Qui veut de l'anarchie ?

Espace de débats sur l'anarchisme

Qui veut de l'anarchie ?

Messagede Boehme le Mer 7 Jan 2015 13:34

https://www.youtube.com/watch?v=pAwVoGL6rbk


BRASSENS. — C’est difficile à expliquer, les anarchistes eux-mêmes ont du mal à l’expliquer. Parce que moi, quand j’étais au mouvement anarchiste j’y suis resté deux-trois ans... je n’ai d'ailleurs jamais complètement rompu avec, mais enfin je ne militais plus comme avant. Je faisais que le Le Libertaire à une époque, en 45-46-47. Chacun avait de l’anarchie une idée tout à fait personnelle. C’est d’ailleurs ce qui est exaltant dans l’anarchie : c’est qu’il n’y a pas quand même de véritable dogme.

C'est au départ un refus ?

BRASSENS. — C’est une morale, c'est une façon de concevoir la vie, c'est...difficile à expliquer…

BREL. — Une priorité de l'individu !

FERRE. — Et puis c'est une morale du refus. Car s'il n'y avait pas eu au long des millénaires quelques énergumènes pour dire non à certains moments, nous serions encore dans les arbres !


Si on remonte plus loin dans le temps, on a la définition qu'en donne Proudhon dans Qu'est-ce que la propriété ? : l'anarchie, c'est le refus de toute autorité. A moins qu'on ne s'arrête du côté de Stirner, qui a fait fuir par tous les bouts le verbe hégélien pour exprimer son refus au nom de l'Unique. Ou encore qu'on remonte à Gracchus Baboeuf, à Jésus Christ, à Diogène de Sinope, à Gorgias de Leontini. Grands noms d'une histoire qui est l'envers de l'autre, celle avec un grand H pour te dire à toi, petit enfant du Bengladesh, son universalité. Contester le pouvoir ou l'idée du pouvoir, voilà le principe de l'anarchie. Et il est loin d'être un geste abstrait ou une position de principe; il s'agit de toute une entreprise. Car une fois qu'on a montré le pouvoir, il faut encore affiner l'échelle, montrer son fonctionnement et ses dysfonctionnements, ses lieux, ses ruses historiques. Dans l'absolu des grands principes et des jeux de positions, l'anarchie n'est plus qu'une protestation vaine contre LE pouvoir qu'on érige comme fétiche de la contestation.

Même si l'anarchie s'est confondue avec l'histoire des hommes, il faut quand même admettre que nous avons affaire là à une idée moderne. Pour qu'elle apparaisse, il a fallut que les grandes institutions politiques perdent leur caractère d'évidence, c'est-à-dire leur légitimité. Le XVIIIème siècle est une période historique où elle perd son caractère sacré. La salive qui maintenait jusqu'alors ensemble le séculier et le divin, et qu'on transmettait de père en fils, ne tient désormais plus. La désacralisation du pouvoir est la terre à partir de laquelle a germé l'acratie moderne. L'expression la plus aigüe de son achèvement est Stirner : car une fois la désacralisation du pouvoir, qui est aussi la désacralisation des relations sociales, il ne reste plus que l'Unique. Pour Marx, l'ensemble des rapports sociaux restent. Double découverte dans ces deux positions qui sont l'envers et l'endroit d'une même réalité : le rapport de soi au monde est un rapport de soi aux autres. Moi irréductible, l'Unique se tautologise très vite en pure abstraction si on ne garde pas en vue le fait que tout vient du social et tout y retourne. L'explication des causes par une dynamique des rapports sociaux et, par suite, de catégories sociales macrologiques reste cependant impuissant face à l'affirmation d'une singularité irréductible à une position de classe. Qu'on tranche au sujet d'une de ces deux positions, et on obtient l'ultime fétiche de la désacralisation. L'hypothèse de Marx, poussée à ses extrêmes conséquences par une pratique politique, aboutit immanquablement à la prise de pouvoir et à une nouvelle situation de domination. Ce faisant, le marxisme affirme pour mieux l'oublier que Marx n'est pas le marxisme, mais une singularité irréductible qui a su saisir le mouvement dialectique de la critique. Se caresser le nombril comme semble le faire Stirner nous fait parvenir à une ultime fétiche qui détruit le marteau de la critique : le Moi. Ce faisant, tu oublies que le texte t'attends Toi. Ce qui m'importe pour ma part, dans ces deux thèses, c'est leur fonctionnement dans une situation particulière. Car que font les thèses de Marx en écrasant la manifestation d'une singularité égoïque sous prétexte qu'il s'agit d'un fétiche ? Que font les thèses de Stirner dans une situation où les relations sociales sont aplaties et consommées dans leur devenir-marchand ?

Dans l'un comme dans l'autre, des thèses et des discours entre les mains du pouvoir n'élimine pas le pouvoir mais y aboutit. Avec ou sans Marx, avec ou sans Stirner, le type qui prétend et qui est capable de dicter tes dimensions ne fait qu'affirmer son désir de pouvoir. Une tautologie : j'ai le pouvoir parce que j'ai le pouvoir, et je veux encore plus de pouvoir parce que je veux encore plus de pouvoir. Le principe d'anarchie se situe donc par-delà la fétichisation d'une position ou d'une thèse. Embrasser ce principe, c'est refuser que la désacralisation du pouvoir échoue finalement sur un dogme. Car un pouvoir ne peut se passer du dogme, et un dogme ne peut se passer du pouvoir. Refuser l'un, c'est refuser l'autre.

La conscience éclairée, vive loupiote à obsolescence programmée, sera gagné par cette formule qui lui semblera être un nouveau slogan. La nouvelle certitude acquise, il se dira "anarchiste" et se mettra à pontifier large dessus, tout en taraudant son voisin. Tu oublies trop vite, mon ami, mon ennemi, mon anarchiste que c'est le pouvoir qui te fait héritier de l'épithète. Quel pouvoir ? Celui qui te pousse à te concilier tes voisins. — Mais il faut bien quelques certitudes ! Sinon, c'est... l'anarchie ? le désordre ? Par goût du paradoxe, je dirais que c'est plutôt le contraire qui fait désordre. Le véritable désordre, c'est celui qui affaiblit le respect qu'ont les hommes les uns envers les autres, c'est celui qui empêche la société des ego de se faire au nom des bonnes camaraderies des luttes sans lendemain. C'est le pouvoir qui instaure le désordre, non l'anarchie. Ferré le chante, et on applaudit béatement Férré sans rien comprendre. Nietzsche, tout aussi méchant que le premier, disait que ce sont les certitudes qui rendent fous, non le doute. Quant au bénéfice qu'on tire du doute, ce qu'on appelle chez les staliniens "faire le jeu de l'ennemi", il est le fait des salauds et des porcs, et on sait que les salauds comme les porcs se satisferont toujours de tout et de n'importe quoi. Au jeu de la politique, les sans-talents et les déceverlés seront toujours les grands gagnants du moment que les hommes renonceront à leurs talents et à l'usage de leur cervelle. La véritable puissance réside dans l'individu en position d'impouvoir, il réside dans celui qui est sensible à la fragilité des relations sociales, à la violence de l'amour et de la haine, bref, à celui qui reste fidèle au monde.

Compte tenu de cela, mon ami, mon ennemi, mon frère, pousse un peu plus loin les corollaires; et surtout, pousse-les seuls. La question (hautement politique) n'est plus de savoir, dans l'absolu, qui exploite qui, mais qui insulte ton intelligence pour conserver son pouvoir ou défendre sa chapelle. S'engager dans une organisation ou un parti est sans doute ponctuellement utile, et peut se révéler efficace, moyennant quelques conjonctures favorables, mais aucune organisation ni aucun parti ne te garantiront d'être pris pour un con par d'autres quand ça leur arrange. C'est précisément pour cette raison que la contestation du pouvoir sous toutes ses formes (culturel, étatique, partisan, langagier) est toujours légitime. Non pas au sens où cette légitimité aboutit à une institution du politique, mais au sens où cette légitimité est soumise à toute institution du politique. La contestation n'est pas secondaire ou réactive à l'institution, elle lui est première. Beaucoup de refondateurs se sont empressés de faire oublier cette précession de la contestation dans le seul ordre de priorité qui ne soit pas réductible. Pourquoi ? Parce que l'intériorisation du fonctionnement du pouvoir est la condition de toutes les prises de pouvoir. Il faut avoir été esclave pour devenir maître aux yeux des autres esclaves.

Individualisme ? Un disqualificatif utile lorsqu'il faut faire respecter des mots d'ordre et les manies du présent, pardon, les impératifs politiques du moment. Le pouvoir est un mot pour dire l'exploitation de l'homme par l'homme, l'intimidation, l'oppression légitimée par des hiérarchies de valeurs fumeuses et des stratégies politiques en papier mâché. Si l'anarchie est une situation de désordre, il ne l'est qu'en vertu du pouvoir, mercenaire du chaos et souvent contempteur des guerres et des massacres lorsqu'il se maquille de quelques idéaux. Car comment déguise-t-on la tautologie du pouvoir, sinon par des menaces ? Incline-toi devant ces nécessités, sinon c'est l'anarchie, l'anomie, l'individualisme ! L'anarchiste, dans le règne des crépusculeux où le pouvoir se vautre allègrement dans le désordre social, c'est toujours l'inconscient qui ne sait pas ce qu'il raconte ni ce qu'il fait. Naguère, comme disent les Grecs, il était le pharmakon, le bouc-émissaire qu'on expulse hors de la cité. De nos jours où des termes tels qu'individualisme ou élitiste font mauvais genre, l'individualisme sera rangé dans ces catégories grossières, puis l'affaire sera réglée dans le contentement de soi-même. On s'empresse de nommer les menaces, mais on nomme rarement ceux qui les exploitent. Le pire qui puisse arriver à ces personnages, c'est de voir que les ladres ont fini par trouver un moyen de fraterniser, avec leur propre langage et leur propre façon de faire. Leur nombre importe peu : seul compte la portée de leurs cris assourdissants. Ils élèveront les hommes en les forçant à se dépasser eux-même, car ils seront exigeants, très très exigeants les uns envers les autres. Pendant ce temps, l'énergumène s'interrogera : — Et si mes fadaises sur la liberté dans les limites de la raison suffisante parce que suffisamment suffisante de ton voisin ne leur suffisait plus ? Et si mon commerce de noix creuses ne résistait plus à l'examen de ces intelligences ? L'angoisse monte, et elle monte parce qu'on sait que c'est l'anarchie. Alors on crie menace de l'atomisation sociale, irrespect, impolitesse, anti-démocratie et anti-humanisme. On saturera les classes d'Education Civique, Juridique et Sociale en glougloutant citoyenneté et civilité, et en programmant les masses hétérodoxes à l'obéissance au spécialiste de passage à la télévision, pour une éducation toujours plus au rabais.

Avant de chercher à savoir, mon petit, mon tout petit anarchiste, ce qu'est le désordre, demande-toi d'abord s'il s'agit d'une cause ou d'un effet. Si tu réponds, sur la défensive d'une cause que t'as ramassé par terre lors d'une manifestation en venant ici, que le désordre est cause que, je te répondrais que seul Dieu a le privilège d'être une cause. Si c'est un effet, est-ce de l'anarchie ou bien de l'organisation de l'espace public soumise à la gestion cynique des grands maquereaux de l'édition, à la lobotomisation des spécialiste de la communication (violente ou non-violente) et au décervelage de masse de l'Education Nationale et des pédagogos ?

En attendant que la machine soit réparée, dessine-moi un anarchiste actuel. Non, celui-là est trop obèse de certitude, il peine sur ses pattes. Mais non, pas Jean-Marc Rouillan, ce n'est pas un anarchiste, tu vois bien, il porte des cornes avec lesquels il embroche des hommes. Non, pas celui-là non plus, il prend sa mollesse pour une lutte. C'est dans la boîte ? Ca me convient. Je ferais des trous pour qu'il puisse respirer un peu.
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Re: Qui veut de l'anarchie ?

Messagede gilsun le Jeu 8 Jan 2015 09:38

C'est dans la boîte ? Ca me convient. Je ferais des trous pour qu'il puisse respirer un peu.


Je veux savoir qui est dans cette boîte!
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