exercice des vertus pédagogiques immenses et nous avons alors quelque chose à proposer, non seulement à court et à moyen terme, mais aussi à long terme.

Je déplore donc le peu de travaux en ce sens, et le fait que ces types de réflexion n’irriguent pas plus l’action des libertaires mais aussi celle de tous les progressistes réels ou présumés – comme ces socialistes français que ces questions n’intéressent plus et qui pensaient présenter à la présidence du pays le directeur du FMI, ce qui est surréaliste.

Vous le savez peut-être : j’ai de mon côté fait de mon mieux pour faire connaître l’économie participaliste de Michael Albert et Robin Hahnel, ainsi qu’un modèle de politique participative de Steve Shalom, tout cela au sein du Project for a Participatory Society. Ces deux visions vont dans le sens que je préconise (l’autogestion et la démocratie participative) ; mais bien d’autres directions restent à développer, explorer, implanter – je pense notamment aux différents modèles de coopératives.

Il est urgent de faire ici montre d’audace, et un mouvement libertaire, à mon goût, alimenterait la réflexion sur tout cela et aiderait aussi à mettre sur pieds diverses expériences avec, à chaque fois, l’ambition de sortir des cadres convenus. Il faut imaginer des lieux de travail non hiérarchiques, ne visant pas le profit ou, en tout cas, pas le profit à tout prix, des manières différentes de produire et de consommer, de prendre des décisions. Ce sont de vastes chantiers et on les a trop négligés. Ce qui est grave puisque, pour reprendre ses mots à Kropotkine, c’est l’espérance et non le désespoir qui fait le succès des révolutions.

En évoquant ces expériences qu’il faut tenter, j’ai déjà commencé à aborder ma quatrième observation. Il s’agit de notre problème d’attraction/rétention. Empruntant de nouveau une image à Michael Albert, je le nomme le problème du pot de colle.

Le pot de colle

Nous tentons de comprendre le monde, dénonçons des injustices qu’on y trouve ; en luttant contre diverses institutions, nous alertons nos contemporains, nous leur proposons des manières différentes de fonctionner. Nous voulons être entendus, écoutés : c’est le problème de l’attraction. Et ces gens qui sont venus, nous voulons les garder avec nous pour que le mouvement soit de plus en plus fort et soit finalement capable d’obtenir les changements qu’il cherche à gagner : c’est le problème de la rétention. Voilà ce que symbolise ce pot de colle.

Ce problème est crucial si on veut gagner. Et on ne milite pas pour perdre, mais pour gagner et, je veux dire, pas seulement pour préserver des gains, mais pour en remporter de nouveau. Et, pour cela, il nous faut attirer et conserver des gens. Il nous faut mobiliser. Il nous faut un pot de colle.

Or, là-dessus, nous ne sommes pas à la hauteur. En le disant, rassurez-vous, je ne veux surtout pas nier le rôle de l’idéologie et des institutions dominantes dans tout cela : il est central et se manifeste jusque dans le langage (on a tout fait, par exemple, pour que le mot «privé» soit associé à positif, excellent, efficace et le mot « public » à mauvais et inefficient ; le saccage des retraites chez vous s’appelle une « réforme » ; les sables bitumineux de l’Alberta, au Canada, un des drames écologiques majeurs de notre temps, sont appelés des « sables pétrolifères » ; et « anarchie » est entendu comme signifiant désordre et chaos) et je rage comme vous quand les médias ne couvrent pas, ou trop peu, ce qu’on dit et qu’on fait, même lorsque cela mobilise beaucoup de monde.

Mais je pense aussi que nous avons notre part de responsabilité dans notre malheur. Nous avons manqué de vision, d’abord, comme je l’ai dit, et cela est impardonnable. Mais nous avons aussi parfois été – nous le sommes même peut-être encore trop – arrogants, sectaires, intransigeants, nous entre-déchirant sur des points qui doivent paraître bien mineurs (parfois avec raison) vus de l’extérieur, d’une acerbe et inutilement dure critique pour de bons camarades avec lesquels on n’est pas d’accord sur un point ou un autre, et finalement méprisants pour les gens que nous tentons de convaincre et pour leurs valeurs et modes de vie. Nous avons donc, je le crains, parfois donné un bien piètre spectacle à celles et ceux que nous voudrions attirer.

Michael Moore, le cinéaste bien connu, a suggéré il y a quelques années à tous les gens de gauche aux États-Unis, et spécifiquement aux intellectuels, d’aller jouer au bowling et de faire de la danse en ligne – je vous laisse décider ce que serait la traduction en France de cette idée. Je comprends parfaitement le message et il a raison.

La question du pot de colle est plus vaste qu’une simple question d’image de respect des personnes. Il concerne aussi notre capacité d’être unifiés sur des questions de fond. La droite l’est. Malgré ses divisions, elle sait faire front commun pour préserver ce qui lui est cher. Nous les sommes beaucoup moins, et je le déplore.

Des souvenirs heureux

Je me souviendrai toujours de ces mois parmi mes cousins compagnons et de ces personnes magnifiques que j’ai croisées. Parmi tous ces souvenirs, un de mes plus précieux sera d’avoir pris la parole, comme je l’ai fait à quelques reprises, dans des Bourses du travail et de ce mélange de fierté, de vive émotion et de nostalgie que cela faisait naître en moi.

Certes, je le sais bien, il n’est pas possible de simplement répéter aujourd’hui ce qui a été fait hier. Mais dans ces bâtiments admirables où se trouvaient, comme on sait, des salles de rencontre, des musées, des livres, des ressources de toutes sortes et mille autres incarnations à la fois de la solidarité et d’un idéal de vie sociale, politique et économique préfigurant la société de demain dans laquelle on espérait vivre, je trouvais de quoi méditer sur ce que l’anarchisme a été et pourrait être de nouveau. Sur ce qu’il devrait être aussi, en ces heures où il est d’une si grande et indéniable actualité. C’est que nos idées, j’en suis profondément convaincu, sont plus que jamais depuis très longtemps un fruit mûr dont d’innombrables personnes ont, sans le savoir, soif et faim. À nous de leur en faire connaître la saveur.

Je tiens pour finir à remercier de tout cœur les personnes qui m’ont invité et permis d’échanger avec tant de gens.

Normand Baillargeon
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