Landauer : La révolution comme une fin en soi

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Landauer : La révolution comme une fin en soi

Messagede vroum le Dim 22 Mar 2015 10:35

La révolution comme une fin en soi : la communauté anarchiste selon Gustav Landauer

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Anarchisme et révolution peuvent-ils être dissociés ? Gustav Landauer (1870-1919) donne une réponse négative : s’il renonce à la révolution, l’anarchisme se perd. Mais il importe alors de restituer cette réponse dans toutes ses nuances, tant elle implique une définition originale de ce qui s’apparente le plus souvent au rêve lointain d’un « grand soir » aux contours flous et sans cesse repoussé. La grande force de l’approche de Landauer tient tout d’abord à la place centrale qu’il donne à la révolution, à une époque où, dans les théories historicistes en vogue, elle n’est au mieux qu’un simple moyen, une transition vers un régime supposé stable et définitif. Ainsi n’est-elle perçue que comme un soubresaut temporaire – un ajustement parfois brutal mais toujours éphémère – entre deux ordres politico-institutionnels fixes.

Au XIXe siècle, c’est l’obsession de nombreux philosophes qui ne valorisent la Révolution française que pour mieux l’inclure dans d’improbables lois du progrès historique. Rupture après rupture, ces lois mèneraient l’humanité vers le régime parfait ou la « fin de l’histoire » qu’ils fantasment : Saint-Simon, Comte, Marx… Tous affirment que les phases révolutionnaires sont nécessaires mais vouées à disparaître : selon eux, elles ne sont que les moments clés d’exaltation de la pensée critique et de table rase permettant de laisser place à une société nouvelle. Et tous imaginent l’interruption finale de l’alternance historique entre ces périodes d’ordre et de désordre, lors de l’avènement du régime ultime (État scientifique universel, société sans classes) dont ils sont les prophètes 1. Pour eux, la priorité est claire : la stabilité doit au bout du compte triompher de l’instabilité révolutionnaire.

Or, dans ses livres La Révolution (1907) et L’Appel au socialisme (1911), Landauer renverse cette hiérarchie : les périodes d’ordre politico-institutionnel, appelées topies, sont considérées comme des moments inertes, gelés, de la vie sociale. Elles voient s’estomper l’énergie créatrice propre aux intervalles de transition. À l’inverse, c’est lors des phases de transformation que s’exprime au mieux la vitalité humaine, lorsque l’ordre existant est subverti et déstabilisé par des utopies, donc par « l’effort de créer une nouvelle réalité à l’aide d’un idéal 2 » et de fonder une organisation socio-politique plus juste. Quand une société s’est pétrifiée en un régime réputé infaillible, intransgressible, l’irruption d’un nouvel horizon d’émancipation et les luttes qu’il génère ravivent la capacité fondamentale des individus à se mobiliser pour réinventer leurs relations sociales et leur environnement politique.

Ce travail de l’utopie au cœur de la topie est la révolution. Celle-ci est le moment précis de confrontation entre l’ordre établi et les efforts faits pour le détruire à partir d’un idéal. Or, quelle que soit sa durée, c’est cette phase de changement et non le résultat final qui est la plus importante aux yeux de Landauer. En effet, dans sa vision cyclique et pessimiste de l’histoire, à la révolution ne succède qu’une nouvelle topie, un nouvel ordre tout aussi figé et mort que celui qu’il a remplacé. L’utopie, nous dit-il, ne parvient jamais totalement à se réaliser, ou se voit toujours trahie par les modalités concrètes de sa mise en œuvre. De fait, ce n’est pas l’avènement d’une utopie qui incarne véritablement l’émancipation, mais bien la transition, la révolte, la libération de la force créatrice d’un groupe d’individus qui affirme ainsi sa volonté de remettre en chantier sa propre organisation et celle de la société 3. La succession des siècles peut donc être comprise comme le mouvement perpétuel de la révolution qui n’est interrompu que par des phases de stabilisation éphémère 4.

Il importe de mesurer toute la portée de ce renversement de perspective : le vrai moment émancipateur, là s’expriment le libre arbitre et la solidarité, où s’affirme l’insatisfaction devant le monde tel qu’il est, est reconnu à sa juste valeur. Ce moment est la révolution, le point de passage entre deux ordres, deux topies. C’est dans cet intervalle, lorsque tout se réorganise, se détruit puis se reconstruit, lorsque le champ des possibles est ouvert, que les hommes expriment ce qu’ils ont de meilleur en eux : « Ce que j’appelle l’anarchisme est un état d’esprit fondamental que l’on trouve en tout homme qui réfléchit sérieusement à propos du monde et de l’esprit. J’entends par-là la volonté chez l’homme de renaître, de se renouveler et de remodeler son essence, puis de façonner son environnement et le monde dans la mesure où il peut les contrôler. Un moment si sublime devrait être à portée de tous. 5 »
L’anarchisme de Landauer consiste alors à intégrer cette valorisation de la révolution dans un projet anti-étatique et anti-autoritaire qui ne soit pas un nouveau rêve de topie, de société figée et immuable 6. Mais l’on touche ici à un autre aspect original de sa pensée. Chez cet auteur, l’État ne se définit pas seulement comme un ensemble d’institutions, mais plutôt comme un rapport social spécifique : « L’État est une façon d’être, une certaine forme de relation entre les êtres humains, un type de comportement, que nous détruisons en adoptant d’autres relations, en agissant différemment les uns envers les autres… Nous sommes l’État, et nous persistons à être l’État jusqu’à ce que nous ayons créé les institutions qui constituent une communauté réelle. 7 » Ainsi, l’État progresse à chaque fois que les individus s’en remettent à des lois qu’ils n’ont pas eux-mêmes énoncées, à des traditions qu’ils acceptent sans réflexion, et adoptent les comportements sociaux que l’ordre établi leur impose. L’État est partout où disparaissent l’autonomie, le libre arbitre et la volonté de faire en sorte que la société reste vivante.

Dans une association anarchiste telle que la conçoit Landauer, des lois peuvent évidemment être créées et toutes les traditions ne sont pas à refuser aveuglément. Mais si ses membres perdent leur désir d’être libres, de décider eux-mêmes de leur organisation mutuelle et abandonnent à d’autres, à un pouvoir extérieur, la maîtrise de leur environnement, alors ces lois et traditions se figent. Elles ne sont plus modelées et perfectionnées par l’esprit critique et par la raison humaine. Partout où les hommes abdiquent, se soumettent, ils participent à l’avancée de l’État. Pire, ils en sont eux-mêmes les piliers.

Dès lors, l’anarchisme se définit comme le combat permanent pour la construction d’une communauté d’individus égaux tissant entre eux des relations vivantes, créant leurs propres façons d’être, leurs propres lois, leurs propres modes d’échanges économiques, souvent au sein d’un environnement pétrifié auquel ils doivent résister. La révolution n’est alors pas une aventure partisane visant à s’emparer de l’appareil d’État au sens classique. Elle n’est pas un coup de force qui verrait une poignée d’individus proclamer d’autorité le changement depuis le balcon d’un palais présidentiel et confondre ainsi leur discours avec la réalité, quitte à l’imposer ensuite par la violence. Processus infini, la révolution consiste selon Landauer à créer des groupes sociaux destinés, en tant que contre-société, à subvertir l’ordre existant de l’intérieur, de manière qu’un modèle alternatif de relations socio-économiques s’y impose peu à peu.

Il y a donc bien une dimension de rupture dans la révolution. Et celle-ci peut prendre la forme d’une confrontation entre deux modèles d’organisation sociale. Mais cette rupture et cette confrontation passent alors par la construction progressive de communautés anarchistes mettant en œuvre des relations de plus en plus étendues, formant une « société de sociétés » organisée de façon fédéraliste 8. Cette réflexion sur la fédération d’associations autonomes et décentralisées n’est sans doute pas l’aspect le plus original de la pensée de Landauer, si ce n’est que ses sources d’inspiration – en premier lieu les communes du Moyen Âge – sont pour le moins atypiques. Plus novateur, chez lui, est le lien établi entre la révolution, la menace étatique et le style d’organisation de ces groupes subversifs. Ainsi, contrer l’État, empêcher sa progression, implique de lutter pour éviter que l’ensemble des pratiques et des règles qui régissent les relations entre les individus ne prenne le chemin de la topie, donc aboutisse à la formation d’un ordre figé qui s’imposerait d’autorité à ses membres. Or, aucune communauté n’est à l’abri de son « étatisation », donc de sa pétrification : lois immuables, traditions impensées, préjugés, identités imposées… La démission de la volonté, l’abandon du libre-arbitre, le tarissement de l’énergie fondatrice, menacent constamment les groupements anarchistes.

C’est le cas parce que ces communautés se constituent dans des milieux aux valeurs non anarchistes contre lesquelles il faut lutter, et sont soumises à des pressions du pouvoir central. Mais aussi parce qu’elles peuvent se laisser elles-mêmes gagner par une forme de passivité, de refroidissement topique qui les verraient perdre leur impulsion initiale. L’État n’est pas qu’une puissance extérieure : il peut toujours réapparaître de l’intérieur. Dès que des individus cessent de se penser et de se comporter comme mutuellement libres et autonomes, dès qu’ils s’en remettent à une autorité supérieure pour déterminer leur conduite, alors l’État regagne du terrain. Il en va de même lorsque émergent peu à peu des inégalités, des hiérarchies et des relations de dominations. Le résultat est une nouvelle topie : « Au lieu d’accueillir la vie parmi nous, nous sommes séparés par la mort. Tout a été réduit à une chose ou à une idole objective. Confiance et réciprocité ont dégénéré en capital. L’intérêt commun a été remplacé par l’État. Notre attitude, nos relations, sont devenus rigides et ce n’est qu’avec de terribles soubresauts et insurrections que, çà et là, après de longues périodes de temps, une révolution survient. Elle produit à son tour la mort, des institutions et des réalités fixes et inchangeables, et elle meurt avant même d’avoir vécu. 9 »

C’est pourquoi les communautés anarchistes ne peuvent cesser de se remettre en question. Elles ne peuvent prendre le risque d’oublier que la fidélité à leur idéal tient à leur résistance à l’État, donc à la tentation de constituer un ordre tout aussi figé que celui qu’elles se destinent à subvertir. En d’autres termes, la révolution doit y être permanente. Ce moment d’énergie créatrice, de liberté et de valorisation de la capacité de l’individu à agir sur son environnement pour le transformer, doit y être sans cesse renouvelé. L’anarchisme, dans ce cadre, ne peut aspirer à être une simple topie. Ses tenants doivent accepter l’idée que leur mode d’existence même est une révolution qui ne s’arrête jamais.

C’est ce qu’il décrit en référence au Jubilé institué par Moïse qui instaurait à intervalles réguliers une redistribution des terres : « La révolte comme constitution ; la transformation et la révolution comme règles établies une fois pour toutes […]. Nous avons besoin à nouveau de cela : une nouvelle règle […] qui ne fixera pas les choses et les institutions sous une forme définitive, mais adviendra pour les travailler en permanence de l’intérieur. La révolution doit faire partie de notre ordre social, doit devenir la règle de base de notre constitution. 10 »
L’idéal de la communauté anarchiste chez Landauer, même dans des conditions favorables, n’est donc pas celui d’une société aux lois et traditions immuables. C’est celui d’une association maintenant une vigilance constante face aux résurgences du pouvoir et prenant soin d’organiser la lutte contre le retour de l’État en son sein 11. Ainsi la réalisation de l’utopie n’est-elle pas la relégation de la révolution dans le passé. Elle passe au contraire par sa systématisation, par un effort pour l’instituer de façon que, régulièrement, selon des modalités acceptées par tous les membres, les lois, les traditions, la répartition des biens, les échanges économiques, le rôle de chacun, soient repensés, redéfinis. De cette façon seront endiguées l’inévitable réapparition du pouvoir, des inégalités, et la tendance des individus à abandonner leur libre-arbitre et à s’en remettre à des normes préétablies. L’originalité de l’anarchisme de Landauer, sa force, sa pertinence pour une réflexion quant aux modes d’organisation libertaires, résident dans cet apport fondamental : l’anarchisme est indissociable de la révolution, mais pas comme un simple moyen. Pour l’anarchisme, la révolution est bien une fin en soi.

Erwan
Groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste




Notes

1. Comte blâmait la liberté illimitée de conscience, source d’« anarchie », dont le rôle aurait dû s’achever avec la Révolution française et qui aurait dû disparaître pour laisser place à un nouvel ordre moral. Cf. Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, Paris, L’Harmattan, 2001 (1822), p. 62-64.

2. Gustav Landauer, Call to Socialism, 1911, The Anarchist Library, p. 12.

3. Selon Löwy, la révolution chez Landauer est une irruption imprévisible et miraculeuse qui rend caduque l’idée de lois de l’évolution historique. Cf. Michael Löwy, « Gustav Landauer, révolutionnaire romantique », Tumultes, 20, 2003, 93-103.

4. « La révolution est toujours vivante, même pendant les périodes de stabilité relative des topies », c’est « un principe qui transcende toutes les époques ». Gustav Landauer, Revolution and Other Writings, Oakland, PM Press, 2010, p. 116.

5. Cité par Avraham Yassour, Gustav Landauer – The Man, the Jew and the Anarchist, The Anarchist Library, 1989, p. 8.

6. Mannheim voyait en Landauer l’incarnation de l’anarchiste radical, indifférent aux régimes, rejetant toute forme institutionnelle et préférant les périodes révolutionnaires. Karl Mannheim, Idéologie et Utopie, Paris, Éditions de la MSH, 2006 (1929), p. 163-164.

7. Cité dans Peter Marshall, Demanding the Impossible, A History of Anarchism, Oakland, PM Press, 2010, p. 411.

8. René Forain (Furth), « Gustav Landauer et la régénération sociale », Le Monde libertaire, septembre-octobre 1966.

9. Call to Socialism, p. 94.

10. Ibid., p. 93.

11. Landauer s’inspire du judaïsme dont le dieu encourageait d’après lui « la sainte insatisfaction du peuple envers soi-même », donc un mode de vie où la remise en question est permanente. Cf. Michael Löwy, « Le Messianisme romantique de Gustav Landauer », Archives des sciences sociales des religions, 60, 198, p. 55-66.
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