La question du droit en anarchie

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La question du droit en anarchie

Messagede vroum le Jeu 10 Oct 2013 09:27

La question du droit en anarchie – Pierre Bance
Ses sources, la justice et la police


http://www.grand-angle-libertaire.net/la-question-du-droit-en-anarchie-pierre-bance/

La question du droit est de celles que les anarchistes gèrent mal [1]. Les raisons ne manquent pas. L’anarchisme est « parcouru d’un “optimisme anthropologique” » qui rendrait inutile la contrainte juridique parce que « l’individu, chaque individu, est essentiellement “bon”, c’est-à-dire sociable et solidaire » [2]. Dans les sociétés modernes, la force du droit que sa source soit légale, coutumière ou conventionnelle, repose sur l’État, instrument de toutes les dominations ; la fonction du droit est alors comprise négativement, non comme un moyen pour vivre en société mais comme la manifestation illégitime d’un principe d’autorité discréditant la règle juridique pour une société libérée. Enfin, la réflexion sur le droit se concentre sur le droit pénal et la justice criminelle pour butter sur le traitement de la déviance en société libertaire. Les problèmes de droit civil, de droit économique, de droit administratif qui surgiront dans la phase révolutionnaire et post-révolutionnaire sont esquivés. Pourtant, les conflits individuels et collectifs, les petitesses de l’homme ne disparaîtront pas par miracle et la société nouvelle, dans toute sa complexité, ne fonctionnera pas longtemps au jugé. Ou les anarchistes auront des propositions d’organisation réalistes, compatibles avec l’esprit libertaire et acceptables par le plus grand nombre, ou ils laisseront place aux solutions autoritaires, c’est-à-dire à la reconstitution de l’État avec un droit fondé sur la domination d’une classe. Là est l’enjeu d’une réflexion libertaire sur le droit.



Pas plus que le capitalisme, l’anarchie n’est naturelle. Elle l’est d’autant moins pour la plupart des gens que la fabrique du consentement agit à plein pour signifier l’impérieuse nécessité d’un État dans toute société civilisée. Cette évidence instituée ne sera pas renversée avec des slogans hallucinés, des images liturgiques ou des considérations philosophiques hermétiques. La démonstration de l’inutilité de l’État, de son parasitisme, exige des explications intelligibles et des descriptions simples de cet autre futur où l’État se sera évanoui. L’Idée stationne parce qu’expliquer l’anarchie oblige à recourir à des concepts juridiques et que surgissent alors les blocages ou limites avancés précédemment. Le moment est venu de s’en libérer, de s’émanciper de cette aliénation sans bases théoriques, reflet d’un mythe transcendant plus que construit, expression d’un radicalisme plus romantique que pensé. La société sans État n’est pas une société sans droit. Un droit différent, émanation directe du peuple constituant, la structure, la fait fonctionner, assure sa pérennité.



Imaginer ce que pourrait être un droit libertaire permet de montrer son actualité au travers, par exemple, des débats sur la question du mandat de représentation et sa faisabilité dans de multiples expériences autogestionnaires et associatives. C’est, surtout, apporter une contribution indispensable au projet communiste, favoriser l’application, le moment venu, d’une politique juridique et judiciaire réfléchie. Aujourd’hui, en mettant le droit capitaliste et étatique en question, en proposant une philosophie radicalement autre de l’ordre et de la justice, c’est le pouvoir établi que nous mettons en question, ce sont les fondements de la démocratie bourgeoise que nous interrogeons, c’est notre proposition anarchiste que nous valorisons.



De l’ordre anarchiste


Il ne suffit plus de lancer le ravageur aphorisme d’Élysée Reclus, « l’anarchie est la plus haute expression de l’ordre », ou de titrer à la manière de Normand Baillargeon, reprenant Léo Ferré, que l’anarchie c’est « l’ordre moins le pouvoir » ou encore d’affirmer comme un blasphème attribué à Antonin Artaud, que « l’anarchiste est celui qui a un tel besoin d’ordre qu’il n’en admet aucune parodie »… Des questions récurrentes réclament des réponses concrètes. Selon quelles règles organiser une société sans État ? Comment résoudre les conflits individuels et collectifs ? Comment gérer les comportements antisociaux ou asociaux ? Peut-on parvenir à la justice, à l’égalité totale sans la force quand tous autres moyens ont échoué ? Ne pas y répondre conforte le constat que les anarchistes prônent une idée qu’ils ne sont pas capables de rendre lisible et crédible. Cette légèreté signera aussi leur impuissance si, par un événement toujours possible, surgissait l’espoir d’un monde nouveau car la spontanéité des masses sans théorie révolutionnaire ne peut conduire à un mouvement serein et à une révolution victorieuse ; elle est source de désordre et laisse un vide dans lequel s’engouffrent les partis et les politiciens pour rétablir l’État et leur autorité.


Sans véritable écho, l’alerte a été lancée dans Le Monde libertaire. Guillaume Goutte y fustige ceux qui refusent « de concevoir la société révolutionnaire comme une société humaine, au profit d’un monde utopique – au vrai sens du terme – où il n’y aurait plus ni déviance ni conflits, où les hommes vivraient dans une fraternité telle qu’elle annulerait toutes les humeurs et les pathologies mentales, celles-là mêmes qui peuvent être à l’origine de transgressions sociales ». Il affirme que plus de sécurité n’implique pas moins de liberté, ce que serine tout État, et « qu’il est possible, si l’on s’en donne les moyens, de construire une société dans laquelle la liberté n’est pas l’ennemi de la sécurité mais son principal garant » [3].


La société communiste n’a de sens, en effet, que si elle garantit la liberté, l’égalité, la sécurité [4] et les lie. Ce fut le tort des anarchistes de croire que liberté, égalité, sécurité seront spontanément assurées par l’abolition de l’État. Ce fut le tort des marxistes d’avoir cru que l’État dépérissant sous la dictature du prolétariat en serait le protecteur. Dans le deux camps beaucoup en sont revenus. La tâche des anarchistes est de donner à l’ordre libertaire sa dimension constituante en faisant le constat que, si l’on veut avancer dans le projet révolutionnaire, il faut considérer la typologie des conflits qui troubleront l’ordre dans la société sans État pour en chercher des solutions conformes à ce projet. Dans la société communiste existeront, sans jamais disparaître :

– des conflits entre collectivités, quand des divergences d’interprétation des contrats collectifs de la société fédérale se feront jour entre communes, entre syndicats, entre commune et syndicat, etc. [5] ;

– des conflits entre personnes physiques sur l’exercice de leurs droits dans un espace privé tels les différends familiaux ou de voisinage, entre une personne et une collectivité par exemple entre un travailleur et son « employeur », le comité d’organisation de son entreprise autogérée ;

– des conflits et des dérives de nature délictuelle ou criminelle, car l’homme ne se débarrassera pas du jour au lendemain de ses faiblesses, de ses bassesses, longtemps encore il devra répondre d’une banale dépossession ou d’un meurtre passionnel, d’un tapage nocturne ou d’une imprudence mortelle, d’un abus d’autorité ou d’un attentat contre-révolutionnaire.


Le mythe d’une société qui échapperait à tout conflit étant rejeté, il faut admettre que le conflit doit être déterminé et l’ordre rétabli ce qui conduit à cette évidence qu’il n’y a pas de société sans droit, que la société anarchiste aura le sien.


Aux adversaires de cette idée, demandons comment en anarchie se fera la circulation routière ? Le Code de la route disparaîtra ? Chacun se conduira comme il le sent et comme il se doit grâce à un sens aigu de la civilité ? Pourtant, dès aujourd’hui, l’anarchiste ne doit-il pas s’obliger à respecter ce Code, non parce que l’État l’impose mais parce qu’il est le gage de sa sécurité et de celles des autres [6] ?


Un droit donc mais aussi une justice et une police pour le faire appliquer. Un droit, expression de la conscience collective qui remplacera le droit de la domination et de la propriété du capitalisme financier ou d’État. Un droit nouveau qui, pourtant, conservera des traits du droit ancien parce que le droit est inhérent à la vie des humains [7], parce que dans l’héritage de la société passée, la société en construction trouvera des mécanismes juridiques éprouvés [8].


Du droit anarchiste


Pour les juristes, l’ordre juridique, par excellence, est représenté et assuré par l’État. L’anarchie étant, par excellence, la société sans État, les docteurs du droit l’assimilent à une société sans droit confortant ainsi le sens vulgaire du mot [9]. Quelques professeurs avisés soulignent qu’il existe pourtant du droit en dehors de tout État ; oui, mais les exemples cités tiennent à l’histoire ancienne, à des minorités ethniques ou des groupes particuliers, de l’anarchie système politique et juridique il n’est point question [10].


Certes, la société sans État est une société où il n’y a plus de parlement pour faire des lois, plus de gouvernement pour édicter des règlements, plus d’administration pour les faire appliquer. Est-ce à dire qu’il n’y a plus de droit ? L’anarchisme prétend que l’ordre et la justice sont possibles sans État dans une société achevée, égalitaire, libertaire et durable or, rien de tel n’est possible sans un droit, un droit anarchiste. Le droit, jusque-là technique de gouvernement, devient le support rationnel pour concevoir une société sans domination. Les catégories du droit traditionnel évolueront au regard de la nouvelle réalité : l’absence d’État, la disparition de la propriété, l’extinction des dominations et des aliénations [11].


Le processus de décision ne sera pas très différent de tout processus de décision disons démocratique. On cherchera d’abord le consensus, mais celui-ci ne pourra se faire que sur des questions portant une valeur universelle, par exemple une mesure évidente relative à la protection de l’enfance. Plus souvent, par la discussion puis par la négociation on tentera un compromis : compromis éthique quand l’un des points de vue accepte ce qui est acceptable dans l’autre ou lâche sur sa part d’incertitude ; compromis pragmatique quand une partie renonce à bloquer le processus de décision parce qu’il faut avancer. Mais le plus fréquemment, dans une société complexe, consensus et compromis ne seront pas possibles ou n’aboutiront pas pleinement à la décision, celle-ci devra alors être prise à la majorité, une majorité dont la décision au regard des négociations qui l’auront précédées pourra finir par faire plus ou moins consensus [12]. Le droit n’est pas autre chose que l’instrument par lequel la société se donne les moyens de mettre en œuvre les décisions auxquelles elle est parvenue.


Dans le système démocratique, la loi est élaborée par le pouvoir législatif et mise en œuvre par le pouvoir exécutif. En anarchie, pouvoirs législatif et exécutif sont comme fondus dans les assemblées et conseils décisionnels. Ceux qui émettent la règle, l’appliquent, se l’appliquent [13].


Selon les sujets, l’élaboration du droit se fera au sein de chaque communauté autonome, dans des regroupements communautaires plus ou moins larges qui rechercheront une unification des règles pour éviter des conflits de droit.


Le droit fédéral


Autonomie des collectivités ne veut pas dire autarcie sociale ou économique. La collectivité autonome s’inscrit dans une société fédérale et participe à son fonctionnement avec l’ambition de combiner une administration efficace et un contrôle populaire. Le mandat impératif, sa révocabilité, la rotation des tâches joueront un rôle essentiel en permettant la substitution du peuple aux pouvoirs législatif et exécutif [14]. Le droit de la société fédérale comprendra deux champs :

– Le droit interne que chaque collectivité (commune, région, entreprise, fédération professionnelle, etc.) se donne pour acter sa constitution et organiser son fonctionnement. Il prendra la forme d’un statut, d’une charte, d’un règlement intérieur et sera la loi des adhérents de l’entité juridique devenue ainsi une personne morale.

– Le droit collectif qui fédérera, d’une part, les collectivités locales (communes, cantons, régions…) pour la gestion du territoire, d’autre part, les collectifs professionnels (syndicats, conseils d’autogestion, fédérations de production…) pour assurer la production, les services… Droit collectif qui permettra également à ces deux champs de se coordonner dans des comités confédéraux pour organiser, par exemple, la distribution, la construction de logement, l’aménagement du réseau routier… On imagine les montages juridiques complexes de contrats bilatéraux, d’accords collectifs particuliers, de conventions économiques ou sociales, de chartes de principes fondamentaux… qu’il faudra mettre en place et qui, forcément, dans leur application, nécessiteront interprétations des règles applicables, choix entre plusieurs solutions, résolution des divers conflits [15].


Le droit du premier champ est connu puisque existent déjà des statuts d’associations ou de syndicats votés par leur assemblée générale ou des règlements intérieurs d’entreprises, actes unilatéraux de l’employeur ; c’est évidemment la procédure de l’assemblée générale qui sera adoptée car, en anarchie, aucune autorité n’aura compétence pour imposer un règlement à une collectivité. Pour le deuxième champ, on ne part pas de rien, la Commune de Paris et la Révolution espagnole de 1936 ont amorcé des sociétés fédérales dans des temps difficiles de guerre civile [16]. Il faut surtout se tourner du côté du syndicalisme révolutionnaire qui reste d’une étonnante modernité et survit dans le fonctionnement fédéral des syndicats historiques, la Confédération générale du travail (CGT) ou la CGT-Force ouvrière. La coutume ouvrière, le droit que les syndicats se sont donné [17], est d’un précieux secours parce que les syndicalistes qui constituèrent la Fédération des bourses du travail puis la CGT, l’imaginèrent comme modèle de la société future ce que dit expressément la Charte d’Amiens de 1906 :

Le congrès confédéral d’Amiens « considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de réorganisation sociale » [18].

La proposition est à recadrer dans le contexte contemporain en dépassant l’espace syndical pour l’étendre à tous les terrains de lutte [19]. Elle est encore intéressante en ce sens que le projet n’est pas idéologique, le syndicat regroupe « tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat », nul besoin d’étiquette [20].


Si, demain, se levait une révolution prometteuse, la structure syndicale de la CGT (en France) serait un premier support indispensable grâce à son contrat associatif fédéral ; ceci ne préjuge pas de son bon fonctionnement mais est indispensable à son fonctionnement. Après la grève générale, les sections syndicales et fédérations professionnelles de la CGT sont seule en mesure de remettre en route la production et d’assurer la distribution au travers de ses unions locales. Évidemment, les travailleurs devront prendre leurs affaires en main en agrégeant les autres sections syndicales pour constituer des conseils d’autogestion, en se débarrassant des bureaucraties qui, dans un réflexe spontané, tenteront de contrôler le mouvement, à défaut, en appelleront aux politiciens et aux élections démocratiques pour le rétablissement de la légalité républicaine. La musique est connue.


Le droit des personnes


Le droit civil depuis les Romains jusqu’à aujourd’hui est le droit de l’individu propriétaire. Il sécurise la vie en société (droit de la famille) et organise les échanges (acquisition, protection et modification de la propriété, droit des contrats). Pour limiter les effets néfastes d’un droit civil libéral absolutisé et prévenir la révolte, pendant que l’État politique affine la démocratie représentative, l’État social distribue des prestations (sécurité sociale, assurance chômage, droit au logement, aides sociales) en fonction du rapport de force entre la classe des privilégiés et celle des sans-privilèges.


Le droit des personnes en anarchie est une combinaison du droit civil et du droit social ; s’il conserve des similitudes avec le droit actuel, il en diffère profondément puisque disparaissent propriété privée et État. Il ne s’agit donc plus de protéger l’individu propriétaire et de réguler ses échanges mais d’organiser la vie de personnes libres en marche vers leur émancipation dans une société pré-communiste puis communiste. Il ne s’agit pas de recréer l’État-Providence redistributeur mais d’organiser une protection sociale égalitaire au sens le plus large au travers d’institutions sanitaires et sociales fédérales. En cela, la répartition sociale autogérée répondant à la sécurisation de chacun et à l’obligation collective de solidarité posera aux révolutionnaires probablement moins de problèmes que le droit civil où il faudra repenser les droits et obligations de chaque citoyen à partir des principes de liberté, d’égalité et de solidarité dans des domaines divers… et sensibles. Ainsi, la nationalité devrait disparaître, mais le pourra-t-elle efficacement tant que le communisme sera localisé ? Maintiendra-t-on des actes d’état civil bien qu’ils constituent des fiches de police ? Il paraît difficile de s’en passer ne serait-ce que pour assurer la distribution des biens et des droits. Dans la famille, l’union libre sera-t-elle actée, les règles de la filiation devront-elle être modifiées ? Quid de l’autorité parentale ? On connaît la variété des opinions sur ces questions et on ne peut s’en remettre aux quelques préceptes individualistes pour un millénium anarchiste de communautés agricoles. Les débats sur le contenu s’annoncent terribles pas moins que sur la méthode d’élaboration de ce droit.


Le domaine du droit des personnes sera-t-il national (universel) ou au contraire local ? Ses modalités de création prendront-elles la forme d’assemblées générales ou d’assemblées de délégués mandatés ? Quel sera son support juridique, s’agira-t-il d’un droit coutumier en appelant aux usages d’une collectivité, d’une profession, ou d’un droit purement conventionnel ? Ira-t-on jusqu’à un droit codifié ? Dans ce cas, quelle sera la nature des textes juridiques qu’il consignera : décret, arrêté, proclamation, décision, avis… comme sous la Commune de Paris ? Loi peut-être ? Il appartiendra aux premiers concernés de répondre à ces questions et quelques autres. Toutefois pour décider encore faut-il avoir une idée de ce que l’on veut, de ce que peut être un droit civil libertaire rationnel, aussi n’est-il pas inutile d’y réfléchir dès aujourd’hui, d’en tracer des lignes directrices, pour ne pas se trouver dépourvu le moment venu. Or sur ce terrain nous ne sommes guère en avance.


Ce qui ne fait pas de doute est que le droit arrêté par une communauté plus ou moins large sera source de conflits interprétatifs, de difficultés d’application, de violations intentionnelles ou non, voire de conflits de droits. Prenons un exemple sur ce dernier cas :


Quel droit personnel appliquer à un couple qui se sépare quand sont invoqués des droits de la famille de collectivités différentes : droit du lieu de naissance de l’homme, de la femme, des enfants, droit du domicile ?

D’où l’utilité d’unifier par des « traités » les règles juridiques, d’envisager l’élaboration un droit civil fédéral, au moins d’y songer.


Le droit de la sécurité


Le droit de la sécurité, par certains aspects comparable au droit pénal actuel, plus que les autres, nécessitera une refonte complète. Mais :


« Si l’on veut prolonger une réflexion sur ces questions, il s’agira de ne pas être trop angéliques et trop naïfs, et de reconnaître qu’il y a des déviants
dangereux, et qu’il faudra les maintenir, fermement, le temps nécessaire à les rendre inoffensifs ; on devra donc les maîtriser en attendant un retour au calme, les maîtriser sans heurts excessifs » [21].


L’ordre nouveau débarrassé du capitalisme, de la propriété privée des moyens de production, de l’exploitation de l’homme par l’homme et de bien d’autres choses encore, promouvant le respect mutuel et l’autodiscipline notamment par l’éducation libertaire, diminuera les causes de la délinquance et sera capable de résoudre humainement des problèmes qui viendront de ce qui reste d’instinct animal en nous. L’élaboration de ce droit sera délicate. Sur quelles bases philosophiques, morales, juridiques l’élaborer ? Par qui sera-t-il élaboré ? Quel sera son champ d’application, les mêmes mesures pénales s’appliqueront-elles à Lille ou à Marseille ? Parviendra-t-on à éviter toute mesure coercitive y compris la privation de liberté pour les individus dangereux ? On comprend qu’il faudra avoir préparé des projets car s’en remettre à la vox populi serait irresponsable. Donnons l’exemple d’une problématique à partir des notions de propriété.

S’agissant de la propriété privée des moyens de production, elle disparaîtra au profit d’une détention collective. Celle-ci sera démembrée pour confier les biens collectifs à des entités qui en auront la garde et l’usage : les travailleurs d’une usine par exemple. Ceci veut dire qu’on ne pourra sans droit retirer une machine de cette usine au prétexte qu’elle serait plus utile ailleurs ; si cela était fait il y aurait une violation du droit, un vol au détriment des détenteurs missionnés par la collectivité.

S’agissant de la propriété privée des biens ordinaires ; on peut décréter qu’elle n’existe plus et est remplacée par la possession. La nouvelle qualification emporte d’importantes conséquences juridiques : le bien attribué par la collectivité en fonction des besoins (logement, voiture, etc.) ne peut être vendu, donné, loué, il ne peut être transmis par succession et sa possession doit être justifiée par l’usage ; de même la valeur d’échange qui remplacera l’argent ne peut être capitalisée. Il reste que ce changement de qualification de propriété en possession ne fait pas disparaître la responsabilité civile (accidents de voiture, troubles du voisinage, etc.) et la responsabilité pénale (vol de la voiture, dégradation du logement d’autrui, détournement d’unités monétaires même dématérialisée, etc.).

Ainsi, Madame, en société anarchiste, il y aura un droit à la sécurité. Un droit mais aussi une justice et une police pour le faire respecter.


De la justice anarchiste


À bon entendeur : la justice anarchiste n’a rien à voir avec les méthodes expéditives imputées au Père Duchêne ; on ne rétablira pas la peine de mort même pour les ennemis de la révolution [22]. La justice anarchiste implique :

– un droit connu pour éviter l’insécurité juridique ;

– une procédure arrêtée pour garantir l’égalité des plaideurs, la protection des victimes et aussi des coupables ;

– des juges élus pour trancher un litige ou sanctionner une infraction.


En anarchie, pour ce qui est de la procédure judiciaire, il en sera comme pour le reste de la question juridique, il appartiendra aux entités concernées d’en décider et d’élaborer :

– une procédure administrative pour le droit fédéral avec pour fil conducteur la préservation du commun et de l’intérêt collectif ;

– une procédure civile pour les nouveaux droits civils avec pour maître mot la liberté de chaque personne dans la limite des obligations que suppose la vie en communauté ;

– une procédure pénale qui garantira la sécurité de chacun tout en assurant la réinsertion des personnes en situation de défaillance sociale, en les soignant lorsqu’elles doivent l’être.


Procédures de conciliations et de jugement


La procédure, dans la société sans État, privilégiera la conciliation, la médiation, la transaction avant tout arbitrage ou jugement. La société capitaliste privilégie aussi ces moyens de justice ; ainsi :

● La conciliation peut être prévue par des textes légaux comme la première phase de la procédure prud’homale ou le recours au conciliateur de justice, parfois par des dispositions conventionnelles telles les commissions de conciliation des conventions collectives de travail. À tout moment de la procédure le juge peut tenter de concilier les parties. Il existe des formes particulières de règlement « amiable » qui, sans être des conciliations, s’en rapprochent comme le divorce par consentement mutuel ou la rupture conventionnelle du contrat de travail.

● La médiation peut être extra-judiciaire en permettant aux parties en conflit de rechercher une solution avec un tiers choisi par elles. Elle est judiciaire quand le juge désigne une tierce personne pour trouver une solution ; cette procédure s’applique notamment dans les conflits du travail. En droit pénal, le procureur peut tenter une médiation qui assurera la réparation du dommage subi par la victime.

● La procédure participative permet aux parties, avec leurs avocats, de résoudre amiablement le différend comme s’ils se trouvaient devant le juge mais sans juge.

● La transaction, matérialisée par un relevé contractuel des concessions réciproques des parties met définitivement fin au conflit. Fréquente en droit commercial, elle existe aussi en droit du travail. En droit fiscal, elle clôt un contentieux entre l’administration des impôts et un contribuable.

● L’arbitrage, enfin, par lequel les parties confient à un tiers le règlement de leur différend, existe en de nombreux domaines. On ne se trouve plus dans le cadre d’une procédure amiable puisque, comme un juge, l’arbitre tranche et que sa décision s’impose [23].


La société communiste s’inspirera et développera de telles formes de résolutions pacifiques et extra-judiciaires des conflits, cependant il paraît difficile de supprimer toute phase de jugement si ces procédures sont épuisées ou inapplicables. Deux exemples du quotidien l’illustreront :


L’un oppose une famille et une collectivité fédérale. La famille estime que la commune ne lui a pas donné le logement correspondant à ce que convenu dans une délibération communale. Si chacune des parties campe sur sa position, refusant conciliation et médiation, il faut bien que quelqu’un tranche car on ne peut laisser une décision du conseil municipal sans recours.

L’autre est un conflit interpersonnel. La disparition du mariage républicain dans la société anarchiste n’empêchera pas la rupture des unions libres et son cortège de difficultés sur la répartition des biens et surtout la garde des enfants [24]. Si le couple ne se met pas d’accord, un tiers doit décider pour lui. Il est d’ailleurs probable que, pour la garde, le juge anarchiste se réfère au concept juridique du droit actuel de l’intérêt supérieur de l’enfant [25].


La décision arbitrale ou de jugement devront obligatoirement, au moins dans les affaires graves, ouvrir la possibilité d’un appel, la justice anarchiste ne saurait faire moins que la justice bourgeoise [26]. Dans la société communiste, le jugement sera un pis-aller, mais il l’est aussi dans la société bourgeoise, un adage le rappelle : « un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès ».


Le camarade-juge


Qui te fera juge [27] ? Il est clair que le juge professionnel, juge à vie et rémunéré comme tel disparaîtra. Les juges seront élus avec un mandat, un mandat plus moral que précis, par l’assemblée des ressortissants de sa compétence territoriale et d’attribution [28] ; cette assemblée pourra les révoquer à tout moment. On peut également procéder par tirage au sort parmi les citoyens et, raisonnablement, parmi des citoyens volontaires. Si l’on s’en réfère aux catégories actuelles, le juge en société communiste se définit plutôt comme arbitre puisque choisi par la collectivité et non désigné par l’État, puisque sa fonction est à durée déterminée et non permanente, puisque simple citoyen et non professionnel de la justice. Le risque, comme aujourd’hui en matière de permanence syndicale, est que le juge acquiert des compétences faisant que le reste du collectif considère que, compte tenu de la complexité de la chose juridique, il est le mieux à même d’accomplir la tâche et, qu’ainsi, il se transforme en juge permanent. La limitation du nombre de mandats remédiera à ce genre de travers.


Dans le droit capitaliste, l’élection des juges existe aussi, ainsi en droit du travail pour les conseillers prud’hommes et en droit commercial avec les juges consulaires. Le tirage au sort également, avec les jurés populaires des cours d’assises extraits de la liste des électeurs du département, procédure récemment étendue à titre expérimental aux tribunaux correctionnels [29]. La justice anarchiste tirera profit de ces pratiques pour les adapter à la nouvelle société, pourrait-elle faire autrement ?


Comme en société capitalo-parlementaire, la crédibilité de l’ordre social nouveau tiendra à l’exécution d’une conciliation, d’un arbitrage ou d’un jugement. Comment faire si la personne concernée ne respecte pas l’accord auquel elle a consenti, se soustrait à la décision qui l’a sanctionnée, et que la pression sociale n’a pas suffi pour la contraindre ? Il faut donc penser à la mise au point de procédures d’exécution forcée qui relèveront de la justice mais seront appliquées par une police car pour cela comme pour le maintien de l’ordre en général, la police, quel que soit le terme employé, n’aura pas disparu dans la société anarchiste.


De la police anarchiste


Plus encore que l’appareil judiciaire, la police, dans l’idéal, ne devrait plus être nécessaire [30]. Mais le communisme est « le simple qui est difficile à faire » [31]. L’idéal d’Utopie ne sera probablement jamais atteint ; en attendant, il faut vivre en s’en rapprochant. Même durant le bref été de l’anarchie, en Catalogne, la police ne disparut pas [32]. Il faut donc, pour éviter que ne réapparaissent les travers du droit de la force régalienne, que les citoyens conçoivent une police différente, une police qui soit leur émanation par élection ou tirage au sort, et qu’ils contrôlent complètement par des mandats précis et la révocabilité [33]. Une police dont le mandat impératif sera de ne jamais intervenir quand des solutions pacifiques seront possibles, dont la seule finalité sera de conforter le pacte social en faisant respecter les accords de conciliation ou les décisions de justice et en assurant la protection de la population contre les faiblesses inhérentes à l’être humain. Évidemment, une délégation de la police aura pour but, comme dans toutes les sociétés, de protéger l’ordre nouveau, serait-il révolutionnaire et anarchiste, contre les agissements de la contre-révolution qui, n’en doutons pas, sera longtemps active et probablement cruelle ; autant dire que, là aussi, les procédures de désignation, de contrôle et de révocation devront être drastiques pour éviter les dérapages que connurent les révolutions passées car les polices révolutionnaires, les polices politiques, rebaptisées milices antifascistes, milices ouvrières, patrouilles de contrôle, etc., ne furent pas toujours à la hauteur de leur mission et la justice populaire se réduisit parfois au lynchage.


Actuellement, la question de la police est illustrée par le service d’ordre des diverses manifestations. Aucune pirouette sémantique ne fera qu’un service d’ordre ne soit pas une police d’un type particulier. De la police traditionnelle elle a les caractères de protection d’une population, de discipline, de force dissuasive, elle peut aussi en avoir les défauts comme la création d’une hiérarchie avec parfois un chef charismatique, l’attitude militaire voire l’uniforme, une propension à la violence… des bavures aussi. Ce sont des difficultés que les révolutionnaires devront résoudre alors que, hier comme aujourd’hui, ils n’y ont pas réussi, organisations libertaires compris.


À ce stade de la réflexion, il est difficile d’en dire davantage car l’imagination doit et devra être au pouvoir puisque la police actuelle, à la différence du droit et de la justice capitalistes, n’est pas même un filet d’inspiration, une amorce de modèle. Tout est à jeter, ou presque. Tout est à repenser, ou presque [34].


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Ne pourrait-on dire que le droit anarchiste « dans ce qu’il a de plus novateur […] incite, conseille, encadre, planifie sans contraindre, prévoit sa propre évaluation, dit comment il faut s’y prendre pour créer de la norme au lieu de prétendre la constituer complétement ; il appelle donc de lui-même la discussion et l’auto-organisation des différentes sphères sociales ». Cette phrase du professeur Stéphane Haber à propos des travaux de Jürgen Habermas sonne comme une mise en garde ; ce n’est pas du droit anarchiste dont il parle, mais du droit de l’État moderne [35]. L’État moderne est-il assez intelligent pour devancer l’innovation libertaire en matière juridique tout en préservant ses autres attributs [36] ou est-il assez bête pour mettre en place l’ossature juridique de la société future contribuant à sa propre perte [37] ?


À propos, ne devient-il pas illusoire de concevoir une société sans État quand subsistent un droit, une justice, une police ? En droit public, l’État se définit par un territoire où vit une population sur laquelle s’exerce un pouvoir souverain [38]. Droit, justice, police n’en sont donc pas des éléments constitutifs, ils ne sont que des instruments de la domination. À la société sans État d’en faire les outils de l’émancipation, en quelque sorte d’organiser le dépérissement de l’autorité illégitime. Mais pour cela, encore faut-il penser le droit, la justice et la police en amont de la révolution pour qu’en cas de jaillissement d’un autre futur, elle ne soit pas subtilisée au peuple par les politiciens et ne s’écroule dans le marasme étatique. Aux anti-autoritaires de dépasser leurs préjugés sur le droit et amorcer une réflexion pour être prêts quand il le faudra. Et tant pis pour les anarchistes fatigués, comme dirait Jacques Rancière.



[1] - Ce texte résulte de l’approfondissement d’une approche parue sur le site Autrefutur.net sous le titre : « Maintien de l’ordre en anarchie. Droit, justice et police libertaires », 21 février 2012 (http://www.autrefutur.net/Maintien-de-l ... n-anarchie).



[2] – Enrico Ferri, « L’anarchisme : entre critique du droit et aspiration à la justice » in Réfractions, n° 6, « De quel droit. Droit et anarchie », hiver 2000, citation page 8.



[3] – Guillaume Goutte, « L’ordre sans l’État. Déviance, conflits et justice en société anarchiste », Le Monde libertaire, n° 1658, 2 au 8 février 2012, page 12 et suivantes.

Quand Guillaume Goutte parle de « déviance », il signifie que l’ordre en anarchie fera l’objet de violations involontaires ou délibérées. « Déviance » doit être compris comme ce qui s’écarte d’une norme. Le mot est juste mais sujet à des interprétations qui le rendent bio-politiquement incorrect. C’est dire qu’il est plus confortable de « dévier » sur la sémantique que d’affronter des questions embarrassantes.



[4] – On dit aussi en droit : la sûreté et, dans le langage courant : la tranquillité ou la quiétude.



[5] – Comment résoudre les conflits aigus entre collectivités quand la faculté d’exclusion n’aura plus de sens ?



[6] – « Être anarchiste commence par le respect du Code de la route », Flora Bance (article précité note 1). Cette phrase pourrait être rapprochée de celle attribuée à Georges Brassens : « Je suis tellement anarchiste que je fais un détour pour passer au passage clouté ! », souvent citée, encore récemment par Normand Baillargeon in L’Ordre moins le pouvoir. Histoire et actualité de l’anarchisme, Marseille, Éditions Agone, « Éléments », 2008, 220 pages, citation page 23. En réalité, Brassens aurait dit : « Je suis tellement anarchiste que je fais un détour pour passer au passage clouté, pour ne pas avoir à discuter avec les flics », ce qui donne à la formule un tout autre sens.

On pourrait aussi citer Pierre Bourdieu : « C’est du consensus et je ne connais pas d’anarchiste qui ne change pas d’heure lorsque nous passons à l’heure d’été, qui n’accepte comme allant de soi tout un ensemble de choses qui, en dernière analyse, renvoient au pouvoir d’État » (Sur l’État. Cours au Collège de France, 1989-1992, Paris, Éditions Raisons d’agir et Éditions du Seuil, « Cours et travaux », 2012, 672 pages ; citation page 21) ; Bourdieu donne encore comme exemple de consensus le respect du calendrier (page 268).



[7] – Je donne, tu acceptes, je vends, tu achètes naît un contrat de donation, un contrat de vente ; je propose une tâche, tu l’exécutes, cette relation est un contrat de travail ; nous nous accordons pour agir, se forme un contrat d’association ou un contrat d’entreprise ; nul besoin d’un écrit, le contrat existe par la seule rencontre des volontés. Le mandat impératif, principe fondamental du droit anarchiste, est une banale convention de représentation. L’en-dehors lui-même contracte sans fin.



[8] – C’est la règle de la continuité historique. Même si elle la modifie profondément, la nouvelle société ne fait jamais table rase de l’ancienne dans laquelle elle a germé. « Mais dans le neuf, le vieux se prolonge et peut dévorer l’avenir si nous ne savons pas le contenir, le connaître, lui parler, l’écouter, en somme, si nous continuons d’en avoir peur », écrit, en janvier 1996, le sous-commandant Marcos, cité par Philippe Corcuff page 259 de Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, Paris, La Découverte, « Bibliothèque du Mauss », 2012, 318 pages.

[9] – Ainsi, dans le langage savant, comme dans le langage courant, le mot « anarchie » est-il utilisé à la place du mot « anomie » qui traduit mieux l’idée de l’affaiblissement des règles, voire de leur absence dans une société.



[10] - Pascale Deumier, Introduction générale au droit, Paris, L.G.D.J., Lextenso éditions, 2011, 434 pages, voir page 143 et les auteurs cités note 37. Ce livre est une bonne initiation au droit, voir notamment le Titre III : « Le droit, un système ? ».



[11] - Ne sera pas traité ici le droit international qui survivra avant de se fondre dans l’Internationale qui reste le but, certes lointain.



[12] - Sur cette question de la décision par la discussion (la démocratie délibérative), voir Jürgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, « Nrf essais », 1997, 554 pages, notamment les pages 169 et suivantes et les explications de Stéphane Haber, Jürgen Habermas, une introduction, Paris, Pocket-La Découverte, « Agora », 2001, 362 pages, spécialement le passage sur« l’institutionnalisation démocratique des discussions », page 214 et suivantes.



[13] - L’idée de la fusion du législatif et de l’exécutif était chère aux Communards. Elle ne put être maintenue, le Conseil de la Commune se dotant d’un Comité de salut public, embryon de gouvernement.



[14] - Ce droit fédéral présente des similitudes avec le droit administratif ou le droit public actuels. Il s’en distingue principalement en ce qu’il ne concerne que des collectivités et exclut les rapports entre les citoyens et la gestion fédérale qui relèveront désormais du droit des personnes puisqu’il n’y a plus d’État.

Le droit commercial et des sociétés disparaît comme tel, remplacé par le droit fédéral de l’autogestion de la production et de la distribution lequel intègre le nouveau droit du travail.



[15] - Qu’on pense à ce que sera la construction d’une autoroute, d’une ligne de chemin de fer, d’un aéroport où chaque municipalité pourra mettre son grain de sel (ou de sable), où chaque syndicat donnera son avis, où des associations feront valoir des intérêts particuliers néanmoins à considérer. Il faudra pourtant construire des routes, des ponts, des ports, des logements, des usines…

La démocratie directe, expression de chacun, autonomie de tous, contre l’autoritarisme et la bureaucratie, a un prix lequel n’est peut-être pas plus élevé que celui des procédures administratives tatillonnes, des embrouillaminis commerciaux, des luttes de pouvoirs entre experts, des petites et grandes magouilles politiques et financières… d’aujourd’hui. Mais qui peut garantir que, du jour au lendemain, disparaîtra la corruption ?



[16] – S’agissant de la Commune, l’idée est plus importante que l’œuvre puisqu’elle n’a vécu que soixante-treize jours. Lire de Jacques Rougerie, La Commune de 1871, Paris, Presses universitaires de France, « Que sais-je ? », 4e édition mise à jour, 2009, 128 pages, notamment le Chapitre IV – La Commune de Paris : les œuvres.

Toute différente est l’expérience espagnole qui a duré trois ans, mais dans un contexte si dramatique qu’elle ne put donner toute sa potentialité révolutionnaire. Sur ses réalisations autogestionnaires, lire : Gaston Leval, Espagne libertaire 36-39. L’œuvre constructive de la Révolution espagnole, Paris, Éditions du Cercle, Éditions de la Tête de feuilles, « Archives révolutionnaires », 1971, 402 pages ; Frank Mintz, L’Autogestion dans l’Espagne révolutionnaire, Paris, François Maspero, « Textes à l’appui », 2e édition, 1976, 380 pages.



[17] - Toujours d’actualité, de Maxime Leroy, La Coutume ouvrière. Syndicats, bourses du travail, fédérations professionnelles, coopératives. Doctrines et institutions, Paris, M. Giard et É. Brière, Paris, 1913, 934 pages ; réédité en 2007, en fac-similé, par les Éditions CNT Région parisienne (deux tomes).



[18] - On trouve facilement le texte de la Charte d’Amiens sur internet, par exemple : http://www.pelloutier.net/dossiers/doss ... dossier=30.



[19] - À l’époque, la CGT, avec ses bourses du travail, avait vocation à couvrir, au moins à coordonner, tout le champ social. Aujourd’hui, en somme, doit être retrouvée un mode organisationnel ayant cette capacité de coordination.



[20] – La disparition du salariat et du patronat est évidemment une option idéologique. Mais elle est donnée par la CGT non comme telle mais comme une aspiration naturelle à laquelle tous peuvent contribuer : réformistes et révolutionnaires, marxistes et anarchistes et, surtout, ceux dont la seule philosophie politique est de sortir de leur condition d’exploités.



[21] – Cercle libertaire Jean-Barrué, « Obsolescence de la prison », Le Monde libertaire, n° 1678, 21 au 27 juin 2012, page 12 ; Clé des ondes, émission Achaïra, André Bernard, 31 mai 2012 (texte sur http://cerclelibertairejb33.free.fr/?p=2684).

[22] - Extrait : « Si tu veux être heureux /Nom de dieu / Pends ton propriétaire / Coupe les curés en deux / Nom de dieu / Fous les églises par terre / Sang dieu / Et le bon Dieu dans la merde / Nom de dieu » (1892).



[23] - Il est entendu que cette énumération est indicative et n’a pas pour objet d’entrer dans les débats contemporains sur la pertinence de ces procédures.



[24] - On notera que l’union libre est un contrat précaire, conclu et rompu sans formalisme, mais non sans conséquences juridiques, alors que le pacte civil de solidarité et le mariage sont des contrats à durée indéterminée soumis à des conditions de forme pour leur conclusion et leur rupture.



[25] - Le concept d’intérêt de l’enfant est lui-même sujet à des difficultés d’interprétation nourrissant une abondante jurisprudence ; difficultés qui ne s’évanouiront pas en anarchie.



[26] - Au pénal, le jugement pourra être précédé d‘une instruction indépendante mais le ministère public qui, dans le système judiciaire, représente les intérêts généraux de la société, c’est-à-dire l’ordre étatique, n’aura plus de raison d’être.



[27] - Par juge, nous entendons aussi bien le citoyen délégué à cette fonction, que les bureaux, commissions, conseils… chargés de rendre collectivement la justice.



[28] - La compétence d’attribution tient à la nature de l’affaire. Un même juge ne peut intervenir dans des matières aussi différentes que le droit fédéral et le droit des personnes. Le juge de l’administration de l’autogestion sera élu directement par les membres des entités de producteurs et de consommateurs concernées ou par leurs délégués ; le juge des conflits familiaux par les habitants de la commune concernée.



[29] – Loi n° 2011-939 du 10 août 2011 sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs, Journal officiel du 11 août 2011, page 13744. L’intitulé de cette loi est une référence explicite à la démocratie délibérative et illustre la facilité avec laquelle la société capitaliste l’instrumentalise.



[30] - « Le droit peut-il être effectif sans recours éventuel à la contrainte ? La monopolisation de la coercition légitime est-elle l’élément le plus caractéristique de l’exercice du pouvoir d’État ? ». La question est posée par Philippe Braud, page V de son introduction au classique de Georges Burdeau, L’État (1970), Paris, Éditions du Seuil, « Points essais », n° 244, 2009, 216 pages.



[31] - Bertolt Brecht, Éloge du communisme, poésie, 1932 (entre autres sites mais dans une présentation qui fleure bon le stalinisme : www.initiative-communiste.fr/wordpress/?p=3296).



[32] - Sur la problématique du pouvoir et de la révolution sociale pendant la guerre d’Espagne s’impose le livre de César M. Lorenzo, Le Mouvement anarchiste en Espagne. Pouvoir et révolution sociale. Sans avoir besoin de partager les idées et les considérations de l’auteur, tout militant anti-autoritaire devrait le lire pour mesurer, selon des circonstances données, la marge qui sépare l’idéal de sa réalisation (Saint-Georges-d’Oléron, Les Éditions libertaires, 2e édition revue et augmentée, 2006, 560 pages ; la première édition est parue au Seuil, en 1969, sous le titre Les Anarchistes espagnols et le pouvoir. 1868-1969).

Le livre, moins personnellement engagé, de François Godicheau, La Guerre d’Espagne. République et révolution en Catalogne (1936-1939), est aussi d’une enrichissante lecture parce qu’il y traite principalement des questions d’ordre, de légalité, de justice, de police notamment au regard des problèmes théoriques et pratiques rencontrés par la Confédération nationale du travail ; par exemple le chapitre V s’intitule : « Construire une justice républicaine contre le désordre révolutionnaire » (Paris, Odile Jacob, « Histoire », 2004, 460 pages).

Dans ces ouvrages, on sera étonné de l’efficacité des anarchistes à reconstituer une police dans toutes ses missions y compris le renseignement.



[33] - On signalera au passage que le Code de procédure pénale prévoit que « dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant puni d’une peine d’emprisonnement, toute personne a qualité pour appréhender l’auteur et le conduire devant l’officier de police judiciaire le plus proche » (article 73). Tout le monde connaît aussi le délit de non-assistance à personne en danger de l’article 223-6 du Code pénal : « Quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l’intégrité corporelle de la personne s’abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende » (alinéa 1er).

[34] - En n’oubliant jamais ce que dit Albert Camus aux syndicalistes réunis à la Bourse du travail de Saint-Étienne, le 10 mai 1953, à propos du « communisme » russe : « la révolution s’est essoufflée pendant que la police se renforçait » ; présentation et discours disponibles sur le site un Autre futur (http://www.autrefutur.net/Restaurer-la- ... la-liberte).



[35] - Stéphane Haber, Jürgen Habermas, une introduction, précité note (12), page 226.



[36] - « Autrement dit, sans que ses autres attributs lui soient forcément retirés, l’État moderne devient tendanciellement spécialiste de la mise au point des procédures à travers lesquelles la société civile, devenue complexe, cherche à se réguler elle-même. Au moins autant que l’instance qui décide et sanctionne, il devient celle qui supervise et informe les micro-processus d’auto-détermination et d’invention normative qui s’effectuent aux différentes échelles et dans les différents espaces de la société » (Stéphane Haber, Jürgen Habermas, une introduction, précité note 12, page 226).



[37] - Plutôt qu’ossature juridique les marxistes parleront de superstructure juridique. Sur les différentes définitions de superstructure chez Marx et les marxistes, voir Philippe de Lara, « Superstructure » in Dictionnaire critique du marxisme sous la direction de Georges Labica, Paris, Presses universitaires de France, « Grands dictionnaires », 1982, 942 pages. Disponible dans la collection « Quadrige » des Presses universitaires de France, 3e édition, 2001, 1264 pages.

On sait ce qu’il est advenu des raisonnements à partir des travaux de Marx sur la contribution du capitalisme à l’inéluctabilité de sa disparition. Dans le Manifeste du parti communiste (1848), Karl Marx et Friedrich Engels écrivaient : « À mesure que la grande industrie se développe, la base même sur laquelle la bourgeoise a assis sa production et son appropriation des produits se dérobe sous ses pieds. Ce qu’elle produit avant tout, ce sont ses propres fossoyeurs. Son déclin et le triomphe du prolétariat son également inévitables » (Karl Marx, Œuvres I. Économie I, préface par François Perroux, édition établie et annotée par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1963, tirage 2010, 1822 pages ; Le Manifeste communiste, page 158, traduction de Maximilien Rubel et Louis Évrard, citation page 173). On retrouve quasiment la même phrase dans Le Capital (1867), page 1240 du recueil de la Pléiade précité.



[38] - Pour une première approche de l’État, sa théorie et sa critique, lire Georges Burdeau, L’État, précité note (32). Voir particulièrement son introduction et la préface de Philippe Braud qui actualise le concept d’État ou, plus exactement, la manière de l’aborder.

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Re: La question du droit en anarchie

Messagede vroum le Ven 11 Oct 2013 13:42

Réponse au texte “La question du droit en anarchie – Ses sources, la justice et la police”, de Pierre Bance

http://fa86.noblogs.org/?p=9945

Pierre Bance a proposé un nouveau texte sur Grand angle libertaire, sur les formes que pourraient prendre le droit, la justice et la police en société anarchiste. C’est un texte dérangeant – dans le meilleur sens du terme, parce qu’il pose de nombreuses questions, et que ça fait toujours du bien de se secouer les puces. Si les anarchistes ont toujours combattu l’Etat, qui repose en pratique sur ces dispositifs régaliens, comment régler autrement nos conflits ?

Or nous n’avons pas attendu ce texte pour tenter de résoudre nos conflits. La question la plus intéressante à mon sens, celle que me pose en tout cas ce texte, ne consiste pas à me demander quelles formes pourraient adopter le droit, la justice ou la police en “anarchie” (en “société anarchiste”). La question la plus intéressante, c’est pourquoi un tel texte, ce qui m’a conduit à me questionner sur les rapports entre anarchie et anarchisme. Sur l’anarchie en tant que société instituée, et sur l’anarchisme en tant que dynamique sociale.

Pierre Bance l’annonce dès le début du texte : il s’agirait de faire des propositions, démonstrations, explications et descriptions, acceptables par le plus grand nombre, bref il s’agirait pour nous d’être crédibles, au lieu de nous cantonner à l’incantatoire. Il s’agirait aussi de nous préparer, en cas de mouvement révolutionnaire, à énoncer des propositions réalistes, alternatives au droit bourgeois, en vue de “l’application” d’une politique alternative. Il s’agirait, en somme, de nous engager dans une nécessité de décrire ce à quoi pourrait ressembler l’anarchie, au sens de société anarchiste, avant même d’y être, si tant est que nous y soyons un jour.

Or ces deux intentions du texte me posent problème en elles-mêmes. Je ne souhaite pas être crédible par des propositions, mais par la pratique anarchiste collective dans laquelle je m’inscris ici et maintenant. Si cette pratique collective nous épanouit, nous nous renforçons, aussi bien en nombre qu’en possibilités concrètes de changer nos vies. Si elle nous plombe le moral et nous embourbe, nous ne risquons pas de nous renforcer… et tant mieux, parce qu’à la tristesse de ce monde, nous ajouterions alors la tristesse de formes d’organisation inadéquates. Il ne s’agit pas d’être crédibles, c’est-à-dire de susciter une foi en quelque chose de futur, mais d’agir dans le présent. Je ne nie pas la nécessité que se répandent des pratiques anti-autoritaires, mais la seule propagande par des mots ou des propositions est inutile. Les actes sont toujours plus “crédibles” que les mots, parce qu’ils ne demandent pas aux autres de croire, mais leur proposent d’agir avec nous dans quelque chose qui existe déjà. Nous le constatons au quotidien.

D’autre part, et cela va avec, je ne souhaite pas “appliquer” à “la société” mes vues. C’est aux concernés eux-mêmes de développer leurs pratiques, adaptées ou non des pratiques que nous mettons en place, et cette inspiration, cet échange d’expériences, ne peut dépendre de fait que de notre capacité à résoudre les problèmes que nous vivons ici et maintenant, à l’échelle sociale aussi bien qu’à l’échelle de nos petites organisations formelles ou informelles. Le fait que Pierre Bance recourt aux mots de démocratie et de majorité, s’inscrit dans une tendance hélas largement partagée, y compris chez les anarchistes d’aujourd’hui, à n’imaginer les choses que selon les logiciels mêmes qu’ils combattent : “la société” unique, et non infiniment multiple ; la “démocratie” comme légitimation des majorités ou de leurs représentants (y compris mandatés de façon impérative et révocable) de contraindre des minorités à des décisions. A cet égard, l’exemple du “Code de la route” donné par Pierre Bance, comme d’autres donnent celui du train pour tenter de légitimer la nécessité de fonctionnements démocratiques parfois contraignants (il s’agit quand même de dégager des habitants et de massacrer des paysages), lui aussi abstrait des conditions économiques et politiques présidant à la mise en oeuvre de ces technologies loin d’être socialement neutres, est significatif. Personnellement, j’ai abandonné ma voiture et je considère le système de l’automobile comme un suicide social et écologique, que je combats, c’est pourquoi j’essaie de faire autrement, à la mesure de mes forces individuelles et des solutions collectives que je tente de trouver avec mes amis quand je souhaite me déplacer et les rencontrer. Cela ne veut pas dire que je n’y recours pas de temps à autre ni que je condamne les automobilistes, ce qui serait stupide : je ne suis pas abstrait du monde de domination où je vis. Je veux seulement dire que je m’inscris dans une dynamique, aussi bien de lutte que d’affirmation, ici et maintenant, contre un modèle destructeur socialement et écologiquement, qui nous a été imposé.

D’autre part l’anarchie, c’est-à-dire une société anarchiste, constituée, pour ne pas dire un Etat anarchiste où tout serait parfait, où tout serait figé, cela ne m’intéresse pas. Au nom de quoi d’ailleurs, aurais-je la prétention de révéler aux autres un modèle de société sorti de mon chapeau, dans laquelle ils vivraient mieux ? Je ne veux tout simplement pas d’un monde parfait, et s’il m’arrive de rêver, je fuis toute projection dans un monde rêvé et abstrait à plaquer sur notre réalité présente. Je me défie des idéologues, fussent-ils autoproclamés anarchistes. La “révolution” est ici et maintenant, et la fameuse “phase de transition” l’est aussi. Je me méfie de tout modèle de société future, d’autant plus s’il s’abstrait des situations que nous vivons ici et maintenant, desquelles nous nous dépêtrons comme nous pouvons, et que nous transformons pragmatiquement, à la mesure de nos besoins et de nos forces.

Je ne crois pas non plus aux “anarchistes”, et me vois mal me définir anarchiste contre des méchants autoritaires, non seulement parce que je me connais trop bien pour me prétendre débarrassé de mes aliénations mentales et de mes sales habitudes, mais parce que l’anarchisme désigne, dans son sens premier lui-même, une dynamique vers d’autres relations sociales, tendant à foutre par terre les rapports de subordination, de sujétion, d’exploitation, explicites ou tacites. Tout seul, je ne suis ni anarchiste ni autoritaire. C’est avec les autres que je construis des relations différentes, transformant des rapports de domination en des liens solidaires. Et ces relations ne sont jamais totalement libres, ni totalement autoritaires : elles sont infiniment plus complexes que cela, et se travaillent. C’est à chaque individu et à chaque collectif, dans sa relation et son interdépendance aux autres, qu’il subit ou qu’il impose, malgré lui ou de son plein gré, qu’il incombe de réfléchir et d’agir, de lutter, de s’affirmer. Je préfère donc le mot anarchisme, comme dynamique sociale de construction de liens solidaires, de transformation de la nature des relations actuelles, qui sont des rapports marchands et de domination. C’est une dynamique toujours vivante, jamais acquise pour toujours, parce qu’à toute situation nouvelle, il y a de nouvelles questions et problèmes, et des réponses nouvelles du collectif, plus ou moins adéquates, et jamais totalement prévues. Nous ne pouvons pas nous reposer sur autre chose que nous-mêmes.

Or le droit, la justice et la police sont des façons de “régler” les conflits qui vont intrinsèquement à rebours d’une dynamique anarchiste collective, parce qu’ils sont indissociables de l’Etat, au sens de système de domination sociale. En imposant une règle, ils nous empêchent de nous régler les uns avec les autres, de nous organiser de façon pragmatique pour solutionner nos problèmes et démultiplier notre puissance. Ces institutions sont la traduction de l’aliénation collective, et les outils de la dépossession sociale et politique. De même que la monnaie, elle aussi évoquée par Pierre Bance. Elles n’existent que par défaut, comme l’ombre de notre incapacité collective, comme le revers de ce que nous ne parvenons pas à vivre ensemble dans l’épanouissement mutuel et la solidarité. Ce sont des institutions figées, calcifiées, personnifiées et donc dépersonnificatrices, incapables de résoudre les questions toujours nouvelles que pose et se pose la société réelle, au sens de l’ensemble des relations entre les humains, et les relations que ceux-ci entretiennent avec leur environnement.

Les solutions du passé ne seront jamais entièrement adaptées à celles de demain. Sans questionnement collectif permanent, le marbre du droit apparaît, avec ses cohortes de “représentants” politiques ès législation, ses partis et leurs programmes péremptoires. Sans responsabilisation individuelle et collective permanente, la spécialisation judiciaire en juste, en adéquat et en textes sacrés apparaît, avec ses armées de juges, de procureurs, d’avocats. Sans solidarité permanente, aussi bien en amont qu’en aval des conflits inévitables et même nécessaires, la répression physique et psychologique apparaît, avec ses forces armées, ses soldats, ses flics et ses prisons, mais aussi ses spécialistes de la gestion caritative et paternaliste. Nous pourrions aussi parler de l’éducation nationale, qui n’impose son bourrage de crâne et sa vision magistrale de l’apprentissage que là où nous ne parvenons pas à mutualiser nos savoirs et nos savoir-faire, dans un réseau d’éducation populaire et libertaire.

Je me méfie de l’anarchie, je me méfie de tout programme ; je suis dans l’anarchisme, du mieux que je peux. Penser qui plus est à l’anarchie en recourant, pour être crédibles (mais pour quelle raison éprouverions-nous même le besoin de l’être ?), à des pratiques et des méthodes constitutives de ce que nous combattons, montre bien que sans pratique réelle, ici et maintenant, nous nous condamnons à penser le futur de façon étriquée et du reste, pour le coup, tout aussi peu convaincante que réductrice du présent.

Il ne s’agit pas de s’abstraire du monde présent, par l’incantation et un volontarisme élitiste ou l’appel à une désertion totale complètement illusoire. Bien sûr que le droit, la justice, la police, la monnaie et la voiture existent et modèlent ce monde et ma vie, dans un combat permanent de ces institutions morbides avec les forces collectives de l’émancipation sociale. J’ai parfois eu recours au droit, à des juges, et il m’arrivera peut-être de recourir aux flics en cas de problème insoluble par manque de force collective. Il m’arrive de conduire une voiture et j’utilise presque tous les jours de la monnaie pour me procurer certaines choses dont j’ai besoin. Hélas ; et il y a bien d’autres contradictions encore dans ma vie, entre ce qui existe et ce que je souhaiterais vivre, notamment dans la sphère des questions affectives. Mais j’ai aussi envie, en permanence, de vivre et de faire autrement, et je m’organise pour cela, pour lutter et vivre autrement. Pas tout seul, pas seulement en prenant ma plume, mais avec les autres qui, eux aussi à leur mesure, luttent et expérimentent autre chose, en partant de leurs désirs. Et je n’ai pas envie de mettre de l’eau dans ce bon vin qui m’enivre, pas envie de couvrir de plus de merde encore cette poésie qui circule entre nous.

Juanito, groupe Pavillon Noir (FA 86), 11 octobre 2013
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Re: La question du droit en anarchie

Messagede frigouret le Sam 12 Oct 2013 14:57

Les articles sont intéressant mais ils ont le défaut d'envisager le droit anarchiste uniquement dans une perspective communiste.
A mon avis le.domaine du droit anarchiste se situe dans celui du droit négatif, les droits libertés, aussi bien structurellement par le fédéralisme ( liberté d'association) que par de puissantes procédures de recours quand un particulier à maillé à partir avec les.pouvoirs publiques.
8-)
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Re: La question du droit en anarchie

Messagede frigouret le Lun 21 Oct 2013 08:58

http://www.liberation.fr/societe/2011/0 ... ire_734290

Pensez vous qu'une justice populaire puisse être un combat anarchiste ?
8-)
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Re: La question du droit en anarchie

Messagede vroum le Ven 22 Nov 2013 19:54

L’anarchisme c’est réglé !
Un exposé anarchiste sur le droit


"L’État utilise le droit pour dominer. C’est le droit étatique. Les anarchistes contestent ce droit, parce que ce droit est l’expression du pouvoir de l’État.

Image

À coté du droit étatique, il y a aussi le droit non étatique. Souvent, et sans s’en rendre compte, les anarchistes utilisent une telle sorte de droit. Ce livre traite de ce droit non étatique que l’on qualifie même quelquefois de « droit anarchiste ».

Ainsi, ce texte est un défi. Comme c’est aussi un défi de prétendre qu’on trouve dans l’anarchie la plus haute perfection de la société. Proudhon le dit dans son Premier Mémoire (1840). Élisée Reclus le répète à sa façon : « L’anarchie, la plus haute expression de l’ordre. » Le droit non étatique et anarchiste que l’auteur aborde dans ce texte s’inscrit dans l’esprit de ces hommes.

Thom Holterman (1942), objecteur de conscience, rédacteur de la revue anarchiste hollandaise de AS, juriste libertaire et ancien professeur de droit constitutionnel à l’université de Rotterdam (EUR), a publié plusieurs livres sur l’anarchisme et le droit. Ce livre est son premier titre en français.
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Re: La question du droit en anarchie

Messagede René le Dim 15 Déc 2013 20:50

Cela fait longtemps que les auteurs libertaires du Nord de l’Europe et anglo-saxons abordent la question du droit. En 1984 est paru un petit livre intitulé Law and Anarchism, édité par Thom Holterman & Henc van Maarseveen chez Black Rose Books (Montreal).
C’est ce livre qui m’avait donné envie d’aborder cette question.



État, droit et légitimité

René BERTHIER
Paru dans l'Homme et la société, n° 123-124, 1997

Texte intégral en ligne sur monde-nouveau.net

http://monde-nouveau.net/spip.php?article77


(Extrait)

Classes étatiques et droit étatique

Des groupes organisés se combattent pour prendre le pouvoir jusqu'à ce
que l'un d'entre eux, mieux organisé, s'érige en maître et forme un « Etat
régulier ». La victoire de ce groupe attire du côté des vainqueurs une partie
du groupe vaincu. Si le parti vainqueur se montre intelligent, il accorde des
avantages aux hommes les plus influents du groupe vaincu : « Ainsi se
forment les classes étatiques dont l'Etat sort tout fait. » La conquête de
l'Angleterre par les Normands est particulièrement illustrative de cette thèse.

« Une religion ou une autre expliquera ensuite, c'est-à-dire divinisera, l'acte
de violence et de cette manière posera le fondement du droit dit étatique (37). »


Max Weber souligne que la sécularisation et la systématisation de la
pensée juridique a souvent été promue par les lois imposées comme
résultant de guerres. Aussi bien dans la société germanique que romaine, à
travers l'institution du thing et du populus, les décisions prises par
acclamation publique d'hommes en armes peuvent être considérées comme
un facteur dans la rationalisation progressive du droit (38). Le pouvoir séculier
et religieux tenta de modifier ce mode de constitution du droit : les rois
francs amendèrent, par des actes royaux, les capitula, les lois populaires qui
avaient été officiellement compilées ; l'Eglise et la monarchie tentèrent
d'éliminer toute procédure juridique populaire, voire toute participation
populaire, sous forme de jurys, dans les procès, de crainte que cela ne donne
au peuple l'idée d'aller plus loin en matière d'autonomie de décision.
Pour cela, le pouvoir, Eglise ou Etat, s'appuya sur les clercs, les juristes, qui, en
Europe occidentale, apparurent, pour reprendre les termes de Pierre
Legendre, comme « les seuls docteurs authentifiés de la science d'Etat,
science où se trouve inscrite et repérée l'éternité du pouvoir (39) ».

Les « classes étatiques », selon Bakounine, se consolident, et avec le
temps « la majeure partie de ces exploiteurs, soit par la naissance, soit par la
situation dont ils ont hérité dans la société, commenceront à croire
sérieusement au droit historique et au droit de naissance ». Parallèlement,
les masses exploitées elles-mêmes se mettront à croire, sous l'effet de
l'habitude, de la tradition et de la religion, « aux droits de leurs exploiteurs et
oppresseurs ».

Pendant une longue période, les masses sont dépourvues du sentiment
de leur droit. « La tâche principale qui incombe à l'Etat (...) consiste
précisément à empêcher par tous les moyens l'éveil d'un sentiment rationnel
dans le peuple ou du moins à le retarder indéfiniment », dit encore
Bakounine (40).

Cette tendance se modifie progressivement sous l'effet de plusieurs
facteurs :

– Dans les premiers temps de la vie d'une classe dominante, l'égoïsme
de classe est caché par « l'héroïsme de ceux qui se sacrifient non pour le bien
du peuple, mais au profit et pour la gloire de la classe qui, à leurs yeux
constitue tout le peuple ». Mais cette période laisse la place à des temps de
plaisirs, de jouissance, de lâcheté : « Peu à peu, l'énergie de classe tombe en
décrépitude et dégénère en débauche et en impuissance ». A ce stade
apparaît une minorité d'hommes moins corrompus, des hommes actifs,
intelligents et généreux, qui « font passer la vérité avant leurs propres
intérêts et qui songent aux droits du peuple réduits à néant par les privilèges
de classe » ;

– Il y a un phénomène de bascule entre l'effondrement progressif du
sentiment de légitimité de la classe dominante et l'ascension du sentiment de
la classe dominée. Dans sa lente prise de conscience de son droit, le peuple
s'appuie sur deux « livres de chevet » : sa condition matérielle, l'expérience
de l'oppression ; et « la tradition, vivante, orale, transmise de génération en
génération et devenant chaque fois plus complète, plus sensée et plus
vaste ». Lorsque le peuple prend conscience de son oppression et parvient à
formuler les causes de ses maux, les représentations qu'il a transmises
fournissent la source de son droit, dont l'agent d'exécution est la « force
organisée », car « faute d'organisation, la force spontanée n'est pas une force
réelle » (41).

Le droit apparaît chez Bakounine comme la cristallisation, consécutive à
un rapport de forces donné, à un moment historique donné, des règles qui
régissent l'organisation de la société d'exploitation. La société réelle, qui est
le « mode naturel d'existence de la collectivité humaine », celle constituée
par l'humanité faite de chair et de sang, n'est pas régie par ce droit-là, qui ne
fait que se superposer de façon parasitaire. La société, dit Bakounine, « se
gouverne par les mœurs ou par des habitudes traditionnelles, mais jamais
par des lois ».

Bakounine se référant à la tradition et aux mœurs comme fondement de
la vie sociale... Le paradoxe n'est qu'apparent. La société est mue par des
forces internes, spontanées (42), « inhérentes au corps social », qui constituent
le moteur de son évolution, et qu'il ne « faut pas les confondre avec les lois
politiques et juridiques ».

La société « progresse lentement par l'impulsion que lui donnent les
initiatives individuelles et non par la pensée, ni la volonté du législateur. »
Ces forces peuvent être étudiées, analysées (43) par une discipline que
Bakounine définit comme la sociologie, qu'il appelle aussi la « science
rationnelle » (44). Il s'agit en quelque sorte de mettre en adéquation le droit
avec les lois « inhérentes de la société » (45).

Bakounine ne croit pas du tout en la légitimité d'un droit émanant d'un
législateur constitué d'une minorité quelconque « fût-elle mille fois élue par
le suffrage universel » (46) car un « Etat républicain, basé sur le suffrage
universel, pourra être très despotique, plus despotique même que l'Etat
monarchique, lorsque, sous le prétexte qu'il représente la volonté de tout le
monde, il pèsera sur la volonté et sur le mouvement libre de chacun de ses
membres de tout le poids de son pouvoir collectif (47). »

Cette fiction que les absolutistes jacobins appellent tantôt « l'intérêt
collectif, droit collectif ou la volonté collective » leur sert à proclamer la
théorie du « droit absolu de l'Etat » (48). La société réelle se trouve à l'opposé
de cette théorie selon laquelle la vie collective n'est « qu'un agrégat tout à
fait mécanique d'individus » (49) et ne peut donc exister que dans l'autorité.


NOTES
37 Bakounine, « La science et la question vitale de la révolution » Œuvres, tome VI, p.
274. Cf. également Machiavel : « Il est vrai qu'il n'y a jamais eu, chez aucun peuple, de
législateur extraordinaire qui n'ait recouru à Dieu, car autrement ses lois n'auraient pas été
acceptées ; le bien, en effet, est souvent connu du sage, sans avoir en soi des raisons
évidentes pour convaincre les autres. » (Discours sur Tite-Live, I, p. 11.)
38 Cf. Max Weber on Law in Economy and Society, Cambridge : Harvard university
Press, 1954, pp. 85-89. Recueil de textes de Max Weber.
39 Pierre Legendre, Jouir du pouvoir, Editions de Minuit, p. 167.
40 Cf. Pierre Legendre : « Le fonctionnement de la machine pour engranger les règles de
droit est une suite, une production auto-gérée et ratiocinant indéfiniment sur ses propres
inventions, mais toujours au service d'une Loi idéale, d'une Loi des lois qui ne connaîtrait
pas les aléas politiques. » Pierre Legendre, Jouir du pouvoir, Editions de Minuit, p. 164.
41 Œuvres, Champ libre, tome VI, p. 285.
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Re: La question du droit en anarchie

Messagede frigouret le Lun 16 Déc 2013 09:07

Typiquement le droit anarchiste c'est le droit des contrats. Une des caractéristiques du contrat anarchistes est qu'il se conclut entre égaux.
De cela nous pouvons avancer que le droit anarchiste est un droit subjectif ( un droit de la personne, un droit de l'Homme ) .

Devons nous rejeter toute légitimité au droit objectif ? Je ne le pense pas, et je fonde mon opinion sur une conception de la propriété.
Si l'on conçoit qu'il existe une propriété commune dans les sociétés humaines, nous devons donc nous poser la question de la gouvernance du bien commun, et donc de la production du droit positif.
8-)
frigouret
 
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Re: La question du droit en anarchie

Messagede Lehning le Lun 7 Avr 2014 20:06

Thom HOLTERMAN est hollandais ; c'est sans doute pourquoi il a pensé spontanément à l'exemple que donnait Pierre KROPOTKINE à propos de la gestion des canaux de son pays, les routes de la Hollande. En effet, tout un chacun aurait pu penser que c'était à l'Etat d'organiser le trafic.
Ce ne fut pas le cas. Ce sont des guildes, des syndicats de bateliers qui, entre eux, organisèrent la circulation sur les eaux jusqu'aux pays voisins.

C'était créer là un usage, une convention, une règle entre égaux: un droit. "De quel droit ?" titrait la revue Réfractions (n° 6, hiver 2000). Eh bien, un droit non étatique.

Et pour ceux des anarchistes qui ont une idée étriquée de la notion de droit et qui pensent que le droit ne peut être qu'étatique, il y a encore du chemin à faire... Mais, pour l'auteur, il y a convergence entre anarchisme et droit.

Ce droit non étatique aurait pour fondement la "réciprocité", l'"interaction", la "coopération", l'"entraide" et le "voisinage".

Il en est ainsi du droit dit "coutumier" quand ce sont les gens eux-mêmes qui "fabriquent" leur coutume, leur droit.

Mais le droit se crée aussi par contrat entre égaux, et on parlera alors de "droit choisi".

Il est à noter que le droit étatique est relativement nouveau ; dominateur, il tend à marginaliser le droit non étatique ; cependant la pratique d'un droit non étatique perdure et se signale encore maintenant par la "médiation", par "l'arbitrage des différends" au moyen d'un tiers, esquissant ainsi le droit d'une société libertaire à venir.

L'exemple des canaux hollandais pourrait être généralisé à toute la société. Cependant, l'emprise de l'Etat écarte cet imaginaire ; il faut dire que nous sortons lentement de pratiques de servitude qui ne se sont ouvertes que sur le cul-de-sac des élections organisées périodiquement qui ne servent au peuple qu'à "désigner ses geôliers". En effet, le système parlementaire conforte la domination, l'oppression et l'exploitation.

On rajoutera que le droit étatique aspire à l'autonomie et s'oriente vers la construction d'un "Etat fort" qui, dans son accointance avec le capitalisme, ouvre la voie à un régime fasciste. Et la présence d'une crise économique favorise cette corrélation.

Ceux qui combattent l'anarchisme en disant que celui-ci préconise une société sans droit ont tort. Et on s'accordera avec eux pour dire qu'une société sans droit est impossible, mais on insistera pour affirmer que les anarchistes s'opposent tout simplement au seul droit étatique.

Un droit anarchiste ou libertaire sera fondé sur l'association libre de ses participants, lors d'un contrat collectif, tous les associés concourant au bien-être commun. Celui qui refuserait sa participation tout en voulant bénéficier du travail de tous -attitude évidente de resquille- se verrait en butte à l'ensemble car il y a en quelque sorte une obligation "implicite" à donner sa participation.

Que faire dans un tel "modèle de réciprocité" quand l'un ou l'autre ne respecte pas ses obligations ? Il n'y sera pas répondu par des sanctions physiques mais par la diminution des échanges en tout genre et puis, si nécessaire, par la rupture des relations réciproques.

L'anarchie n'est donc pas une société sans règles mais une société sans autorité imposée.
Oui, l'anarchisme, c'est réglé !

Thom HOLTERMAN écrit qu'"au cours d'un processus historique de longue durée l'Etat s'est substitué à la communauté" ; c'est un usurpateur qui par la violence de ses lois tend à "casser" et à "infantiliser" les individus.

Ainsi, l'anarchisme peut être appréhendé comme une "source", comme un "potentiel critique" pour "dévoiler les structures imposées", préalable à une reconstruction de la société.

André BERNARD

Thom HOLTERMAN, L'anarchisme, c'est réglé. Un exposé anarchiste sur le droit, ACL, 2013, 72 p.

(Article paru dans Creuse-Citron, le journal de la Creuse libertaire, n° 39, février-avril 2014.)
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Re: La question du droit en anarchie

Messagede vroum le Dim 13 Avr 2014 15:36

L’anarchisme et le droit

par Borovoï (Alexéi)
in Noir et rouge numéro 24 mai-juin 1963 : http://www.la-presse-anarchiste.net/spi ... rticle3846

En étudiant la question du Droit et de l’Anarchisme, nous nous sommes aperçus qu’il existe très peu d’études sur ce sujet dans la presse libertaire.

En dehors de quelques propos dispersés et vagues, nous n’avons trouvé que quatre études (nous demandons à ceux qui en connaissent d’autres de nous les signaler) :

— « La loi et l’Autorité » de Kropotkine, 1892, en français et en russe.

— « La loi, son caractère et son rôle dans la vie sociale » de A. Kareline, 1914, en russe.

— Dans « l’Anarchie » de Eltzbacher se trouvent des citations des classiques de l’anarchisme sur le Droit, édition 1905, en allemand, traduit en français et récemment en anglais.

— Dans le livre « Anarchisme » de A. Borovoï un chapitre entier est consacré au même sujet, édition 1918, Moscou, en russe, 171 pages.

Nous avons choisi ce dernier travail et l’avons traduit presque intégralement. L’auteur est très peu connu en France, bien qu’il soit venu en France avant la guerre de 1914. Une courte biographie d’A. Borovoï est parue récemment dans le journal « AIT » (mai 1962) et dans « Notre Route » (juillet 1962).


Dans la littérature critique sur l’Anarchisme, il existe une opinion largement répandue selon laquelle l’anarchisme – qui est la négation catégorique de la société actuelle et du droit actuel – a une position aussi négative sur le droit en général, même dans la société libertaire future.

Cette opinion est absolument fausse.

L’erreur a pour causes :

La confusion méthodologique sur le problème des rapports entre le droit et l’État dans les études anarchistes elles-mêmes.
Des définitions assez variables du droit et de la société d’une part chez les anarchistes, et d’autre part, chez leurs critiques.
Des déclarations hâtives et vides de sens chez certains militants anarchistes. Quelques-uns d’entre eux, pourtant d’une certaine naïveté sociologique, sont arrivés à être sincèrement convaincus que l’anarchie signifie absence de toute sorte de règlement juridique, c’est-à-dire un complet désordre ; ils ne font ainsi qu’aider les critiques anti-anarchistes. D’autres s’imaginent que les hommes vont changer d’un coup et complètement par le simple fait de connaître l’idéal anarchiste. Les troisièmes enfin, rêvent aux possibilités de la création, grâce au progrès technique, de conditions sociales telles qu’on évitera l’influence obligatoirement limitative du droit.
La tendance générale de paresse qui est encore plus marquée chez ceux qui se considèrent critiques de l’anarchisme, mais qui ignorent absolument tout de l’anarchisme et qui ne se donnent pas la peine de connaître au moins l’essentiel de la pensée libertaire.
Et enfin, la critique tendancieuse et consciencieusement fausse, qui a été introduite dès Engels, sur tout ce qui touche la sociologie et la philosophie, critique dite du « socialisme scientifique » (par exemple la brochure de Plekhanov : « socialisme et anarchisme).

Le problème du droit et de l'État

Le problème qui nous intéresse peut se présenter ainsi : il faut chercher l’existence d’une société où rien – ni dans les institutions ni dans les rapports humains – ne puisse limiter la volonté de personne ; où chacun sera autonome ; où la juridiction qui règle la vie humaine sera une affaire personnelle mais non plus la volonté collective, même dans ses meilleures expressions.

L’anarchisme se propose cette tâche, de trouver cet ordre social :

« … dans lequel il n’y aura aucun gouvernement, aucun défenseur officiel de morale, ni prison, ni bourreau, ni riche, ni pauvre, où tout le monde sera égal en droits ; des frères ayant chacun leur part quotidienne de peine, vivant en accord et en amour, non par la force d’une loi d’obligation qui punit sévèrement ceux qui ne lui obéissent pas, mais par la force des rapports mutuels, des intérêts de l’un et de l’autre par la force de l’inévitable loi de la nature » (Reclus).

Comment l’anarchisme résout-il cette question ? La révolte contre le pouvoir, contre le droit de l’État, contre le droit basé sur la loi, tout cela a commencé il y a bien longtemps [1] ;

Des sociologues impartiaux ont démontré dans leurs recherches que l’État (la société autoritaire avec un pouvoir établi) n’est pas la première forme des sociétés humaines ; que les peuples ont commencé leur vie historique dans des forces « sans autorité établie ». L’État apparaît comme le résultat de phénomènes complexes : d’une culture matérielle et intellectuelle particulière, d’une différenciation progressive dans la société ; en même temps, comme conquête et comme résultat de cette conscience progressivement développée des avantages et même des biens éthiques d’une solidarité entre les différents éléments de ce tout humain.

Ces mêmes sociologues nous ont montré le développement parallèle de l’institution du pouvoir qui englobe progressivement des fonctions qui appartenaient avant aux organismes sociaux de caractère local et autonome. Si certaines de ces fonctions, en dehors même de leur origine, ont mieux été exécutées par le nouveau pouvoir, de nombreuses autres fonctions l’ont été très mal, sans satisfaction, et ensuite avec une constante injustice pour les droits fondamentaux de l’individu du groupe local, de la liberté.

Ce processus d’hypertrophie gouvernementale, et comme contrecoup, le refus d’acceptation de l’idée du pouvoir est bien exprimée, par Durkheim, par exemple :

« Le pouvoir gouvernemental… tend à engloutir en lui-même toutes les formes d’activité qui ont un caractère social en laissant dehors seulement l’ardeur humaine. Mais alors, il est obligé de prendre un nombre considérable de fonctions pour lesquelles il n’est pas apte et qu’il exécute de manière insuffisante. À plusieurs reprises, on a remarqué que sa passion de prendre tout à son compte n’a d’égal que sa pleine impuissance à régler la vie humaine. De là le gaspillage énorme des forces d’énergie – ce dont on l’accuse avec raison – qui, en réalité ne correspond pas au résultat obtenu. D’autre part, les hommes n’obéissent à aucune autre collectivité en dehors de l’État, parce que l’État se proclame le seul organisme collectif. Ils prennent l’habitude d’envisager la société exclusivement à travers l’État, toujours en dépendance de l’État. Et pourtant l’État se situe très loin d’eux, reste toujours une chose abstraite, ne peut leur donner une influence proche immédiate. C’est pourquoi dans le sentiment social de l’humanité il n’y a ni participation consciente, ni énergie suffisante. Dans une grande partie de leur vie, autour d’eux, il n’y a rien, il n’y a que le vide. Dans ces conditions, les hommes sont entraînés inévitablement, soit vers l’égoïsme, soit vers l’anarchie » (Durkheim).

C’est sur ce terrain – la tendance de l’État à tout engloutir, la personne humaine, son besoin social, à paralyser sa volonté et ses actes par des sanctions – que naît la révolte anarchiste.

Mais cette révolte, est-elle une révolte contre le « droit » en général ? Les anarchistes envisagent-ils, une fois le gouvernement démoli, les bases de la société actuelle abolies, de ne les remplacer par rien ? De laisser les individus s’organiser comme bon leur semble ?

En réalité, il faut le dire, le problème du droit n’est pas traité d’une manière suffisamment claire par les anarchistes. Nombreux sont ceux – nous l’avons déjà dit plus haut – qui croient à un changement miraculeux et absolu de la nature humaine qui n’aura plus besoin que de son droit « purement humain ». Pour cela, certains croient, à la force magique de l’égoïsme, d’autres, à la solidarité, les troisièmes mettent leur espoir dans la force de l’opinion publique, les quatrièmes dans le progrès intellectuel et moral des hommes, les cinquièmes enfin, croient même à la nature particulière « de l’homme nouveau » chez qui disparaîtra, pour toujours, avec la disparition de la propriété et de l’État, tout le côté « mauvais ».

Mais en dehors de tous ces miracles, les anarchistes en général, et les anarchistes-communistes en particulier, reconnaissent d’abord un autre facteur : « L’organisation ». L’anarchisme construit l’organisation non sur le principe du pouvoir de classe, comme l’organisation capitaliste mais sur le principe de solidarité et d’entraide. Le principe même de l’organisation est accepté par la plupart des anarchistes contemporains :

« L’anarchisme, écrit de Paepe, est le changement de la politique sociale des organisations gouvernementales par l’organisation de la production ».

Merlino pense que :

« Dans l’organisation est le sens essentiel de l’anarchisme ».

Les ouvriers espagnols déclarent dans un manifeste :

« Le devoir le plus important de l’anarchisme est une organisation sociale qui correspond réellement aux besoins de la société ».

Ainsi, la nécessité d’une organisation économique, même si elle a un caractère surtout local, devra réellement remplacer l’appareil actuellement en place.
La criminalité

On ne peut pas dire pour autant que tous les « criminels » actuels disparaîtront avec la destruction du gouvernement étatique, avec tout son organisme policier, pénitentiaire, etc. Une grande majorité des anarchistes-communistes, pense que, sous l’influence de la disparition de la propriété privée, il devrait se produire un changement assez profond et relativement rapide de la nature humaine. Les anarchistes individualistes surtout Tucker et Mackey n’acceptent pas la formule « tout appartient à tous », et affirment que ce principe est incompatible avec le principe essentiel de l’anarchisme : la liberté de l’individu. L’anarchiste communiste Sébastien Faure, voit la source de « tristesse mondiale », non tellement dans la propriété, mais dans l’organisation du pouvoir.

Que le régime social actuel, avec toutes ses institutions d’oppression, de punition, etc., engendre lui-même des criminels, c’est une évidence qu’on n’a même pas besoin de démontrer. Mais de là à affirmer que dans la réalité libertaire vont immédiatement disparaître tous les instincts anti-sociaux, toutes les raisons de la criminalité, c’est un peu rapide. Même si nous sommes d’accord avec ce que certains anarchistes affirment : la criminalité dans une véritable société libre sera l’expression exclusive de « criminels innés », c’est-à-dire de cas où on ne peut pas intervenir ; même pour cela, il faut au moins quelques années de pratique libertaire pour que les êtres humains soient éduqués dans des conditions nouvelles. En tout cas, croire à un changement immédiat de l’homme, au changement de toute sa nature psychologique dès l’écartement du pouvoir, tout cela nous semble un peu exagéré.

(L’auteur cite ici Lavrov et son livre « L’élément du pouvoir dans la société future » – Note du traducteur).

On peut citer aussi l’opinion de l’anarchiste bien connu, Malatesta :

« En tout cas… le peuple ne permettra pas sans se défendre qu’on touche à sa liberté, à son bien-être, et si c’est nécessaire, il trouvera le moyen de se défendre contre les tendances anti-sociales de quelques individus. Mais pour cela, faut-il fabriquer sans arrêt des lois ? Quand le peuple rejette ce qui lui semble néfaste, il trouvera le moyen de le faire d’une meilleure façon que tous les législateurs » (Malatesta, Anarchie).

Éléments conventionnels et spontanés

Étant donné que toute organisation est le résultat d’un accord, elle mène par conséquent, à une modification de la vie de chacun.

(l’auteur ici, cite les travaux de Shtamler, surtout « les bases théoriques de l’Anarchisme »).

Cela est d’ailleurs évident : nier la limitation de la volonté individuelle dans un accord signifie qu’on considère cet accord comme absurde ; supposer que chaque membre d’une organisation peut s’en aller quand il veut, à n’importe quel moment, et pour n’importe quel motif – cela est impensable, car on peut ainsi détruire facilement toute l’œuvre collective à laquelle l’organisateur doit servir, sans parler du manque d’estime pour les autres membres de cette organisation.

Nous ne connaissons pas une seule société humaine, même avant la formation des premiers États, dans laquelle il n’y eut aucun ordre. La vie commune exige certains règlements. Ces règlements peuvent seulement être différents.

En dehors de certaines règles juridiques, il existe dans les sociétés humaines ce que Shtamler appelle : « les règlements conventionnels » [2]. Ce sont des normes :

« Dans les règlements de conduite humaine d’exigence éthique, dans les formes de rapports sociaux, dans le plus étroit sens du mot, une espèce de mode de toutes les habitudes en cours, quelque chose comme le codex des chevaliers du Moyen-Âge, ou le codex des corporations artisanales ».

La force réelle de ces forces conventionnelles peut-être plus considérable que les forces des écrits juridiques. La différence fondamentale, interne, entre les règlements conventionnels et les écrits juridiques, réside dans le fait que les premiers ont pour base un accord :

« Les hommes se soumettent à partir exclusivement d’un accord, un accord peut-être même pas manifesté, comme sont la plupart des faits dans la vie sociale, mais quand même un certain accord ».

Tandis que le droit juridique est créé par la loi, elle-même créée par un corps spécialisé, détaché, choisi, qui a pour but, avant tout, de sauvegarder l’ordre établi, d’imposer son « droit » sans se soucier vraiment des aspirations et des besoins humains. Le droit réel, l’ensemble des règlements conventionnels, basé sur l’accord des hommes qui les acceptent, c’est à proprement parler le droit anarchiste. Et ce droit est reconnu, comme nous le verrons plus loin, par les plus évidents représentants de la pensée libertaire. Car ni l’existence même de l’organisation sociale, ni son progrès, ne sont possibles sans un certain règlement des rapports sociaux. Il est évident que ce droit ne peut pas assurer à chacun une liberté illimitée.

Après cet aperçu théorique un peu schématique, il nous faudra connaître directement les opinions de chacun des meilleurs représentants de la pensée anarchiste sur le rôle du droit dans la société future.

I. Godwin

Comme le souligne Eltzbacher, Godwin refuse le droit « totalement et en bloc ». Il part de la constatation que le droit est en même temps une exclusivité et une imposition, et quelque chose de chaotique, pas suffisamment déterminé ; qui néglige l’individu, qui a la prétention d’une prophétie. En même temps, Godwin refuse l’État en considérant tout gouvernement, sous toutes ses formes, comme l’expression de la tyrannie et de la haine. Godwin parle en même temps des communes comme organisations réglant la vie mutuelle pour le bien de tous, et remarque la nécessité pour les individus d’accepter ces communes. En envisageant l’éventualité d’une « injustice » par un membre particulier de la commune, Godwin parle d’un comité des sages qui décidera de la possibilité de corriger le criminel ou de le chasser. Enfin, Godwin envisage, pour des cas extraordinaires, des réunions élargies et particulières, soit régionales, soit même nationales, par exemple pour discuter sur des conflits entre des communes, pour les nécessités d’une défense commune contre une attaque ennemie. Godwin, comme tout rationaliste, considère que la pratique de ces institutions nouvelles, ira beaucoup plus loin que la pratique des institutions existantes.

Aussi le droit juridique actuel est remplacé par certains règlements dans des formes nouvelles, la forme anarchiste de la structure communale.

II. Proudhon

Dans sa théorie, Proudhon est en constante contradiction entre les exigences d’une liberté personnelle absolue et de l’égalité sociale complète des membres de la société…

Il est vrai que Proudhon demande la suppression de toutes les normes juridiques en vigueur dans la société actuelle ; mais en même temps, il affirme le caractère universel et l’importance des normes acceptées et appliquées d’après les contrats sociaux et à partir desquels sera construite la nouvelle société.

Il va même plus loin, en envisageant des répressions, des condamnations contre ceux qui ont refusé d’exécuter le contrat.

D’ailleurs, des contradictions semblables existent chez Proudhon en ce qui concerne la centralisation et l’État. On peut appeler les projets de Proudhon pour la société qui remplacera la société bourgeoise des projets « anarchistes », « fédéralistes », etc., mais ces projets portent en eux certains caractères étatiques. Le mot même « anarchie » est utilisé chez Proudhon dans deux sens différents : dans l’un, il signifie l’idéal, la vision d’une société absolument sans pouvoir, dans l’autre, c’est simplement une forme d’organisation politique qui se caractérise par la prépondérance des principes d’autonomie et d’autogestion sur le principe d’une centralisation gouvernementale.

Il faut dire que les compromis et les corrections de Proudhon vont encore plus loin. Si, dans ses « confessions », il développe le système complet d’une société basée sur le principe de la centralisation, dans son « principe fédératif » il reconnaît ouvertement que « l’anarchie », dans sa forme pure (manque absolu de pouvoir), est irréalisable et que la solution réaliste des problèmes politiques doit partir du « fédéralisme », compromis réaliste entre l’anarchie et la démocratie.

III. Bakounine

Personne n’a écrit de critiques aussi profondes et aussi passionnées contre l’État. L’État, pour Bakounine est partout et toujours un mal :

« L’État, ce n’est pas la société humaine mais seulement la forme historique de cette société, la forme la plus abstraite, la plus brutale. Historiquement, l’État est né dans tous les pays comme le fruit d’une union sinistre entre la violence, le vol, et la dévastation, en un mot, de guerres et de conquêtes militaires, toujours soutenu par les dieux, eux-mêmes nés de la fantaisie théologique et superstitieuse des peuples primitifs. L’État a été depuis sa naissance, et restera jusqu’à son dernier soupir, une justification de la force brutale, la victoire de l’injustice. L’État c’est le pouvoir, c’est la force, c’est la démonstration de la brutalité. Il ne peut pas utiliser la méthode de persuasion et chaque fois qu’il a l’occasion de l’utiliser, il le fait contre le bon sens. Quand il ne prend même pas la peine de cacher sa propre nature, il devient ouvertement une violence contre la volonté humaine, une négation de la liberté humaine.

Même quand il veut faire du bien, l’État corrompt et enlève toute valeur à ce bien car il commande toujours et chaque commandement fait naître une juste révolte pour la liberté » (Bakounine, « Dieu et l’État »).

Bakounine dit, à un autre endroit :

« L’État… est un immense cimetière où s’exécute l’autosacrifice, la mort, l’enterrement de toutes les manifestations de la vie individuelle, de la vie collective, de la vie tout simplement. C’est un autel sur lequel la liberté réelle, le bien-être des peuples est donné en offrande à la puissance gouvernementale et chaque fois que cette offrande est plus complète, l’État est le plus parfait. L’État… c’est une abstraction qui détruit la vie des peuples » (Bakounine, « Lettres sur le patriotisme »).

Mais l’État, indique toujours Bakounine, est un mal « historiquement nécessaire », comme on peut dire qu’était nécessaire la « bestialité » des premiers humains, l’imagination théologique des hommes. L’État doit disparaître. Il doit être remplacé par une société libre, qui, en partant des principes de satisfaction des nécessités humaines fondamentales, se construira sur les bases d’une autonomie totale ; à partir de la petite commune, vers une union grandiose, mondiale qui unira tous les êtres humains. Le chaînon entre ces différentes unités, ne sera plus la violence, elle ne s’imposera pas par une loi de là-haut mais dans des accords libres entre tous. La volonté commune, voilà la source de toutes les normes juridiques de Bakounine ; une fois cet accord libre il aura la force d’une obligation.

IV. Kropotkine

Nous avons déjà parlé un peu plus haut, de ses conceptions sur le pouvoir.

Dans « La parole d’un révolté », « La conquête du pain », il donne un tableau saisissant et complet de la société future, une fédération de communes, basée sur des accords entre les hommes libres et égaux.

Le droit civil et le droit criminel trouvent chez Kropotkine une critique implacable :

« Si nous voulions étudier les millions de lois qui veulent s’imposer sur toute l’humanité, nous pouvons facilement remarquer qu’elles peuvent être divisées en trois vastes groupes :

— les lois qui défendent la propriété,

— les lois qui défendent le gouvernement,

— les lois qui défendent la personne humaine.

Mais elles sont toutes les trois également inutiles et nuisibles.

Les sociologues connaissent bien le rôle des lois sur la propriété… elles servent, non à assurer à chaque individu, ni même à la société tout entière, les fruits de leur travail. Au contraire, la loi sert à justifier le vol de la plus profonde partie du fruit du travail des mains de celui qui le produit, et à défendre les voleurs.

En ce qui concerne les lois qui défendent le gouvernement, est-il nécessaire de les défendre quand on sait que tous les gouvernements monarchiques, constitutionnels, républicains, etc. ont pour but d’imposer par la violence les classes privilégiées : l’aristocratie, la bourgeoisie, le clergé.

Plus de préjugés existent pour le troisième groupe de lois, celles qui prétendent défendre la personne humaine. Les anarchistes doivent dire ouvertement que ces lois sont aussi inutiles, aussi nuisibles, que les autres. Il faut dire d’abord qu’environ 75 % de tous les crimes contre la personne humaine sont en réalité dirigés contre les biens d’autrui. Ces crimes doivent logiquement disparaître quand disparaîtra la propriété privée. Pour les autres, ont-ils par hasard disparu à la suite des punitions atroce des criminels ? Les tueurs ont-ils renoncé sous la menace de la pénalité ? Celui qui veut tuer son prochain par vengeance, par passion, n’envisage pas les conséquences de son crime ».

Kropotkine, ainsi que ses prédécesseurs, accepte des normes, dans les rapports entre les hommes, l’obligation de remplir un contrat librement accepté. Dans « La conquête du pain », par exemple, il s’arrête longuement devant les objections et les critiques faites à ce sujet à l’anarchisme-communisme. Il faut dire que dans ses réponses, Kropotkine se montre avant tout humaniste, croyant plus dans l’amour des hommes que dans la force de la logique. Il a sans aucun doute raison, quand il dit que :

« Ceux qui ne voudront pas travailler seront une minorité, une toute petite minorité ».

C’est pourquoi, avant d’envisager de les punir, il faudrait savoir pourquoi précisément ils ne veulent pas travailler.

Et pourtant, avant de pouvoir étudier les causes et ensuite de pouvoir les éliminer, les récidives d’inaction et en général le refus d’accepter une certaine discipline, de se soumettre à une décision collective, ces manifestations peuvent avoir lieu, même dans la meilleure société, la plus parfaite commune. Faut-il pour cela envisager qu’il ne puisse exister aucune situation sociale qui ne pourra éviter les réfractaires, et les soucis qui en découlent ? Dans ce cas, il ne restera rien d’autre à la société – n’importe quelle société – que de chasser ses insoumis. Mais cette attitude est une punition terrible, même si nous acceptons que cette personne soit indigne. Et inévitablement naît un doute : l’homme chassé de la commune trouvera-t-il un meilleur endroit pour vivre ?

Il faut donc envisager autre chose.

V. Tucker et les individualistes

Dans ses constructions philosophiques, Tucker suit les enseignements de Stirner et de Proudhon : du premier, Tucker prend le principe de la souveraineté absolue de l’individu ; chez le second il cherche les méthodes par lesquelles il espère changer la société actuelle en une société libre, construite sur les principes des accords individuels.

Comme tout individualiste extrême, Tucker rejette catégoriquement toute organisation imposée. À partir de cela, il critique violemment l’État :

« L’État, c’est le plus grand criminel de notre temps. Ses actes ont pour rôle, non de défendre l’essentiel, c’est-à-dire l’individu, mais au contraire de le limiter, l’opprimer, l’attaquer ».

Tucker critique avec force, tous les monopoles : le gouvernement, et les classes qui le défendent, la monnaie, les lois. Aux monopoles, il oppose dans la future société, le principe d’une concurrence illimitée :

« La concurrence générale et illimitée signifie la paix absolue et la plus juste coopération ».

De là, la lutte acharnée de tous les anarchistes individualistes contre le socialisme étatique : ils lui reprochent d’être la victoire de la foule en opposition à celle de l’individu ; chez lui, le pouvoir arrive à son point culminant ; les monopoles à leur plus grande puissance. En même temps, les anarchistes-individualistes ne veulent pas accepter la différence essentielle entre le socialisme étatique et l’anarchisme-communisme. Pour eux, ce dernier n’est qu’une phase dans le développement général de la doctrine socialiste :

« L’anarchie signifie la liberté absolue tandis que le communisme refuse la liberté surtout la liberté de production et d’échange, celle qui et la plus importante, sans laquelle toutes les autres libertés n’auront en réalité aucune valeur ».

L’anarchisme individualiste, dans la vision de Tucker, est :

« Une organisation sociale harmonieuse qui donne à ses membres la plus grande liberté individuelle qui conditionne l’égalité pour tous ».

Tucker voit la seule limitation du droit de l’homme et la seule obligation de l’homme uniquement dans le respect des autres.

La violence sur l’individu, le droit de propriété sur l’autre, le droit basé sur le travail en dehors même de tout monopole – tout cela est inadmissible. Le moment le plus original dans la théorie des anarchistes-individualistes, est celui de leur acceptation de la propriété privée. Le problème qui se pose aux individualistes est le suivant : faut-il accepter dans la société anarchiste que les individus utilisent les moyens de production qui sont aussi une propriété individuelle ? Si l’anarchiste-individualiste répond négativement il donnera droit à la société d’entrer dans les sphères individuelles ; mais alors la liberté absolue de l’individu, qui est à la base de leur théorie, ne sera qu’une fiction. Ils ont donc choisi la deuxième réponse et ils réintroduisent la propriété privée des moyens de production et de la terre ; autrement dit, le droit du produit du travail intégral entre dans l’anarchisme-individualiste.

En acceptant l’égoïsme comme unique force motrice de l’homme, Tucker en déduit la loi de la liberté égale pour tous. La limite logique du pouvoir de chaque individu se trouve précisément dans cet égoïsme. La source des normes du droit, lui-même basé sur la volonté de tous, réside dans la nécessité d’accepter et d’honorer la liberté de chacun. Ainsi, l’anarchiste-individualiste, non seulement accepte le droit comme résultat d’un accord commun, mais tends même à le défendre.

Même si nous admettons que l’anarchisme-individualiste satisfait intégralement tous les besoins humains, le fait d’accepter la possibilité, pour l’organisation sociale, de réagir aux actes individuels – ce fait se trouve en contradiction avec l’idéal individualiste.

Donc, ici, comme dans l’anarchisme-communisme, nous nous heurtons à cette impossibilité tragique, résoudre l’incompatibilité entre individu et la société dans le sens d’une liberté absolue de l’individu, ou de la nécessité d’une société harmonieuse. Tout refus ou non exécution de l’accord représente déjà en soi une infraction au droit d’autrui.

Si l’anarchisme refuse d’accepter ce fait, qui est la conséquence inévitable d’un tel ordre de rapports, l’anarchisme doit accepter la nécessité de certaines normes.

Conclusion

De tout exposé, il résulte que l’anarchisme n’est pas un rêve imaginaire, mais une réalité qui tend à donner une vie, un sens réaliste et logique à cette révolte de l’esprit humain contre toute violence. Pour cela, il ne doit parler par fictions comme « cette liberté absolue, illimitée » par rien et par personne, cette négation du devoir, cette irresponsabilité totale, etc. La contradiction éternelle – incompatibilité entre individu et la société – semble insoluble car cette contradiction semble basée sur la nature même de l’homme, sur son besoin de personnalité et son besoin d’épanouissement social. Et vouloir, par un entêtement fanatique, des « solutions » sociologiques, « résoudre le carré dans le cercle », cela signifie qu’on s’affaiblit soi-même, qu’on laisse sans défense tout ce qui dans la conception anarchiste est incontestable, a une valeur.

Disons-le ouvertement, l’anarchisme admet, et doit admettre, le « droit », son « droit libertaire ». Ce droit ne ressemblera ni dans son esprit, ni dans sa forme, à la juridiction de la société contemporaine, la société bourgeoise, la société capitaliste ; il ne ressemblera pas non plus aux « décrets » de la dictature socialiste.

Ce « droit » ne sera pas de l’idée de détacher l’individu de la collectivité ; toute norme, toute obligation ne doit plus servir aux abstractions comme « intérêt suprême », « bien commun », etc. où l’individu doit se sacrifier.

Le droit anarchiste ne doit pas être un torrent des « biens » qui se déversent de « là-haut ». Il ne pourra être ni une invention ni un isolement. Il sera organiquement provoqué par cette inquiétude de l’esprit qui, sentant en soi la force de création, la soif d’actes créateurs, réalisera ses désirs dans la réalité, dans des formes accessibles pour les hommes. La garantie de ce droit sera la responsabilité pour ma liberté et la liberté des autres. Comme tout droit, il doit être défendu. La forme concrète de cette défense, ne peut pas être indiquée d’avance. Elle correspondra aux besoins réels de la société à ce moment donné.

Alexéi Borovoï

(traduit du russe dans « L’Anarchisme », édité à Moscou, édition « Culture et Révolution », 1918, chapitre VII, pages 134 à 146)


[1] L’auteur fait ici un rappel historique depuis Marc Aurèle.

[2] Depuis Shtamler, les travaux de nombreux ethnologues, psychologues, ont démontré l’importance des associations et des règlements spontanés « sauvages », non autoritaires.
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