Ce drôle de Proudhon !

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Ce drôle de Proudhon !

Messagede vroum le Sam 6 Déc 2014 18:33

Ce drôle de Proudhon !

http://salvador-segui.blogspot.fr/2014/12/ce-drole-de-proudhon.html

Un camarade me riait récemment au nez lorsque je lui affirmais que Proudhon pouvait être drôle comme auteur. Soyons francs : il utilise parfois un langage complexe issu des sciences politiques qui demande plusieurs lectures et voire même un dictionnaire constamment à proximité. Cependant, je persiste et signe, lire du Proudhon, cela peut être drôle ! Alors profitons-en pour en donner un exemple à travers un extrait et en refaisant vivre ces vieux textes oubliés. Voici la fin de la septième lettre de la correspondance publique, éditée dans La Voix du peuple, entre Frédéric Bastiat et Pierre-Joseph Proudhon. Situons les auteurs : Proudhon est le père de l'anarchisme, socialiste au sens réel du terme qui combat la propriété privé et l'exploitation de l'homme par l'homme. Bastiat est un économiste libéral très connu de cette époque. Aujourd'hui encore, il est très apprécié des ultralibéraux et libertariens. Leur débat tourne autour de la légitimité de l'intérêt du prêt bancaire, Proudhon militant à l'époque pour le crédit gratuit.

Nathan
Groupe Salvador-Seguí de la Fédération anarchiste

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[…] La force, Monsieur, voilà le premier et le dernier mot d’une société organisée sur le principe de l’intérêt, et qui, depuis trois mille ans, fait effort contre l’intérêt. Vous le constatez vous-même, sans retenue comme sans scrupule, quand vous reconnaissez avec moi que le capitaliste ne se prive point ; avec J. B. Say, que sa fonction est de ne rien faire ; quand vous lui faites tenir ce langage effronté que réprouve toute conscience humaine : « Je ne vous impose rien malgré vous. Dès que vous ne voyez pas dans le prêt un service, abstenez-vous d’emprunter, comme moi de prêter. Que si la société vous offre des avantages sans rétribution, adressez-vous à elle, c’est bien plus commode. Et quant à organiser la circulation des capitaux, ainsi que vous me sommez de le faire, si vous entendez par là que les miens vous arrivent gratis par l’intermédiaire de la société, j’ai contre ce procédé indirect tout juste les mêmes objections qui m’ont fait vous refuser le prêt direct et gratuit. »

Prenez-y garde, Monsieur ; le peuple n’est que trop disposé à croire que c’est uniquement par amour de ses privilèges que la caste capitaliste, en ce moment dominante, repousse l’organisation du crédit qu’il réclame ; et le jour où le mauvais vouloir de cette caste lui serait démontré, toute excuse disparaissant à ses yeux, sa vengeance ne connaîtrait plus de bornes.

Voulez-vous savoir quelle démoralisation épouvantable vous créez parmi les travailleurs, avec votre théorie du capital, qui n’est autre, comme je viens de vous le dire, que la théorie du droit de la force ? Il me suffira de reproduire vos propres arguments. Vous aimez les apologues : je vais, pour concrétiser ma pensé, vous en proposer quelques-uns.

Un millionnaire se laisse tomber dans la rivière. Un prolétaire vient à passer ; le capitaliste lui fait signe : le dialogue suivant s’établit :

Le millionnaire. Sauvez moi, ou je péris.

Le prolétaire. Je suis à vous, mais je veux pour ma peine un million.

Le millionnaire. Un million pour tendre la main à ton frère qui se noie ! Qu’est-ce que cela te coûte ? Une heure de retard ! Je te rembourserai, je suis généreux, un quart de journée.

Le prolétaire. Dites-moi, n’est-il pas vrai que je vous rends un service en vous tirant de là ?

Le millionnaire. Oui.

Le prolétaire. Tout service a-t-il droit à une récompense ?

Le millionnaire. Oui.

Le prolétaire. Ne suis-je pas libre ?

Le millionnaire. Oui.

Le prolétaire. Alors, je veux un million : c’est mon dernier prix. Je ne vous force pas, je ne vous impose rien malgré vous ; je ne vous empêche point de crier : À la barque ! et d’appeler quelqu’un. Si le pêcheur, que j’aperçois là-bas, à une lieue d’ici, veut vous faire cet avantage sans rétribution, adressez-vous à lui : c’est plus commode.

Le millionnaire. Malheureux ! tu abuses de ma position. La religion, la morale, l’humanité !

Le prolétaire. Ceci regarde ma conscience. Au reste, l’heure m’appelle, finissons-en. Vivre prolétaire, ou mourir millionnaire : lequel voulez-vous ?

Sans doute, Monsieur, vous me direz que la religion, la morale, l’humanité, qui nous commandent de secourir notre semblable dans la détresse, n’ont rien de commun avec l’intérêt. Je le pense comme vous : mais que trouvez-vous à redire à l’exemple suivant ?

Un missionnaire anglais, allant à la conversion des infidèles, fait naufrage en route, et aborde dans un canot, avec sa femme et quatre enfants, à l’île de… Robinson, propriétaire de cette île par droit de première occupation, par droit de conquête, par droit de travail, ajustant le naufragé avec son fusil, lui défend de porter atteinte à sa propriété. Mais comme Robinson est humain, qu’il a l’âme chrétienne, il veut bien indiquer à cette famille infortunée un rocher voisin, isolé au milieu des eaux, où elle pourra se sécher et reposer, sans crainte de l’océan.

Le rocher ne produisant rien, le naufragé prie Robinson de lui prêter sa bêche et un petit sac de semences.

J’y consens, dit Robinson ; mais à une condition : c’est que tu me rendes 99 boisseaux de blé sur 100 que tu récolteras.

Le naufragé. C’est une avanie ! Je vous rendrai ce que vous m’aurez prêté, et à charge de revanche.

Robinson. As-tu trouvé un gain de blé sur ton rocher ?

Le naufragé. Non.

Robinson. Est-ce que je te rends service en te donnant les moyens de cultiver ton île, et de vivre en travaillant ?

Le naufragé. Oui

Robinson. Tout service mérite-t-il rémunération ?

Le naufragé. Oui.

Robinson. Eh bien ! la rémunération que je demande, c’est 99 pour 100. Voilà mon prix.

Le naufragé. Transigeons : je rendrai le sac de blé et la bêche, avec 5 pour 100 d’intérêt. C’est le taux légal.

Robinson. Oui, taux légal, lorsqu’il y a concurrence, et que la marchandise abonde, comme le prix légal du pain est de 30 centimes le kilogramme, quand il n’y a pas disette.

Le naufragé. 99 pour 100 de ma récolte ! Mais c’est un vol, un brigandage !

Robinson. Est-ce que je te fais violence ? Est-ce que je t’oblige à prendre ma bêche et mon blé ? Ne sommes-nous pas libres l’un et l’autre ?

Le naufragé. Il le faut. Je périrai à la tâche ; mais ma femme, mes enfants ! Je consens à tout ; je signe. Prêtez-moi, par-dessus le marché, votre scie et votre hache, pour que je me fasse une cabane.

Robinson. Oui-dà ! J’ai besoin de ma hache et de ma scie. Il m’en a coûté huit jours de peine pour les fabriquer. Je te les prêterai cependant, mais à la condition que tu me donnes 99 planches sur 100 que tu fabriqueras.

Le naufragé. Eh parbleu ! je vous rendrai votre hache et votre scie, et vous ferai cadeau de cinq de mes planches en reconnaissance de votre peine.

Robinson. Alors, je garde ma scie et ma hache. Je ne t’oblige point. Je suis libre.

Le naufragé. Mais vous ne croyez donc point en Dieu ! Vous êtes un exploiteur de l’humanité, un malthusien !

Robinson. La religion, mon père, nous enseigne que l’homme a une noble destination, qui n’est point circonscrite dans l’étroit domaine de la production industrielle. Quelle est cette fin ? Ce n’est pas en ce moment le lieu de soulever cette question. Mais, quelle qu’elle soit, ce que je puis te dire, c’est que nous ne pouvons l’atteindre, si, courbés sous le joug d’un travail inexorable et incessant, il ne nous reste aucun loisir pour développer nos organes, nos affections, notre intelligence, notre sens du beau, ce qu’il y a de plus pur et de plus élevé dans notre nature… Quelle est donc la puissance qui nous donnera ce loisir bienfaisant, image et avant-goût de l’éternelle félicité ? C’est le capital. J’ai travaillé jadis ; j’ai épargné, précisément en vue de te prêter : tu feras un jour comme moi.

Le naufragé. Hypocrite !

Robinson. Tu m’injuries : adieu ! Tu n’as qu’à couper les arbres avec tes dents, et scier tes planches avec tes ongles.

Le naufragé. Je cède à la force. Mais, du moins, donne-moi l’aumône de quelques médicaments pour ma pauvre fille qui est malade. Cela ne vous coûtera aucune peine ; j’irai les cueillir moi-même dans votre propriété.

Robinson. Halte-là ! Ma propriété est sacrée. Je te défends d’y mettre le pied : sinon, tu auras affaire avec ma carabine. Cependant, je suis bon homme ; je te permets de venir cueillir tes herbes : mais tu m’amèneras ton autre fille, qui me paraît jolie…

Le naufragé. Infâme ! Tu oses tenir à un père un pareil langage !

Robinson. Est-ce un service que je vous rends à tous, à toi et à tes filles, en vous sauvant la vie par mes remèdes ? Oui ou non ?

Le naufragé. Assurément ; mais le prix que tu y mets ?

Robinson. Est-ce que je la prends de force, ta fille ? N’est-elle pas libre ? Ne l’es-tu pas toi-même ? Et puis, ne sera-t-elle pas heureuse de partager mes loisirs ? Ne prendra-t-elle pas sa part du revenu que tu me paies ? En faisant d’elle ma fille de compagnie, ne deviens-je pas votre bienfaiteur ? Va, tu n’es qu’un ingrat !

Le naufragé. Arrête, propriétaire ! J’aimerais mieux voir ma fille morte que déshonorée. Mais je la sacrifie pour sauver l’autre. Je ne te demande plus qu’une chose : c’est de me prêter tes outils de pêche ; car, avec le blé que tu nous laisses, il nous est impossible de vivre. Un de mes fils, en pêchant, nous procurera quelque supplément.

Robinson. Soit : je te rendrai encore ce service. Je ferai plus : je te débarrasserai de ton autre fils, et me chargerai de sa nourriture et de son éducation. Il faut que je lui apprenne à tirer le fusil, à manier le sabre, et à vivre comme moi, sans rien faire. Car, comme je me défie de vous tous, et que vous pourriez fort bien ne me pas payer, je suis bien aise, à l’occasion, d’avoir main-forte. Coquins de pauvres, qui prétendez qu’on vous prête sans intérêt ! Impies, qui ne voulez pas de l’exploitation de l’homme par l’homme !

Un jour, Robinson, s’échauffant à la chasse, prend un refroidissement et tombe malade. Sa concubine, dégoûtée de lui, et qui entretenait, avec son jeune compagnon, des relations intimes, lui dit : Je vous soignerai et vous guérirai, mais à une condition : c’est que vous me fassiez donation de tous vos biens. Autrement, je vous laisse.

Robinson. Ô toi que j’ai tant aimée, à qui j’ai sacrifié honneur, conscience, humanité, voudrais-tu me laisser sur le lit de douleur ?

La servante. Et moi, je ne vous aimais pas, c’est pour cela que je ne vous dois rien. Si vous m’avez entretenue, je vous ai livré ma personne : nous sommes quittes. Ne suis-je pas libre ? Et suis-je obligée, après vous avoir servi de maîtresse, de vous servir encore de garde-malade ?

Robinson. Mon enfant, ma chère enfant, je te prie, calme-toi. Sois bonne, sois douce, soit gentille ; je vais, en ta faveur, faire mon testament.

La servante. Je veux une donation, ou je pars.

Robinson. Tu m’assassines ! Dieu et les hommes m’abandonnent. Malédiction sur l’univers ! Que le tonnerre m’écrase, et que l’enfer m’engloutisse !

Il meurt désespéré.
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Re: Ce drôle de Proudhon !

Messagede Boehme le Sam 6 Déc 2014 23:37

Drôle comme correspondant, peut-être. Mais certainement pas comme auteur. Il n'était pas une personne que certaines molles gouapes en queue de puberté qualifieraient de "sympa". C'est à la finesse ironique de sa parole belliciste qu'il faut être fidèle. Car il prenait l'humour très au sérieux :

« La liberté, comme la Raison, n’existe et ne se manifeste que par le dédain pour ses propres œuvres ; elle périt dès qu’elle s’adore. C’est pourquoi l’ironie fut de tout temps le caractère du génie philosophique et libéral, le sceau de l’esprit humain, l’instrument irrésistible du progrès. Les peuples stationnaires sont tous des peuples graves : l’homme du peuple qui rit est mille fois près de la raison et de la liberté que l’anachorète qui prie ou le philosophe qui argumente.
Ironie, vraie liberté ! c’est toi qui me délivres de l’ambition du pouvoir, de la servitudes des partis, du respect de la routine, du pédantisme de la science, de l’admiration des grands personnages, des mystifications de la politique, du fanatisme des réformateurs, de la superstition de ce grand univers et de moi-même. »

Proudhon, Les confessions d’un Révolutionnaire, pour servir à l’histoire de la révolution de février, Garnier, 1851, p. 321. http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Confe ... te_complet
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