Sur la nation et le nationalisme (René Berthier)

Espace de débats sur l'anarchisme

Sur la nation et le nationalisme (René Berthier)

Messagede vroum le Dim 17 Nov 2013 11:49

Sur la nation et le nationalisme

René Berthier
(1992-1993)

AVERTISSEMENT


La guerre civile qui a ravagé la Yougoslavie juste après la guerre du Golfe n’a évidemment pas laissé la Fédération anarchiste indifférente et son hebdomadaire, le Monde libertaire, s’en est largement fait l’écho. Le mouvement libertaire était mal armé pour affronter une telle situation. Les concepts et les critères d’évaluation manquaient. Déjà, l’offensive occidentale contre l’Irak avait divisé le mouvement mais ceux qui, par opposition à Saddam Hussein, avaient choisi de soutenir George Bush – le père – avaient été très minoritaires. Pour la Yougoslavie, les choses étaient infiniment plus complexes.

La chose se compliquait du fait que l’hebdomadaire de la Fédération anarchiste se montrait alors relativement peu pluraliste dans l’exposé des opinions. Le traitement de la question yougoslave était le quasi monopole d’un camarade dont l’approche était extrêmement dogmatique. J’appellerai ce camarade « P. », parce que je ne tiens pas à raviver de vieilles polémiques, parce que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis et que l’un comme l’autre avons sans doute mis de l’eau dans notre vin. Les textes que je présente ici sont des réponses à ses articles et il conviendrait, pour être tout à fait honnête, de publier également ces articles, que je n’ai plus. Je ne tiens absolument pas à personnaliser la question : depuis, ce camarade et moi nous sommes revus et la rencontre a été parfaitement fraternelle.

A l’époque, je transmis à la rédaction du journal des articles, dont seuls quelques-uns furent publiés. Des camarades m’appelaient pour me dire qu’ils en avaient assez des prises de position de P. Je fis donc paraître mes positions dans une brochure publiée par le « groupe Février ». Cette brochure fut très rapidement épuisée et je dus en faire plusieurs tirages.

Ce fut en quelque sorte le brouillon du livre que je publiai un peu plus tard : Ex-Yougoslavie : ordre mondial et fascisme local.

Cette micro-polémique et l’embarras des camarades de la Fédération anarchiste à produire une analyse libertaire du conflit étaient significatifs. Car les armes théoriques existaient pour affronter cette question : elles se trouvaient chez Bakounine. Mais voilà : Bakounine était à la fois mal vu et peu connu par les militants de la FA. Le révolutionnaire russe a longtemps été soupçonné d’être trop « marxiste » pour être un anarchiste honnête…

Au fil des tirages, la brochure s’est modifiée car certains passages ont été retravaillés, d’autres ont été ajoutés.

Tout cela dans l’urgence. Inévitablement, il y a des répétitions.

C’est le quatrième et dernier tirage qui est présenté ici.

René Berthier

Février 2008

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Introduction

Les textes qui suivent ont été écrits lors de la publication par le Monde libertaire d’articles d’un camarade de Saint- Etienne et d’un camarade de Lyon.

Mon intention n’est pas tant d’exprimer mon désaccord de fond, que mon désaccord sur sa méthode d’approche de la question. Sur le fond, je suis d’accord que le nationalisme est une lèpre qui a malheureusement trop souvent frappé le mouvement ouvrier, et qu’il faut le combattre.

Simplement, je ne pense pas que ce soit en niant les faits qu’on peut contribuer à résoudre le problème. J’ai voulu aussi marquer mon désaccord avec des affirmations avancées qui me semblent contraires à la réalité, Comme par exemple que c’est le développement du capitalisme qui a créé les nations. C’est là une approximation qui me paraît hasardeuse, qui relève plus de l’idéologie que du travail sérieux.

Je ne pense pas non plus que c’est en faisant l’amalgame entre deux concepts voisins mais pas équivalents qu’on pourra mieux comprendre la situation : Comme par exemple nation et nationalisme. Le premier relève de la constatation d’un fait, le second de l’idéologie.

Ma référence, dans la question nationale, c’est l’internationalisme prolétarien. De vieilles références syndicalistes, en somme. Le terme prolétarien peut aujourd’hui faire sourire : tant pis. Disons qu’il désigne ceux qui produisent les richesses et qui n’en bénéficient pas ou peu. Il désigne aussi ceux qu’on écarte du droit de produire, de gagner leur vie : chômeurs, paysans expulsés. Il désigne ceux qui n’ont aucun pouvoir. Il désigne enfin ces millions d’hommes qu’on a envoyés sur tous les fronts s’entre­tuer alors qu’ils n’avaient aucune raison de le faire, ces millions de femmes, d’enfants, qui meurent pour la raison d’État ou pour les parts de marché que se disputent les multinationales. Autrement dit, les damnés de la terre, qui sont légion, contrairement à ce que certains veulent faire croire, et dont le nombre va croissant. Rappelons que depuis 1945, 25 millions de personnes sont mortes du fait des guerres qui se sont continuées sur d’autres champs de bataille… Depuis la guerre du Golfe et la guerre civile en Yougoslavie, on peut en rajouter au moins un autre million.

Beaucoup d’anarchistes parlent d’internationalisme, tout court. personnellement, ce terme ne me convient pas. Les capitalistes aussi, sont internationalistes, à leur façon. Les fascistes aussi. L’internationalisme prolétarien consiste à développer la solidarité internationale des travailleurs, et, en dernier ressort, à ne pas tuer d’autres travailleurs en cas de guerre.

C’est là que les choses se compliquent. Que doivent faire les prolétaires de Timor-Est face aux prolétaires indonésiens habillés en soldats qui occupent leur territoire et qui ont massacré 300 000 des leurs ? Que doivent faire les prolétaires de Sarajevo (les gros bourgeois ont dû partir depuis longtemps) face aux prolétaires serbes déguisés en soldats qui les bombardent ?

Beaucoup d’anarchistes se réfèrent au pacifisme. Mais si les anarchistes ukrainiens avaient été pacifistes, on n’aurait jamais entendu parler de la Makhnovstchina ; si les anarchistes espagnols avaient été pacifistes, on n’aurait jamais entendu parler de l’extraordinaire mouvement des collectivisations dans les villes et les campagnes d’Espagne.

Doit-on nier la question des revendications nationales ?

Ou doit-on, comme le proposait Bakounine il y a plus d’un siècle, subordonner, sans la nier, la revendication nationale à la question sociale?

Il ne faut voir dans la publication de ces textes, écrits il y a plusieurs mois, voire un an, aucune intention polémique. Si tel avait été le cas, ils auraient été plus largement diffusés, et beaucoup plus tôt. Le débat sur la question nationale et sur la guerre dans l’ex-Yougoslavie ayant continué au sein de la Fédération anarchiste, et particulièrement dans son hebdomadaire, il m’a semblé qu’une pierre de plus sur (ou dans, comme on voudra) l’édifice ne pourrait faire de mal.



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ADDITIF AU SECOND TIRAGE.

– Dans l’ensemble des textes parus sur la situation en ex-Yougoslavie, dans le cadre des débats sur la question au sein de la Fédération anarchiste, il y a un grand absent, et de taille, c’est le mouvement ouvrier. Analyser cette carence nous mènerait trop loin, et serait peut-être trop affligeante. Au lieu de faire des discours, notre première démarche aurait dû être d’envoyer quelques camarades dans les différentes Composantes de l’ex-Yougoslavie, à la fois par le réseau strictement anarchiste et par le réseau syndical, pour rencontrer des travailleurs, des syndicalistes, afin de connaître leur position sur le conflit. J’ai lu récemment la lettre qu’un dirigeant syndical bosniaque a envoyée aux organisations syndicales françaises : elle n’était pas particulièrement nationaliste. Personne n’en a évidemment rien su. Selon certaines sources, il y aurait à Tuzla une concentration ouvrière importante, regroupant travailleurs serbes, croates et musulmans, qui seraient sur des positions a-nationalitaires. Mais d’autres sources affirment qu’en réalité ce n’est pas si idyllique que cela. Si nous avions été mieux informés, nous aurions peut-être eu plus d’éléments pour déterminer une position à peu près correcte et cohérente. Mais en même temps, nous aurions aussi, sans doute, découvert qu’en Bosnie, par exemple, la structure démographique de la population est telle que les musulmans sont une population essentiellement urbaine, que les Serbes surtout et les Croates sont essentiellement des ruraux ; que par conséquent le prolétariat est surtout musulman ; et qu’en outre, c’est dans la population musulmane qu’on dénombre la proportion la plus importante de personnes non croyantes et de personnes qui, avant la guerre, se disaient « Yougoslaves », c’est-à-dire ne se réclamaient pas d’une « ethnie », mais d’une citoyenneté globale. Il est évident que ces constatations vont à l’encontre des positions, y compris dans notre mouvement, qui renvoient dos à dos les parties opposées dans le conflit et qui, insidieusement, font l’amalgame entre musulmans. et islamistes.

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Indépendance nationale et marché capitaliste

Il faut distinguer deux cas principaux : la question nationale et la question coloniale.

La question nationale s’est d’abord posée dans le cadre de grands États – Russie, Autriche, Turquie, mais aussi la France – qui, au cours des siècles, ont englobé des populations diverses, des territoires plus ou moins contigus mais en tout cas situés sur le territoire de l’Europe [1].

Cette question nationale est devenue une revendication pratique de tous les peuples d’Europe au XIXe siècle. La révolution de 1848 qui, en France, a posé la question sociale, n’a été dans le reste de l’Europe que l’expression de la revendication soit de l’unité nationale, comme en Allemagne, soit de l’indépendance nationale, partout ailleurs.

La social-démocratie autrichienne, tout naturellement, a beaucoup abordé cette question car l’empire d’Autriche dominait de multiples nationalités aux traditions, aux langues diverses. La Hongrie, qui finit par avoir un statut particulier, en 1867, lorsque l’empire s’intitula empire d’Autriche-Hongrie, dominait elle aussi de multiples nationalités slaves. On eut ainsi ce paradoxe que lors de la révolution de 1848, la Hongrie tenta d’obtenir son indépendance mais refusa obstinément de l’accorder aux Croates qu’elle dominait...

On voit à l’évidence aujourd’hui que l’héritage des problèmes nationaux légués par l’empire d’Autriche n’est pas réglé...

La question coloniale se pose en des termes différents. Il ne s’agit pas de l’héritage de conquêtes territoriales de l’époque féodale de l’Europe, mais d’un produit de la conquête, par les métropoles capitalistes, de territoires non contigus, souvent fort éloignés, et qui ne connaissaient pas les formes capitalistes de production.

Dans le premier cas, la population, la société qui existaient dans les zones occupées n’étaient pas fondamentalement différentes de celles des États occupants, et les classes inférieures de l’ensemble ainsi constitué vivaient dans des conditions globalement identiques. Quant aux classes dirigeantes des pays dominés, elles avaient – phénomène parfaitement banal – peu ou prou fusionné avec celles de l’occupant.

La structure sociale des régions colonisées, au contraire, est totalement bouleversée sans que les formes nouvelles aient en rien la physionomie du régime capitaliste de la métropole. Il s’agit dans ce cas d’un maintien délibéré dans un état de sous-développement.

Les mouvements de libération liés à ces deux cas de figure n’ont pas la même physionomie, bien que dans les deux cas ils sont animés par des fractions de la bourgeoisie locale, par des couches d’intellectuels qui aspirent à secouer le joug de l’occupant, à assumer seuls le pouvoir d’État. C’est exactement ce qui se passa récemment avec les pays dominés par le bloc soviétique : ils s’empressèrent de créer un État « indépendant », de constituer une armée et une police « nationales » et de remettre leur classe ouvrière au travail.

Dans les deux cas de figure, les masses populaires qui auparavant étaient exclues de tout pouvoir de décision, sont mises à contribution pour offrir leurs poitrines aux balles de l’occupant qui n’est pas toujours disposé à céder la place, et, une fois l’indépendance acquise, elles sont invitées à retourner à leur passivité et à payer leurs impôts au nouveau pouvoir.

Mais l’indépendance nouvellement acquise précipite les nouveaux États dans une autre forme de domination, non moins pesante, celle du marché mondial. On a pu ainsi entendre les échos des hurlements des autorités lituaniennes, devenues « indépendantes » du carcan soviétique, et obligées dès lors à payer le pétrole au prix du marché mondial et non plus aux tarifs préférentiels que leur accordaient leur ancien oppresseur. Le beurre et l’argent du beurre...

De même, les pays colonisés devenus des États indépendants se sont trouvés précipités vers un nouveau type de rapport où leurs matières premières et leurs productions agricoles sont accaparées par les métropoles industrielles à des prix extrêmement bas grâce à des mécanismes que les pays du tiers monde ne contrôlent absolument pas. L’exploitation directe des richesses des colonies par un colonisateur présent militairement a été remplacée par un système plus subtil : c’est la police et l’armée du pays « indépendant » qui font le sale boulot.

Les rapports capitalistes sont ainsi introduits dans les colonies, en fonction, et au rythme des exigences des métropoles. Mais cette introduction ne signifie pas que les pays du tiers monde accèdent, même progressivement, à un développement économique, industriel, technologique calqué sur le modèle occidental. Ces pays s’insèrent dans les rapports capitalistes de production sous la forme d’une division internationale du travail dans laquelle les métropoles industrielles ont le capital, la technologie, contrôlent les cours des marchés, et la périphérie fournit à bas prix les matières premières, les produits énergétiques, les produits de base. L’indépendance politique n’est que le cache-sexe de la domination économique : le sous-développement des anciennes colonies n’est en rien remis en cause, tout est au contraire conçu pour que ces pays ne se développent pas.

La présence impérialiste dans le tiers monde et l’implantation de rapports capitalistes produit des effets irréversibles sur ces pays, empêchant la formation d’un marché fondé sur la production individuelle locale, provoquant la ruine de l’agriculture traditionnelle et de toutes les productions liées à celles-ci.

La complicité des « élites » parvenues au pouvoir après l’« indépendance » joue un rôle déterminant dans la subordination du pays au marché mondial.

Ainsi, une multinationale occidentale constate que le rendement de la production de céréales d’un pays africain est de 8 à 10 quintaux l’hectare ; elle considère qu’il est « irrationnel » – c’est-à-dire improfitable pour elle – de manger du mil, que le pays produit pourtant en quantités suffisantes et à des prix en harmonie avec le niveau de vie des populations, alors que les États-Unis ou le Canada produisent du blé à 80 quintaux l’hectare.

On va donc vendre du blé pendant plusieurs années à des prix inférieurs aux céréales locales, pour inciter la population à acheter du blé. Le temps, aussi, de ruiner complètement l’agriculture et de pousser les paysans vers les bidonvilles, où ils pourront admirer beaucoup plus à loisir le mirage urbain et le modèle capitaliste.

Puis on augmente le prix du blé jusqu’à ce qu’il atteigne à peu près le niveau des prix du marché mondial, c’est-à-dire beaucoup plus cher que le prix que la population ne payait auparavant les céréales produites de façon « irrationnelle », mais sur place, à 8 ou 10 quintaux l’hectare.

Autre avantage, lorsque la population crèvera suffisamment de faim, grâce aux conséquences de cette rationalité typiquement capitaliste, les institutions financières internationales pourront toujours prêter de l’argent au pays, moyennant la mise en place de mesures d’« ajustement » structurel (ajustement à quoi ?) qui installera définitivement sa dépendance totale aux rapports de domination impérialiste.

Il est impossible que de tels résultats soient obtenus sans la complicité du pouvoir en place dans le pays « indépendant ».

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De tout cela, il résulte que la notion d’indépendance nationale est largement une fiction, et cela vaut, à des degrés divers, pour l’ensemble de la planète, pas seulement pour les États du tiers monde.

Les États du tiers monde se trouvent donc entravés dans le mouvement des rapports capitalistes, dont l’un des éléments est la création d’un marché national lié au marché international. On aura donc des usines et des plantations gérées par des techniques capitalistes les plus avancées (des brasseries de bière, par exemple, en pleine brousse) utilisant une main-d’œuvre surexploitée, produisant des biens sous le contrôle du capital financier international. A côté, végétera une masse d’anciens producteurs appauvris, qui auparavant participaient à une petite production liée au marché local, et qui contribuaient à garantir l’autosuffisance alimentaire.

Par marché « national » il ne faut pas entendre un marché constitué de producteurs nationaux satisfaisant aux besoins des consommateurs nationaux, mais un marché à l’échelle du pays satisfaisant aux besoins du développement des rapports capitalistes à l’échelle internationale. Un marché national se crée, en ce sens que les besoins liés à l’extension du modèle capitaliste, aux dépens de l’économie traditionnelle, trouvent leur satisfaction par l’importation de produits manufacturés obligeamment proposés par les pays industriels, par l’emprunt de capitaux obligeamment fournis par les banques privées ou les institutions financières internationales, et par la vente aux pays industriels de matières premières et de produits de base nécessaires à l’industrie occidentale.

On détruira encore plus l’agriculture traditionnelle, et donc la capacité du pays à subvenir à ses propres besoins alimentaires, en imposant la monoculture ou la culture d’un petit nombre du produits indispensables aux économies des métropoles (arachide, café, coton, etc.) ; l’idée générale étant que, grâce à l’argent provenant de la vente, la population pourra acheter sur le marché international les produits alimentaires dont elle a besoin, produits alimentaires d’ailleurs fournis par les métropoles...

Le cours des produits dans lesquels les États du tiers monde se sont spécialisés étant totalement contrôlé par les multinationales occidentales, les pays producteurs sont dans l’entière dépendance de ce marché, c’est-à-dire desdites multinationales. Lorsqu’un pays entend renégocier les prix et cesse d’exporter, afin de faire pression, cela n’a aucune incidence : on incite les autres pays à surproduire, et le tour est joué. Toute tentative des pays du tiers monde pour renégocier les termes de l’échange, qui s’aggravent pour eux alors que les prix des produits manufacturés augmentent sans cesse, s’est heurtée à un refus catégorique des États industriels.

Plus les caractéristiques spécifiques du marché apparaissent nettement, plus l’économie des pays du tiers monde s’insère dans la division internationale du travail, plus augmente par conséquent leur dépendance envers l’étranger.

L’indépendance ne peut exister dans aucune partie du monde. L’ironie veut que ceux qui contribuent le plus à forger, souvent tout à fait artificiellement, un sentiment national dans des populations qui n’en ont rien à faire, sont aussi ceux qui prostituent le plus frénétiquement leur pays aux intérêts des métropoles industrielles : je veux dire les intellectuels sortis des universités européennes – plus souvent des facs de droit que des écoles d’agronomie, d’ailleurs – qui pullulent dans les appareils d’État du tiers monde et qui parasitent les paysans, les villageois accablés d’impôts.

Robert Lacville qui, depuis de nombreuses années envoie à la presse anglaise des « notes de terrain » provenant d’Afrique, décrit parfaitement le rapport qui existe entre les villages et les « élites urbanisées ».

Les villageois, dit-il, « portent le fardeau de la dette contractée en Afrique par deux générations de citadins accomplis, au service de la Banque du développement africain et des ministères des finances de ses États membres.

« Ce sont ces gens-là qui dépensent des millions pour des autoroutes à six voies menant de l’aéroport au palais présidentiel. Ce sont ceux-là qui dilapident les ressources de leur pays, converties en Mercedes noires dans lesquelles ils foncent sur leurs autoroutes neuves. Ils investissent plus d’argent pour des halls d’aéroports, des bourses d’études dans les pays d’outre-mer que dans les pompes à eau, l’instruction primaire ou l’alphabétisation dans les villages.

« En Afrique, les leaders citadins ne font que perpétuer leur mode de vie d’étudiants occidentaux. Ils sont d’ailleurs vivement encouragés dans cette voie par les flatteries des banquiers et des diplomates vivant eux-mêmes dans des palais. L’élite urbaine décide des dépenses. Les négociants et les fonctionnaires manipulent le système. Mais le villageois est toujours oublié. » (Robert Lacville, in Encore, 16/23 décembre 1992, p. 8.)

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L’indépendance « nationale », on l’aura vu, n’est qu’une fiction destinée à assurer le contrôle d’une minorité sur l’appareil politique et à garantir l’appropriation de la plus-value produite par les efforts de millions de travailleurs enfermés dans un espace artificiel qu’on appelle État.

On a abordé ici surtout la dépendance du tiers monde par rapport au marché international. Cette dépendance est la même pour les pays industrialisés. Sans les matières premières et les produits de base extorqués au tiers monde, l’Occident ne pourrait pas survivre. Si ce n’est pas de la dépendance... Simplement, les pays industriels ont le rapport de force pour eux.

Un réaménagement des rapports entre les deux parties du monde impliquerait de reconsidérer complètement les fondements mêmes de notre existence de privilégiés. En d’autres termes le développement effectif du tiers monde impliquerait inévitablement, du moins dans un premier temps, une diminution considérable du gaspillage de ressources et d’énergie faits dans les pays industrialisés, et en conséquence, une baisse de consommation de quantité de produits que nous avons été habitués à considérer comme éléments intégrants de notre niveau de vie, mais qui sont parfaitement futiles [2].

Un tel programme est impossible tant qu’existent les États et l’appropriation des ressources de la planète par un petit nombre d’hommes.

Dans le contexte capitaliste d’aujourd’hui il n’est évidemment pas possible de faire l’impasse sur le fait qu’existent des États.

Mais notre préoccupation, en tant qu’anarchistes, est moins de nous attacher aux revendications d’élites politiques réclamant le droit de contrôle sur les fruits du travail de leurs populations, que de soutenir toute initiative visant à rendre les populations du tiers monde en mesure de se passer des « bienfaits » des prêts du FMI ou de la banque mondiale, de soutenir toute initiative qui assure l’autosuffisance alimentaire au tiers monde.

L’emprise impérialiste n’est possible que parce que les pays dominés ne peuvent se suffire à nourrir leur population, parce qu’une grande partie des campagnes a été vidée de sa paysannerie qui a gonflé les abords des villes. L’autosuffisance alimentaire seule peut donner au tiers monde la capacité de renégocier les termes de l’échange avec les métropoles industrielles, car elle seule leur donne la faculté de faire pression en cessant d’exporter ce dont ces métropoles ont besoin.

A plus long terme, nous pensons que c’est là une condition de la réalisation de l’« union sociale » dont parle Bakounine :

« L’union sociale, résultat réel de la combinaison des traditions, des habitudes, des coutumes, des idées, des intérêts présents et des communes aspirations, est l’unité vivante, féconde, réelle. L’unité politique, l’État, est la fiction, l’abstraction de l’unité ; et non seulement elle recèle la discorde, mais elle la produit encore artificiellement là où, sans cette intervention de l’État, l’unité vivante ne manquerait pas d’exister. » (Bakounine, Circulaire à mes amis d’Italie, II, 297.)

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est souvent le droit d’une minorité à disposer des peuples au moyen d’un État.

Il reste que, les principes généraux d’une position anarchiste sur la question nationale étant posés, il nous faudra déterminer notre pratique devant les problèmes posés par les situations réelles d’oppression nationale, situations que nous ne saurions écarter d’un revers de main et négliger sous prétexte « qu’ils veulent créer un État ».

Bakounine a été le premier à dire que la question nationale et la question sociale étaient liées, il a surtout été le premier à dire que la question nationale ne pourrait trouver de solution que dans le cadre d’un règlement global de la question sociale. Il n’a jamais dit que les nations, les peuples étaient des concepts vides de sens ou de justification. Chaque peuple, comme chaque individu, dit-il, a le droit d’être lui-même : « En cela réside tout le droit dit national. Mais il ne s’ensuit pas qu’un peuple, un individu, ait le droit ou l’intérêt de faire de sa nationa­lité, de son individualité, une question de principe et qu’ils doivent « traîner ce boulet toute leur vie ».

« Au contraire, moins ils pensent à eux, plus ils s’imprègnent de la substance commune à l’humanité tout entière, plus la nationalité de l’un et l’individualité de l’autre prennent de relief et de sens. » (Étatisme et anarchie, IV, 238.)

Il y a des individus, ou des groupes qui souffrent d’une hypertrophie du sentiment national, et pour qui la nationalité est un « boulet ». Mais c’est là un phénomène pathologique, qu’il serait bon d’aborder plus à fond...

(A suivre)
René Berthier

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Le nationalisme, une maladie de l’esprit ?

On pourrait dire du nationalisme ce que Bakounine disait de l’idéalisme philo­sophique ou religieux : c’est une maladie de l’esprit. Aucun groupement, aucun individu n’est à l’abri de tendances au nationalisme. Dans la pratique quo­tidienne, cela se manifeste par la tendance à considérer comme mauvais a priori tout ce qui n’émane pas de la nation.

Psychologiquement, c’est une forme de peur devant l’inconnu, de panique devant la réa­lité, la diversité de la vie. Alors, plutôt que de se frotter à l’inconnu (l’Autre), plutôt que de faire face au monde, on le nie, on le déclare mauvais pour éviter de reconnaître son existence.

Dans ses rapports avec autrui, le nationalisme met systématiquement l’accent sur ce qui sépare plutôt que sur ce qui peut unir. L’état d’esprit nationaliste sera d’autant plus sour­cilleux sur les principes qu’il craindra que le contact avec la réa­lité (c’est-à-dire inévitable­ment, l’Autre), détruise ou relativise son sentiment d’appartenance.

Le retrait par rapport à la réalité amène les individus composant le groupement nationaliste à viser l’autoconservation sta­tique du groupement plutôt que son dévelop­pement dynamique. On cherchera le repli sur soi au sein d’une matrice rassurante vis-à-vis du monde extérieur. En d’autres termes, le nationaliste sera systématiquement méfiant envers toute éventualité d’ouverture vers les autres car cela signifiera pour lui non pas l’enrichissement mais l’éparpillement, la perte du contenu (politique, culturel, religieux, etc.) initial du groupe et une édulcoration de ce contenu.

L’ouverture vers les autres signifie aussi la destruction du caractère homogène – réel ou fictif – intime du groupe, de sa fonction de matrice rassurante, la négation de son rôle de ga­rantie que le nationaliste fait partie d’un groupe.

En résumé, le groupe­ment nationaliste sera coupé de la réalité du monde extérieur ; pointilleux sur les dé­tails peu importants ; fermé sur lui-même ; méfiant envers tout élément étranger.

Le phénomène du nationalisme est étroitement lié à celui de l’autoritarisme et à ce que le psychanalyste Eric Fromm appelle la peur de la liberté.

L’autoritarisme est quelque chose de beau­coup plus profond que le simple désir de « donner des ordres » ou d’imposer sa volonté aux autres. Ce ne sont là que ses manifes­tations les plus apparentes.

En premier lieu il peut être défini comme une tendance à abandonner son indépendance individuelle et sa faculté autonome de pen­ser, et à se fusionner avec une unité extérieure à soi – la nation, ou une personnalité charismatique à laquelle s’identifie la nation –, en vue d’acquérir une force ou un pouvoir dont on est ou dont on pense être soi-même dé­pourvu. Alors que le sentiment d’appartenance à un groupe est un phénomène tout à fait naturel et n’implique en rien un abandon de son individualité – au contraire, même –, le sentiment d’appartenance particulier au nationaliste n’est que le résultat d’une extrême solitude, un mécanisme de fuite devant l’inaptitude à s’assumer comme individu, une sorte de fusion mystique dans un groupe.

C’est la peur de la liberté. C’est une erreur grossière d’assimiler tout sentiment d’appartenance à son aspect pathologique : il est indispensable de distinguer ces deux formes.

Le lien entre nationalisme et autoritarisme apparaît évident. On considère que le groupe auquel on se sent attaché cesse d’être un moyen pour parvenir à une fin, un instrument permet­tant d’unir les actions individuelles pour parvenir à un résultat collectif ; la nation de­vient un but en soi. En tant que telle elle ne peut pas se tromper, puisqu’elle n’est plus un moyen ; la reconnaissance d’une erreur revient à mettre en cause fondamentalement l’être in­time des individus qui se recon­naissent en elle. Reconnaître une erreur ou accepter une défaite si minime soit-elle, fût-ce lors d’un match de football – chose en soi parfai­tement banale – est intolérable pour le tempérament nationaliste ou autoritaire. Cela n’équivaut pas seulement à reconnaître un aléa ordinaire, mais à remettre en cause la l’essence même, la finalité de l’existence nationale à laquelle on s’identifie.

Le lien entre le nationalisme, l’autoritarisme et le phénomène religieux est clair. Dieu – ou tout succédané – ne peut pas se tromper. Cela est particu­lièrement frappant lorsqu’on analyse la na­ture du lien qui unit le tempérament nationaliste à l’Unité dans laquelle il se recon­naît. C’est une religion – du latin religare, relier. On a besoin de se sentir relié à une unité su­prême extérieure à soi. Dans cette unité, on puise une certaine force, une certaine autorité et aussi une certaine sécurité. Remettre en cause cette unité, c’est remettre en cause le lien, donc soi-même.

Que ce soit la reconnaissance – interne à l’unité – d’une erreur, ou la critique ve­nant de l’extérieur, le résultat est le même. Pour les mêmes raisons qu’on ne peut reconnaître à l’Unité, au Tout (Lacan parle du grand Autre, ou du grand A) la possibi­lité d’erreur, on ne peut accepter la cri­tique.

La critique n’est pas la constatation (justifiée ou non) d’une erreur de fonc­tionnement passagère et accidentelle, porteuse d’amélioration, c’est une négation de l’Unité, donc du lien, donc de l’individu relié, a-lien-é (qui a perdu le lien [avec soi-même ?]).

Pour le tempérament nationaliste-autoritaire-religieux, il n’y a pas de moyen-terme : le lien à l’Unité dans laquelle il se re­connaît existe ou n’existe pas. Le cordon ombilical est en place ou il est coupé. On est pour ou contre. Et si on n’est pas pour, on est contre.

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Eric Fromm, un psychanalyste peu connu dans le mouvement libertaire, décrit ce phéno­mène de soumission/domination en disant que certains individus abandonnent l’indépendance de leur moi et cherchent à fusionner avec une force extérieure à eux afin d’échapper à un sentiment insup­portable de solitude et d’impuissance, et établissent ainsi des liens de soumission - domination ou, en d’autres termes, sado-masochistes. Il s’agit ni plus ni moins que de se libérer du fardeau de la liberté. Dans ce cas, dit Fromm, cette ten­dance masochiste trouve un modèle culturel (cultural pattern) dans lequel elle se réa­lise. L’individu y trouve la sécurité en se sentant uni à d’autres qui éprouvent les mêmes sentiments. On comprend donc, dans le cas du tempérament nationaliste, en quoi la re­mise en cause la plus superficielle du mo­dèle (la nation) constitue une négation du moi pr­fond du nationaliste.

Le sadisme n’est pas un simple désir d’infliger la douleur. C’est une impulsion à affirmer le contrôle, la maîtrise sur quelqu’un ou sur quelque chose, c’est le désir de dominer.

Dans le nationalisme il y a un mouvement de balancier entre la soumission et la domination. La soumission de l’individu à l’objet auquel il s’identifie s’accompagne de la volonté de do­mination envers les objets ex­térieurs, ou jugés inférieurs. Ainsi s’expliquent deux manifes­tations caractéris­tiques du nationalisme : le désir maladif de contrôle et le rejet de l’autre.

Voyons ce que dit Fromm :

« L’annihilation du moi individuel et la tentative de surmonter en conséquence l’insupportable sentiment d’impuissance ne sont qu’un des aspects des tendances masochistes. L’autre aspect est la tentative de devenir partie prenante d’un tout plus grand et plus puis­sant extérieur à soi, de se submerger dedans et d’y participer. Cette puissance peut être une personne, une institution, Dieu, la nation, la conscience ou une compulsion psychique. »

Fromm souligne l’identité des tendances qui se trouvent à la base de ces deux atti­tudes, domination et soumission : l’incapacité à sup­porter l’isolement, la faiblesse de son propre moi. C’est pourquoi il suggère d’appeler le but qui est recher­ché dans ces deux tendances la symbiose : « La symbiose, dans le sens psychologique, signifie l’union du moi individuel avec un autre moi individuel (ou avec tout autre pouvoir extérieur à son propre moi), de façon à ce que chacun perde l’intégrité de son propre moi et à les rendre complètement dépendants l’un de l’autre. »

Ce que Fromm exprime dans la sphère de la psychanalyse, nous le constatons dans la sphère po­litique : combien d’individus ab­diquent leur Moi autonome pour se réfugier dans la sécurité de la nation devenue une fin en soi qui les domine ? Ces gens-là perdent tout esprit critique, ils s’identifient complètement à elle. La nation devient le siège de leur moi profond. La re­mettre en cause, c’est por­ter atteinte à leur moi.

D’une façon générale, les mêmes personnes qui ont abdiqué – aliéné – leur moi à la nation deviennent hystériques devant tout individu qui refuse de se plier au culte de la nation : celui-ci est assimilé à un traître, qu’il faut dominer ou éliminer. Il y a donc un mouvement continuel de balancier entre la soumission et la domination, le masochisme et le sa­disme. On peut d’ailleurs se poser la question : le sadisme n’est-il pas identique à la volonté de pouvoir ? Fromm donne à cette question une réponse fort intéressante : bien que la forme ultime du sadisme ne s’identifie pas à la volonté de pou­voir, la volonté de pouvoir est l’expression la plus significa­tive du sadisme.

« Au sens psychologique, la volonté de pouvoir n’est pas enracinée dans la force mais dans la faiblesse. C’est l’expression de l’incapacité du moi individuel à être autonome et à vivre. C’est la tentative désespérée d’obtenir une force d’appoint là où la force réelle manque. »

Fromm fait d’ailleurs justement remarquer que le mot pouvoir a deux sens : le pouvoir de faire, la capacité et les moyens de réaliser quelque chose ; mais aussi le pouvoir sur quelqu’un, la capacité de dominer. Le pouvoir peut signifier l’une de ces deux choses : poten­tialité ou domination. Mais ces deux signifi­cations s’excluent l’une l’autre. Le pouvoir-domi­nation conduit à l’impuissance.

Mais quel rapport avec le nationalisme ? C’est très simple : il est la face cachée de la volonté de pouvoir. Le frère jumeau de l’autoritarisme. L’autoritaire qui cherche à contrôler, à dominer ceux qui se trouvent dans sa sphère d’action devient nécessairement nationaliste dans ses re­lations avec les Autres, ceux qui ne jouent pas son jeu. Il cherchera donc à accentuer les différences pour mettre en relief l’incompatibilité entre lui-même et les autres.

La totalité dans laquelle le nationaliste se reconnaît ne peut pas être l’égale des autres. Il ne peut y avoir de relations d’égalité. Au pire c’est le rejet, au mieux c’est le paterna­lisme, qui est une façon d’affirmer l’illusion de sa propre su­périorité. C’est cette démarche qui, fondamentalement, se trouve à la base du racisme.

Du point de vue du nationaliste, seules les relations de soumission ou de domination existent. Toute différence de vue se traduit en terme de supériorité ou d’infériorité. C’est en ce sens que le nationalisme est un comportement destructeur, suicidaire. Il conduit à l’isolement et l’isolement à son tour nourrit et entretient le nationalisme. Il conduit aussi à la sclérose in­tellectuelle et au conformisme mental.

Le nationaliste – individu ou groupe – reste seul, mais avec la grandiose certitude d’être le seul à avoir raison, d’avoir raison d’être seul.

___________

Tout cela conduit-il à considérer comme destructeur pour l’individualité humaine tout sentiment d’appartenance à un groupe ?

L’individualité de l’homme, selon Bakounine, ne peut se manifester que dans la somme totale de ses rapports extérieurs ou de ses actions sur le monde extérieur (VIII, 277). On ne peut donc limiter la définition de l’individu à sa structure physiologique et psychologique, à sa description comme espèce biologique. Pour obtenir une représentation qui ne soit pas une juxtaposition de définitions mais un tout cohérent, il faut analyser l’homme dans ses rapports sociaux. L’homme est un animal social, un produit de la société. Il ne saurait y avoir de nature humaine immuable, un être intime métaphysique qui serait en réalité un « Non-Être, aussi bien que l’être intime de l’univers, Dieu, est un Non-Être aussi… » (VIII, 278).

Kropotkine écrit ainsi dans l’Entraide : « ... nous avons vu que les espèces qui savent le mieux comment s’unir et éviter la concurrence ont les meilleures chances de survie et de développement progressif ultérieur. » (p. 82.) « La persistance même de l’organisation du clan montre combien il est faux de représenter l’humanité primitive comme une agglomération désordonnée d’individus obéissant seulement à leurs passions individuelles et tirant avantage de leur force et de leur habileté personnelle contre tous les autres représentants de l’espèce. L’individualisme effréné est une production moderne et non une caractéristique de l’humanité primitive. »

L’homme n’aurait jamais survécu s’il n’avait été capable de créer des liens de solidarité et d’entraide au cours de son développement historique. Que ces formes d’organisation – tribus, clans, gens, famille, etc., puissent aujourd’hui ne pas nous agréer ne retire rien au fait qu’elles ont été des formes inévitables à la survie de l’espèce à un moment donné. L’individu n’a jamais été « seul face au monde », contrairement à ce que dit P. (Monde libertaire n° 888.) L’idée d’individualité est une invention tout à fait récente, non seulement dans le temps – elle a très progressivement émergé depuis un petit nombre de siècles – et dans l’espace – l’Europe occidentale.

Le fait que la référence à une nation soit justifiée ou non, du point de vue anarchiste, est à la limite secondaire par rapport à une autre question : pourquoi tant de gens éprouvent-ils le besoin de cette référence, et le machiavélisme de l’État et du capital, que P. présente comme les créateurs de la nation pour asservir les populations, aurait-il suffi si cela n’avait pas correspondu à un besoin, qu’on ne peut critiquer qu’après l’avoir identifié ?

C’est aller tout à fait dans le sens de la pensée bakouninienne que de dire que les populations qui vivent dans une situation d’oppression nationale et qui revendiquent le droit à l’existence nationale doivent d’abord épuiser toutes les contradictions du développement de leur existence séparée : notre tâche peut être d’accélérer ce processus par l’exemple, la parole ou l’écrit, elle ne consiste en aucun cas à nier les faits.

Alors que la nation est, selon Bakounine, le pro­duit d’une époque historique et de conditions d’existence, for­mée par un ensemble de manières de vivre, de penser, de sentir, le nationalisme pourrait bien être une forme de pa­thologie du sentiment identi­taire.

« Les masses populaires de tous les pays aiment profondément leur patrie ; mais c’est un amour naturel, réel ; le patriotisme du peuple n’est pas une idée, mais un fait ; et le patriotisme politique, l’amour de l’État, n’est pas l’expression juste de ce fait, mais une expres­sion dénaturée au moyen d’une abstraction menson­gère, et toujours au profit d’une minorité exploitante. » (c’est moi qui souligne) (Bakounine, Circulaire à mes amis d’Italie, Champ libre, II, 296.)

L’universalisme totalisant qui rejette tout sentiment d’appartenance s’il n’est pas global et en fait une mystique. Le fait d’avoir une identité culturelle, des racines, un repère dans l’espace n’est en rien condamnable. Savoir qui je suis ne constitue pas une entrave dans mes relations avec les autres, au contraire. C’est celui qui ne sait pas qui il est qui, précisément, développe des sentiments nationalistes par besoin de se raccrocher à une entité fictive supérieure à lui-même.

Mais l’universalisme totalisant qui ne reconnaît pas d’intermédiaire entre l’individu et l’humanité entière procède du même mécanisme que le nationalisme : c’est là aussi l’appel à une forme d’individualité exacerbé (« l’homme est seul face au monde ») et de nationalisme universaliste (la fraternité humaine) ; c’est l’identification à une entité fictive qui ne serait plus restreinte à un petit territoire mais à l’humanité entière. Cela me semble être une forme de pathologie du sentiment identitaire aussi patente que celle du nationalisme « ordinaire ».

* * *

Aujourd’hui encore, des groupements existent qui réduisent la concurrence des individus entre eux, qui assurent une médiation entre les individus et le monde. Ce sont soit des groupements de fait : sexe, famille, classe d’âge, etc., soit des groupements volontaires : syndicat, parti, associations...

La « nation » peut très bien être envisagée comme groupement de fait. Elle peut être perçue par certains comme communauté regroupant des personnes ayant des caractéristiques ou des objectifs communs. Là encore, P. se trompe en disant que c’est une création du capitalisme, et que l’État lui a préexisté. C’est une simplification outrancière. Les nations ont existé bien avant que n’apparaissent à la fois l’État et le capitalisme. Les tribus germaniques qui ont déferlé sur la Gaule avaient des caractéristiques nationales bien tranchées sans qu’elles aient d’État. La Chine du Xe siècle avait des caractères nationaux bien tranchés sans qu’il y existe le capitalisme.

La « nation » dans son acception moderne, avec l’apparition du capitalisme, avec la formation d’États centralisés, a acquis des caractères particuliers, sans qu’on puisse dire que c’est ni l’État ni le capitalisme qui l’ont créée. L’un et l’autre l’ont simplement utilisée à leurs propres fins, ce qui est de bonne guerre, si l’on peut dire. Ils ne pouvaient faire moins.

P., à mon avis, fait plusieurs erreurs méthodologiques :

– Il attribue à la nation, qui est un fait historique de longue date (ce qu’il nie) les caractéristiques de la nation dans son acception moderne ;

– Lorsqu’il parle de la nation dans son acception moderne, c’est en fait de l’État qu’il parle ;

– Il oblitère complètement le fait national comme phénomène de conscience collective.

C’est surtout ce dernier aspect qui me retient pour l’instant, les deux autres étant traités ailleurs.

Le discours de P. colle très bien avec l’idée d’absence totale de médiation entre l’individu et le monde. L’individu, on se souvient, est, selon P., seul face au monde, ce qui n’est évidemment pas le cas : le fondement de l’anarchisme – du moins le pen­sais-je jusqu’à aujourd’hui – est que chaque instance inter-média-ire entre l’individu et l’échelon le plus élevé de l’organisation collective peut revendiquer l’autonomie par rapport aux instances supérieures. Ba­kounine ne disait-il pas :

« Toute nation petite ou grande, toute province, et même à la rigueur toute commune, comme tout individu, ont le droit absolu et inaliénable de disposer d’elles mêmes, de s’organiser intérieurement et de s’allier avec qui elles voudront, à leur risque et péril. – Si elles s’organisent mal, réactionairement, elles en souffriront dans leur intérieur et auront pour ennemis toutes les organisations libres. – Si elles s’isolent dans leur indépendance, elles se priveront de tous les bienfaits, de tous les secours, de toute la protection de la solidarité. » (« Programme d’une société internationale secrète de l’émancipation de l’humanité », septembre-octobre 1864.)

La « citoyenneté mondiale » ne saurait résulter de la négation de la nationalité : celle-ci « représente le droit incontestable et sacré de tout homme, de tout groupe d’hommes, associations, communes, régions, nations, de vivre, de sentir, de penser, de vouloir et d’agir à leur manière, et cette manière est toujours le résultat incontestable d’un long développement histo­rique. » (Bakounine, Circulaire à mes amis d’Italie, II, 296.)

En proclamant comme objectif intangible l’a-na­tionalité, sur le mode du tout ou rien, P. fait complètement fi à la fois de la réalité historique (c’est-à-dire du poids du passé) et de son développement (c’est-à-dire des potentialités à partir de la réalité pré­sente). La citoyenneté mondiale ne peut être que la création d’une entité qui fédère non pas les États exis­tants, mais l’ensemble des groupements humains exis­tants, avec leurs particularités respectives : communes, régions, nations, etc., indépendamment des découpages imposés par les États politiques. Mais elle implique aussi la possibilité de se détacher de cet ensemble : « ... il faut remarquer que l’histoire réelle des individus, comme des peuples, ne procède pas seulement par le développement positif, mais très souvent par la négation du passé et par la révolte contre lui ; et c’est le droit de la vie, le droit inaliénable des générations pré­sentes, la garantie de leur liberté. Des provinces qui ont été unies pendant longtemps ont toujours le droit de se séparer les unes des autres : et elles peuvent y être poussées par diverses raisons, religieuses, poli­tiques, économiques. L’État prétend au contraire les tenir réunies de force, et en cela il a grand tort. L’État, c’est le mariage forcé, et nous levons contre lui la ban­nière de l’union libre. » (Bakounine, Circulaire à mes amis d’Italie, II, 296.)

En proclamant la solitude de l’homme face au monde, et, conséquemment, en proclamant comme seul objectif digne de ce nom l’unité finale, suprême, ab­solue, la « citoyenneté mondiale », P. nie, en même temps que toute médiation entre l’homme et le monde, toute étape intermédiaire entre la réalité d’aujourd’hui et celle de demain (ou d’après-demain) qui pourrait constituer un pallier, certes insa­tisfaisant, mais qui serait ne serait-ce qu’un petit pro­grès par rapport à la situation antérieure. Parler de « monde culturellement métissé » aux Israéliens et aux Palestiniens aujourd’hui, étant donné l’ampleur des contentieux qui les séparent, me paraît un peu préma­turé. Lorsque, chacun de son côté, les uns et les autres auront épuisé les possibilités de leur existence indépen­dante, ils pourront peut-être envisager d’inventer des modalités de vie commune... en attendant la destruc­tion finale des États politiques...

Il est à craindre que le point de vue de P., qui équivaut à demander tout ou rien, soit en fait une justification à l’inactivité devant les problèmes aux­quels on peut être confronté aujourd’hui.

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Re: Sur la nation et le nationalisme

Messagede vroum le Dim 17 Nov 2013 11:50

Sur la nation et le nationalisme

Les intellectuels, nous dit P., n’ont pas fini de discuter pour savoir ce que signifie la na­tion [3]. (Monde Libertaire n° 888.)

La ques­tion n’est que partiellement posée : il s’agirait plutôt de sa­voir si l’idée de nation a ou non une réalité, et si oui, en quoi elle consiste, et alors seulement, de déterminer en quoi cette existence est un fait positif ou négatif. Il me paraît évident que les in­tellectuels dis­cuteront encore longtemps avant de par­venir à une défini­tion. Ils ne feront rien d’autre que tourner autour du pot. Peut-être émettront-ils des thèses intéressantes, stimulantes, mais ils ne feront pas fondamentalement avancer le schmilblick.

P., pourtant, a l’air de savoir ce que c’est, puisqu’il est contre, dans un article qu’il a écrit sur le sujet dans le Monde Libertaire. Il dit à juste titre que la plupart des théoriciens sont « victimes » de leur spécialité pour définir la nation : politologues, sociologues, économistes et historiens voient la chose de leur propre point de vue exclusif. J’ai eu, en lisant cette critique, un accès de plaisir anticipé : P. allait nous pro­poser, lui, un point de vue global, pluridiscipli­naire, bref, non exclusif. Pas du tout : il nous propose de considérer la chose du point de vue de sa propre bou­tique, la géographie.

Je pense que P. fait plusieurs erreurs de méthode.

– Il se place d’un point de vue moral. La nation, le na­tionalisme, c’est mal ; la nation n’est pas quelque chose qui existe ou qui n’existe pas, c’est quelque chose dont on dé­fend ou condamne l’idée ;

– Il englobe dans la même critique nation et nationa­lisme. Il fonde son argumentation sur le fait que le nationa­lisme est moralement « injustifiable » pour démontrer que la nation est injustifiée.

– Il attribue de façon systématique à la nation les ca­ractéristiques de l’État et justifie, de cette manière, sa cri­tique de « l’idée de nation ». La plus grande partie de son ar­ticle est d’ailleurs consacrée à l’État, pas à la nation.

– Enfin, sur sa critique théorique de l’idée de na­tion (mais, en réalité, sur l’idée de l’État) il fonde une critique des mouvements de libération nationale placés tous indistinctement dans le même sac, sans aucune considération de contexte (Valmy, Staline, Basques, Québec, nazis, Mao, Khmers rouges, tiers monde, Ir­lande, Palestine, Yougoslavie...)

Sur la nation...

La définition du concept de nation n’est pas un pro­blème de spécialistes. Aucun point de vue exclusif, « politologique, géographique, sociologique, ni même géographique », fût-elle « humaine », etc., ne pourra ja­mais la cer­ner.

La nation n’est pas un objet tangible. On peut, en examinant une chaise, en donner une définition à peu près opérationnelle. Avec la nation c’est plus difficile. Il y a à mon avis deux moyens : extérieur et intérieur.

Le moyen extérieur consiste à observer le fait du de­hors. P. essaie cette méthode mais cela ne le conduit pas à proposer une définition. Après avoir lu son article on n’est pas plus avancé. On sait qu’il est contre, mais on n’a pas saisi quelle est cette chose contre laquelle il s’élève. Il nous décrit quelques-uns de ses effets, c’est tout.

Une tentative de définition par l’extérieur consis­terait à déterminer s’il y a des constantes entre les dif­férentes enti­tés qui se proclament, ou que d’aucuns proclament comme étant des nations. Par exemple y a-t-il des constantes entre ces entités qu’on pourrait nommer nation japonaise, alle­mande, italienne et fran­çaise.

On constaterait que ces entités ont chacune des com­portements collectifs, des habitudes, des réactions face à certains stimulus, qui leur sont communs et qui les différen­cient les unes des autres. Ces comporte­ments peuvent évi­demment s’expliquer, par l’histoire, notamment.

A partir de là on peut, à la rigueur, parvenir à ré­pondre à la question : les nations sont-elles une réa­lité ? Quiconque connaît un tant soit peu l’Angleterre et l’Irlande n’a pas manqué de constater des différences considérables. Ou l’Allemagne et l’Italie, ou le Japon et la Corée [4]... Ces diffé­rences peuvent bien servir à définir des particularités. Mais à y regarder de plus près, ces fameux « traits nationaux » n’existent que parce qu’on veut bien les trouver, parce que c’est commode. Le modèle de l’« Anglais moyen » qu’on nous présente et que nous avons tous implanté dans l’esprit ne représente qu’une proportion infime des Anglais, c’est le membre de la classe moyenne-supérieure avec des comportements très distinctifs mais totalement différents des couches populaires ou carrément supérieures. Ça n’a aucun sens. Les Anglais que je connais sont expansifs, chaleureux, hospitaliers et rigolards. Ça ne correspond pas du tout à l’image habituelle. De même, je pourrais dire que les Chinois sont tout ce qu’on veut sauf impassibles.

L’autre méthode consiste à examiner si la nation est une réalité dans la conscience collective des popu­lations concernées. Je veux dire qu’il faudrait faire une enquête – je dis enquête, pas sondage d’opinion – pour cerner la réalité du phénomène dans l’esprit des gens, pour en définir le contour, les représentations, les mythes, et aussi pour com­prendre en quoi consiste la demande des gens. Une telle démarche permettrait de révéler un aspect du problème que P. néglige complètement : l’aspect subjectif, les repré­sentations collectives.

Au risque de paraître trivial, si 80 % d’une po­pulation donnée a conscience d’appartenir à une nation, cette nation existe, que cela plaise ou non à P., et quelle qu’en ait pu être la genèse. Il faut donc faire avec. Comme dit Bakounine :

« La Patrie, la nationalité, comme l’individualité, est un fait naturel et social, physiologique et historique en même temps ; ce n’est pas un principe. On ne peut appeler un principe humain que ce qui est universel, commun à tous les hommes ; mais la nationalité les sépare : elle n’est donc pas un principe. Mais ce qui est un principe, c’est le respect que chacun doit avoir pour les faits naturels, réels ou sociaux. Or, la nationalité, comme l’individualité, est un de ces faits. Nous devons donc la respecter. La violer est un méfait (...), elle devient un principe sacré chaque fois qu’elle est menacée et vio­lée. Et c’est pour cela que je me sens franchement et toujours le patriote de toutes les patries opprimées. » (Bakounine, Circulaire à mes amis d’Italie, II, 296.)

La genèse de l’idée de nation ne peut se faire qu’en déterminant quelles en ont été, dans l’histoire, les représentations que les différentes populations s’en sont faites. Car cette idée n’est pas ré­cente : au VIe siècle un roi franc visita la ville de Tours et fut reçu par les représentants des différentes nations qui peu­plaient la ville : franque, juive et syrienne. C’étaient des groupements parfaitement définis, identifiés, orga­nisés.

P. développe une idée qui provient directe­ment d’une forme de marxisme prédigéré par certaines sectes d’ultra-gauche, selon laquelle l’émergence du phénomène national serait « inséparable des nécessités du développement capitaliste ». P. suggère ainsi que la nation est une création du capitalisme pour ser­vir ses fins. L’idée n’est pas tout à fait fausse, mais elle doit être relativisée et replacée dans son contexte ; je dirais plutôt que le nationalisme est une création du capitalisme pour servir ses fins. Le nationalisme est la religion de l’État.

Le point de vue de P. est caricatural. Il est difficile en effet de dire que les mouvements de libération nationale de la première moitié du siècle dernier aient quoi que ce soit à voir avec les « nécessités du développement capitaliste » : ils se situaient dans des pays comme la Pologne ou la Hongrie, essentiellement agraires, nobiliaires, sans bourgeoisie digne de ce nom et sans industrie. On pourrait simplement dire qu’il y avait des couches porteuses de ces revendications, bourgeois radicaux et nobles libéraux, mais on peut difficilement dire que leur projet conscient était « inséparable des nécessités du développement capitaliste ». Les thèses de P., qu’on retrouve chez bon nombre de marxistes centre-européens de la IIe Internationale, ne fournissent aucun cadre conceptuel permettant de comprendre le problème : ce ne sont presque que des slogans.

Il est vrai qu’on peut s’appuyer sur de nombreux exemples où l’expansion du capital et l’émergence du fait national coïnci­dent. La question que je pose est : ne prend-on pas l’effet pour la cause ? Car il faut examiner l’hypothèse de la pré­existence du fait national, sur lequel le capitalisme se serait fondé pour assurer son expansion. Ainsi, les zones géogra­phiques dans lesquelles le capitalisme se serait déve­loppé pourraient bien être celles où l’unité nationale, la conscience du fait national préexistaient au capitalisme et étaient fer­mement établies.

L’argument de P. selon lequel l’État et la nation se partageraient en quelque sorte le travail, le premier servant au contrôle des marchandises et le se­cond au contrôle des hommes, me paraît bien sim­pliste. Je pourrais dire que lorsque les flics me « contrôlent » dans la rue je n’ai pas l’impression que c’est la nation, mais bien l’État, qui me contrôle.

P. reprend en fait toute la problématique de la nation telle que l’ont abordée les communistes de gauche allemands, autrichiens et italiens de la fin du XIXe siècle et du début du XXe : Strasser, Korsch, Otto Ruhle, Pannekoek (qui était hollandais), Bordiga, etc.

Il y avait à l’époque deux courants, l’un qu’on pourrait nommer « internationaliste intransigeant » etl’autre « internationaliste » (tout court).

L’internationalisme, auquel on ajoute le plus souvent l’épithète de « prolétarien » (parce qu’après tout il y a aussi un internationalisme capitaliste) consiste en ceci : la révolution ne peut être que mondiale ; la classe ouvrière n’a pas de patrie, les intérêts des prolétaires de tous les pays sont les mêmes ; les critères d’appartenance de classe supplantent les critères d’appartenance nationale.

C’est, je pense, la base à partir de laquelle P. appuie son argumentation, et je partage entièrement ce point de vue. Encore qu’il parle plutôt d’« individu » que de « travailleur ». J’y reviendrai.

Mais à la charnière du siècle se posait le problème national en Europe. C’est surtout à partir de là que les théoriciens développaient leurs analyses. Il y avait de multiples nationalités dominées, dans l’empire d’Autriche, notamment. Elles réclamaient des droits, voire l’indépendance. Par exemple il y a eu une grosse division à l’intérieur du parti socialiste allemand sur la question du bilinguisme des inscriptions et indications dans les stations de chemin de fer, pour qu’elles soient compréhensibles par les Tchèques, par exemple. Certains socialistes ont voté oui, d’autres non. Ça semble idiot, mais quand on ne parle que Tchèque, et qu’on vit dans son propre pays, c’est quand même plus pratique que les inscriptions publiques soient en tchèque.

Si la nation « fait partie des valeurs bourgeoises » parce que « c’est la bourgeoisie qui l’a créée », il ne devrait pas être difficile de faire une vérification historique : avant que n’émerge le capitalisme il n’y aurait donc pas eu de nation, ni, d’ailleurs, de culture, qui est définie comme une « barrière idéologique du capital » (Monde Libertaire n° 896). Il est difficile d’admettre que la Chine, la Corée et le Japon n’aient pas eu une culture, mille ans avant l’émergence du capitalisme, chacune parfaitement différenciée, mais en même temps parfaitement perméable aux influences réciproques (plutôt dans le sens Chine – Corée – Japon que l’inverse, d’ailleurs...). Il sera difficile de nier que ces pays aient développé en même temps une conscience nationale parfaitement repérable. On pourrait dire la même chose de la Grèce antique malgré son atomisation politique, de l’Italie de la Renaissance, etc.

Bakounine, encore lui, avait parfaitement saisi le rapport entre sentiment national, unité politique de l’État et développement culturel. Il constate, en prenant l’exemple de la Grèce, de l’Italie et de l’Allemagne que l’épanouissement culturel, la créativité d’une nation sont inversement proportionnels au degré d’unification politique.

Contrairement à Marx, qui pensait que la mondialisa­tion du mode de production capitaliste allait rendre caduques les distinctions nationales, c’est le contraire qui s’est pro­duit. Observant le capitalisme anglais, Marx en a fait un modèle général. Mais le capitalisme ne s’est pas développé de manière uniforme partout. Il n’a pas brisé les barrières nationales, il les a créées. La création d’un marché mondial qui devait se subordonner les nations et les individus, détruire les modes de production périmés a abouti à deux séries principales de conséquences :

– La constitution d’États capitalistes concurrents à l’Angleterre dans les pays capables de créer les conditions d’une résistance à l’expansion de celle-ci, notamment par la protection douanière, l’incitation à l’investissement et éventuellement une force militaire capable d’appuyer ces mesures et de coloniser les pays possesseurs de matières premières indispensables à l’expansion industrielle ;

– La subordination complète, politique et économique, des pays qui n’ont pas été en mesure de mettre ces mesures en application. L’Inde, dont l’industrie textile florissante a été détruite parce qu’elle concurrençait celle de l’Angleterre ; la Chine, que l’Angleterre a obligé à acheter de l’opium ; le Portugal soumis au capital financier anglais, sont des exemples caractéristiques.

Ce qui fait la différence entre ces deux séries d’exemples est l’existence d’un État suffisamment fort. Le capitalisme n’a pu se développer que là où l’État a été capable de mettre sur pied une politique de défense des intérêts nationaux – protection­nisme à l’intérieur, expansion coloniale à l’extérieur, etc. Mais cela n’a été possible que là où préexistait un socle na­tional suffisamment développé. L’État n’a pas créé la nation pour garantir son exis­tence, il a utilisé un substrat qui exis­tait déjà, en l’adaptant à ses besoins, voire en modifiant sa physio­nomie. Il est tout à fait simpliste de dire que « l’école obligatoire, la conscription, l’illusion du suffrage universel », etc., ont créé la nation pour la mettre au ser­vice de l’État. L’école, la conscription, etc., ont été utilisées par l’État pour donner à la nation une physio­nomie, des caractères propres à garantir les intérêts du capitalisme. D’ailleurs, à un mo­ment, P. recon­naît que « l’impérialisme utilise de diverses manières le principe de nation », il évoque aussi la « conception de la nation imposée par l’État » : dommage qu’il ne dé­veloppe pas. S’agit-il encore de nation, lorsque sa conception en est imposée par l’État ? Cela ne mérite­rait-il pas qu’on fasse quelques nuances ?

La tendance de l’État est plutôt vers l’assujettissement de la société civile pour la contrôler et, en fin de compte pour la détruire : aujourd’hui nous sommes, à mon avis, dans une phase avancée de cette destruction.

On peut très légitimement dire que l’État ne crée pas la nation – entendue comme élément vivant – il la détruit, l’édulcore, la rend aseptique, uniforme. Là en­core, je citerai Bakounine. Il emploie le mot « patrie », mais on pourrait tout aussi bien mettre le mot « nation » : « L’État n’est pas la Patrie ; c’est l’abstraction, la fiction métaphysique, mystique, politique, juridique de la Patrie. » (« Lettre à mes amis d’Italie. A mes amis d’Italie à l’occasion du Congrès des travailleurs tenu à Rome le 1er novembre 1871 par le parti mazzinien », 19-28 octobre 1871.)

Les réflexions de Proudhon sur la Belgique sont à ce sujet intéressantes. Contraint de s’y exiler, il constate que c’est un pays dont la population est hété­rogène, qui n’a pas d’unité linguistique. Pourtant il existe un équilibre, et Proudhon le découvre dans la très ancienne pratique de l’autonomie communale. Wal­lons et Flamands peuvent coexister parce qu’ils sont habi­tués depuis longtemps à se gouverner eux-mêmes. Cet équi­libre sera tout naturellement rompu le jour où l’État belge en viendra à suivre à son tour la pente centralisatrice et à dé­truire ces autonomies.

Proudhon constate que les frontières sont un fait tota­lement artificiel, elles traversent partout des ré­gions dont les populations sont identiques et qui n’ont aucune raison de ne pas s’unir. Les centralisations éta­tiques, les États unitaires ne peuvent pas être des ex­pressions démocratiques mais au contraire l’achèvement de l’absolutisme. Ce qui détruit les so­ciétés civiles constituées de populations (nations ?) hété­rogènes, c’est l’État. Une société peut être hétéro­gène, pourvu que les autonomies soient garanties. Un État ne peut être qu’homogène, culturellement, socio­logiquement, voire ethniquement, et par là il tend in­évitablement à assujettir les « autres », considérés comme adversaires. P. n’envisage pas une hy­pothèse qu’il me semblerait intéres­sante de creuser : ce n’est pas la nation qui crée le nationa­lisme, c’est l’État. Peut-être a-t-on là une explication de ce qui se passe dans l’ex-Yougoslavie, et particulièrement en Bosnie-Herzégovine.

C’est l’État qui se constitue sur un territoire, pas la na­tion. Des populations identiques sont séparées par la fron­tière franco-belge, franco-espagnole, etc. De même, des populations différenciées culturellement, religieusement, vivaient sur le même territoire en Bos­nie, et sans aucun problème. Il existait en Bosnie ce que Bakounine appelle une « union sociale, résultat réel de la combinaison des traditions, des habitudes, des coutumes, des idées, des intérêts présents et des communes aspirations ». C’était une « unité vivante, féconde, réelle ». L’unité qu’on cherche à y imposer est une unité artificielle : « l’unité politique, l’État, est la fiction, l’abstraction de l’unité ; et non seulement elle recèle la discorde, mais elle la produit encore artificiellement là où, sans cette intervention de l’État, l’unité vivante ne manquerait pas d’exister. » (Bakounine, Circulaire à mes amis d’Italie.)

Ce n’est qu’à une date récente que les nations ont cessé de migrer. Les États ont fixé ces migrations, souvent en coupant arbitrairement les nations en plu­sieurs parties. (Le cas du Kurdistan est ca­ractéristique : une nation sans État, divisée par cinq pays : Turquie, Iran, Irak, Syrie, ex-URSS.)

Les frontières administratives des États ne se confon­dent pratiquement jamais avec les répartitions nationales. Les frontières de l’État français englobent différentes nations – ou différentes entités qui ont eu une réalité nationale avant que cette dernière soit ré­duite précisément par l’école, la conscription, etc. L’État a réduit ces entités nationales en tentant de les assimiler dans une entité plus grande, un moule com­mun. Avec les siècles, la plupart des gens s’y sont fait, et ont fini par développer un sentiment de double ap­partenance : régionale et nationale. La plupart des Corses se sentent français, mais ils se sentent aussi corses. P. peut trouver ça idiot, il peut dire que les Corses ont tort, que c’est mal (doublement mal, même) mais c’est comme ça. Je pense tout simplement que P. ne comprend pas les raisons qui font que des gens se sentent corses – ou français. J’y reviendrai plus loin.

Ce qui se passe en ex-Yougoslavie est incompréhensible si on s’en tient à la grille de lecture strictement « capitaliste » (ce qui ne veut pas dire qu’il faut l’écarter, au contraire). Je veux dire que la rationalité du nationalisme va souvent totalement à l’encontre du « capitalisme » ou, si l’on veut, des simples intérêts économiques du pays. Le nationalisme serbe était totalement suicidaire du point de vue économique, puisque la plupart des entreprises serbes avaient leurs débouchés en Croatie et en Slovénie, lesquelles étaient en même temps leur principale source d’approvisionnement. Les chefs d’entreprise serbes, et les classes moyennes en général, ne doivent pas être particulièrement enchantés de ce qui se passe. Ceux-là, d’ailleurs, sont partis. 400 000 personnes ont quitté le pays : hommes d’affaires d’abord, banquiers, scientifiques, intellectuels, et les étudiants enfin. Les gens les plus modestes, les retraités, les prolétaires eux, restent pour se coltiner la vie sous le blocus avec les mafiosi légaux de l’État et les mafiosi et trafiquants moins légaux de la rue.

Il semble d’ailleurs que ce soit une constante chez les gouvernements serbes d’adopter des options politiques catastrophiques pour l’économie du pays. Au début du siècle, le roi Pierre 1er de Serbie (ancien saint-cyrien qui avait combattu dans l’armée française pendant la guerre de 1870…) obtint de la France d’importants crédits, qui furent utilisés à l’achat d’équipements militaires, ce qui contraria l’Autriche-Hongrie voisine, avec laquelle se faisait pourtant plus de 80 % des échanges du pays : l’Autriche-­Hongrie répliqua en fermant ses frontières aux produits agricoles serbes. Un blocus, déjà…

Cet exemple, qu’on pourrait appuyer par bien d’autres, prouve à loisir que le nationalisme ne se réduit pas, et de loin, aux nécéssités du développement capitaliste. Cette thèse-slogan pouvait à la rigueur avoir une certaine validité à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci, mais elle est complètement dépassée aujourd’hui.

Il est vrai que le nationalisme a parfaitement joué son rôle lorsqu’il s’agissait de mystifier les masses en France et en Allemagne pour les encourager à s’entretuer pendant que les bâtiments de guerre français avaient l’ordre de ne pas couler les cargos qui livraient à l’Allemagne l’étain de Nouvelle-Calédonie, mais c’était à une période « archaïque » de l’histoire du capitalisme. Aujourd’hui les prolétaires européens (ceux de l’Europe du Nord, en tout cas) ne se ruent plus les uns sur les autres baïonnette au canon ; on a trouvé d’autres méthodes, plus efficaces. Mais justement, le nationalisme n’est plus de mise, au contraire, il empêche la mise en place, le perfectionnement et l’extension de ces méthodes. On ne parle plus d’indépendance économique, mais d’intégration économique, on ne parle plus d’entreprises nationales mais de multinationales. Les nationalistes sont aujourd’hui les mal-élevés de la société capitaliste. L’utilisation du nationalisme peut être un des moyens employés par le système capitaliste pour parvenir à ses fins, mais il n’est qu’un moyen parmi d’autres. Il peut aussi être dans d’autres cas une entrave au développement capitaliste – et il le devient de plus en plus. En Europe du Nord, il caractérise essentiellement les couches sociales les plus touchées par l’expansion des nouvelles formes prises par le capitalisme, il est la forme la plus archaïque du système dominant.

Dans le tiers monde, pendant toute la période de lutte anticoloniale, c’est… le marxisme qui a été le véhicule du nationalisme dans les couches de la population de ces pays qui étaient porteuses de l’idéologie de l’indépendance nationale. La référence au marxisme-léninisme en Chine, en Corée du Nord, au Vietnam, etc., n’est qu’un masque qui sert à cacher un authentique nationalisme. Et même le communisme russe n’était qu’un nationalisme qui ne voulait pas dire son nom. Ce constat n’est pas un scoop : il a été fait dès les années vingt et trente, et ceux qui s’étonnent de l’alliance, en Russie, des communistes et des nationalistes ne prouvent que leur ignorance : « Le bolchevisme offre toutes les caractéristiques de la révolution bourgeoise, mais intensifiées par une connaissance approfondie, tirée du marxisme, des lois de la lutte des classes. » … « Le bolchevisme, dans ses principes, dans sa tactique et dans son organisation, est un mouvement et une méthode de révolution bourgeoise dans un pays à prédominance paysanne. » (Thèses sur le bolchevisme, I.C.C. vol., n° 3, décembre 1934.)

Dire que c’est «le nationalisme qui crée la guerre)) est une imbécillité. Autant dire que c’est la psychanalyse qui crée les malades mentaux (encore que…), la mécanique qui crée les pannes de voiture. Une guerre est déclenchée quand des intérêts suffisamment puissants sont en conflit et qu’un certain nombre de conditions sont réunies ; le nationalisme ne sert qu’à la justifier et à mystifier les gens pour les inciter à se battre entre eux. Ce n’est pas par « nationalisme » qu’aux États-Unis des groupes de pression suscitent des réactions anti-japonaises dans la population pour les encourager à ne pas acheter de produits japonais.

Sur la langue

On trouve chez P. une attitude curieuse sur la question de la langue. « La pluralité ne réside pas dans les fétiches de ces pseudo-communautés linguistiques, où le patron et l’ouvrier se sentiraient unis parce que babillant les mêmes phonèmes... ». Dans son second texte (Monde Libertaire n° 896) il précise : « ...qu’est-ce que cela apportera de plus à l’ouvrier corse si celui-ci est toujours victime de l’exploitation de son patron parlant la même langue que lui, ou au chômeur corse qui subira les consignes traduites en corse du fonds monétaire international ? A quoi sert de “sauvegarder” telle ou telle langue verna­culaire, si celle-ci continue de véhiculer des valeurs d’oppression, traditionnelles ou modernes, héritées ou empruntées ? » Et, en définitive, selon P., « défendre la langue » implique que « l’on refuse les brassages de population, l’immigration, la liberté de se déplacer et de vivre où bon nous semble... »

« Je veux un monde où la langue ne soit pas un obstacle à la communication, à la compréhension, à la fraternité. » En effet, P. écrit que « le repli sur le pré-carré d’un idiome parlé par une minorité d’individus ne me paraît pas la meilleure solution pour en arriver là. » Sur les solutions, il n’est pas regardant : « polyglotte, traductions tous azimuts, ou adoption d’une langue universelle. »

Je dois dire que l’approche que fait P. du problème me paraît complètement tordue.

Je trouve que c’est assez pratique que mon patron et moi-même parlions la même langue. Je ne me sens pas pour autant particulièrement proche de lui, mais enfin, ça présente des avantages, en particulier lorsque mes camarades et moi-même avons des revendications à formuler. Mais l’exemple du patron et de l’ouvrier « babillant les mêmes phonèmes » est particulièrement caricatural, parce que même si le patron est « étranger » par rapport à l’ouvrier, il se débrouille toujours pour nommer un sous-fifre qui parle la langue des exploités dont il dirige l’entreprise. Ce n’est pas là le problème. L’internationalisation invraisemblable du capital rend dérisoire ce genre d’argument et la question de la revendication linguistique n’est absolument pas là. P. prend le problème à l’envers. Ce sont rarement les capitalistes qui avancent ce genre de revendication parce que eux, ils sont largement cosmopolites, parlent la langue dominante et sont tout à fait intégrés dans le système dominant. La bourgeoisie gauloise, déjà, a très vite intégré les valeurs, la « culture » et la langue de l’occupant : elle y trouvait de considérables avantages matériels. Les choses, depuis, n’ont pas changé.

Les revendications indépendantistes écossaises, pour ne prendre que cet exemple, sont tout à fait pathétiques. Dans le système des anciens clans écossais, la propriété privée de la terre n’existait pas. La monarchie anglaise n’a pu assujettir l’Écosse que parce qu’elle a échangé la neutralité des chefs de clans contre la reconnaissance de leurs droits sur les immenses surfaces de terres communes [5]… qui ne leur appartenaient pas. Ainsi, d’innombrables paysans écossais ont été expulsés pour aller grossir dans les villes les rangs des mendiants, des prostituées et, plus tard, des candidats à l’esclavage dans les manufactures. Voir aujourd’hui la population écossaise unanime participer à ces touchantes manifestations folkloriques qui célèbrent l’unité de la nation écossaise, manifestations où se côtoient les enfants des paysans déracinés, expulsés, et les quelques rejetons des chefs de clans expulseurs, kilt de leur clan aux fesses, dont certains possèdent 50 000 hectares – grâce à l’appui des Anglais s’il vous plait – est à pleurer de rire.

Il est douteux que l’aristocratie écossaise tienne vraiment à revenir aux anciennes traditions, les vraies… L’analyse de ces questions du point de vue de la lutte des classes ne nous empêche ni de reconnaître qu’une grande partie de la population écossaise (ou de toute autre population) s’identifie à des valeurs, des représentations particulières, ni de dévoiler les mystifications sur lesquelles ces représentations sont, pour une large part, fondées.

L’ouvrier corse, pour reprendre l’exemple de P., aura beau parler 17 langues, ou une seule : la langue dominante du capitalisme ; il aura beau parler la même langue que son patron, ou une autre, il restera un ouvrier, et c’est là ce qui est déterminant, pas la langue qu’il parle. Ça n’apporte rien de plus, ni rien de moins. Je ne vois donc pas quel est l’inconvénient à ce que l’ouvrier corse parle corse, si ça lui fait plaisir, et je ne vois pas en quoi ça gêne P.. »

Car dans son aveuglement uniformisateur, P. ne voit pas que la revendication linguistique est le plus souvent le fait de gens à qui, insidieusement ou directement, on interdit de parler leur langue, qu’on cherche à acculturer et à qui on veut imposer une langue dominante. P. peut trouver que c’est là un fait positif, parce que cela conduit à liquider les « idiomes », les « langues vernaculaires », etc., mais je ne vois pas où est le progrès. S’il n’est pas utile de « sauvegarde telle ou telle langue vernaculaire » parce qu’elle continue de véhiculer des valeurs d’oppression, je ne vois pas l’intérêt de sauvegarder quelque langue que ce soit, parce que toutes les langues véhiculent des valeurs d’oppression, puisque, à ma connaissance, le contenu du discours n’est que le contenu du système social dominant. Ce qui est oppressif, ce n’est pas la langue en elle-même, c’est le système social dominant. Là où la langue devient directement oppressive, c’est quand un groupe détenant le pouvoir (militaire ou simplement administratif) empêche des gens de parler leur langue et imposent leur propre langue. Lorsque des paysans palestiniens signent sans s’en rendre compte des documents rédigés en hébreu, qu’ils ne peuvent comprendre, et qui les dépossèdent de leur terre, on a là une raison suffisante pour revendiquer la rédaction d’actes officiels dans une langue que comprennent les intéressés. Mais qu’est-ce qui est oppressif dans ce cas, la langue de la puissance dominante, ou l’usage que la puissance dominante fait de sa langue ?

Je ne vois pas en quoi « défendre sa langue » signifie refuser le brassage de population, la liberté de se déplacer, etc. On atteint là une sorte de délire. Le mode de raisonnement de P. est particulièrement voyant dans cet exemple. Il propose deux termes à une alternative ; l’un des termes est « sympathique » : l’absence de revendication linguistique = liberté ; l’autre terme est « antipathique » : revendication linguistique = absence de liberté. Mais c’est là une fausse alternative, pour tout dire quelque peu manipulatoire.

La langue en elle-même, contrairement à ce que pense P., n’a jamais été un obstacle à la communication [6]. J’ai organisé, du temps de la grève des imprimeurs britanniques de chez Murdoch, des rencontres entre ouvriers du livre londoniens et parisiens. Ils ne parlaient pas la même langue et je n’étais pas toujours là pour traduire. Je peux assurer P. que la langue ne constituait pas un obstacle à la fraternité, même si, évidemment, l’échange dans une langue commune aurait été préférable.

Le véritable obstacle entre les hommes, ce n’est pas la langue, ce sont les inégalités sociales, le fait qu’une minorité détient le pouvoir sur la majorité. Qu’une population habituée à parler une langue revendique le droit de la parler me paraît particulièrement insignifiant et ne constitue en rien un obstacle entre les hommes [7]. Une société libertaire ne sera pas une société uniformisée où tous parleront forcément la même langue, mais une société où les moyens d’accès à la culture, à l’instruction, seront suffisamment développés pour permettre à ceux qui le souhaiteront de multiplier leurs possibilités de communiquer avec autrui.

...Et sur le nationalisme

L’argumentation de P. repose sur l’application systématique des attributs de l’État à la nation. La nation, dit-il, se « délimite », elle a des fron­tières. C’est faux. C’est l’État qui a des frontières, pas la nation. « La nation suppose un ailleurs, un autre, un étranger, un ennemi », dit-il. C’est faux. C’est l’État qui est ainsi. Il est beaucoup plus facile pour un « étranger » de s’intégrer dans une nation que dans un État. Il existe d’innombrables exemples d’intégration de populations entières dans une nation. C’est l’État et, subsi­diairement, la religion, qui constituent des obs­tacles à ce type d’intégration. Les Francs avaient un sentiment très fort d’appartenance nationale, mais étaient constitués de tribus très hétérogènes.

J’ai suggéré que le nationalisme n’était peut-être pas le fait de la nation mais celui de l’État. Je veux dire par là qu’il existe une différence capitale entre les deux notions.

La nation fait à mon sens plus référence à une reven­dication d’identité (mystifiée ou réelle), et relève de la sphère culturelle, alors que le nationalisme est un instrument de conquête et relève de la sphère étatique, voire militaire. La constitution d’États nationaux a pu, par ailleurs, dévier le fait national dans le sens des in­térêts étatiques, pour l’utiliser à son profit.

P. est amené à faire des amalgames inaccep­tables. Et il n eparle jamais de la population bosniaque. Quand P. parle de la Bosnie, c’est pour évoquer le-président-Izetbegovitz-qui-a-­écrit-un-livre-islamiste. Comme ça, on a l’impression que tous les Bosniaques sont comme lui. Or, des réfugiés bosniaques de différentes nationalités m’ont affirmé que ce n’était qu’une petite brochure écrite au début des années soixante-dix, que personne ne prend au sérieux, qui n’a d’ailleurs jamais été publiée en Bosnie mais… par le gouvernement serbe pour faire de la propagande anti-musulmane.

P. parle des dirigeants bosniaques, à la rigueur, jamais de la population. Or, il semble malgré tout filtrer des différentes informations que nous pouvons avoir, qu’effectivement, il y avait dans cette région une existence commune de gens d’origines ou de croyances différentes, qui se foutaient éperdument que leur voisin de pallier soit Croate, Serbe ou « Musulman » ; que dans de nombreuses familles bosniaques, il y avait le père Croate, la mère Musulmane, la belle-fille Serbe, la grand­-mère Albanaise, et que sais-je, et que tout le monde vivait ensemble. C’est là peut-être précisément un exemple de fusion de populations auquel P. semble aspirer. (Et cette coexistence doit être appréciée à l’aune de la vie réelledes populations, non pas à travers le résultat d’élections à partir de listes « ethniques » dont on n’a pas le taux de participation.)

P. ne parle jamais de cette coexistence des populations en Bosnie, contesté par les factions armées des voisins serbes ou croates. Il ne la nie pas non plus, d’ailleurs. Pour éluder l’évocation de ce fait, il parle des dirigeants bosniaques qui, paraît-il, ne valent pas mieux que les autres, mais là, ce n’est pas un scoop.

Les questions qu’on devrait se poser, à mon avis, sont les suivantes :

– Cette coexistence est-elle réelle, est-elle effectivement contestée par des voisins qui, eux, veulent instaurer des États « ethniquement purs » – notamment en expulsant, en massacrant les populations non reconnues et en annexant les terres sur lesquelles elles vivent ?

– Et si cela est vrai, la situation de coexistence de ces populations n’est-elle pas un progrès par rapport aux projets des voisins?

– Et dans ce cas, dans la mesure où tous ces gens-là se battent entre eux, peut-on se contenter, comme le fait P., de les renvoyer dos à dos ?

– N’existe-t-il pas des critères pour déterminer qu’une population est agressée, et qu’il existe des agresseurs?

– Le fait qu’une force armée entoure une ville pendant des mois et bombarde impunément la population n’en est-il pas un ?

– Peut-on dans ce cas refuser d’établir des gradations entre agresseur et agressé, sous prétexte tous les belligérants se valent ?

– Est-il interdit aux anarchistes de penser qu’une situation (communauté de vie de populations diverses) vaut mieux qu’une autre (expansionnisme), même si l’enjeu immédiat n’est pas la « révolution sociale » ?

– D’une façon générale, la notion d’étape, de combat parcellaire est-­elle à bannir tout à fait du vocabulaire et de l’action anarchistes? (Par exemple, P. refuse-t-il toute action syndicale sous prétexte qu’elle cautionne le salariat et ne vise pas directement la révolution sociale ?)

Nous savons parfaitement que l’enjeu réel de la guerre en Yougoslavie dépasse de loin les simples particularismes nationaux, que ce qui est en jeu est la réorganisation d’un ordre économique et politique international dans lequel les combattants sur place ne sont que les pions de forces multiples qui se trouvent ailleurs, à Paris, Berlin, Washington, Moscou, au Vatican, etc. Ça, P. le montre très bien. Mais en examinant la situation, on se rend compte qu’on a deux pays - la Croatie et surtout la Serbie - qui sont bien approvisionnés en armes, tandis que la Bosnie ne l’est pas. La conclusion qu’on peut tirer est simple : cette situation est voulue, et l’objectif de l’ensemble des parties dans ce conflit (sauf les Bosniaques, bien sûr) est précisément la liquidation de la Bosnie. La guerre s’arrêtera lorsque les vrais meneurs du jeu estimeront que leur objectif est atteint. C’est aussi une raison pour laquelle il est parfaitement hypocrite d’attendre des États une solution au conflit. Sur ce point, je suis tout à fait d’accord avec P..

L’attitude qui consiste à renvoyer dos à dos les protagonistes du conflit sous prétexte que ce sont des États, sachant que le rapport de force militaire est en faveur de la Serbie, équivaut à un soutien de fait aux projets impérialistes concernant la Yougoslavie…

Ce que j’ai envie de dire aux populations de l’ex-Yougoslavie est :

« Soulevez-vous contre ceux qui vous envoient à la guerre, _ fusillez impitoyablement tous ces connards qui vous excitent à la haine les uns contre les autres au nom d’idées complètement ringardes de nation, d’ethnie ou de religion, tous ces abrutis qui vous envoient au casse-pipe pour le compte d’intérêts qui vous dépassent complètement et dont vous n’avez aucune idée, tous ces crétins qui vous ont convaincus que votre voisin était votre ennemi et que vous étiez supérieurs ou différents des autres.

« Prolétaires de Yougoslavie, ceux qui vous incitent au combat aujourd’hui sont ceux-là mêmes qui demain vous tondront la laine sur le dos, sans regarder si vous êtes Croates, Serbes, Bosniaques, “Musulmans” ou que sais-je. Révoltez-vous contre eux, ne vous laissez pas déshumaniser par ceux qui vous excitent à la haine ! »

Ça, c’est ce que j’ai envie de dire, mais je ne suis pas sûr d’être compris, pour peu que je sois entendu, bien sûr. Il me paraît pourtant parfaitement hypocrite de renvoyer les combattants dos à dos, ceux qui sont manifestement en train de se faire massacrer et ceux qui impunément bombardent.

Sentiment d’appartenance communautaire et nationalisme

On peut parfaitement se revendiquer d’une nation, ou même d’un peuple, sans que cette revendication prenne un aspect pathologique, c’est-à-dire le nationa­lisme. Le refus de considérer cette nuance conduit P. à des positions d’un dogmatisme stérile.

Je peux parfaitement me sentir français, recon­naître d’autres individus comme faisant partie de la même commu­nauté nationale, qu’ils soient ouvriers, employés ou même patrons. C’est là un fait. Et alors ? Ça ne m’empêchera pas de me sentir infiniment plus proche d’un mineur du York­shire, d’un bibliothécaire de Cambridge, d’un étudiant pales­tinien, d’un rotati­viste de Londres, d’un intellectuel calabrais, d’un petit éditeur tunisien ou d’un employé communal alle­mand, que d’un patron français, d’un propriétaire français ou d’un flic français. Quel est le problème ? P. craint-il que mon sentiment d’être malgré tout français me pousse sournoisement à oublier ma conscience de classe ? Croit-il que j’ignore qu’un ma­gnat de la presse britannique se sentira plus proche d’un industriel français que d’un mineur du Yorkshire, qu’un latifundiaire argentin aura plus d’affinités avec un haut fonctionnaire du ministère français de l’intérieur qu’avec un lanceur de pierre palestinien ?

Pour P., la nation suppose le « consensus national, et donc social ». C’est plutôt le nationalisme, c’est-à-dire l’utilisation de l’idée de nation aux fins de l’État, qui est ainsi. L’appartenance à une nation n’implique en elle-même pas plus de consensus social que l’appartenance à n’importe quel groupement de fait (c’est-à-dire auquel on n’a pas choisi d’adhérer). Mais si des individus, sous prétexte qu’ils appartiennent à une quelconque communauté nationale (ou à quelque communauté que ce soit, d’ailleurs, y compris anar­chiste – ça arrive) arguent de ce fait pour créer des hié­rarchies, des exclusions, ces individus sont aliénés idéologi­quement, et là, ça devient condamnable.

Non seulement P. n’aborde pas la question de la conscience collective, il la nie complètement, et cela me pa­raît extrêmement grave, en ce sens qu’il ap­pelle à la res­cousse, dans cette négation, « la base et la conclusion de la philosophie et de l’action anarchistes ». Je m’explique. Pour lui, il y a l’individu. L’humanité est composée d’individus, un point c’est tout, qui en­tretiennent des relations entre eux, et ensuite on a la société. Il ne saurait y avoir d’autres déter­minations des comportements humains que celles provenant de leur existence en tant qu’individus. « L’individu est seul face au monde, qu’on se le dise », dit-il.

Là encore, P. se place d’un point de vue moral, voire utopiste (c’est comme ça que les choses devraient être), pas du point de vue de l’observation des faits.

N’en déplaise à P., l’individu n’est pas seul face au monde. Il existe, entre lui et le monde - ou, si on préfère, entre lui et la société - d’innombrables médiations, qu’il a choisies (syndicat, parti, groupements et associations diverses) ou qu’il n’a pas choisies (sexe, famille, classe d’âge).

Le fond du raisonnement de P. est là : est-il légitime que l’individu ait un sentiment d’appartenance communautaire autre que total ? Dans la mesure où l’individu est « seul face au monde » – c’est P. qui le dit – il est évident que tout sentiment d’appartenance à autre chose que l’humanité tout entière est réactionnaire. Cette conception totalisante – pour ne pas dire plus – est à mon sens à l’opposé d’une vision libertaire.

Dire qu’on est « seul face au monde » est une ex­trême banalité si on prend ça au sens philosophique : l’individu est indivisible, unique, sans équivalent, donc seul. Mais politiquement, sociologiquement, c’est une aberration. C’est nier la plus simple évidence : chaque individu est lié, d’une façon ou d’une autre, qu’il le veuille ou non d’ailleurs, par des réseaux plus ou moins formels de solidarité, sans lesquels il ne serait tout simplement pas humain. Les seuls êtres effectivement « seuls face au monde » que je connais sont les toxicomanes et les sans domicile fixe. Ils vivent dans un monde où n’existe pas la moindre solidarité, où chacun dépouille l’autre impitoyablement.

P. réduit les faits à un simplisme outrancier qui, je dois le dire, est tout à fait contraire aux fonde­ments théo­riques de l’anarchisme. Il suffit de lire l’Entraide, où Kropot­kine montre que les humains n’ont pu survivre que parce qu’ils ont constitué dès l’origine de leur histoire des groupe­ments solidaires qui ont collaboré, et auxquels les individus constituant ces groupes se sont identifiés [8].

Il faut avoir une vision particulièrement dogma­tique pour ne pas voir que la vie sociale des humains est large­ment déterminée par le sentiment d’appartenance à un groupe. On peut analyser ce phé­nomène, puis l’approuver ou le désapprouver, mais il est là.

Bakounine, encore...

Mais avant de poursuivre, revenons à quelques réfé­rences historiques tirées du mouvement anarchiste. Bakou­nine est un de ceux qui a abordé la question le plus à fond, en ce sens qu’il était confronté pratique­ment au problème. N’en déplaise à P., il s’est toujours senti profondément russe, et il n’a pas été « à un moment donné en faveur des luttes de libération nationale », il n’a jamais abandonné ce terrain. Lorsqu’il dit à la fin de sa vie que « le XIXe siècle peut être appelé le siècle du réveil général du peuple slave » (IV, 233), ce n’est pas une formule de style.

L’alternative posée par Bakounine est : la voie de l’hégémonie de l’État ou la voie de la libération des peuples et du prolétariat. A aucun moment il n’abandonne le terrain de l’émancipation nationale, il subordonne celle-ci à l’émancipation sociale. C’est précisément là que se situe le centre de gravité du point de vue anarchiste sur la question nationale.

« Les Slaves doivent-ils et peuvent-il s’affranchir de la domination étrangère et surtout de la domination germanique, pour eux la plus haïssable, en recourant à leur tour à la méthode allemande de conquête, de rapine et de contrainte pour obliger les masses popu­laires slaves subju­guées, à être ce qu’elles exècrent, auparavant de fidèles sujets allemands, et désormais de bons su­jets slaves, ou seulement en s’insurgeant solidai­rement avec tout le prolétariat européen, au moyen de la révolution sociale ? » (IV, 234.)

Poser la question c’est y répondre, dit Bakounine. L’alignement des Slaves sur le « modèle allemand », la constitution d’un État bureaucratique, militaire, poli­cier et centra­lisé « qui aspire nécessairement, en raison de sa propre nature, à conquérir, asservir, étouffer tout ce qui, autour de lui, existe, vit, gravite et respire », se­rait une catastrophe. Un tel État, qui a trouvé « sa dernière expression dans l’empire pangermanique », offre un indéniable avantage, mais uni­quement pour « la minorité privilégiée, le clergé, la noblesse, la bourgeoisie, voire la classe cultivée, c’est-à-dire cette classe qui, au nom de son érudition patentée et de sa prétendue supériorité intellectuelle, se croit destinée à gouverner les masses » (IV, 234). Mais pour le proléta­riat lui-même, « plus l’État sera grand, plus les chaînes seront lourdes et les prisons étouffantes ». Reprenant le point de vue hégélien se­lon lequel l’État, étant l’ennemi naturel de tous les autres États, ne peut s’affirmer qu’en faisant la guerre, Bakounine pense que tout État « qui ne se contente pas d’exister sur le papier (...) mais qui veut être un État réel, souverain, indépendant, doit nécessairement être un État conquérant » (IV, 235). Ce fait correspond à une loi inexorable, analogue à celle de la concurrence qui, sur le terrain économique, veut que les petits et moyens capitaux soient absorbés par le grand capital. De la même ma­nière, dit Bakounine, les petits et moyens États sont engloutis par les empires : « aucun État moyen ne peut aujourd’hui avoir d’existence indépendante » (Ibidem.). Au contraire de P., Bakounine ne confond pas État et nation.

L’attitude de Bakounine se distingue de celle de Marx, et surtout de celle d’Engels, sur deux points :

– De toute évidence, Engels se réjouit de la dispa­rition des petites nations, des « nations fleurettes » dont c’est, dit-il, le « sort naturel » de se laisser dissoudre et absorber par leurs voisins plus forts. Si Bakounine parvient sur le fond aux mêmes conclusions – l’évolution historique conduit inévi­tablement à l’absorption des petites nations dans de grands blocs étatiques – il ne se réjouit pas de ce phénomène, il ne le considère pas à priori comme un progrès, et il conserve le sens de la légitimité du principe du droit des nations à exis­ter ;

– Mais surtout Bakounine se distingue par la significa­tion qu’il convient de donner à cette évolution. L’unité natio­nale par l’État, dit-il, signifie la centrali­sation étatique et la création de moyens de répression accrus contre la classe ouvrière aussi bien que le per­fectionnement des moyens de domination. Marx et En­gels considèrent que l’unité nationale (de l’Allemagne, en l’occurrence) est une condition préalable indispen­sable à une action ouvrière efficace parce que :

1°) tant qu’elle n’est pas établie elle constitue une revendica­tion qui détourne le prolétariat de la lutte sociale, et

2°) parce qu’elle crée le contexte institutionnel (parlement, système représentatif) dans lequel le pro­létariat peut agir.

De son côté Bakounine montre que le système représentatif, par le consensus mystificateur qu’il crée, est le moyen le plus effi­cace de constituer un État centralisé fort. L’État « démocratique » ainsi constitué peut, tout autant que l’État autocratique – et même de façon plus efficiente -, fouler aux pieds le droit des peuples et celui des gens. Marx et Engels étaient parfaitement capables de voir cet aspect du pro­blème ; ils sont passés à côté parce qu’ils étaient tout sim­plement persuadés que la classe ouvrière, dans le cadre des institutions existantes, pourrait prendre le pouvoir, ce que Bakounine niait catégoriquement. « Au diable donc tous les Slaves et tout leur avenir militaire, si après plusieurs siècles d’esclavage, de martyre, de bâillon, ils devaient apporter à l’humanité de nouvelles chaînes. » (IV, 234.)

Les Slaves pourront s’émanciper, ils pourront dé­truire l’« État allemand » (c’est-à-dire l’État tsariste construit sur le modèle allemand [9]) « non par de vains efforts pour assujettir à leur tour les Allemands à leur domination et les transformer en esclaves de leur État slave », mais en appelant à la révolu­tion sociale. « Ce qui, dans le passé, faisait leur faiblesse, à savoir leur incapacité à créer un État, fait aujourd’hui leur force, constitue leur droit à l’avenir et donne un sens à tous leurs mouvements nationaux actuels. » (IV, 237.)

L’essentiel du point de vue bakouninien sur la question nationale peut se résumer à ceci : rien n’est plus néfaste que de faire du « pseudo-principe de la nationalité l’idéal de toutes les aspirations populaires ». P. cite ce passage, mais ne restitue pas la totalité du raisonnement de Bakou­nine, sans doute parce qu’elle ne convient pas à sa démons­tration. La natio­nalité est un fait historique, limité à une contrée, qui certes a un droit indubitable d’exister, « comme tout ce qui est réel et sans danger » (je souligne). L’essence de la nationalité est le produit d’une époque historique et de conditions d’existence ; elle est formée par le ca­ractère de chaque nation, sa manière de vivre, de pen­ser, de sentir. Chaque peuple, comme chaque individu, a le droit d’être lui-même : « En cela réside tout le droit dit national ». Mais il ne s’ensuit pas qu’un peuple, un individu, ait le droit ou l’intérêt de faire de sa nationa­lité, de son individualité, une question de principe et qu’ils doivent « traîner ce boulet toute leur vie » ...

« Au contraire, moins ils pensent à eux, plus ils s’imprègnent de la substance commune à l’humanité tout entière, plus la nationalité de l’un et l’individualité de l’autre prennent de relief et de sens. » (Champ libre, IV, 238.)

Ces réflexions de Bakounine anticipent sur celles des marxistes autrichiens qui seront confrontés au pro­blème des nationalités dans l’empire austro-hongrois : Otto Bauer écrira ainsi dans une lettre à Pannekoek :10 « L’ennemi qui doit être combattu à l’heure actuelle, ce n’est pas la négation abusive mais l’affirmation abusive du fait national ».

On peut dire en conclusion que selon Bakounine la na­tion n’est pas un fait critiquable en soi, ce qui l’est, c’est l’hypertrophie du sentiment national, la su­bordination à la nation de toute autre considération.

L’oppression nationale : mythe ou réalité ?

L’analyse que nous propose P. est sédui­sante parce qu’elle a une cohérence théorique (apparente, tout au moins), mais dans la mesure où elle tente de réunir dans une même critique théorique des situations radicalement différentes, elle ne correspond à aucune réalité, elle n’a aucune « praticabilité ». Elle est sans doute le produit d’un militant qui n’a tout simplement jamais eu à faire face pratiquement à ce problème (du moins je le suppose).

Si la nation n’est pas un objet tangible, si elle est dans une large mesure une abstrac­tion, un fait subjectif – mais la subjectivité est une réa­lité ! – l’oppression nationale est un fait parfaitement palpable. Le propos de P. concernant « certaines forces qui se proclament opprimées » est parfaitement compréhensible s’il pense à certains mouvements ré­gionalistes (je pense en particulier à la Ligue lombarde) faits de bourgeois et de notables locaux, mais il est in­acceptable s’il veut généraliser, car il met dans le même sac des réalités trop différentes : il n’analyse plus, il vitupère.

Si on doit évidemment sou­mettre à l’examen cri­tique les revendications nationalitaires avant de les considérer comme légitimes, il y a des critères parfai­tement objectifs pour déterminer si une population se trouve dans une situation d’oppression. Mais P. ne dit pas ce qu’il faut faire, dans ce dernier cas. Il dit simplement : la nation n’est pas justifiable.

Lorsqu’une armée d’occupation ferme les écoles, dé­truit les maisons, emprisonne, expulse, tue, interdit toute activité économique, impose des couvre-feux, confisque la terre, alors, la population victime de telles mesures en vient tout naturellement à poser le pro­blème en termes de lutte de libé­ration nationale. Que devons nous faire, nous, anarchistes ? Expliquer à ces gens que « l’État-nation moderne met à bas les antiques formes de domination socio-territoriale », que « la pluralité ne réside pas dans les fétiches de ces pseudo-communautés linguistiques », et qu’il « n’est décemment pas possible de tenter de réhabiliter l’idée de nation » ?

Je pourrais à la rigueur expliquer cela à un intel­lectuel qui se revendique d’une lutte de libération na­tionale, cela fournirait de passionnants sujets de discus­sion dans un bis­trot du quartier Latin ; il pourrait même à la rigueur être d’accord avec moi. Mais que dire au gamin de 14 ans dont on vient de faire sauter la maison parce qu’il a jeté des pierres sur une jeep, que dire à l’institutrice qu’on vient arrê­ter parce qu’elle donne dans son appartement des cours à des enfants dont on a fermé l’école, que dire à cette famille que des colons armés jettent à la rue un matin en leur di­sant : maintenant votre maison nous appartient ; que dire à cette femme qui se rend à l’hôpital avec son en­fant malade et que les soldats interdisent de passer parce que le bébé n’a pas de laisser-passer ? Ou à cet homme qu’on a expulsé de sa terre, mais qu’on em­bauche comme ouvrier agricole ou comme maçon pour le compte des nouveaux « propriétaires [11] » ? Que propose P., dans ce cas ?

Il est impossible d’ignorer cette réalité. C’est un pro­blème national, que cela plaise ou pas. Qu’il y ait un aspect de lutte sociale, c’est tout aussi indiscutable, et cela peut précisément être notre rôle de montrer que la puissance do­minante domine aussi une partie de sa propre population, et que la population dominée contient des éléments qui sont potentiellement de futurs exploiteurs. C’est précisément ce que font les cama­rades qui sont effectivement engagés dans ce genre de combat.
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Re: Sur la nation et le nationalisme

Messagede vroum le Dim 17 Nov 2013 11:51

Des réalités trop différentes...

Le fait national ne peut pas, à mon avis, être abordé d’un point de vue exclusivement théorique car il recouvre des situations, des réalités trop diverses et trop complexes pour que cela puisse être réduit par une définition qui expli­querait tout, des formules ou même des solutions qui s’appliqueraient à tous les cas. En fait, je dirais qu’il n’y a que des cas particuliers. Le texte de P. sème la confu­sion en amalgamant des réalités complètement différentes.

On ne peut pas aborder la situation en Yougosla­vie de la même manière que la situation en Palestine, en Irlande du Nord, au Yémen, au Pays basque, en Somalie, dans les bantoustans d’Afrique du Sud, au Nicaragua, etc. Dans tous ces cas, il y a bien un pro­blème national, mais la réalité sur le terrain est à chaque fois tellement différente qu’il est impossible d’aborder chacun de ces cas avec des recettes valables pour tous.

D’ailleurs, P. nous en fournit lui-même la preuve. Le problème qu’il entend traiter est tellement divers que lorsqu’il en aborde un aspect, il évacue ipso facto tous les autres, ce qui rend impossible une vision d’ensemble. A la fin de son article, il s’en prend – à juste titre d’ailleurs – aux « bourgeoisies régionalistes désireuses de se débarrasser d’un État central » et qui n’attendent qu’une chose, pouvoir exploiter les popu­lations pour leur propre compte. Mais quel rapport avec la Bosnie où plusieurs nationalités vivaient sans heurts et qui sont victimes de l’agression d’un voisin infiniment mieux armé ? Quel rapport avec les Palesti­niens qui sont dénués des plus élémentaires droits hu­mains ?

Pour aborder le problème de la nation, et, sur­tout, celui de l’intervention des anarchistes, il faudrait tenter de faire une classification des différents cas pos­sibles, afin d’éviter de tout mélanger dans une sorte de bouillie indigeste. On pourrait distinguer par exemple :

– les territoires ayant subi une longue occupation étrangère sur lesquels sont implantés des colons depuis des générations (Irlande du Nord, Israël) ;

– les territoires sur lesquels existent depuis des temps immémoriaux des enclaves de minorités natio­nales (ex-Yougoslavie) ;

– les pays militairement occupés par une puissance étrangère (Tibet, Timor-Est) ;

– les régions revendiquant un statut particulier dans un État constitué (pays Basque, Corse) ;

– les pays économiquement dominés par d’autres pays sans occupation militaire ou coloniale ouverte (les pays du tiers monde) ;

– les pays subissant une intervention militaire étrangère ponctuelle (Irak, Nicaragua) ; etc.

Si nous n’adoptons pas une attitude pragmatique de ce type, il me paraît impossible de sortir d’une dé­marche parfai­tement abstraite et stérile, et d’une confu­sion inévitable. C’est à ce type de réflexion que j’invite les camarades.



L’un des arguments que P. emploie pour dénier toute légitimité aux luttes de libération nationale est qu’elles ont toutes échoué. Il évoque « l’échec terriblement sanglant des décolonisations dans les pays du tiers monde » ; à cela il oppose l’idée de « citoyenneté mondiale et d’a-nationalité, unique voie théorique et pratique pour que l’humanité se sorte enfin des luttes fratricides ». L’idée me paraît excellente, et j’y souscris intégralement, encore qu’elle me fasse furieusement penser à ce paradis inaccessible que nous proposent les curés. Je ne suis pas certain, d’ailleurs, que les idées de citoyenneté mondiale et d’a-nationalité aillent for­cément de pair. Il n’y a aucune incompatibilité (à mon avis en tout cas) entre le fait de se sentir profondément toulousain, occitan, français, européen et, stade ultime, citoyen du monde, le dernier stade n’étant pas forcé­ment la négation de tous les autres ; alors que l’idée d’a-nationalité me semble impliquer une sorte de ni­vellement par l’uniformisation.

Mais revenons à « l’échec terriblement sanglant des décolonisations dans les pays du tiers monde » évoqué par P.. Il appelle cet échec à la rescousse de son désintérêt – voire de son opposition – aux mouvements de libération nationale. Sur le constat des faits, on ne peut évidemment être que d’accord. Mais l’argument va-t-il vraiment dans son sens ? Est-ce vraiment, ou uniquement parce que ces expériences « se sont accommodé de l’idée nationale, c’est-à-dire de l’idée étatique », qu’elles ont « capoté » ? N’est-ce pas là encore un de ces raccourcis caricaturaux dont P. semble familier et qui obscurcissent plus qu’ils n’éclairent sa démarche ? On pourrait en effet évoquer la dépendance économique, les modèles de développement inadaptés et calqués sur le modèle occidental, la dépendance alimentaire artificiellement entretenue, la destruction des communautés et des structures socio-économiques propres à ces pays, et bien d’autres choses qui ne sauraient en aucun cas être réduites à la simple « accommodation de l’idée nationale », mais qui relèvent de l’intervention directe des métropoles industrielles pour empêcher le développement, dans ces pays, d’une bourgeoisie nationale et d’un État indépendant, du moins aussi indépendant qu’un État puisse l’être dans le contexte impérialiste.

Je pourrais même dire que P. a raison lorsqu’il dit que les pays du tiers monde ont adopté d’« idée étatique », en cela je n’abonde pas dans son sens. Les pays du tiers monde n’ont précisément adopté de l’État que « l’idée », la forme, pas les pratiques ni la réalité. Les États du tiers monde – en particulier ceux d’Afrique – ne sont que des intermédiaires entre les métropoles et les populations dominées, destinés à maintenir les conditions de l’appropriation des matières de base dont les pays industrialisés ont besoin. Des auteurs peuvent parfaitement argumenter que ce ne sont en réalité pas des États. Les rares fois où un gouvernement du tiers monde a tenté d’impulser un mouvement tendant à renégocier soit la dette, soit les termes particulièrement inégaux de l’échange avec les métropoles, c’est-à-dire chaque fois qu’un gouvernement du tiers monde a tenté de mener une politique nationale indépendante, la réaction des États occidentaux a toujours été extrêmement brutale.

Je sais bien, comme P., que la solution ne se trouve que dans la révolution libertaire à l’échelle mondiale ; nous savons bien, l’un comme l’autre, qu’aucun État, aucun pays n’est « indépendant » dans le contexte actuel de l’impérialisme ; que, du temps de l’antagonisme des deux blocs, soviétique et américain, « indépendance nationale » signifiait la soumission aux impératifs stratégiques d’un des blocs contre l’autre, et qu’aujourd’hui cela signifie la soumission aux impératifs stratégiques des États-Unis.

Mais, en attendant cette révolution mondiale, fallait-il justifier la domination coloniale du tiers monde par les pays industrialisés ? Faut-il condamner toute tentative d’un pays du tiers monde d’établir des termes plus équilibrés dans l’échange ?

P. ne le dit pas, alors que c’est cela la vraie question.

*****************

Je conclurai en citant un extrait d’un article de Jean-Marc Raynaud, paru dans le Monde Libertaire numéro 560, et avec lequel je suis en total accord, parce qu’il n’a pas une vision idéologique mais pratique du problème, tout en ne sacrifiant pas les principes de l’anarchisme.

« Soit on pense que les luttes de libération nationale sont vouées à pourrir dans le ghetto du nationalisme et, à ce moment-là, il faut être honnête avec soi-même et condamner ce type de lutte, car il n’est pas possible de se satisfaire d’une hypocrite dichotomie entre le dis­cours et la pratique.

« Soit on pense, comme Bakounine et les anarchistes de la Première Internationale, que les luttes de libération nationales peuvent, entre autres, prendre le chemin de la révolution sociale et de l’internationalisme de classe. A ce moment-là, il faut s’interroger : pourquoi n’ont-elles pas pris ce chemin et comment pourraient-elles le prendre ?

« De mon point de vue, cette deuxième hypothèse est celle que nous devons explorer. Et, en l’exploitant, on se rend compte d’une chose fondamentale. Cette chose fondamentale, c’est que le soutien clair et net des anarchistes aux luttes de libération nationale, soutien visant à faire évoluer ces luttes vers un internationa­lisme de classe, est lié à la force du mouvement anar­chiste et à son insertion dans les luttes. Dans toutes les luttes...

« Car, si les luttes de libération nationale ont connu le sort que l’on sait – mais c’est du même tabac pour le syndicalisme ou la révolution en général – c’est parce que nous avons été chassés de la scène de l’histoire. Si nous avions gardé intactes nos forces de l’époque de la Première Internationale, ou si nous les avions dévelop­pées, il tombe sous le sens que les choses auraient été différentes.

« En conséquence, à l’heure où nous commençons à relever la tête, par la force de nos idées, par la déconsidération du marxisme et par nos efforts militants, il serait stupide et dramatique pour nous de continuer à ancrer notre stratégie dans des schémas qui sont ceux de notre réalité passée, et confondre ainsi les effets et les causes.

« On l’aura compris ; aujourd’hui, notre devoir de révolutionnaires et d’anarchistes doit être, non de fuir les terrains de lutte comme ce fut le cas antérieurement de par la faiblesse de nos forces, mais en revanche de les investir. De nous y investir. Ceci pour, par notre présence, par la force de nos idées et par nos efforts, orienter ces luttes dans le sens de la révolution sociale.

« Pour ce qui concerne les luttes de libération nationale, cela veut dire être présents, pour se battre contre l’oppression colonialiste et contre les postulants à l’oppression revue et corrigée par le nationalisme. Se battre, donc, pour un internationaliste de classe.

« Et, pour toutes les autres luttes, c’est exactement la même chose. (...) Aucune lutte n’est révolutionnaire en soi. Mais beaucoup peuvent le devenir. A condition, bien sûr, que les révolutionnaires luttent à l’intérieur de ces luttes et ne se contentent pas d’être des spectateurs. »

***********************

Réponse à l’article de P. et B. : « Non au chantage à l’urgence, en Yougoslavie, comme ici ! »

(Le Monde libertaire n° 935, 2-8 décembre 1993.)

Dans son approche de la crise en Yougoslavie, P. se réclame d’une méthode opposée à la philosophie idéaliste et s’en tient aux « causes structurelles et matérielles » (Le Monde libertaire numéro 935).

Fort bien.

Mais lorsqu’il réfute l’idée selon laquelle « ce n’est pas la purification ethnique qui mène à la guerre », lorsqu’il affirme qu’il « ne faut pas prendre les conséquences pour les causes » et lorsqu’il annonce « c’est le nationalisme qui génère la guerre, car l’idéologie nationale, le concept même de nation, inséparable de l’État, est construit sur la dévalorisation de l’autre », etc., il ne fait que réfuter un idéalisme pour tomber dans un autre. Il dit en somme : c’est une idée qui produit un fait. Il prend précisément une conséquence pour une cause, tout en confondant d’ailleurs les niveaux d’investigation.

J’ai déjà eu l’occasion de suggérer que le couple nation-État n’allait pas forcément ensemble. Il y a suffisamment d’exemples, dans l’histoire, de nations constituées auxquelles ne correspondait pas d’État. Il faut aussi reconnaître qu’en général les nations qui n’ont pas d’État (et plus particulièrement les couches dominantes de ces nations, mais pas exclusivement) aspirent à en avoir un, ou du moins un cadre institutionnel dans lequel elles puissent exprimer leurs particularités culturelles, notamment le droit de se servir de leur langue : toute tentative de briser une nation sans État passe d’abord par l’interdiction de leur langue. Mais tout cela n’est pas une fatalité : les tsiganes par exemple ne revendiquent pas d’État mais une nationalité européenne trans-frontières…

De même, je ne pense pas non plus que le couple nation-capitalisme aille forcément ensemble. C’est un peu comme si je disais qu’il n’ y a pas eu d’État avant le capitalisme.

Je dirais qu’avant l’apparition du capitalisme, il y avait un certain type d’État, et qu’avec l’apparition du capitalisme, le type d’État s’est modifié. De même pour la nation. Le concept de nation, mais surtout la réalité qui le constitue, s’est modifié avec l’apparition du capitalisme, sous l’influence de celui-ci. Il faudrait donc examiner quel contenu avait le concept de nation avant l’apparition du capitalisme et quel contenu il peut avoir aujourd’hui, le développement du capitalisme ayant forcément apporté des éléments qui en modifient les déterminations. La conscience que les individus concernés ont d’appartenir à une « nation » n’étant pas forcément déterminante, d’ailleurs, dans la question qu’on se pose : les nations sont-elles une réalité ? J’ai entendu un camarade évoquer l’existence de la « nation homosexuelle », ce qui, pour le moins, peut être discuté. Il voulait sans doute parler de communauté.

En revanche, on constate que dans tous les cas, l’apparition du capitalisme industriel s’est faite là où existait un État, là où l’unité nationale était déjà réalisée dans le cadre d’un État. Je parle de capitalisme industriel, car le capitalisme s’est développé de façon florissante en Italie, par exemple, à partir du XIIe siècle, sur un territoire politiquement très morcelé constitué de nombreuses cités-États; mais c’était un capitalisme marchand, pas industriel. C’est donc plutôt du couple capitalisme – État qu’il faudrait parler.

L’émergence progressive de modes de production nouveaux, et notamment du capitalisme, s’est accompagnée de modifications corrélatives des rapports sociaux et a imposé des mutations dans l’appareil administratif, dans les institutions étatiques, juridiques, afin de les adapter aux nouvelles formes. A contrario, lorsque la mise en place d’institutions politiques, administratives, juridiques a été, pour toutes sortes de raisons, retardée ou rendue impossible, le capitalisme a pris du retard ou ne s’est tout simplement pas développé. Tout cela est parfaitement banal. Quel que soit le domaine envisagé, un phénomène n’apparaît que lorsque les conditions qui le rendent possible préexistent ou, au pire, se développent corrélativement à son apparition. En d’autres termes, le capitalisme n’apparaît que lorsque les conditions de son apparition existent, et l’une de ces conditions est un État raisonnablement efficace et l’unité nationale, c’est-à-dire, dans le langage étatique, l’unification politique d’un territoire délimité.

Ce n’est pas le capitalisme qui crée la nation, contrairement à ce que pense très schématiquement P., influencé apparemment par les thèses ultra-gauches.

Le capitalisme industriel n’a pu se développer pleinement que dans des territoires où était déjà préalablement réalisée l’unité étatique. Les références (inconsciemment, sans doute) marxiennes de P. l’empêchent de saisir le rôle capital joué par l’État dans le développement du capitalisme, de même probablement que le rôle de l’État dans le développement de l’activité économique dans quelque société historique que ce soit. L’Égypte ancienne fournit un exemple caractéristique : les successives désorganisations du système d’irrigation y suivent systématiquement la décadence du politique, causée par les luttes intestines au sein du pouvoir. Bien d’autres exemples pourraient être donnés.

Pour se développer, le capitalisme industriel a eu besoin d’un espace suffisamment grand, peuplé, contrôlé politiquement et socialement ; d’un État capable de créer les conditions institutionnelles et de garantir (notamment par la protection contre les capitalismes concurrents) les conditions d’expansion de l’industrie. Pour réaliser ces conditions, il fallait notamment que préexiste une population susceptible de se prêter ­de gré ou de force, en général un peu des deux – à une telle unification. Ce n’est pas un hasard si le capitalisme s’est développé si tardivement en Europe centrale, constituée d’États multinationaux.

Le capitalisme n’est pas apparu de façon uniforme dans tous les pays où il s’est implanté. Il s’est développé d’abord en Angleterre. Il me semble difficile d’affirmer que la nation anglaise n’existait pas avant l’apparition des manufactures dans ce pays, c’est-à-dire une population, toutes classes confondues, qui se reconnaissait, malgré les antagonismes de classe, dans une langue commune, dans des représentations communes. Considérer ce fait comme dommageable est une chose, constater le fait en est une autre.

Il y a des groupes auxquels on adhère par choix (club de football, parti, syndicat, etc.), et d’autres dont on fait partie sans l’avoir voulu : la famille notamment. On peut considérer que la famille est une institution désuète ou néfaste, on a quand même un père, une mère, éventuellement des frères et sœurs, un conjoint et des enfants. Qu’on le veuille ou non, ça s’appelle une famille. Maintenant, l’attitude qu’on a choisi d’avoir par rapport à ce groupe non choisi est une affaire de choix personnel. Il est parfaitement possible (bien que difficile) de se dégager du poids de la famille. Même lorsqu’on croit y avoir réussi, il n’est pas certain que ce soit le cas : on traîne toute notre vie des comportements, des souvenirs, des déterminismes inconscients qui nous y rattachent. Il faut simplement faire avec.

A contrario, le refus affiché de toute forme appartenance sinon une appartenance mystique à l’humanité tout entière, sans intermédiaire, peut très bien être interprété comme une casserole qu’on traîne derrière soi et causée par réaction à quelque événement lié à son enfance et à sa famille.

C’est exactement la même chose avec la nation. Qu’on le veuille ou non, on traîne des représentations, des images, des schémas, des comportements, des souvenirs, tout un fatras qui fait que, en général, un type né dans un territoire appelé France entendra les mots roquefort, beaujolais, Molière de façon différente que s’il entend gorgonzola, valpolicella ou Goldoni. Je veux dire que le contenu affectif de ces trois premiers mots a des chances d’être plus fort que les trois derniers. C’est comme ça. Et alors ? On peut très bien modifier, par acquisition consciente et volontaire, ses représentations, et essayer le roquefort avec du valpolicella en lisant Goethe. Personne n’est obligé de rester coincé dans ses représentations. Ceci est une image, bien sûr.

Notre tâche à nous n’est pas de nier cette réalité, c’est de cesser de la considérer comme déterminante. C’est d’abord un travail sur soi-même, d’ailleurs. Personnellement, je me sens profondément français. Comment cela est-il compatible avec ma qualité d’anarchiste ? Tout simplement parce que je ne traîne pas mon sentiment d’appartenance comme un « boulet », pour reprendre l’expression de Bakounine, et ce sentiment d’appartenance n’est en rien exclusif d’autre chose : cela ne m’empêche en rien de m’intéresser plus à « la substance commune à l’humanité entière », pour reprendre encore les mots de Bakounine.

Il est certain qu’il se trouve des gens pour qui tout ce qui est français est a priori forcément meilleur que tout le reste. Ceux-là ne s’intéressent pas à la « substance commune de l’humanité entière ». Ceux-là ne sont pas des gens qui ont simplement le sentiment d’appartenir à une communauté qu’ils n’ont pas choisie, ce sont des chauvins, des nationalistes, qui souffrent d’une hypertrophie du sentiment d’appartenance. Mais le sentiment d’appartenir à quelque chose malgré soi ne mène pas forcément à une hypertrophie.

J’ai donné plus haut l’exemple de l’Angleterre. On pourrait encore évoquer le cas de l’Allemagne. Celle-ci, jusqu’à une date récente (à peine plus d’un siècle) était composée de 49 États souverains. Pourtant, il me semble difficile de nier qu’il existait entre ces 49 États, bien avant que n’apparaisse le capitalisme, bien avant l’unification politique, quelque chose qui transcendait les frontières politiques : une nation allemande.

Mais on constate également que le capitalisme allemand a pris beaucoup de retard par rapport au capitalisme anglais, et que ce retard pourrait bien être lié au retard de l’unification politique. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si l’unification de l’Allemagne s’est faite autour de la Prusse, l’État allemand le mieux structuré, organisé et centralisé, celui qui était le plus économiquement développé, qui avait brisé les particularismes dus aux douanes intérieures, aux différences de monnaie, de poids, etc. Bakounine a parfaitement montré que « l’instauration de l’union douanière et les innombrables mesures prises centralement en faveur du développement industriel et commercial ont plus fait pour détruire les rapports féodaux que toutes les velléités révolutionnaires des libéraux allemands ».

On parle souvent de la révolution française comme point de départ de la modernité capitaliste. C’est peut-être un point de départ théorique. En 1789, il n’y avait pas d’industrie à proprement parler en France. On parle moins souvent du second Empire. Napoléon III a joué à peu près le même rôle dans l’expansion industrielle française que Bismarck en Allemagne : ils représentaient tous deux un régime fort capable de mettre sur pied « par en haut » les conditions institutionnelles à l’expansion d’un capitalisme industriel, sans entraver l’initiative des entrepreneurs capitalistes. Car, pour compléter mon propos, il faudrait aussi dire que le capitalisme ne peut pas se développer là où il y a trop d’État : dans l’empire Inca il n’y avait pas de marchands parce que toute l’économie était contrôlée par l’État ; inversement, dans l’empire chinois, où les fonctionnaires et l’intervention arbitraire de l’État empêchaient toute activité marchande à grande échelle, le capitalisme ne s’est développé que chaque fois que le pays a été politiquement divisé. En fait, la situation idéale implique l’existence à la fois d’un État fort et d’une politique libérale, c’est-à­-dire qui laisse à l’activité économique la possibilité de se déployer sans trop d’intervention. Ces conditions étaient parfaitement remplies en Angleterre. Rappelons encore que Bismarck a accordé le suffrage universel par un acte délibéré et parfaitement conscient : il savait ce qu’il faisait. (Un peu d’auto-publicité en passant : ce problème est abordé dans mon ouvrage : Bakounine politique : révolution et contre-révolution en Allemagne, éditions du Monde Libertaire.)

Par l’exemple de l’Angleterre et de l’Allemagne, on saisit mieux l’énorme avantage que constitue, pour le développement des forces productives, l’unité politique qui réduit les particularismes, qui unifie les normes et brise les entraves au commerce. Mais l’État ne créé pas la nation, il l’utilise. La constitution de l’unité nationale allemande (et non pas de la nation allemande), a été la condition de sa puissance politique et économique, elle n’a en rien créé la nation allemande, elle n’a en rien révélé aux Allemands qu’ils constituaient une nation. Cette dernière se portait fort bien (et même mieux, dirais-je) sans l’unité politique. Bakounine, encore lui, fait une relation directe entre l’extraordinaire floraison culturelle, artistique, littéraire de l’Allemagne et de l’Italie, et leur morcellement politique. Bakounine distingue très clairement l’unité de la nation et l’unité politique.

Il est vrai que, dans la population allemande, il y en avait qui disaient : « il faut réaliser l’unité nationale, ainsi nous serons plus forts, nous serons plus craints, notre économie sera plus puissante, nous pourrons montrer que nous sommes les meilleurs… », et toute cette sorte de choses. Mais, là encore, ce n’est pas ce genre d’ânerie qui crée la nation. Ce que le discours étatique fait, c’est utiliser une réalité pré-existante à ses propres fins. C’est l’État, ou ceux qui aspirent à créer un État, qui créent le nationalisme, c’est-à-dire une idéologie (donc une mystification).

Lorsque je disais que P. fait une erreur de niveau d’investigation, je voulais dire qu’il place sur le même plan un fait (l’existence de nations, pré-existantes au capitalisme) et une idéologie qui utilise la réalité nationale à des fins de construction étatique. Le nationalisme, je l’ai dit, est une pathologie du sentiment identitaire, dont la finalité n’est en réalité pas la nation, mais l’État.

Mais que P. se rassure: le fait que je reconnaisse qu’il existe des nations n’exclut pas que je reconnaisse que dans les nations existent des antagonismes de classe. On peut très bien reconnaître le fait national et ne pas le considérer comme déterminant dans son comportement quotidien ou son activité politique. C’est une question de choix. Mais même là, il y a des limites. Pendant la grève des mineurs britanniques, j’ai rencontré un des avocats des mineurs, dont beaucoup étaient en prison. c’était un type très dévoué à sa tâche, un Lord, et il m’appelait « comrade »… Le problème, c’est qu’en Angleterre il suffit d’ouvrir la bouche pour dire un mot et on sait à quelle classe vous appartenez : l’accent ne trahit pas seulement la région mais la catégorie sociale. Entendre ce type m’appeler « comrade » avec le plus distingué et exquis accent d’Eton m’a semblé complètement incongru. D’ailleurs, jamais les mineurs ne se sont sentis en confiance avec les avocats qui les défendaient. Parfois, on a beau choisir, on traîne ses déterminismes derrière soi. Ce Lord n’avait aucune chance d’être pris au sérieux en employant le mot « comrade ». A aucun moment, m’a-t-il semblé, les mineurs ne contestaient qu’ils étaient Anglais, ou Écossais, ou Gallois, mais en même temps à aucun moment ils ne contestaient que l’internationalisme prolétarien était plus important. Ils ne faisaient aucune confusion entre la classe dominante britannique et les travailleurs de tous les pays qui les soutenaient…

C’est pourquoi je pense que P. fait une erreur d’approche en disant qu’ « il n’y a pas de bonne approche de la nation ». Il montre par là qu’il fait une approche essentiellement morale de la question. Il dit en somme : la nation c’est mal, on ne va donc pas étudier la question. Mais pour avoir une idée de la réalité d’un phénomène, on ne peut pas se contenter d’une approche morale. Il faut examiner les faits, et ensuite, on peut éventuellement dire : ces faits sont nuisibles, ou au moins contraires à nos objectifs. L’une des méthodes les plus banales de l’investigation scientifique consiste à formuler des hypothèses et ensuite à chercher toutes les raisons qui peuvent les contredire ou les confirmer. Lorsque les Anglais ont colonisé l’Afrique du Sud, ils se sont heurtés aux Zoulous. c’était un ensemble humain cohérent, structuré, organisé. Ils ne connaissaient pas le capitalisme. Qui peut nier qu’il existait une nation zoulou ?

P. a parfaitement raison de dire que c’est une « grossière erreur de confondre l’État et l’organisation sociale, comme de confondre la nation et les collectivités humaines ». Il me semble qu’il a quelque peu évolué depuis le temps où il disait qu’il n’y a rien entre l’individu et le monde. Au moins, il reconnaît qu’il y a des «collectivités humaines». Mais en même temps il évacue la question la plus importante, du moins lorsqu’on aborde le problème du nationalisme : c’est le sentiment d’appartenance. L’État et la nation, devine-t-on, sont de mauvaises choses pour P., l’organisation sociale et les collectivités humaines de bonnes. Mais quelle garantie a-t-on qu’au sein d’une quelconque organisation sociale ou d’une collectivité humaine ne se développe pas une hypertrophie du sentiment d’appartenance, en d’autres termes, le chauvinisme d’organisation ? N’y a-t-il pas, au sein même de la Fédération anarchiste, des camarades qui sont frappés de ce défaut, malgré leurs proclamations par ailleurs fermement antinationalistes ? Une camarade, qui d’ailleurs n’est plus à la Fédération anarchiste, mais qui y occupait des responsabilités, ne m’a-t-elle pas objecté, lorsque je demandais que nous soutenions les mineurs britanniques en 1984, que ceux-ci n’étaient pas anarchistes ??? Il n’y a pas de meilleur exemple de dépravation du sentiment identitaire.

L’erreur de P. est de ne pas faire de distinction entre les groupes humains de fait, ceux auxquels on ne choisit pas d’adhérer, et ceux auxquels on choisit d’adhérer. Le point de vue anarchi,ste consisterait à minimiser le plus possible l’influence des premiers et à maximiser les seconds lorsqu’ils sont conformes à la « substance commune à l’humanité tout entière », c’est-à-dire lorsqu’ils ont pour champ d’action l’émancipation humaine sans exclusion. (Car après tout, on peut choisir d’appartenir à une organisation raciste.)

P. évacue totalement le côté subjectif dans l’approche de la question. Il évacue aussi toute analyse du problème sur le terrain, il reste à un niveau totalement théorique. On peut très bien dire avec Rosa Luxembourg que « l’origine de tous les mouvements nationaux » est « un effort de la bourgeoisie pour imposer son pouvoir de classe ». C’est vrai, mais ça reste parfaitement théorique. On peut essayer de dire aux prolétaires serbes qui bombardent Sarajevo et d’autres villes de Bosnie depuis deux ans que leurs intérêts sont les mêmes que ceux des prolétaires bosniaques qu’ils bombardent, on peut leur expliquer à tous que la dynamique nationaliste est un instrument dont se sert la bourgeoisie pour fourvoyer le prolétariat, tout cela est fondamentalement vrai, mais il reste que les habitants de Sarajevo sont bombardés sans pouvoir se défendre, et que, en même temps, la population serbe vit sous un blocus terrible. J’ajouterais que ceux qui se désintéressent du blocus subi par la population serbe sont les mêmes que ceux qui se désintéressent de celui que subit encore, plus de trois ans après, la population irakienne, et qui fait 2 000 morts par semaine.

P. a beau dire que parler d’obus « serbes » est « pure démagogie », que les obus « sont tout autant croates, français, bosniaques, américains, russes… », ce sont quand même des Serbes qui les envoient. Peut-on se contenter de dire que « donner plus d’armes à l’armée bosniaque est un appel à tuer un peu plus », alors qu’en même temps refuser de donner des armes à l’armée bosniaque est aussi un appel à tuer un peu plus ? Quelle différence ? P. ne voit-il pas que donner des armes aux Bosniaques, ou n’en pas donner, conduit au même résultat, à cette seule différence que dans la seconde hypothèse, les principes dont se réclame P., et sa bonne conscience anarchiste, sont ménagés ? Pourquoi ne pas simplement dire : « Nous, anarchistes, n’avons pas de cadre conceptuel dans lequel situer ce problème, nous n’avons pas de solution » ? Car à partir des éléments théoriques sur lesquels P. fonde ses positions, il n’y a pas de solution : bellicisme et pacifisme conduisent exactement aux mêmes résultats. P. est en fait dans une impasse, et c’est sans doute cela qui le conduit à être si hargneux contre ceux qui ne sont pas d’accord avec lui sur la question. Quelle cohérence y a-t-il à railler ceux qui attendent des États qu’ils interviennent en Bosnie, et à avoir en fin de compte une position fondée sur le fait que ce sont des Étatsqui organisent l’embargo?

Comment peut-on dire « qu’en aucun cas nous devons nous laisser aller à un activisme de circonstance, pour nous replier sur la défense de la minorité actuellement la plus opprimée, parce qu’il faudrait bien faire quelque chose » ! (P., Le Monde libertaire n° 935.) Les anarchistes ont-ils jamais négligé de défendre une minorité lorsqu’elle était opprimée ? « Mais ce qui est un principe, disait Bakounine, c’est le respect que chacun doit avoir pour les faits naturels, réels ou sociaux. Or, la nationalité, comme l’individualité, est un de ces faits. Nous devons donc la respecter. La violer est un méfait (….), elle devient un principe sacré chaque fois qu’elle est menacée et violée. Et c’est pour cela que je me sens toujours le patriote de toutes les patries opprimées. » (Bakounine, Circulaire mes amis d’Italie, Champ libre, II, 296.)

P. oublie-t-il que Bakounine défendit l’indépendance polonaise, mena l’insurrection de Prague contre les Autrichiens en 1848, sans croire à sa possibilité de vaincre, qu’il mena l’insurrection de Dresde, malgré ses réserves, dans le cadre de la révolution de 1848 pour l’unité allemande ? Faudra-t-il, selon les critères de P., retirer Bakounine du catalogue des auteurs anarchistes ?

Il est surprenant d’ailleurs que toutes les bonnes âmes s’apitoient sur le sort de la population bosniaque, sur les habitants de Sarajevo qui vivent dans des conditions terribles, et pas sur la population serbe qui subit elle aussi un blocus effroyable, avec tout ce que cela signifie de souffrances pour les plus faibles, les enfants, les malades, les vieillards, les femmes enceintes. Le blocus est une arme de guerre effroyable, quelle que soit la population qui la subit, au moins aussi effroyable que les obus et les bombes, bien que plus discrète, en tout cas pour ceux qui ne veulent pas voir. Ce n’est pas la population serbe dans son ensemble qui est responsable de la situation, ce n’est pas elle qui dans son ensemble bombarde Sarajevo, c’est une minorité de bellicistes. C’est un véritable crime contre l’humanité que de punir indistinctement une population entière pour les âneries de ses dirigeants. D’autant que Milosevic et son entourage d’une part, et ceux qui bombardent Sarajevo de l’autre, ont probablement moins faim que la population de Belgrade.

Une véritable position internationaliste devrait d’abord se fonder sur la défense de l’ensemble des populations victimes de la guerre et une condamnation sans appel de tout blocus, qui ne sanctionne que les populations civiles, et, au sein de celles-ci, ses éléments les plus faibles. Il faut dénoncer catégoriquement la pratique du blocus (pudiquement nommé embargo) comme moyen d’action politique.

N’importe quel crétin peut se rendre compte qu’un blocus imposé à une population est le pire des moyens si l’objectif visé est de l’inciter à changer de dirigeants ; il est le meilleur des moyens si l’objectif est de créer des réactions nationalistes et de ressouder les rangs de la population derrière les dirigeants. L’exemple de l’Irak avec Saddam Hussein est caractéristique. Croit-on vraiment que le dictateur de Bagdad aurait pu tenir si longtemps si une fraction importante de la population ne considérait que les États-Unis sont un ennemi plus effectif que Saddam Hussein lui-même ? C’est en outre une imbécillité suprême que de prendre des mesures qui ne sanctionnent pas réellement les dirigeants, mais qui sanctionnent l’opposition au régime et l’empêche de s’exprimer et de proposer une alternative, à cause de la réaction nationaliste de la population pour qui l’adversaire est avant tout celui qui organise le blocus.

Je ne pense pas que le problème soit d’avoir une « position anarchiste » sur la question de l’ex-Yougoslavie, ni de proposer à tout prix une « solution », dans la mesure où de toute façon nous n’avons aucun moyen effectif de la mettre en pratique. On peut très bien lancer des slogans très généraux – et généreux – qui ne feraient en réalité qu’exprimer des souhaits de règlement de la question ne correspondant à aucune réalité sur le terrain. On peut aussi aisément éluder toute réflexion réelle sur la situation en nous retranchant derrière des affirmations péremptoires du genre : « seule la révolution sociale pourra... », etc. Les traditions du mouvement libertaire français, si on se réfère à des précédents historiques, consistent moins à « prendre position » qu’à s’engager concrètement, sans faire de la publicité. C’est ce que beaucoup ont fait pendant la guerre d’Algérie, n’en déplaise à certains camarades d’aujourd’hui qui peuvent se permettre d’être puristes sans risque.

Il y a cependant un certain nombre de choses sur lesquelles nous pouvons nous engager sans hésitation, me semble-t-il :

– non au blocus qui atteint la population serbe ;

– non aux bombardements de Sarajevo (et des autres villes de Bosnie) par les Serbes ;

– non à la purification ethnique et au principe d’États «ethniques» ;

– pour l’autonomie communale sur des bases non « ethniques » et authentiquement fédéralistes ;

– soutien à toute association ou organisation anti-guerre fondée sur des bases a-« ethniques » ou pluri-ethniques ;

– dénonciation de toute ingérence étrangère belligène…

Ces éléments pourraient être des pistes à partir desquelles fonder une position qui rassemblerait le maximum de camarades. La question yougoslave ne doit pas être la démonstration que nous sommes dans l’incapacité de proposer une optique libertaire ; surtout, elle ne doit pas être la démonstration que nous sommes incapables de constater qui est manifestement l’agresseur et qui est manifestement agressé, même si ce dernier ne nous agréé pas complètement. On pourra nous pardonner notre absence d’analyse ;on pourra nous pardonner notre constat que ce genre de problème n’entre pas dans notre cadre de raisonnement. On ne nous pardonnera pas notre absence de bon sens.

Je suis tout à fait d’accord avec le fait qu’il ne faut rien attendre des États, ni rien leur demander, pour régler le conflit en Yougoslavie.

Mais que ferait P. si les anarchistes bosniaques, s’il y en a, venaient lui dire : « On en a marre de se faire tirer comme, des lapins, on en a marre de voir des hommes, des femmes et des enfants tues par des obus en allant chercher de l’eau : trouvez-nous des armes, ou de l’argent pour acheter des armes, nous allons attaquer les positions d’artillerie serbes sur les collines qui entourent Sarajevo » ? Leur répondrait-il, que « l’État-nation moderne met à bas les antiques formes de domination socio-territoriales » (comme il l’écrit dans le ML n° 888), ou qu’il ne veut pas « se laisser aller à un activisme de circonstance » ? (ML n° 935.)

Au risque de lasser, je citerai de nouveau Bakounine qui critiquait ceux des Slaves qui voulaient réaliser l’unité nationale en imitant le modèle allemand (bismarckien). Ce modèle offrirait un avantage indéniable « pour la minorité privilégiée, le clergé, la noblesse, la bourgeoisie, voire la classe cultivée, c’est-à-dire cette classe qui, au nom de son érudition patentée, et de sa prétendue supériorité intellectuelle, se croit destinée à gouverner les masses. »

Mais pour le prolétariat, « plus l’État sera grand, plus les chaînes seront lourdes… » (Étatisme et anarchie, Champ libre, IV, p. 234.)

A N N E X E

Bakounine, l’État, la patrie



« L’État n’est pas la Patrie ; c’est l’abstraction, la fiction métaphysique, mystique, politique, juridique de la Patrie. Les masses populaires de tous les pays aiment profondément leur patrie ; mais c’est un amour naturel, réel ; le patriotisme du peuple n’est pas une idée, mais un fait ; et le patriotisme politique, l’amour de l’État, n’est pas l’expression juste de ce fait, mais une expression dénaturée au moyen d’une abstraction mensongère, et toujours au profit d’une minorité exploitante. La Patrie, la nationalité, comme l’individualité, est un fait naturel et social, physiologique et historique en même temps ; ce n’est pas un principe. On ne peut appeler un principe humain que ce qui est universel, commun à tous les hommes ; mais la nationalité les sépare : elle n’est donc pas un principe. Mais ce qui est un principe, c’est le respect que chacun doit avoir pour les faits naturels, réels ou sociaux. Or, la nationalité, comme l’individualité, est un de ces faits. Nous devons donc la respecter. La violer est un méfait (...), elle devient un principe sacré chaque fois qu’elle est menacée et violée. Et c’est pour cela que je me sens franchement et toujours le patriote de toutes les patries opprimées. »

« La patrie représente le droit incontestable et sacré de tout homme, de tout groupe d’hommes, associations, communes, régions, nations, de vivre, de sentir, de penser, de vouloir et d’agir à leur manière, et cette manière est toujours le résultat incontestable d’un long développement historique. » (Bakounine, Circulaire à mes amis d’Italie, II, 296.)

« ... il faut remarquer que l’histoire réelle des individus, comme des peuples, ne procède pas seulement par le développement positif, mais très souvent par la négation du passé et par la révolte contre lui ; et c’est le droit de la vie, le droit inaliénable des générations présentes, la garantie de leur liberté. Des provinces qui ont été unies pendant longtemps ont toujours le droit de se séparer les unes des autres : et elles peuvent y être poussées par diverses raisons, religieuses, politiques, économiques. L’État prétend au contraire les tenir réunies de force, et en cela il a grand tort. L’État, c’est le mariage forcé, et nous levons contre lui la bannière de l’union libre. » (Bakounine, Circulaire à mes amis d’Italie, II, 296.)

« Mazzini a poussé sa haine de la Commune jusqu’à l’imbécillité. Il prétend que le système proclamé par la dernière révolution de Paris nous ramènerait au moyen âge, c’est-à-dire à la division de tout le monde civilisé en une quantité de petits centres étrangers les uns aux autres, et s’ignorant les uns les autres. (...) Il ne comprend pas, le pauvre homme, qu’entre la Commune du moyen âge et la Commune moderne, il y a toute la différence qu’a produite non seulement dans les livres, mais dans les mœurs, dans les aspirations, dans les idées, dans les intérêts et dans les besoins des populations, une histoire de cinq siècles. Les Communes d’Italie, à leur origine, furent réellement isolées, centres d’autant d’existences politiques et sociales tout à fait indépendantes non solidaires, et qui devaient forcément se suffire à elles-mêmes.

« Quelle différence aujourd’hui! Les intérêts matériels, intellectuels, moraux ont créé entre tous les membres d’une même nation, que dis-je, entre les différentes nations elles-mêmes, une unité sociale tellement puissante et réelle, que tout ce que les États font aujourd’hui pour la paralyser et la détruire reste impuissant. L’unité résiste à tout, et elle survivra aux États. »

Ainsi, dit Bakounine, se créera « l’internationalité de tout le monde civilisé d’abord, puis de tous les peuples de la terre, par la voie de la libre fédération et de l’organisation de bas en haut ».

« Chaque pays, chaque nation, chaque peuple, petit ou grand, faible ou fort, chaque région, chaque province, chaque commune ont le droit absolu de disposer de leur sort ; de déterminer leur existence propre, de choisir leurs alliances, de s’unir et de se séparer, selon leurs volontés et besoins sans aucun égard pour les soi-disant droits historiques et pour les nécessités politiques, commerciales ou stratégiques des États. – L’union des parties en un tout, pour être vraie, féconde et forte, doit être absolument libre. Elle doit uniquement résulter des nécessités locales internes et de l’attraction mutuelle des parties – attraction et nécessités dont les parties sont seules juges. » (« Principes et organisation de la société internationale révolutionnaire », mars 1866.)

[1]. Je dis plus ou moins contigus parce que l’empire de Charles Quint comprenait l’Autriche et la Bohême comme noyau, la Franche-Comté et le Milanais qui en étaient séparés par des centaines de kilomètres, plus loin encore au nord les Pays-Bas, au sud le royaume de Naples et la Sicile, la Sardaigne, et, encore plus loin l’Espagne. Un vrai patchwork.

[2]. 25 marques de lessive, multiplicité de marques de voitures et de modèles dans la même marque, gadgets, etc.

[3]. Le présent texte est constitué de réflexions provoquées par l’article de P. paru dans le Monde Libertaire n° 888, et a été rédigé avant que ne paraisse son second texte, dans le Monde Libertaire n° 896. Ce second texte, à mon sens, n’apporte rien de plus que le premier, et n’en est, me semble-t-il, qu’une variante. Cependant, il contient quelques précisions sur la question de la langue, aussi n’ai-je fait que rajouter à mes réflexions initiales quelques commentaires sur positions que P. développe sur la question, sans rien changer au reste.

[4]. Mais on peut dire la même chose du Hanovre et de la Ba­vière, de la Vénétie et des Pouilles, du Sin Kiang et du Honan, etc.

[5] Braveheart, le Film de et avec Mel Gibson, expose bien cette question. (Note de février 2008).

[6] Oserai-je dire qu’elle précisément sert à ça ?!! (Note de février 2008.)

[7]. Dans un article sur la réforme de l’orthographe, « Eduquer ou édulcorer », paru dans le Monde Libertaire, j’écrivais ceci : « ...la préoccupation majeure devrait plutôt être l’apprentissage de langues autres que notre langue maternelle, la diversification des connaissances linguistiques, plutôt que le repli sur soi. Cette diversification linguistique trouve son fondement dans la curiosité et l’ouverture aux autres cultures, la mobilité croissante des individus hors de leurs frontières “nationales” ; elle est en pratique parfaitement réalisable grâce à des méthodes pédagogiques de plus en plus efficaces, à la mise en œuvre de ces outils pédagogiques extraordinaires que pourraient être la télévision et l’ordinateur. L’obstacle à la mise en œuvre massive de ces moyens est un obstacle essentiellement politique et social. C’est à faire sauter ces obstacles-là que le mouvement libertaire devrait plutôt s’occuper. »

[8]. Opposé aux interprétations simplistes des disciples de Darwin qui avançaient l’idée de compétition entre les espèces comme facteur d’évolution, Kropotkine développe de façon détaillée l’idée que « la loi de l’aide réciproque » est « beaucoup plus importante pour le succès de la lutte pour la vie, et surtout pour l’évolution progressive des espèces. » (L’Entr’aide, Introduction.)

[9] Pour Bakounine, l’État russe est un État constitué sur le modèle allemand qui s’est surimposé à la société russe. (Note de février 2008.)

[10]. Cité par Claudie Weill, L’internationale et l’autre, éditions Arcantère.

[11] Tous les exemples que je donne s’appliquent à l’occupation israélienne des territoires palestiniens. (Note de février 2008.)
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Re: Sur la nation et le nationalisme (René Berthier)

Messagede frigouret le Dim 17 Nov 2013 12:27

:trinque:

Peut on avoir un lien , histoire de faire tourner ? Merci.
8-)
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Re: Sur la nation et le nationalisme (René Berthier)

Messagede vroum le Dim 17 Nov 2013 17:43

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Re: Sur la nation et le nationalisme (René Berthier)

Messagede Lehning le Dim 17 Nov 2013 21:16

Bonsoir !

Souvenirs, souvenirs: je me rappelle (en 94) avoir participé à la correction de cette brochure (à Oléron au beau temps de Bonav')
J'y rencontrais d'ailleurs pour la première fois René.

Il se trouve également que j'ai toujours eu de bons rapports avec "P.". Je ne me souviens pas de ses articles dans le ML à l'époque ; juste de la brochure "Super Yalta" qui tournait beaucoup à l'époque (J'en ai encore quelques exemplaires qui deviennent de + en + collectors).

Mes Amitiés Anarchistes a "P" et à René !

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Re: Sur la nation et le nationalisme (René Berthier)

Messagede René le Lun 18 Nov 2013 16:02

Les gars, vous avez récupéré là un vieux texte qui date de Mathusalem.
Ça réveille de vieux souvenirs et une époque où les désaccords allaient bon train.
Je ne sais pas si c'est une bonne chose de ressortir ces vieilles polémiques, mais comme disait Bakounine, une fois qu'une idée a été émise elle n'appartient plus à personne.
Il est possible qu'aujourd'hui j'écrirais les choses autrement.

On peut trouver le texte sur le lien suivant :
http://1libertaire.free.fr/RBerthier49.html

On peut aussi trouver le texte intégral du livre que j'ai ensuite écrit :
Ex-Yougoslavie: Ordre mondial et fascisme local
coédition Editions du Monde Libertaire/Atelier de création libertaire/Editions Reflex
(un cas hélas unique, je crois, de coédition)

http://monde-nouveau.net/spip.php?rubrique18

Depuis, "P" et moi sommes devenus quasiment des amis d'enfance :trinque:
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Re: Sur la nation et le nationalisme (René Berthier)

Messagede Lehning le Lun 18 Nov 2013 16:29

Bonjour !

Ah oui ! C'est en fait ce livre (Ex-Yougoslavie: Ordre mondial et fascisme local) auquel j'ai participé à la correction.
Etait-ce en 94 ou 95, je ne me rappelle plus !

Salutations Anarchistes !
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Re: Sur la nation et le nationalisme (René Berthier)

Messagede frigouret le Lun 18 Nov 2013 16:57

Mais quels sont tes regrets sur ce que tu pensais à l'époque ?
8-)
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Re: Sur la nation et le nationalisme (René Berthier)

Messagede René le Lun 18 Nov 2013 19:32

Je n'ai pas dit que j'avais des regrets, le seul regret que je puisse avoir, à la limite, c'est qu'à l'époque j'avais presque 20 ans de moins !
Je dis seulement que ça soulève de vieilles affaires, c'est tout.
Mais je ne regrette pas ce que j'ai écrit. Il faudra que je relise ces textes pour savoir si je réécrirais la même chose aujourd'hui.

Le livre sur la guerre civile a été publié en avril 96.

R.
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Re: Sur la nation et le nationalisme (René Berthier)

Messagede Lehning le Lun 18 Nov 2013 21:15

Bonsoir !

Oui, alors, c'était peut-être plutôt en 95. Tu étais venu à Bonav' et les épreuves de ton livre traînaient. JMR m'avait demandé d'y jeter un oeil. J'avais parcouru les feuillets mais j'avoue que je n'y trouvais rien à redire et même pas de fautes ortographiques.

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Re: Sur la nation et le nationalisme (René Berthier)

Messagede vroum le Jeu 12 Mar 2015 11:01

Face au réveil des nations, finissons-en avec le patriotisme

http://www.monde-libertaire.fr/antifascisme/17610-face-au-reveil-des-nations-finissons-en-avec-le-patriotisme

À l’heure où la mondialisation et le capitalisme se développent de plus en plus, dévastant toute culture sur son passage au profit d’une hégémonie libérale, à l’heure où la crise financière frappe encore une grande partie du monde et fragilise toujours plus les populations déjà à genoux face à ce colosse capitaliste, nous ne pouvons que faire l’effroyable constat du ravivement en ces temps de crise du sentiment national et des identités régionales. Là où nombreux seront ceux qui trouvent refuge dans les bras d’une mère patrie, d’un État-nation ou d’un tout autre fantasme collectif, il est temps de redessiner à nouveau le camp anationaliste.

Alors qu’Emma Goldman, anarchiste féministe, avait déjà critiqué sévèrement le patriotisme en rendant compte de son influence sur la militarisation, elle posait cette question : « le patriotisme se définit-il par l’amour pour un morceau de cette terre où chaque centimètre carré représente des souvenirs précieux, chers à notre cœur, et qui nous rappelle une enfance heureuse, joyeuse, espiègle ? ». Au-delà de la critique des dérives militaristes du patriotisme, c’est justement à cette problématique qu’elle a soulevée que nous tenterons de répondre : Quelle est l’entité sollicitée par le patriotisme ? Est-ce le peuple, l’unité, le souvenir, l’identité ? Et quelle est cette identité ?

Quand nous regardons l’histoire de France et la formation de la nation française, c’est une question pleinement légitime que se demander d’où provient cette identité collective. Ernest Renan l’a notamment fait dans son très célèbre essai Qu’est-ce qu’une Nation ?. Comment les Burgondes, les Francs, les Wisigoths et toutes les peuplades qui par la suite furent réunies peuvent aujourd’hui se sentir français ? Comment et pourquoi, par exemple, alors que certains nous affirment une profonde identité bretonne qui existerait depuis des siècles et des siècles, aujourd’hui la majorité des Bretons auraient un sentiment français ? Que s’est-il passé entre la période d’un duché de Bretagne indépendant et son appartenance au Royaume de France pour qu’aujourd’hui dans la République française une majorité des Bretons ait adopté ce sentiment français ? Un seul élément s’en dégagera d’une immense évidence, et c’est bien celle du pouvoir, de l’exercice d’une autorité, d’un État, d’un gouvernement au-dessus des populations. La géographie française aujourd’hui n’a été découpée que par la conquête, par le mariage de nobles, d’arrangements entre puissants, loin des intérêts des populations, qui n’étaient ni plus ni moins leurs propriété. Un État s’est ainsi constitué petit à petit au-dessus des têtes de ceux qui se verront imposer des maîtres différents, des gouvernements, pour en arriver à imposer une nation et une nationalité.

Jean-Jacques Rousseau viendra appuyer cela par sa philosophie politique dont il tirera la conclusion que le peuple ne peut pas vivre sans autorité et que l’autorité trouverait sa légitimité dans le peuple. Que deviendrait la population française si demain la France et son pouvoir n’existaient plus ? Que deviendrait l’identité française si demain l’école française venait à disparaître, si le drapeau ne continuait pas à flotter, si un discours patriotique ne cessait d’être répété, si les commémorations des « morts pour la France » n’étaient pas perpétuées, si l’on ne rabâchait plus des discours sur la bravoure des soldats à l’étranger, des ouvriers qui travaillent pour le bien national ou des entrepreneurs patriotes qui créeraient richesse et fierté de la nation ? Mais toute la question peut est être retournée et nous pourrions nous demander ce que deviendrait l’État français qui perpétue ce patriotisme dans la population s’il n’arrivait pas à maintenir ce culte de la nation et ne trouvait plus la « confiance » des Français. À toute époque, l’endoctrinement et l’invention d’un imaginaire collectif pour unir les gens ont servi à maintenir en place un pouvoir. Nous pourrions avec facilité citer les jeunesses hitlériennes, tout autant que les Balillas ou la matraque patriote totalitaire que subissent les Nord-Coréens. La IIIe République française en est encore un exemple, vivant dans un esprit revanchard et dans une germanophobie affolante : le pouvoir a toujours su construire l’identité et la diffuser pour se justifier, pour y trouver toute sa puissance, pour le malheur de la grande idée d’Étienne de La Boëtie selon laquelle le tyran n’a du pouvoir que parce que nous lui en donnons.

Unifier, autour d’un imaginaire collectif, pour servir l’intérêt d’un pouvoir qui se trouve légitimité par la docilité et la fidélité, voilà tout l’intérêt de la nation. On aura remarqué avec un certain brin d’ironie jusqu’où cette absurdité de la soumission au pouvoir et aux frontières qu’il crée peut nous amener, quand, au moment du débat sur le redécoupage des régions françaises, certaines populations de département sont attachées au découpage actuel pour des raisons « identitaires » alors que ceux-ci ont été uniquement créés dans un dessein pratique et administratif. Regroupez une population, mettez une frontière autour d’eux, laissez-les s’organiser administrativement, et vous voilà avec une identité et une union ! Quelle magie, toujours bonne à soumettre au pouvoir.

L’identification d’un ennemi intérieur ou l’appui sur une tradition plus ou moins abstraite sauront toujours appuyer ce phénomène de création d’identité et d’union. Charles Maurras nous servira un exemple sur un plateau d’argent quand, dans sa théorie du nationalisme intégral, il prônera un nationalisme français sur trois piliers : la nécessité de la monarchie comme unité nationale pour un bien commun, le rejet total des quatre « États confédérés » (juif, franc-maçon, métèque et protestant) et l’église catholique comme ciment de la société. Lui qui se trouvait dans l’inspiration de Renan, lui qui avait perdu la foi avant de devenir catholique et royaliste « par raison », le voilà à vouloir créer depuis la poussière une nation par l’emploi de procédés fédérateurs, au nom de l’union, pour un imaginaire. Imagination, c’est ce qu’il a quand il voulait inventer un roi aux Français, lui inventer une religion et des ennemis intérieurs à éliminer. Quelle légitimité à ce qu’une population doive endosser le nom de leurs propriétaires, ducs, seigneurs, vassaux, rois ? Quelle légitimité à ce qu’une religion leur soit imposée au nom de l’union, alors qu’on pourra voir avec amusement que même Dominique Venner, autre penseur d’extrême droite, lui critiquera la destruction des cultures des peuplades vivant par le passé en actuelle France et dont les traditions religieuses ont été détruites au profit du catholicisme ? Ce conflit entre identitaires, nationalistes et autres extrêmedroiteux nous révélera encore cette immense absurdité qu’est cet imaginaire collectif que l’on crée et détruit à volonté, en se réclamant d’une telle période de l’Histoire, de tel régime, de telle identité, de telle peuplade, montrant au grand jour que l’identité est tout aussi variable que le pouvoir et tous les malmenages que certaines populations aient pu subir.

Michel Bakounine, anarchiste de renom et un des pères du communisme libertaire, tout comme Emma Goldman, a publié un texte au sujet du patriotisme, qu’il considérait comme naturel, mais purement animal et que nous devions l’écarter de nous. Il se trompait : parce que le patriotisme n’a rien de naturel, il est purement et simplement artificiel, superficiel. Il comparaît dans son argumentation comment une meute de chiens, assimilée à un groupe patriote, avait beau se diviser en fonction d’une hiérarchie et se combattre entre eux au sein de la meute, mais lorsqu’un étranger entrait sur le territoire commun, la meute s’unissait, comme patriote, pour repousser cet ennemi extérieur. Nous lui concéderons cette analyse très pertinente : la nation ne peut exister sans un ennemi, au risque que les conflits internes la détruisent, mais il oublie un paramètre plus que fondamental qui est la taille de cette meute. Autant il est tout à fait naturel d’être attaché aux siens, à sa famille, aux gens que l’on a connus, à nos souvenirs, à nos lieux de vie, les lieux que nous avons connus et côtoyés, autant s’identifier à une population de 65 millions d’autres personnes semble totalement dépasser le cadre d’une quelconque nature, qui ne peut qu’être le produit d’une construction sociale purement liée à l’organisation du pouvoir et d’un imaginaire collectif. Cela dépasse totalement le cadre de la pensée humaine : sauriez-vous quantifier 65 millions ? Arrivons-nous déjà à imaginer ce que peut représenter un million ? Le sociologue Gellner nous le confirmera : auparavant, et ce pendant la majorité de l’histoire de l’humanité et même de l’histoire de France, aucun sentiment national n’existait, uniquement un rattachement à la localité et à ce que chacun pouvait connaître. L’attachement était local, à l’échelle de la famille, des connaissances, voire de la ville, pour cette population pour la plupart analphabète et isolée. Mais le patriotisme et le nationalisme sont bien des constructions à part entière du pouvoir.
Voilà l’arnaque immense du patriotisme et de l’instrumentalisation de l’identité ! Voilà comment le pouvoir manipule et divise les gens en croyant les unifier, uniquement au profit d’un accroissement de puissance d’une collectivité qui ne fait que favoriser, d’enrichir et de donner le plein pouvoir à leurs maîtres ! Devons-nous être fiers de la nation ? Alors qu’il n’y a seulement que les maîtres et les puissants qui ont des pays, parce que ce sont les tyrans, les rois, les ducs, les princes et autres têtes à couronne (et à guillotine) qui ont créé et inventé ces patries après avoir soumis les hommes. Je vous le dis, les prolétaires et les gueux que nous sommes tous n’avons pas de patrie, les patries leur appartiennent au gré de leurs mariages et de leur envie, et nous ne sommes que le bétail qui fait partie de leur exploitation et qui les enrichissent : le patriotisme n’est que la fierté de notre condition de soumission face à la tyrannie de l’État. Et la nation ne saurait être qu’une entité abstraite nous empêchant d’atteindre notre pleine liberté par cet immense mensonge.

B.
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