http://acontretemps.org/spip.php?article165Après la catastrophe : le révisionnisme libertaire
Qu’il nous soit permis de citer ici une opinion somme toute assez significative de l’état d’esprit qui prévalait chez les libertaires allemands au sortir de la catastrophe que représenta la guerre. Elle est d’Eugen Brenner, ouvrier peintre et anarcho-syndicaliste. « Ils me font pitié, déclarait-il, tous ceux qui ne savent pas encore que la démocratie est une forme de société dans laquelle, pour des individus libertaires, il est possible de vivre, et la dictature une forme dans laquelle cela est impossible. Soit ils ont vécu sur la Lune ; soit ils n’ont connu ni les camps de concentration, les caves de la Gestapo ou les prisons nazies, ni la cruelle émigration, ni les caves du Guépéou. Aujourd’hui, je suis prêt à défendre, les armes à la main, la démocratie soi-disant capitaliste contre tout agresseur, qu’il soit de droite ou de gauche. » [36]
L’après-guerre venue sur la défaite du régime nazi, l’ « impérialisme rouge » constitue, désormais, pour Rocker, le principal danger qui menace la paix mondiale. Convaincu que l’histoire risque de se répéter, il est persuadé que l’URSS, en empêchant la démilitarisation générale des peuples, succède au Reich allemand comme bastion de la réaction. Pour lui, c’est à l’humanité tout entière de tirer les leçons du passé et d’en finir avec la funeste politique d’hégémonie des États, tâche indispensable si elle veut éviter que se produise un nouveau cataclysme mondial, à dimension probablement nucléaire cette fois [37].
Dès lors, une conviction s’ancre en lui : il faut sortir de l’ornière du mouvement ouvrier. Pour Rocker, en effet, le temps de la conquête des usines par les ouvriers est définitivement révolu. Comme l’écrit, en 1946, un de ses correspondants, l’anarchisme doit désormais dépasser la « vision prolétarienne du monde » qu’il incarne pour devenir un « humanisme ou libéralisme révolutionnaire » [38]. En l’espace de quelques décennies, entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, l’héritage d’un siècle et demi de libéralisme a été mis à sac. À l’avenir, pense alors Rocker, il faudra redoubler d’efforts pour ré-enraciner les idées de liberté et de dignité humaines au sein des masses populaires, ce qui prendra, estime-t-il, sans doute plusieurs générations. Prenant ses distances avec la théorie kropotkinienne, il n’est plus question pour lui, comme au début des années 1920, d’éveiller les consciences, mais de les éduquer, voire de les rééduquer. Dans ces conditions, poursuit-il, le mouvement libertaire doit devenir le gardien de la tradition libérale, ce qui impose de repenser fondamentalement l’anarcho-syndicalisme classique. De l’AIT, écrit Rocker à Helmut Rüdiger au début des années 1950, « il ne reste plus que le nom, et ce qu’il faudrait envisager à l’avenir, c’est une internationale libertaire sur une base beaucoup plus large » [39].
Dans le prolongement d’une série d’articles parus, à la fin des années 1920, dans le Fanal d’Erich Mühsam, où il avait examiné les « problèmes actuels de l’anarchisme », Rocker remet maintenant en question la doctrine anarcho-syndicaliste elle-même, et en particulier la perspective d’un socialisme libertaire fondé sur les syndicats : « Il faut rejeter la croyance en un système économique unitaire parce qu’un tel système tuerait l’économie […]. Ce qui a réellement fait la grandeur de la pensée socialiste, ça n’a jamais été de chercher à donner une forme unitaire à l’économie, mais de lui donner un fondement éthique qui vise à répartir aussi équitablement que possible les produits du travail. » [40]
Dans la même veine, il s’en prend aux « fanatiques de l’unité à tout prix » – parmi lesquels il range la CGT d’avant 1914 –, qui « croient pouvoir tout ramener à une norme unique avec leur rouleau compresseur, alors qu’en réalité ils détruisent tout ce qu’il y a d’organique, en en faisant une insipide bouillie » ; ces unitaires à tout prix oublieraient que « la réaction commence toujours là où on essaie de ramener la vie à une certaine norme » [41]. Malgré le ton général de ses remarques et les exemples qu’il choisit, il n’est pas douteux que Rocker se livre, alors, à un réexamen largement autocritique. Si l’organisation continue, à ses yeux, d’être une nécessité, il insiste désormais sur le fait qu’elle peut aussi représenter un réel danger d’étouffement de l’esprit et de l’initiative de ses membres [42]. Transposant ici à toute forme d’organisation ouvrière – et non plus seulement au socialisme autoritaire – la critique appliquée au centralisme politique, qu’on retrouve pleinement développée dans Nationalisme et culture, Rocker y voit une force tendanciellement mécanique qui incline toujours, tout comme l’État, à ne plus respecter les lois de la vie. Même s’il ne renie pas – ni ne reniera jamais – ses positions du début des années 1920, il pose les jalons d’une critique radicale de l’anarcho-syndicalisme, que va développer, dans toutes ses implications, son ami Rüdiger. En voulant se doter d’une forme d’organisation et d’une pratique adéquates puisées, au tournant du siècle, dans le syndicalisme révolutionnaire français, le mouvement libertaire se serait imprégné, au passage, de la théorie fataliste de la lutte des classes et d’une conception naïve de la révolution, aux forts relents millénaristes et jacobins. De là découlerait, selon Rüdiger, une croyance – infondée, mais largement répandue chez les anarchistes – à la révolution comme « panacée universelle » devant mettre fin, d’un seul coup, aux souffrances de l’humanité par l’action de classe et la syndicalisation de la société [43].
Désormais, Rocker pense l’émancipation d’après-guerre en des termes forts différents. Ainsi, il incite, par exemple, les anarchistes à envisager la création d’une « fédération mondiale des peuples libres », peuples eux-mêmes organisés sur le principe fédéraliste, qui se substituerait aux États autoritaires, centralisateurs et nationalistes. Dans son projet, il accorde un rôle déterminant à l’Allemagne et à l’Europe. À l’Allemagne parce qu’elle a perdu toute souveraineté étatique en 1945 et que, « pays du milieu », elle pourrait devenir le pivot d’une « fédération des peuples européens » ; à l’Europe parce qu’elle doit s’unifier sur le plan économique si elle veut venir à bout des problèmes que pose la reconstruction.
« Désormais c’est à l’aune du projet de fédération européenne qu’on doit mesurer l’intérêt de tout mouvement social et de toute proposition visant à transformer les conditions actuelles. » [44]
Pour Rocker, la situation de l’Allemagne en 1945 permet aux libertaires de reprendre l’initiative. Ainsi, dans une brochure éditée deux ans plus tard par la SAC suédoise et préfacée par Rüdiger, il se propose de définir des champs d’intervention concrète dans l’Allemagne vaincue. Ce texte donne une image assez fidèle de son anarchisme révisé. Un anarchisme fortement teinté de libéralisme, plus pragmatique, plus « constructif » ; une pensée, en somme, qui reste attachée à la perspective anarchiste tout en rejetant les luttes de classes et la révolutionnarité.
Rocker invite, par exemple, les rescapés de la FAUD à intervenir au niveau municipal pour mettre en pratique, dans le cadre de la reconstruction du pays, les principes fédéralistes du socialisme libertaire. Il leur recommande, par ailleurs, d’adhérer aux syndicats renaissants – qu’il pense plus ouverts aux expériences de la FAUD – dans le but de les inciter à prendre en charge la réorganisation et la gestion de la production. Pour lui, les luttes salariales doivent désormais passer au second plan. Œuvrant à la « destruction de l’économie de profit et à la transformation de la vie sociale par une répartition équitable des produits du travail », le mouvement coopératif constitue, à ses yeux, un autre terrain d’activité à ne pas délaisser [45]. Et c’est sur ces trois piliers (municipalités, syndicats et coopératives) que Rocker fait reposer l’ordre social nouveau, première étape vers la « fédération des peuples européens », qui doit préfigurer cette « fédération mondiale des peuples libres » qu’il appelle de ses vœux.
Son programme semble abonder dans le sens des discussions des groupes anarcho-syndicalistes locaux qui se reforment depuis 1945 – au moins pour certains d’entre eux, en particulier à Darmstadt, où Alfred et Grete Leinau organisent plusieurs rencontres qui vont déboucher sur la fondation, en 1947, de la Fédération des socialistes libertaires (FSL). De fait, les activités de la FSL ne vont pas tarder à se limiter à la publication d’une revue purement théorique (Die freie Gesellschaft), au demeurant peu appréciée des militants – surtout en Rhénanie et dans la Ruhr –, qui la trouvent trop molle et trop éloignée des réalités de la vie pour attirer les jeunes travailleurs. À l’Est, s’ils ne se retrouvent pas dans les camps de concentration dont ils viennent à peine de sortir, les anarchistes ont très peu de possibilités d’action au niveau municipal, à moins d’adhérer à un des partis autorisés.
Des voix s’élèvent alors contre la révision doctrinale de Rocker et son approche pragmatique des choses. C’est le cas, en particulier, du Groupe international Bakounine, qui rassemble des anciens collaborateurs de la revue War Commentary et dont le groupe londonien Freedom se charge de diffuser les publications. On lui reproche, et vivement, de verser dans l’opportunisme en mettant les anarchistes allemands sous la coupe du gouvernement militaire d’occupation et en promouvant une forme de capitalisme autogéré au niveau communal. Une violente polémique éclatera même à propos d’Erich Mühsam, dont les deux tendances revendiquent la filiation intellectuelle et politique. Le courant anti-Rocker cherchera, de son côté, à former – sans succès – des organisations unitaires sur le modèle des « blocs anti-autoritaires » qui sont nés spontanément, au milieu des années 1920, du rapprochement des anarchistes, des anarcho-syndicalistes et des communistes de conseils dans quelques villes allemandes.
Dans ses derniers textes, d’inspiration sensiblement proudhonienne, Rocker critiquera tous ceux qui, parmi les anarchistes, lui semblent voir les choses « à travers les verres fumés de la tradition ». Ainsi, indiquera-t-il, le terme de compromis serait devenu un « mot-fétiche » qui déclencherait chez eux d’incontrôlables réactions de peur [46]. En faisant clairement référence au social-démocrate Eduard Bernstein, pour qui il a visiblement de l’estime [47], Rocker est d’avis qu’un « révisionniste », loin de trahir la cause, est un homme qui cherche seulement de nouvelles voies praticables.
« L’anarchisme et l’idée de la liberté en général sont des idées, non pas absolues, mais seulement relatives et partant, elles sont soumises à de continuelles transformations […]. Les idées absolues conduisent toujours au despotisme de la pensée et, là où leurs représentants en ont le pouvoir, au despotisme du fait. » [48]
Cette mise en garde a, pour lui, valeur testamentaire : elle expliquerait pourquoi les révolutionnaires d’hier sont très souvent les réactionnaires d’aujourd’hui.
Gaël CHEPTOU