Premier pointAuzias, qui est une vieille amie, a interrogé des survivants de la CGT-SR de Lyon pour faire son travail (en 1993). Moi-même, qui ai commencé à militer dans le mouvement libertaire à Paris en 1970, j’en ai rencontré, avant elle. J’ai très bien connu le dernier trésorier de cette organisation, qui savait des choses qu’on ne lira malheureusement jamais dans les livres d’histoire parce que les jeunes blancs-becs de 25 ans que nous étions ne pensions pas à conserver la mémoire des événements passés. Aujourd’hui je le regrette amèrement.
La CGT-SR a été
interdite en 1939. Je n’ai pas connaissance qu’elle se soit ensuite
dissoute, juste histoire de confirmer la décision de Vichy. Ça n'a pas grande importance, sauf si on tient absolument à «prouver» que, s'étant dissoute, elle n'a plus rien fait ensuite.
Mais il est évident que l’ensemble des militants n’ont pas passé le reste de la guerre à jouer au macramé. Beaucoup sont entrés dans la résistance, à des degrés divers. Les temps étaient troubles. Certains ont même rejoint De Gaulle, à Londres. D’autres – c’était inévitable en ces temps troubles – ont fait des choix inacceptables. La plupart ont dû rendre des comptes après la guerre.
Le fait que dans une situation de guerre, d’occupation brutale et d’incertitude tragique quant à l’avenir une petite partie des militants d’organisations ouvrières collaborent, ou pire, participent au titre de la collaboration à des actes criminels, est je ne dirais pas naturel, mais inévitable. Mais ce phénomène s’est vu dans
toutes les organisations de gauche et ouvrières.
Ce qui est inacceptable, c’est la phrase suivante de « Chevalier du travail » :
« Que dire alors des anarcho-syndicalistes du Syndicat du Bâtiment affilié à la CGT-SR à Lyon dont presque tous les membres actifs se sont révélés par la suite collaborationnistes notoires, membres de la gestapo et de la LVF ? »
On a donc bien lu : presque tous les anarcho-syndicalistes actifs du Bâtiment de Lyon étaient
1. Des collaborationnistes notoires ;
2. Des membres de la Gestapo
3. Des membres de la Légion des volontaires français, en somme des SS (incorporés à la Division Charlemagne en 1944).
C’était profondément diffamatoire et empreint d’une évidente volonté de nuire.
C’était également complètement idiot, parce que de toute évidence l’auteur de tels propos balance une affirmation péremptoire sans rien connaître du sujet.
Enfin, c’était injurieux parce qu’on a l’impression que son auteur prend réellement les anarchistes pour des cons incapables de vérifier une information.
Je rends cependant hommage à « Chevalier du Travail » pour avoir reconnu son erreur et je l’en remercie. Peu de gens auraient eu cette honnêteté.
Deuxième pointConcernant la thèse de l’origine syndicaliste révolutionnaire du fascisme, j’avoue que ce n’est pas un sujet qui me branche car je le considère comme marginal. A mon avis on peut aborder cette question de deux manières :
1. Le syndicalisme révolutionnaire est un mouvement issu de la classe ouvrière, on en déduit que le fascisme est une production de la classe ouvrière. Je considère cette thèse comme totalement idiote, même si on ne doit pas écarter le constat que dans certaines circonstances, la classe ouvrière, ou une partie de celle-ci, adhère aux thèses d’extrême droite. (Comme c’est le cas aujourd’hui…)
2. Le syndicalisme révolutionnaire a été un sujet d’étude qui a intéressé un certain nombre d’intellectuels sans aucun lien organique avec la classe ouvrière et finalement sans aucune influence sur elle. Il est totalement abusif de parler d’«origine» syndicaliste révolutionnaire du fascisme. Dans la mesure où Sorel s’est rapidement désintéressé du syndicalisme révolutionnaire pour s’intéresser au bolchevisme, on pourrait aussi bien parler d’origine sorélienne du bolchevisme, ou du moins de « Sorel théoricien du bolchevisme ». Et on se doute bien que les bolcheviks n'ont pas attendu Sorel.
En matière d’action politique et sociale, les intellectuels n’inventent en général pas grand-chose ; en revanche ils peuvent être très sensibles à «l’air du temps» et ils perçoivent très bien les tendances qui se font jour dans les mouvements sociaux, et lorsqu’ils s’y intéressent d’un peu près, ils s’en font les interprètes. Cela ne retire rien à la sincérité de leurs engagements, ni a la valeur des réflexions qu’ils fournissent
— jusqu’à ce qu’ils passent à autre chose. Un mouvement social attirera peu d’attention s’il reste confiné dans des limites confidentielles. En revanche, s’il prend une réelle ampleur, les philosophes, chercheurs en tout genre y verront un intéressant sujet d’étude, quitte même éventuellement à adhérer plus ou moins aux thèses, implicites ou non, contenues dans ce phénomène. Quitte également à passer à autre chose dès la mode est passée.
Sorel passa au « nationalisme intégral » après avoir été déçu par la CGT. Il s’intéressa à l’Action française et inspira le Cerce Proudhon dans lequel se trouvaient des «syndicalistes révolutionnaires», dont Edouard Berth, et des nationalistes. Pour le reste, les avis divergent : les uns affirment que Sorel avait désavoué le fascisme, d’autres (Zeev Sternhell, Mario Sznajder et Maia Ashéri, auteurs de
la Naissance de l'idéologie fasciste) affirment qu’il joua un rôle dans la naissance de l’idéologie fasciste. Pourtant Sorel, partisan d’un prétendu « nationalisme intégral » s’opposa farouchement à l’Union sacrée et soutint la révolution russe.
La lecture des positions du Cercle Proudhon révèle en fait une lecture complètement délirante de Proudhon, décontextualisant ses propos et occultant tout ce qui n'allait pas dans le sens des membres du Cercle. Tout leur argumentaire repose sur l'idée suivante: «Si Proudhon vivait aujourd'hui, il serait d'accord avec nous».
Edouard Berth passe également pour un « théoricien » du syndicalisme révolutionnaire, mais c’était un « théoricien » comme pouvaient l’être certains intellectuels de l’époque. Il collabora au
Mouvement socialiste qui publia de nombreux articles sur le syndicalisme révolutionnaire. Berth ne s’intéressa en fait au syndicalisme révolutionnaire que pendant quelques années : de 1902 à 1909, date à laquelle il rompt avec le
Mouvement socialiste et se rapproche du mouvement monarchiste : en 1911 il fonde avec Georges Valois les Cahiers du Cercle Proudhon. Dire de lui que c’est un « théoricien » du syndicalisme révolutionnaire est un peu abusif : il fut plutôt une étoile filante du syndicalisme révolutionnaire. En 1917 il soutient la révolution russe, adhère au parti communiste en 1920 et revient au syndicalisme révolutionnaire en 1935. (S’il n’était pas mort en 1939 peut-être aurait-il adhéré au gaullisme ?…)
Berth, comme Sorel d’ailleurs, est représentatif de ces intellectuels sans repère de classe, à la recherche d’une idéologie à laquelle se raccrocher et qui en changent dès qu’ils sont rattrapés par le principe de réalité. Ce n’est pas un hasard s’il quitte le
Mouvement socialiste en 1909 : la CGT est en pleine crise : il y a eu cette terrible grève de Draveil et de Vileneuve-Saint-Georges ; l’échec de la grève des postiers. En fait Berth ne fait qui suivre Sorel, lui aussi «déçu» par la CGT. Bref on s’enthousiasme pour tout mouvement montant et on quitte le navire dès qu’il coule. Rendre le syndicalisme révolutionnaire responsable des errements ultérieurs de ces intellectuels n’a pas de sens.
Troisième pointJe ne suis pas non plus un historien. J’ai adhéré à la CGT du Livre en 1972 et j’y ai exercé pendant au moins la moitié du temps des mandats et j’ai réellement commencé à écrire après ma retraite. C’est à ma formation de militant libertaire et syndicaliste que je dois de pouvoir écrire.
Ne pas être un « chercheur avec une rigueur d’historien » n’excuse par le fait de dire n’importe sous prétexte qu’on se laisse emballer par ses préjugés anti-anarchistes.
Un minimum d’expérience syndicale de terrain apprend rapidement qu’on ne peut pas dire n’importe quoi parce qu’il y a toujours quelqu’un qui surveille ce que tu dis, et que tes pires ennemis sont parfois parmi tes plus proches camarades : lorsqu’ils te prennent en défaut, ils ne te ratent pas. C’est de bonne guerre et ça oblige à un minimum de prudence.
Dans un texte intitulé « A propos de l’Alliance syndicaliste » (Éditions No Passaran, 2008) on peut lire des commentaires sur la formation théorique et historique que Gaston Leval assurait à de jeunes militants des années 70 :
«Nous avons tous gardé un souvenir ému et reconnaissant des réunions chez lui, autour de la table du salon, où nous faisions entre autres choses des exposés (si, si...). Les blancs-becs que nous étions pensions tout savoir. Nous pensions en particulier qu’une affirmation péremptoire pouvait tenir lieu d’argument. Avec Gaston, la moindre approximation ou affirmation non fondée solidement était vouée aux foudres du maître. Notre ego en prenait un sacré coup. La choucroute de Marguerite, sa compagne — une Alsacienne —, venait parfois calmer nos blessures d’amour-propre.»
Amicalement
René