Sur la nation et le nationalisme
Les intellectuels, nous dit P., n’ont pas fini de discuter pour savoir ce que signifie la nation [3]. (Monde Libertaire n° 888.)
La question n’est que partiellement posée : il s’agirait plutôt de savoir si l’idée de nation a ou non une réalité, et si oui, en quoi elle consiste, et alors seulement, de déterminer en quoi cette existence est un fait positif ou négatif. Il me paraît évident que les intellectuels discuteront encore longtemps avant de parvenir à une définition. Ils ne feront rien d’autre que tourner autour du pot. Peut-être émettront-ils des thèses intéressantes, stimulantes, mais ils ne feront pas fondamentalement avancer le schmilblick.
P., pourtant, a l’air de savoir ce que c’est, puisqu’il est contre, dans un article qu’il a écrit sur le sujet dans le Monde Libertaire. Il dit à juste titre que la plupart des théoriciens sont « victimes » de leur spécialité pour définir la nation : politologues, sociologues, économistes et historiens voient la chose de leur propre point de vue exclusif. J’ai eu, en lisant cette critique, un accès de plaisir anticipé : P. allait nous proposer, lui, un point de vue global, pluridisciplinaire, bref, non exclusif. Pas du tout : il nous propose de considérer la chose du point de vue de sa propre boutique, la géographie.
Je pense que P. fait plusieurs erreurs de méthode.
– Il se place d’un point de vue moral. La nation, le nationalisme, c’est mal ; la nation n’est pas quelque chose qui existe ou qui n’existe pas, c’est quelque chose dont on défend ou condamne l’idée ;
– Il englobe dans la même critique nation et nationalisme. Il fonde son argumentation sur le fait que le nationalisme est moralement « injustifiable » pour démontrer que la nation est injustifiée.
– Il attribue de façon systématique à la nation les caractéristiques de l’État et justifie, de cette manière, sa critique de « l’idée de nation ». La plus grande partie de son article est d’ailleurs consacrée à l’État, pas à la nation.
– Enfin, sur sa critique théorique de l’idée de nation (mais, en réalité, sur l’idée de l’État) il fonde une critique des mouvements de libération nationale placés tous indistinctement dans le même sac, sans aucune considération de contexte (Valmy, Staline, Basques, Québec, nazis, Mao, Khmers rouges, tiers monde, Irlande, Palestine, Yougoslavie...)
Sur la nation...
La définition du concept de nation n’est pas un problème de spécialistes. Aucun point de vue exclusif, « politologique, géographique, sociologique, ni même géographique », fût-elle « humaine », etc., ne pourra jamais la cerner.
La nation n’est pas un objet tangible. On peut, en examinant une chaise, en donner une définition à peu près opérationnelle. Avec la nation c’est plus difficile. Il y a à mon avis deux moyens : extérieur et intérieur.
Le moyen extérieur consiste à observer le fait du dehors. P. essaie cette méthode mais cela ne le conduit pas à proposer une définition. Après avoir lu son article on n’est pas plus avancé. On sait qu’il est contre, mais on n’a pas saisi quelle est cette chose contre laquelle il s’élève. Il nous décrit quelques-uns de ses effets, c’est tout.
Une tentative de définition par l’extérieur consisterait à déterminer s’il y a des constantes entre les différentes entités qui se proclament, ou que d’aucuns proclament comme étant des nations. Par exemple y a-t-il des constantes entre ces entités qu’on pourrait nommer nation japonaise, allemande, italienne et française.
On constaterait que ces entités ont chacune des comportements collectifs, des habitudes, des réactions face à certains stimulus, qui leur sont communs et qui les différencient les unes des autres. Ces comportements peuvent évidemment s’expliquer, par l’histoire, notamment.
A partir de là on peut, à la rigueur, parvenir à répondre à la question : les nations sont-elles une réalité ? Quiconque connaît un tant soit peu l’Angleterre et l’Irlande n’a pas manqué de constater des différences considérables. Ou l’Allemagne et l’Italie, ou le Japon et la Corée [4]... Ces différences peuvent bien servir à définir des particularités. Mais à y regarder de plus près, ces fameux « traits nationaux » n’existent que parce qu’on veut bien les trouver, parce que c’est commode. Le modèle de l’« Anglais moyen » qu’on nous présente et que nous avons tous implanté dans l’esprit ne représente qu’une proportion infime des Anglais, c’est le membre de la classe moyenne-supérieure avec des comportements très distinctifs mais totalement différents des couches populaires ou carrément supérieures. Ça n’a aucun sens. Les Anglais que je connais sont expansifs, chaleureux, hospitaliers et rigolards. Ça ne correspond pas du tout à l’image habituelle. De même, je pourrais dire que les Chinois sont tout ce qu’on veut sauf impassibles.
L’autre méthode consiste à examiner si la nation est une réalité dans la conscience collective des populations concernées. Je veux dire qu’il faudrait faire une enquête – je dis enquête, pas sondage d’opinion – pour cerner la réalité du phénomène dans l’esprit des gens, pour en définir le contour, les représentations, les mythes, et aussi pour comprendre en quoi consiste la demande des gens. Une telle démarche permettrait de révéler un aspect du problème que P. néglige complètement : l’aspect subjectif, les représentations collectives.
Au risque de paraître trivial, si 80 % d’une population donnée a conscience d’appartenir à une nation, cette nation existe, que cela plaise ou non à P., et quelle qu’en ait pu être la genèse. Il faut donc faire avec. Comme dit Bakounine :
« La Patrie, la nationalité, comme l’individualité, est un fait naturel et social, physiologique et historique en même temps ; ce n’est pas un principe. On ne peut appeler un principe humain que ce qui est universel, commun à tous les hommes ; mais la nationalité les sépare : elle n’est donc pas un principe. Mais ce qui est un principe, c’est le respect que chacun doit avoir pour les faits naturels, réels ou sociaux. Or, la nationalité, comme l’individualité, est un de ces faits. Nous devons donc la respecter. La violer est un méfait (...), elle devient un principe sacré chaque fois qu’elle est menacée et violée. Et c’est pour cela que je me sens franchement et toujours le patriote de toutes les patries opprimées. » (Bakounine, Circulaire à mes amis d’Italie, II, 296.)
La genèse de l’idée de nation ne peut se faire qu’en déterminant quelles en ont été, dans l’histoire, les représentations que les différentes populations s’en sont faites. Car cette idée n’est pas récente : au VIe siècle un roi franc visita la ville de Tours et fut reçu par les représentants des différentes nations qui peuplaient la ville : franque, juive et syrienne. C’étaient des groupements parfaitement définis, identifiés, organisés.
P. développe une idée qui provient directement d’une forme de marxisme prédigéré par certaines sectes d’ultra-gauche, selon laquelle l’émergence du phénomène national serait « inséparable des nécessités du développement capitaliste ». P. suggère ainsi que la nation est une création du capitalisme pour servir ses fins. L’idée n’est pas tout à fait fausse, mais elle doit être relativisée et replacée dans son contexte ; je dirais plutôt que le nationalisme est une création du capitalisme pour servir ses fins. Le nationalisme est la religion de l’État.
Le point de vue de P. est caricatural. Il est difficile en effet de dire que les mouvements de libération nationale de la première moitié du siècle dernier aient quoi que ce soit à voir avec les « nécessités du développement capitaliste » : ils se situaient dans des pays comme la Pologne ou la Hongrie, essentiellement agraires, nobiliaires, sans bourgeoisie digne de ce nom et sans industrie. On pourrait simplement dire qu’il y avait des couches porteuses de ces revendications, bourgeois radicaux et nobles libéraux, mais on peut difficilement dire que leur projet conscient était « inséparable des nécessités du développement capitaliste ». Les thèses de P., qu’on retrouve chez bon nombre de marxistes centre-européens de la IIe Internationale, ne fournissent aucun cadre conceptuel permettant de comprendre le problème : ce ne sont presque que des slogans.
Il est vrai qu’on peut s’appuyer sur de nombreux exemples où l’expansion du capital et l’émergence du fait national coïncident. La question que je pose est : ne prend-on pas l’effet pour la cause ? Car il faut examiner l’hypothèse de la préexistence du fait national, sur lequel le capitalisme se serait fondé pour assurer son expansion. Ainsi, les zones géographiques dans lesquelles le capitalisme se serait développé pourraient bien être celles où l’unité nationale, la conscience du fait national préexistaient au capitalisme et étaient fermement établies.
L’argument de P. selon lequel l’État et la nation se partageraient en quelque sorte le travail, le premier servant au contrôle des marchandises et le second au contrôle des hommes, me paraît bien simpliste. Je pourrais dire que lorsque les flics me « contrôlent » dans la rue je n’ai pas l’impression que c’est la nation, mais bien l’État, qui me contrôle.
P. reprend en fait toute la problématique de la nation telle que l’ont abordée les communistes de gauche allemands, autrichiens et italiens de la fin du XIXe siècle et du début du XXe : Strasser, Korsch, Otto Ruhle, Pannekoek (qui était hollandais), Bordiga, etc.
Il y avait à l’époque deux courants, l’un qu’on pourrait nommer « internationaliste intransigeant » etl’autre « internationaliste » (tout court).
L’internationalisme, auquel on ajoute le plus souvent l’épithète de « prolétarien » (parce qu’après tout il y a aussi un internationalisme capitaliste) consiste en ceci : la révolution ne peut être que mondiale ; la classe ouvrière n’a pas de patrie, les intérêts des prolétaires de tous les pays sont les mêmes ; les critères d’appartenance de classe supplantent les critères d’appartenance nationale.
C’est, je pense, la base à partir de laquelle P. appuie son argumentation, et je partage entièrement ce point de vue. Encore qu’il parle plutôt d’« individu » que de « travailleur ». J’y reviendrai.
Mais à la charnière du siècle se posait le problème national en Europe. C’est surtout à partir de là que les théoriciens développaient leurs analyses. Il y avait de multiples nationalités dominées, dans l’empire d’Autriche, notamment. Elles réclamaient des droits, voire l’indépendance. Par exemple il y a eu une grosse division à l’intérieur du parti socialiste allemand sur la question du bilinguisme des inscriptions et indications dans les stations de chemin de fer, pour qu’elles soient compréhensibles par les Tchèques, par exemple. Certains socialistes ont voté oui, d’autres non. Ça semble idiot, mais quand on ne parle que Tchèque, et qu’on vit dans son propre pays, c’est quand même plus pratique que les inscriptions publiques soient en tchèque.
Si la nation « fait partie des valeurs bourgeoises » parce que « c’est la bourgeoisie qui l’a créée », il ne devrait pas être difficile de faire une vérification historique : avant que n’émerge le capitalisme il n’y aurait donc pas eu de nation, ni, d’ailleurs, de culture, qui est définie comme une « barrière idéologique du capital » (Monde Libertaire n° 896). Il est difficile d’admettre que la Chine, la Corée et le Japon n’aient pas eu une culture, mille ans avant l’émergence du capitalisme, chacune parfaitement différenciée, mais en même temps parfaitement perméable aux influences réciproques (plutôt dans le sens Chine – Corée – Japon que l’inverse, d’ailleurs...). Il sera difficile de nier que ces pays aient développé en même temps une conscience nationale parfaitement repérable. On pourrait dire la même chose de la Grèce antique malgré son atomisation politique, de l’Italie de la Renaissance, etc.
Bakounine, encore lui, avait parfaitement saisi le rapport entre sentiment national, unité politique de l’État et développement culturel. Il constate, en prenant l’exemple de la Grèce, de l’Italie et de l’Allemagne que l’épanouissement culturel, la créativité d’une nation sont inversement proportionnels au degré d’unification politique.
Contrairement à Marx, qui pensait que la mondialisation du mode de production capitaliste allait rendre caduques les distinctions nationales, c’est le contraire qui s’est produit. Observant le capitalisme anglais, Marx en a fait un modèle général. Mais le capitalisme ne s’est pas développé de manière uniforme partout. Il n’a pas brisé les barrières nationales, il les a créées. La création d’un marché mondial qui devait se subordonner les nations et les individus, détruire les modes de production périmés a abouti à deux séries principales de conséquences :
– La constitution d’États capitalistes concurrents à l’Angleterre dans les pays capables de créer les conditions d’une résistance à l’expansion de celle-ci, notamment par la protection douanière, l’incitation à l’investissement et éventuellement une force militaire capable d’appuyer ces mesures et de coloniser les pays possesseurs de matières premières indispensables à l’expansion industrielle ;
– La subordination complète, politique et économique, des pays qui n’ont pas été en mesure de mettre ces mesures en application. L’Inde, dont l’industrie textile florissante a été détruite parce qu’elle concurrençait celle de l’Angleterre ; la Chine, que l’Angleterre a obligé à acheter de l’opium ; le Portugal soumis au capital financier anglais, sont des exemples caractéristiques.
Ce qui fait la différence entre ces deux séries d’exemples est l’existence d’un État suffisamment fort. Le capitalisme n’a pu se développer que là où l’État a été capable de mettre sur pied une politique de défense des intérêts nationaux – protectionnisme à l’intérieur, expansion coloniale à l’extérieur, etc. Mais cela n’a été possible que là où préexistait un socle national suffisamment développé. L’État n’a pas créé la nation pour garantir son existence, il a utilisé un substrat qui existait déjà, en l’adaptant à ses besoins, voire en modifiant sa physionomie. Il est tout à fait simpliste de dire que « l’école obligatoire, la conscription, l’illusion du suffrage universel », etc., ont créé la nation pour la mettre au service de l’État. L’école, la conscription, etc., ont été utilisées par l’État pour donner à la nation une physionomie, des caractères propres à garantir les intérêts du capitalisme. D’ailleurs, à un moment, P. reconnaît que « l’impérialisme utilise de diverses manières le principe de nation », il évoque aussi la « conception de la nation imposée par l’État » : dommage qu’il ne développe pas. S’agit-il encore de nation, lorsque sa conception en est imposée par l’État ? Cela ne mériterait-il pas qu’on fasse quelques nuances ?
La tendance de l’État est plutôt vers l’assujettissement de la société civile pour la contrôler et, en fin de compte pour la détruire : aujourd’hui nous sommes, à mon avis, dans une phase avancée de cette destruction.
On peut très légitimement dire que l’État ne crée pas la nation – entendue comme élément vivant – il la détruit, l’édulcore, la rend aseptique, uniforme. Là encore, je citerai Bakounine. Il emploie le mot « patrie », mais on pourrait tout aussi bien mettre le mot « nation » : « L’État n’est pas la Patrie ; c’est l’abstraction, la fiction métaphysique, mystique, politique, juridique de la Patrie. » (« Lettre à mes amis d’Italie. A mes amis d’Italie à l’occasion du Congrès des travailleurs tenu à Rome le 1er novembre 1871 par le parti mazzinien », 19-28 octobre 1871.)
Les réflexions de Proudhon sur la Belgique sont à ce sujet intéressantes. Contraint de s’y exiler, il constate que c’est un pays dont la population est hétérogène, qui n’a pas d’unité linguistique. Pourtant il existe un équilibre, et Proudhon le découvre dans la très ancienne pratique de l’autonomie communale. Wallons et Flamands peuvent coexister parce qu’ils sont habitués depuis longtemps à se gouverner eux-mêmes. Cet équilibre sera tout naturellement rompu le jour où l’État belge en viendra à suivre à son tour la pente centralisatrice et à détruire ces autonomies.
Proudhon constate que les frontières sont un fait totalement artificiel, elles traversent partout des régions dont les populations sont identiques et qui n’ont aucune raison de ne pas s’unir. Les centralisations étatiques, les États unitaires ne peuvent pas être des expressions démocratiques mais au contraire l’achèvement de l’absolutisme. Ce qui détruit les sociétés civiles constituées de populations (nations ?) hétérogènes, c’est l’État. Une société peut être hétérogène, pourvu que les autonomies soient garanties. Un État ne peut être qu’homogène, culturellement, sociologiquement, voire ethniquement, et par là il tend inévitablement à assujettir les « autres », considérés comme adversaires. P. n’envisage pas une hypothèse qu’il me semblerait intéressante de creuser : ce n’est pas la nation qui crée le nationalisme, c’est l’État. Peut-être a-t-on là une explication de ce qui se passe dans l’ex-Yougoslavie, et particulièrement en Bosnie-Herzégovine.
C’est l’État qui se constitue sur un territoire, pas la nation. Des populations identiques sont séparées par la frontière franco-belge, franco-espagnole, etc. De même, des populations différenciées culturellement, religieusement, vivaient sur le même territoire en Bosnie, et sans aucun problème. Il existait en Bosnie ce que Bakounine appelle une « union sociale, résultat réel de la combinaison des traditions, des habitudes, des coutumes, des idées, des intérêts présents et des communes aspirations ». C’était une « unité vivante, féconde, réelle ». L’unité qu’on cherche à y imposer est une unité artificielle : « l’unité politique, l’État, est la fiction, l’abstraction de l’unité ; et non seulement elle recèle la discorde, mais elle la produit encore artificiellement là où, sans cette intervention de l’État, l’unité vivante ne manquerait pas d’exister. » (Bakounine, Circulaire à mes amis d’Italie.)
Ce n’est qu’à une date récente que les nations ont cessé de migrer. Les États ont fixé ces migrations, souvent en coupant arbitrairement les nations en plusieurs parties. (Le cas du Kurdistan est caractéristique : une nation sans État, divisée par cinq pays : Turquie, Iran, Irak, Syrie, ex-URSS.)
Les frontières administratives des États ne se confondent pratiquement jamais avec les répartitions nationales. Les frontières de l’État français englobent différentes nations – ou différentes entités qui ont eu une réalité nationale avant que cette dernière soit réduite précisément par l’école, la conscription, etc. L’État a réduit ces entités nationales en tentant de les assimiler dans une entité plus grande, un moule commun. Avec les siècles, la plupart des gens s’y sont fait, et ont fini par développer un sentiment de double appartenance : régionale et nationale. La plupart des Corses se sentent français, mais ils se sentent aussi corses. P. peut trouver ça idiot, il peut dire que les Corses ont tort, que c’est mal (doublement mal, même) mais c’est comme ça. Je pense tout simplement que P. ne comprend pas les raisons qui font que des gens se sentent corses – ou français. J’y reviendrai plus loin.
Ce qui se passe en ex-Yougoslavie est incompréhensible si on s’en tient à la grille de lecture strictement « capitaliste » (ce qui ne veut pas dire qu’il faut l’écarter, au contraire). Je veux dire que la rationalité du nationalisme va souvent totalement à l’encontre du « capitalisme » ou, si l’on veut, des simples intérêts économiques du pays. Le nationalisme serbe était totalement suicidaire du point de vue économique, puisque la plupart des entreprises serbes avaient leurs débouchés en Croatie et en Slovénie, lesquelles étaient en même temps leur principale source d’approvisionnement. Les chefs d’entreprise serbes, et les classes moyennes en général, ne doivent pas être particulièrement enchantés de ce qui se passe. Ceux-là, d’ailleurs, sont partis. 400 000 personnes ont quitté le pays : hommes d’affaires d’abord, banquiers, scientifiques, intellectuels, et les étudiants enfin. Les gens les plus modestes, les retraités, les prolétaires eux, restent pour se coltiner la vie sous le blocus avec les mafiosi légaux de l’État et les mafiosi et trafiquants moins légaux de la rue.
Il semble d’ailleurs que ce soit une constante chez les gouvernements serbes d’adopter des options politiques catastrophiques pour l’économie du pays. Au début du siècle, le roi Pierre 1er de Serbie (ancien saint-cyrien qui avait combattu dans l’armée française pendant la guerre de 1870…) obtint de la France d’importants crédits, qui furent utilisés à l’achat d’équipements militaires, ce qui contraria l’Autriche-Hongrie voisine, avec laquelle se faisait pourtant plus de 80 % des échanges du pays : l’Autriche-Hongrie répliqua en fermant ses frontières aux produits agricoles serbes. Un blocus, déjà…
Cet exemple, qu’on pourrait appuyer par bien d’autres, prouve à loisir que le nationalisme ne se réduit pas, et de loin, aux nécéssités du développement capitaliste. Cette thèse-slogan pouvait à la rigueur avoir une certaine validité à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci, mais elle est complètement dépassée aujourd’hui.
Il est vrai que le nationalisme a parfaitement joué son rôle lorsqu’il s’agissait de mystifier les masses en France et en Allemagne pour les encourager à s’entretuer pendant que les bâtiments de guerre français avaient l’ordre de ne pas couler les cargos qui livraient à l’Allemagne l’étain de Nouvelle-Calédonie, mais c’était à une période « archaïque » de l’histoire du capitalisme. Aujourd’hui les prolétaires européens (ceux de l’Europe du Nord, en tout cas) ne se ruent plus les uns sur les autres baïonnette au canon ; on a trouvé d’autres méthodes, plus efficaces. Mais justement, le nationalisme n’est plus de mise, au contraire, il empêche la mise en place, le perfectionnement et l’extension de ces méthodes. On ne parle plus d’indépendance économique, mais d’intégration économique, on ne parle plus d’entreprises nationales mais de multinationales. Les nationalistes sont aujourd’hui les mal-élevés de la société capitaliste. L’utilisation du nationalisme peut être un des moyens employés par le système capitaliste pour parvenir à ses fins, mais il n’est qu’un moyen parmi d’autres. Il peut aussi être dans d’autres cas une entrave au développement capitaliste – et il le devient de plus en plus. En Europe du Nord, il caractérise essentiellement les couches sociales les plus touchées par l’expansion des nouvelles formes prises par le capitalisme, il est la forme la plus archaïque du système dominant.
Dans le tiers monde, pendant toute la période de lutte anticoloniale, c’est… le marxisme qui a été le véhicule du nationalisme dans les couches de la population de ces pays qui étaient porteuses de l’idéologie de l’indépendance nationale. La référence au marxisme-léninisme en Chine, en Corée du Nord, au Vietnam, etc., n’est qu’un masque qui sert à cacher un authentique nationalisme. Et même le communisme russe n’était qu’un nationalisme qui ne voulait pas dire son nom. Ce constat n’est pas un scoop : il a été fait dès les années vingt et trente, et ceux qui s’étonnent de l’alliance, en Russie, des communistes et des nationalistes ne prouvent que leur ignorance : « Le bolchevisme offre toutes les caractéristiques de la révolution bourgeoise, mais intensifiées par une connaissance approfondie, tirée du marxisme, des lois de la lutte des classes. » … « Le bolchevisme, dans ses principes, dans sa tactique et dans son organisation, est un mouvement et une méthode de révolution bourgeoise dans un pays à prédominance paysanne. » (Thèses sur le bolchevisme, I.C.C. vol., n° 3, décembre 1934.)
Dire que c’est «le nationalisme qui crée la guerre)) est une imbécillité. Autant dire que c’est la psychanalyse qui crée les malades mentaux (encore que…), la mécanique qui crée les pannes de voiture. Une guerre est déclenchée quand des intérêts suffisamment puissants sont en conflit et qu’un certain nombre de conditions sont réunies ; le nationalisme ne sert qu’à la justifier et à mystifier les gens pour les inciter à se battre entre eux. Ce n’est pas par « nationalisme » qu’aux États-Unis des groupes de pression suscitent des réactions anti-japonaises dans la population pour les encourager à ne pas acheter de produits japonais.
Sur la langue
On trouve chez P. une attitude curieuse sur la question de la langue. « La pluralité ne réside pas dans les fétiches de ces pseudo-communautés linguistiques, où le patron et l’ouvrier se sentiraient unis parce que babillant les mêmes phonèmes... ». Dans son second texte (Monde Libertaire n° 896) il précise : « ...qu’est-ce que cela apportera de plus à l’ouvrier corse si celui-ci est toujours victime de l’exploitation de son patron parlant la même langue que lui, ou au chômeur corse qui subira les consignes traduites en corse du fonds monétaire international ? A quoi sert de “sauvegarder” telle ou telle langue vernaculaire, si celle-ci continue de véhiculer des valeurs d’oppression, traditionnelles ou modernes, héritées ou empruntées ? » Et, en définitive, selon P., « défendre la langue » implique que « l’on refuse les brassages de population, l’immigration, la liberté de se déplacer et de vivre où bon nous semble... »
« Je veux un monde où la langue ne soit pas un obstacle à la communication, à la compréhension, à la fraternité. » En effet, P. écrit que « le repli sur le pré-carré d’un idiome parlé par une minorité d’individus ne me paraît pas la meilleure solution pour en arriver là. » Sur les solutions, il n’est pas regardant : « polyglotte, traductions tous azimuts, ou adoption d’une langue universelle. »
Je dois dire que l’approche que fait P. du problème me paraît complètement tordue.
Je trouve que c’est assez pratique que mon patron et moi-même parlions la même langue. Je ne me sens pas pour autant particulièrement proche de lui, mais enfin, ça présente des avantages, en particulier lorsque mes camarades et moi-même avons des revendications à formuler. Mais l’exemple du patron et de l’ouvrier « babillant les mêmes phonèmes » est particulièrement caricatural, parce que même si le patron est « étranger » par rapport à l’ouvrier, il se débrouille toujours pour nommer un sous-fifre qui parle la langue des exploités dont il dirige l’entreprise. Ce n’est pas là le problème. L’internationalisation invraisemblable du capital rend dérisoire ce genre d’argument et la question de la revendication linguistique n’est absolument pas là. P. prend le problème à l’envers. Ce sont rarement les capitalistes qui avancent ce genre de revendication parce que eux, ils sont largement cosmopolites, parlent la langue dominante et sont tout à fait intégrés dans le système dominant. La bourgeoisie gauloise, déjà, a très vite intégré les valeurs, la « culture » et la langue de l’occupant : elle y trouvait de considérables avantages matériels. Les choses, depuis, n’ont pas changé.
Les revendications indépendantistes écossaises, pour ne prendre que cet exemple, sont tout à fait pathétiques. Dans le système des anciens clans écossais, la propriété privée de la terre n’existait pas. La monarchie anglaise n’a pu assujettir l’Écosse que parce qu’elle a échangé la neutralité des chefs de clans contre la reconnaissance de leurs droits sur les immenses surfaces de terres communes [5]… qui ne leur appartenaient pas. Ainsi, d’innombrables paysans écossais ont été expulsés pour aller grossir dans les villes les rangs des mendiants, des prostituées et, plus tard, des candidats à l’esclavage dans les manufactures. Voir aujourd’hui la population écossaise unanime participer à ces touchantes manifestations folkloriques qui célèbrent l’unité de la nation écossaise, manifestations où se côtoient les enfants des paysans déracinés, expulsés, et les quelques rejetons des chefs de clans expulseurs, kilt de leur clan aux fesses, dont certains possèdent 50 000 hectares – grâce à l’appui des Anglais s’il vous plait – est à pleurer de rire.
Il est douteux que l’aristocratie écossaise tienne vraiment à revenir aux anciennes traditions, les vraies… L’analyse de ces questions du point de vue de la lutte des classes ne nous empêche ni de reconnaître qu’une grande partie de la population écossaise (ou de toute autre population) s’identifie à des valeurs, des représentations particulières, ni de dévoiler les mystifications sur lesquelles ces représentations sont, pour une large part, fondées.
L’ouvrier corse, pour reprendre l’exemple de P., aura beau parler 17 langues, ou une seule : la langue dominante du capitalisme ; il aura beau parler la même langue que son patron, ou une autre, il restera un ouvrier, et c’est là ce qui est déterminant, pas la langue qu’il parle. Ça n’apporte rien de plus, ni rien de moins. Je ne vois donc pas quel est l’inconvénient à ce que l’ouvrier corse parle corse, si ça lui fait plaisir, et je ne vois pas en quoi ça gêne P.. »
Car dans son aveuglement uniformisateur, P. ne voit pas que la revendication linguistique est le plus souvent le fait de gens à qui, insidieusement ou directement, on interdit de parler leur langue, qu’on cherche à acculturer et à qui on veut imposer une langue dominante. P. peut trouver que c’est là un fait positif, parce que cela conduit à liquider les « idiomes », les « langues vernaculaires », etc., mais je ne vois pas où est le progrès. S’il n’est pas utile de « sauvegarde telle ou telle langue vernaculaire » parce qu’elle continue de véhiculer des valeurs d’oppression, je ne vois pas l’intérêt de sauvegarder quelque langue que ce soit, parce que toutes les langues véhiculent des valeurs d’oppression, puisque, à ma connaissance, le contenu du discours n’est que le contenu du système social dominant. Ce qui est oppressif, ce n’est pas la langue en elle-même, c’est le système social dominant. Là où la langue devient directement oppressive, c’est quand un groupe détenant le pouvoir (militaire ou simplement administratif) empêche des gens de parler leur langue et imposent leur propre langue. Lorsque des paysans palestiniens signent sans s’en rendre compte des documents rédigés en hébreu, qu’ils ne peuvent comprendre, et qui les dépossèdent de leur terre, on a là une raison suffisante pour revendiquer la rédaction d’actes officiels dans une langue que comprennent les intéressés. Mais qu’est-ce qui est oppressif dans ce cas, la langue de la puissance dominante, ou l’usage que la puissance dominante fait de sa langue ?
Je ne vois pas en quoi « défendre sa langue » signifie refuser le brassage de population, la liberté de se déplacer, etc. On atteint là une sorte de délire. Le mode de raisonnement de P. est particulièrement voyant dans cet exemple. Il propose deux termes à une alternative ; l’un des termes est « sympathique » : l’absence de revendication linguistique = liberté ; l’autre terme est « antipathique » : revendication linguistique = absence de liberté. Mais c’est là une fausse alternative, pour tout dire quelque peu manipulatoire.
La langue en elle-même, contrairement à ce que pense P., n’a jamais été un obstacle à la communication [6]. J’ai organisé, du temps de la grève des imprimeurs britanniques de chez Murdoch, des rencontres entre ouvriers du livre londoniens et parisiens. Ils ne parlaient pas la même langue et je n’étais pas toujours là pour traduire. Je peux assurer P. que la langue ne constituait pas un obstacle à la fraternité, même si, évidemment, l’échange dans une langue commune aurait été préférable.
Le véritable obstacle entre les hommes, ce n’est pas la langue, ce sont les inégalités sociales, le fait qu’une minorité détient le pouvoir sur la majorité. Qu’une population habituée à parler une langue revendique le droit de la parler me paraît particulièrement insignifiant et ne constitue en rien un obstacle entre les hommes [7]. Une société libertaire ne sera pas une société uniformisée où tous parleront forcément la même langue, mais une société où les moyens d’accès à la culture, à l’instruction, seront suffisamment développés pour permettre à ceux qui le souhaiteront de multiplier leurs possibilités de communiquer avec autrui.
...Et sur le nationalisme
L’argumentation de P. repose sur l’application systématique des attributs de l’État à la nation. La nation, dit-il, se « délimite », elle a des frontières. C’est faux. C’est l’État qui a des frontières, pas la nation. « La nation suppose un ailleurs, un autre, un étranger, un ennemi », dit-il. C’est faux. C’est l’État qui est ainsi. Il est beaucoup plus facile pour un « étranger » de s’intégrer dans une nation que dans un État. Il existe d’innombrables exemples d’intégration de populations entières dans une nation. C’est l’État et, subsidiairement, la religion, qui constituent des obstacles à ce type d’intégration. Les Francs avaient un sentiment très fort d’appartenance nationale, mais étaient constitués de tribus très hétérogènes.
J’ai suggéré que le nationalisme n’était peut-être pas le fait de la nation mais celui de l’État. Je veux dire par là qu’il existe une différence capitale entre les deux notions.
La nation fait à mon sens plus référence à une revendication d’identité (mystifiée ou réelle), et relève de la sphère culturelle, alors que le nationalisme est un instrument de conquête et relève de la sphère étatique, voire militaire. La constitution d’États nationaux a pu, par ailleurs, dévier le fait national dans le sens des intérêts étatiques, pour l’utiliser à son profit.
P. est amené à faire des amalgames inacceptables. Et il n eparle jamais de la population bosniaque. Quand P. parle de la Bosnie, c’est pour évoquer le-président-Izetbegovitz-qui-a-écrit-un-livre-islamiste. Comme ça, on a l’impression que tous les Bosniaques sont comme lui. Or, des réfugiés bosniaques de différentes nationalités m’ont affirmé que ce n’était qu’une petite brochure écrite au début des années soixante-dix, que personne ne prend au sérieux, qui n’a d’ailleurs jamais été publiée en Bosnie mais… par le gouvernement serbe pour faire de la propagande anti-musulmane.
P. parle des dirigeants bosniaques, à la rigueur, jamais de la population. Or, il semble malgré tout filtrer des différentes informations que nous pouvons avoir, qu’effectivement, il y avait dans cette région une existence commune de gens d’origines ou de croyances différentes, qui se foutaient éperdument que leur voisin de pallier soit Croate, Serbe ou « Musulman » ; que dans de nombreuses familles bosniaques, il y avait le père Croate, la mère Musulmane, la belle-fille Serbe, la grand-mère Albanaise, et que sais-je, et que tout le monde vivait ensemble. C’est là peut-être précisément un exemple de fusion de populations auquel P. semble aspirer. (Et cette coexistence doit être appréciée à l’aune de la vie réelledes populations, non pas à travers le résultat d’élections à partir de listes « ethniques » dont on n’a pas le taux de participation.)
P. ne parle jamais de cette coexistence des populations en Bosnie, contesté par les factions armées des voisins serbes ou croates. Il ne la nie pas non plus, d’ailleurs. Pour éluder l’évocation de ce fait, il parle des dirigeants bosniaques qui, paraît-il, ne valent pas mieux que les autres, mais là, ce n’est pas un scoop.
Les questions qu’on devrait se poser, à mon avis, sont les suivantes :
– Cette coexistence est-elle réelle, est-elle effectivement contestée par des voisins qui, eux, veulent instaurer des États « ethniquement purs » – notamment en expulsant, en massacrant les populations non reconnues et en annexant les terres sur lesquelles elles vivent ?
– Et si cela est vrai, la situation de coexistence de ces populations n’est-elle pas un progrès par rapport aux projets des voisins?
– Et dans ce cas, dans la mesure où tous ces gens-là se battent entre eux, peut-on se contenter, comme le fait P., de les renvoyer dos à dos ?
– N’existe-t-il pas des critères pour déterminer qu’une population est agressée, et qu’il existe des agresseurs?
– Le fait qu’une force armée entoure une ville pendant des mois et bombarde impunément la population n’en est-il pas un ?
– Peut-on dans ce cas refuser d’établir des gradations entre agresseur et agressé, sous prétexte tous les belligérants se valent ?
– Est-il interdit aux anarchistes de penser qu’une situation (communauté de vie de populations diverses) vaut mieux qu’une autre (expansionnisme), même si l’enjeu immédiat n’est pas la « révolution sociale » ?
– D’une façon générale, la notion d’étape, de combat parcellaire est-elle à bannir tout à fait du vocabulaire et de l’action anarchistes? (Par exemple, P. refuse-t-il toute action syndicale sous prétexte qu’elle cautionne le salariat et ne vise pas directement la révolution sociale ?)
Nous savons parfaitement que l’enjeu réel de la guerre en Yougoslavie dépasse de loin les simples particularismes nationaux, que ce qui est en jeu est la réorganisation d’un ordre économique et politique international dans lequel les combattants sur place ne sont que les pions de forces multiples qui se trouvent ailleurs, à Paris, Berlin, Washington, Moscou, au Vatican, etc. Ça, P. le montre très bien. Mais en examinant la situation, on se rend compte qu’on a deux pays - la Croatie et surtout la Serbie - qui sont bien approvisionnés en armes, tandis que la Bosnie ne l’est pas. La conclusion qu’on peut tirer est simple : cette situation est voulue, et l’objectif de l’ensemble des parties dans ce conflit (sauf les Bosniaques, bien sûr) est précisément la liquidation de la Bosnie. La guerre s’arrêtera lorsque les vrais meneurs du jeu estimeront que leur objectif est atteint. C’est aussi une raison pour laquelle il est parfaitement hypocrite d’attendre des États une solution au conflit. Sur ce point, je suis tout à fait d’accord avec P..
L’attitude qui consiste à renvoyer dos à dos les protagonistes du conflit sous prétexte que ce sont des États, sachant que le rapport de force militaire est en faveur de la Serbie, équivaut à un soutien de fait aux projets impérialistes concernant la Yougoslavie…
Ce que j’ai envie de dire aux populations de l’ex-Yougoslavie est :
« Soulevez-vous contre ceux qui vous envoient à la guerre, _ fusillez impitoyablement tous ces connards qui vous excitent à la haine les uns contre les autres au nom d’idées complètement ringardes de nation, d’ethnie ou de religion, tous ces abrutis qui vous envoient au casse-pipe pour le compte d’intérêts qui vous dépassent complètement et dont vous n’avez aucune idée, tous ces crétins qui vous ont convaincus que votre voisin était votre ennemi et que vous étiez supérieurs ou différents des autres.
« Prolétaires de Yougoslavie, ceux qui vous incitent au combat aujourd’hui sont ceux-là mêmes qui demain vous tondront la laine sur le dos, sans regarder si vous êtes Croates, Serbes, Bosniaques, “Musulmans” ou que sais-je. Révoltez-vous contre eux, ne vous laissez pas déshumaniser par ceux qui vous excitent à la haine ! »
Ça, c’est ce que j’ai envie de dire, mais je ne suis pas sûr d’être compris, pour peu que je sois entendu, bien sûr. Il me paraît pourtant parfaitement hypocrite de renvoyer les combattants dos à dos, ceux qui sont manifestement en train de se faire massacrer et ceux qui impunément bombardent.
Sentiment d’appartenance communautaire et nationalisme
On peut parfaitement se revendiquer d’une nation, ou même d’un peuple, sans que cette revendication prenne un aspect pathologique, c’est-à-dire le nationalisme. Le refus de considérer cette nuance conduit P. à des positions d’un dogmatisme stérile.
Je peux parfaitement me sentir français, reconnaître d’autres individus comme faisant partie de la même communauté nationale, qu’ils soient ouvriers, employés ou même patrons. C’est là un fait. Et alors ? Ça ne m’empêchera pas de me sentir infiniment plus proche d’un mineur du Yorkshire, d’un bibliothécaire de Cambridge, d’un étudiant palestinien, d’un rotativiste de Londres, d’un intellectuel calabrais, d’un petit éditeur tunisien ou d’un employé communal allemand, que d’un patron français, d’un propriétaire français ou d’un flic français. Quel est le problème ? P. craint-il que mon sentiment d’être malgré tout français me pousse sournoisement à oublier ma conscience de classe ? Croit-il que j’ignore qu’un magnat de la presse britannique se sentira plus proche d’un industriel français que d’un mineur du Yorkshire, qu’un latifundiaire argentin aura plus d’affinités avec un haut fonctionnaire du ministère français de l’intérieur qu’avec un lanceur de pierre palestinien ?
Pour P., la nation suppose le « consensus national, et donc social ». C’est plutôt le nationalisme, c’est-à-dire l’utilisation de l’idée de nation aux fins de l’État, qui est ainsi. L’appartenance à une nation n’implique en elle-même pas plus de consensus social que l’appartenance à n’importe quel groupement de fait (c’est-à-dire auquel on n’a pas choisi d’adhérer). Mais si des individus, sous prétexte qu’ils appartiennent à une quelconque communauté nationale (ou à quelque communauté que ce soit, d’ailleurs, y compris anarchiste – ça arrive) arguent de ce fait pour créer des hiérarchies, des exclusions, ces individus sont aliénés idéologiquement, et là, ça devient condamnable.
Non seulement P. n’aborde pas la question de la conscience collective, il la nie complètement, et cela me paraît extrêmement grave, en ce sens qu’il appelle à la rescousse, dans cette négation, « la base et la conclusion de la philosophie et de l’action anarchistes ». Je m’explique. Pour lui, il y a l’individu. L’humanité est composée d’individus, un point c’est tout, qui entretiennent des relations entre eux, et ensuite on a la société. Il ne saurait y avoir d’autres déterminations des comportements humains que celles provenant de leur existence en tant qu’individus. « L’individu est seul face au monde, qu’on se le dise », dit-il.
Là encore, P. se place d’un point de vue moral, voire utopiste (c’est comme ça que les choses devraient être), pas du point de vue de l’observation des faits.
N’en déplaise à P., l’individu n’est pas seul face au monde. Il existe, entre lui et le monde - ou, si on préfère, entre lui et la société - d’innombrables médiations, qu’il a choisies (syndicat, parti, groupements et associations diverses) ou qu’il n’a pas choisies (sexe, famille, classe d’âge).
Le fond du raisonnement de P. est là : est-il légitime que l’individu ait un sentiment d’appartenance communautaire autre que total ? Dans la mesure où l’individu est « seul face au monde » – c’est P. qui le dit – il est évident que tout sentiment d’appartenance à autre chose que l’humanité tout entière est réactionnaire. Cette conception totalisante – pour ne pas dire plus – est à mon sens à l’opposé d’une vision libertaire.
Dire qu’on est « seul face au monde » est une extrême banalité si on prend ça au sens philosophique : l’individu est indivisible, unique, sans équivalent, donc seul. Mais politiquement, sociologiquement, c’est une aberration. C’est nier la plus simple évidence : chaque individu est lié, d’une façon ou d’une autre, qu’il le veuille ou non d’ailleurs, par des réseaux plus ou moins formels de solidarité, sans lesquels il ne serait tout simplement pas humain. Les seuls êtres effectivement « seuls face au monde » que je connais sont les toxicomanes et les sans domicile fixe. Ils vivent dans un monde où n’existe pas la moindre solidarité, où chacun dépouille l’autre impitoyablement.
P. réduit les faits à un simplisme outrancier qui, je dois le dire, est tout à fait contraire aux fondements théoriques de l’anarchisme. Il suffit de lire l’Entraide, où Kropotkine montre que les humains n’ont pu survivre que parce qu’ils ont constitué dès l’origine de leur histoire des groupements solidaires qui ont collaboré, et auxquels les individus constituant ces groupes se sont identifiés [8].
Il faut avoir une vision particulièrement dogmatique pour ne pas voir que la vie sociale des humains est largement déterminée par le sentiment d’appartenance à un groupe. On peut analyser ce phénomène, puis l’approuver ou le désapprouver, mais il est là.
Bakounine, encore...
Mais avant de poursuivre, revenons à quelques références historiques tirées du mouvement anarchiste. Bakounine est un de ceux qui a abordé la question le plus à fond, en ce sens qu’il était confronté pratiquement au problème. N’en déplaise à P., il s’est toujours senti profondément russe, et il n’a pas été « à un moment donné en faveur des luttes de libération nationale », il n’a jamais abandonné ce terrain. Lorsqu’il dit à la fin de sa vie que « le XIXe siècle peut être appelé le siècle du réveil général du peuple slave » (IV, 233), ce n’est pas une formule de style.
L’alternative posée par Bakounine est : la voie de l’hégémonie de l’État ou la voie de la libération des peuples et du prolétariat. A aucun moment il n’abandonne le terrain de l’émancipation nationale, il subordonne celle-ci à l’émancipation sociale. C’est précisément là que se situe le centre de gravité du point de vue anarchiste sur la question nationale.
« Les Slaves doivent-ils et peuvent-il s’affranchir de la domination étrangère et surtout de la domination germanique, pour eux la plus haïssable, en recourant à leur tour à la méthode allemande de conquête, de rapine et de contrainte pour obliger les masses populaires slaves subjuguées, à être ce qu’elles exècrent, auparavant de fidèles sujets allemands, et désormais de bons sujets slaves, ou seulement en s’insurgeant solidairement avec tout le prolétariat européen, au moyen de la révolution sociale ? » (IV, 234.)
Poser la question c’est y répondre, dit Bakounine. L’alignement des Slaves sur le « modèle allemand », la constitution d’un État bureaucratique, militaire, policier et centralisé « qui aspire nécessairement, en raison de sa propre nature, à conquérir, asservir, étouffer tout ce qui, autour de lui, existe, vit, gravite et respire », serait une catastrophe. Un tel État, qui a trouvé « sa dernière expression dans l’empire pangermanique », offre un indéniable avantage, mais uniquement pour « la minorité privilégiée, le clergé, la noblesse, la bourgeoisie, voire la classe cultivée, c’est-à-dire cette classe qui, au nom de son érudition patentée et de sa prétendue supériorité intellectuelle, se croit destinée à gouverner les masses » (IV, 234). Mais pour le prolétariat lui-même, « plus l’État sera grand, plus les chaînes seront lourdes et les prisons étouffantes ». Reprenant le point de vue hégélien selon lequel l’État, étant l’ennemi naturel de tous les autres États, ne peut s’affirmer qu’en faisant la guerre, Bakounine pense que tout État « qui ne se contente pas d’exister sur le papier (...) mais qui veut être un État réel, souverain, indépendant, doit nécessairement être un État conquérant » (IV, 235). Ce fait correspond à une loi inexorable, analogue à celle de la concurrence qui, sur le terrain économique, veut que les petits et moyens capitaux soient absorbés par le grand capital. De la même manière, dit Bakounine, les petits et moyens États sont engloutis par les empires : « aucun État moyen ne peut aujourd’hui avoir d’existence indépendante » (Ibidem.). Au contraire de P., Bakounine ne confond pas État et nation.
L’attitude de Bakounine se distingue de celle de Marx, et surtout de celle d’Engels, sur deux points :
– De toute évidence, Engels se réjouit de la disparition des petites nations, des « nations fleurettes » dont c’est, dit-il, le « sort naturel » de se laisser dissoudre et absorber par leurs voisins plus forts. Si Bakounine parvient sur le fond aux mêmes conclusions – l’évolution historique conduit inévitablement à l’absorption des petites nations dans de grands blocs étatiques – il ne se réjouit pas de ce phénomène, il ne le considère pas à priori comme un progrès, et il conserve le sens de la légitimité du principe du droit des nations à exister ;
– Mais surtout Bakounine se distingue par la signification qu’il convient de donner à cette évolution. L’unité nationale par l’État, dit-il, signifie la centralisation étatique et la création de moyens de répression accrus contre la classe ouvrière aussi bien que le perfectionnement des moyens de domination. Marx et Engels considèrent que l’unité nationale (de l’Allemagne, en l’occurrence) est une condition préalable indispensable à une action ouvrière efficace parce que :
1°) tant qu’elle n’est pas établie elle constitue une revendication qui détourne le prolétariat de la lutte sociale, et
2°) parce qu’elle crée le contexte institutionnel (parlement, système représentatif) dans lequel le prolétariat peut agir.
De son côté Bakounine montre que le système représentatif, par le consensus mystificateur qu’il crée, est le moyen le plus efficace de constituer un État centralisé fort. L’État « démocratique » ainsi constitué peut, tout autant que l’État autocratique – et même de façon plus efficiente -, fouler aux pieds le droit des peuples et celui des gens. Marx et Engels étaient parfaitement capables de voir cet aspect du problème ; ils sont passés à côté parce qu’ils étaient tout simplement persuadés que la classe ouvrière, dans le cadre des institutions existantes, pourrait prendre le pouvoir, ce que Bakounine niait catégoriquement. « Au diable donc tous les Slaves et tout leur avenir militaire, si après plusieurs siècles d’esclavage, de martyre, de bâillon, ils devaient apporter à l’humanité de nouvelles chaînes. » (IV, 234.)
Les Slaves pourront s’émanciper, ils pourront détruire l’« État allemand » (c’est-à-dire l’État tsariste construit sur le modèle allemand [9]) « non par de vains efforts pour assujettir à leur tour les Allemands à leur domination et les transformer en esclaves de leur État slave », mais en appelant à la révolution sociale. « Ce qui, dans le passé, faisait leur faiblesse, à savoir leur incapacité à créer un État, fait aujourd’hui leur force, constitue leur droit à l’avenir et donne un sens à tous leurs mouvements nationaux actuels. » (IV, 237.)
L’essentiel du point de vue bakouninien sur la question nationale peut se résumer à ceci : rien n’est plus néfaste que de faire du « pseudo-principe de la nationalité l’idéal de toutes les aspirations populaires ». P. cite ce passage, mais ne restitue pas la totalité du raisonnement de Bakounine, sans doute parce qu’elle ne convient pas à sa démonstration. La nationalité est un fait historique, limité à une contrée, qui certes a un droit indubitable d’exister, « comme tout ce qui est réel et sans danger » (je souligne). L’essence de la nationalité est le produit d’une époque historique et de conditions d’existence ; elle est formée par le caractère de chaque nation, sa manière de vivre, de penser, de sentir. Chaque peuple, comme chaque individu, a le droit d’être lui-même : « En cela réside tout le droit dit national ». Mais il ne s’ensuit pas qu’un peuple, un individu, ait le droit ou l’intérêt de faire de sa nationalité, de son individualité, une question de principe et qu’ils doivent « traîner ce boulet toute leur vie » ...
« Au contraire, moins ils pensent à eux, plus ils s’imprègnent de la substance commune à l’humanité tout entière, plus la nationalité de l’un et l’individualité de l’autre prennent de relief et de sens. » (Champ libre, IV, 238.)
Ces réflexions de Bakounine anticipent sur celles des marxistes autrichiens qui seront confrontés au problème des nationalités dans l’empire austro-hongrois : Otto Bauer écrira ainsi dans une lettre à Pannekoek :10 « L’ennemi qui doit être combattu à l’heure actuelle, ce n’est pas la négation abusive mais l’affirmation abusive du fait national ».
On peut dire en conclusion que selon Bakounine la nation n’est pas un fait critiquable en soi, ce qui l’est, c’est l’hypertrophie du sentiment national, la subordination à la nation de toute autre considération.
L’oppression nationale : mythe ou réalité ?
L’analyse que nous propose P. est séduisante parce qu’elle a une cohérence théorique (apparente, tout au moins), mais dans la mesure où elle tente de réunir dans une même critique théorique des situations radicalement différentes, elle ne correspond à aucune réalité, elle n’a aucune « praticabilité ». Elle est sans doute le produit d’un militant qui n’a tout simplement jamais eu à faire face pratiquement à ce problème (du moins je le suppose).
Si la nation n’est pas un objet tangible, si elle est dans une large mesure une abstraction, un fait subjectif – mais la subjectivité est une réalité ! – l’oppression nationale est un fait parfaitement palpable. Le propos de P. concernant « certaines forces qui se proclament opprimées » est parfaitement compréhensible s’il pense à certains mouvements régionalistes (je pense en particulier à la Ligue lombarde) faits de bourgeois et de notables locaux, mais il est inacceptable s’il veut généraliser, car il met dans le même sac des réalités trop différentes : il n’analyse plus, il vitupère.
Si on doit évidemment soumettre à l’examen critique les revendications nationalitaires avant de les considérer comme légitimes, il y a des critères parfaitement objectifs pour déterminer si une population se trouve dans une situation d’oppression. Mais P. ne dit pas ce qu’il faut faire, dans ce dernier cas. Il dit simplement : la nation n’est pas justifiable.
Lorsqu’une armée d’occupation ferme les écoles, détruit les maisons, emprisonne, expulse, tue, interdit toute activité économique, impose des couvre-feux, confisque la terre, alors, la population victime de telles mesures en vient tout naturellement à poser le problème en termes de lutte de libération nationale. Que devons nous faire, nous, anarchistes ? Expliquer à ces gens que « l’État-nation moderne met à bas les antiques formes de domination socio-territoriale », que « la pluralité ne réside pas dans les fétiches de ces pseudo-communautés linguistiques », et qu’il « n’est décemment pas possible de tenter de réhabiliter l’idée de nation » ?
Je pourrais à la rigueur expliquer cela à un intellectuel qui se revendique d’une lutte de libération nationale, cela fournirait de passionnants sujets de discussion dans un bistrot du quartier Latin ; il pourrait même à la rigueur être d’accord avec moi. Mais que dire au gamin de 14 ans dont on vient de faire sauter la maison parce qu’il a jeté des pierres sur une jeep, que dire à l’institutrice qu’on vient arrêter parce qu’elle donne dans son appartement des cours à des enfants dont on a fermé l’école, que dire à cette famille que des colons armés jettent à la rue un matin en leur disant : maintenant votre maison nous appartient ; que dire à cette femme qui se rend à l’hôpital avec son enfant malade et que les soldats interdisent de passer parce que le bébé n’a pas de laisser-passer ? Ou à cet homme qu’on a expulsé de sa terre, mais qu’on embauche comme ouvrier agricole ou comme maçon pour le compte des nouveaux « propriétaires [11] » ? Que propose P., dans ce cas ?
Il est impossible d’ignorer cette réalité. C’est un problème national, que cela plaise ou pas. Qu’il y ait un aspect de lutte sociale, c’est tout aussi indiscutable, et cela peut précisément être notre rôle de montrer que la puissance dominante domine aussi une partie de sa propre population, et que la population dominée contient des éléments qui sont potentiellement de futurs exploiteurs. C’est précisément ce que font les camarades qui sont effectivement engagés dans ce genre de combat.