Chapitre 1.
— Fernand Pelloutier, une pratique théorisée
Comment naissent les Bourses du Travail ? C’est, après une longue période de sommeil qui suit le lancement de l’idée, la pétition ouvrière adressée au Conseil Municipal de Paris, en 1875. Elle demande « l’étude de l’établissement... d’une Bourse du Travail... afin d’abriter les nombreux groupes d’ouvriers qui se réunissent chaque matin pour l’embauchage des travaux du port et autres ».
Ce n’est qu’en 1886 qu’un rapport favorable est déposé, puis adopté. Et, après l’ouverture d’un local officiel, provisoire (un ancien centre maçonnique), la Bourse du Travail de la rue du Château d’Eau est inaugurée en mai 1892.
Dans la plupart des villes de province, d’autres Bourses s’ouvrent, principalement dans le Midi, mais aussi dans le Rhône, la Loire, l’Ouest. Si bien qu’un premier congrès, tenu à Saint Etienne (1892) réunit les représentants d’une dizaine de centres. Bien que ce soient des municipalités qui patronnent ces Bourses, les délégués s’affirment résolument « contre l’ingérence des pouvoirs administratifs et gouvernementaux... qui s’est manifestée par la déclaration d’utilité publique... proposée par le gouvernement... pour nuire à leur développement ». Il y a en effet volonté de la part des autorités – elle caractérise la loi Waldeck-Rousseau – de faire entrer les organisations ouvrières dans la légalité, d’en désamorcer les tendances socialistes ou subversives.
Les fédérations professionnelles et les syndicats se multiplient, eux aussi. Encore qu’ils soient pour la plupart d’inspiration politique, rattachés à des fractions socialistes. C’est cependant sous le signe de l’organisation économique qu’à Nantes (1894) les deux Congrès (Bourses et Fédération des Syndicats) décident la fusion, contre la volonté des leaders politiques. Et en 1895, les statuts de la Confédération Générale du Travail commencent comme suit « Les éléments constituant la Confédération devront se tenir en dehors de toutes les écoles politiques ».
Dès lors fonctionnent, au sein d’une même organisation, les Bourses de Travail appelées par la suite Unions locales ou départementales, et les syndicats professionnels affiliés aux fédérations nationales de métier ou d’industrie. En 1900 il existe 57 Bourses et un millier de syndicats ; en 1908, plus de 150 Bourses et plus de 2000 syndicats.
Il y a, de la part de Fernand Pelloutier (1867-1901), qui sera l’organisateur tenace et dévoué, mais aussi l’homme qui mettra au clair une pensée syndicaliste révolutionnaire, la recherche d’une conception de société ouvrière qui constituerait en même temps une contre-société. Lui est parti d’une sorte de républicanisme anticlérical et socialisant, exprimé dans les colonnes d’un journal démocrate de Saint- Nazaire, soutenant et parfois inspirant un jeune avocat dont le nom est Aristide Briand. C’est l’époque de la création des chantiers navals de la Loire, avec la rapide concentration ouvrière, la venue vers la ville des paysans de la Brière, la naissance des premiers syndicats, les nouveaux problèmes de la croissance du port.
Les structures sociales sont en voie de mutation. Pelloutier voit peu à peu se profiler, à coups d’expérience, de lectures, d’enquêtes journalistiques, de désillusions électorales, les possibilités d’une classe ouvrière rendue consciente par l’effort de milliers d’activistes, et d’esprit conquérant, n’acceptant point de se laisser manipuler ou enchaîner par les pouvoirs. Un cheminement qui le conduira droit vers la pensée et les milieux libertaires.
Il brûle ses forces et use fiévreusement ses capacités pendant la dizaine d’années qu’un mal implacable – appelé à l’époque diathèse tuberculeuse et qu’un lupus facial dénonce – lui concède, pour imaginer, lancer, réaliser parfois, les structures d’une force prolétarienne, autonome et combattante.
Avec tous les services dont elle a besoin : éducation, informations, statistiques, échanges, oeuvres de solidarité et de soutien, éditions, liaisons internationales, organisations locales et nationales. A cela se mêlent ou s’ajoutent des idées apocalyptiques symbolisant, avec toujours des points de départ réels, la puissance d’intervention et les capacités propres de la classe ouvrière, comme la grève générale. Aussi, des prolongements pratiques de traditions compagnonniques, – comme le « viaticum » – des emprunts à des « inventions » étrangères comme le boycott. Par la suite, viendront arrondir ce capital à la fois réaliste et porteur d’avenir, les apports surgis de l’imagination d’autres militants : le sou du soldat qui permet le maintien de la filiation et de la solidarité syndiqué-soldat, ou le sabotage, c’est-à-dire la lutte au sein même de la production pour défendre le consommateur et pénaliser le patron.
Il y a chez Pelloutier, comme chez des socialistes du type allemaniste, c’est-à-dire partisans de l’action directe et opposés aux méthodes parlementaires, ou encore chez les militants produits naturels des luttes ouvrières, une méfiance spontanée envers le centralisme, envers le parti pensant au lieu et place du prolétariat, du guesdisme pour tout dire. L’accord s’établit donc aisément avec nombre de compagnons anarchistes qui trouvent dans les syndicats un milieu privilégié pour leur propagande et un instrument de lutte révolutionnaire.
Le syndicalisme de la CGT de la dernière décennie du XIXe siècle et de la première décennie du XXe siècle est un confluent de tendances, un laboratoire pratique. Son esprit est d’indépendance et de combat, grâce surtout à ce qui sera désigné sous le nom de « minorités agissantes » – car les pressions extérieures et les phénomènes de bureaucratisation ou d’intégration ne sont pas négligeables – lors même qu’il ne refuse pas de bénéficier des dispositions légales ou de subventions officielles. Les batailles doivent se livrer sur tous les terrains, mais il s’agit d’une guerre. Du moins, pour ceux que Fritz Brupbacher appelait « les chefs de guerre ». Ainsi, quand Millerand propose d’aménager la loi de 1884 qui concerne les syndicats, en leur accordant le droit de commercer et de se présenter en justice, proposition soutenue par Jean Jaurès (bien plus souple, libéral et respectueux du syndicalisme libertaire que Jules Guesde), Pelloutier, au nom de la Bourse de Nevers, fait preuve de scepticisme non seulement pour les chants de sirène du pouvoir, mais aussi pour la facilité suivant laquelle la puissance ouvrière pourra être bâtie : « Le prolétariat, dit le citoyen Jaurès, doit avoir confiance en lui-même. Bon conseil en vérité quand dans chaque syndicat il y a un militant pour neuf égoïstes, quand on sait que les syndicats les plus riches sont ceux qui pratiquent le moins le devoir de solidarité. Combien de syndicats consentiront à faire grève quand, ayant acquis des biens et engagé leurs capitaux dans des opérations commerciales, ils auront pris le goût de la propriété... ? ».
Rage d’action, de création, équilibrée par une connaissance combien concrète des gens et des choses. Quand son « Ouvrier des Deux Mondes », une revue d’étude dont il voudrait doter le mouvement syndical, rencontre des difficultés financières, alors que travaux et collaborations sont tous volontairement bénévoles, il écrit : « On goûte peu les lectures sérieuses en France, tant est profonde la paresse d’esprit nationale, et ceux-là même qui conseillent la foule et qui lui recommandent l’étude et la réflexion pour l’affranchissement économique sont les premiers à dédaigner tout effort intellectuel... ».
Difficile donc d’enserrer Pelloutier dans le corset d’une doctrine immuable. Il cherche en permanence, à coups de pratiques. (Sans doute, ceux-là mêmes qui, par commodité, figent sa pensée pour s’en réclamer – de même que ceux qui partent en guerre contre lui – seront malheureux de se voir rappeler qu’en dépit de son internationalisme naturel, il était partisan de la défense nationale !).
Dans la société industrielle qui s’organise et se développe sous la conduite d’un capitalisme entreprenant et féroce, avec ses crises, ses scandales mais aussi sa production sans cesse croissante, la création des grands groupes comme le Comité des Forges ou le Consortium Textile, la montée des Banques de crédit, l’exportation des capitaux, l’heure impose aux révolutionnaires l’essai de modes d’action nouveaux, adaptés. Le remue-ménage d’idées, les utopies pseudo-scientifiques, les complots armés, les attentats de colère, de révolte et de défi, les généralités républicaines, tout cela est encore dans la trame du présent, mais appartient déjà au passé, en ce sens que la vie quotidienne nouvelle y est étrangère, qu’elle exige d’autres perspectives, d’autres issues, ou, si l’on penche vers le pessimisme, d’autres illusions.
Rien d’immuable dans cette recherche, à la fois volontariste, ambitieuse et fragile. Les adversaires socialistes de type jacobin ne se font pas faute de mettre en évidence les faiblesses et les ambiguïtés de leur concurrent dans le monde ouvrier, un concurrent terriblement craint.
Etienne Buisson, dans un petit livre édité par et dans les Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy – en 1907 –, ne se contente pas de livrer bataille sur le plan doctrinal ; il attaque au niveau des situations et des chiffres. On y trouve le terme d’anarcho-syndicalisme, qui ne se généralisera, et ne sera revendiqué, que bien plus tard, après la guerre de 14-18. Pas question pour lui de nier les frontières : « Il est donc indispensable que le P. S. se rendant un compte exact de la valeur spécifique de chacune des écoles syndicalistes, prenne nettement parti, car s’il restait volontairement dans le vague, il pourrait un jour ou l’autre se trouver dans une situation difficile ou dangereuse vis-à-vis de ceux qu’on pourrait appeler les syndicalistes politiques, qui poursuivent le même objet que lui : l’émancipation sociale des travailleurs, mais par des voies très différentes, souvent même opposées ». Il réagit là, au sein du Parti Socialiste, contre les tendances conciliatrices de Jaurès, contre l’Humanité qui ouvre ses chroniques syndicales à Griffuelhes.
Et Paul Faure attaque de son côté : « ... le parti socialiste serait blessé à mort si les travailleurs acceptaient jamais de déserter la lutte politique et que, affaiblir et amoindrir les forces politiques ouvrières, disciplinées et organisées dans notre parti, c’est poignarder dans le dos la classe ouvrière et c’est par suite, qu’on le veuille ou non, servir la classe capitaliste ».
Merrheim leur a répondu d’avance, au Congrès d’Amiens (1906) : « ...vous faites du syndicat un groupement inférieur, incapable d’agir par lui-même ; vous ne voulez pas qu’il sorte de la légalité pour que, sur le terrain politique, il ne puisse gêner votre action. Nous affirmons au contraire qu’il est un groupement de lutte intégrale, révolutionnaire, et qu’il a pour fonction de briser la légalité qui nous étouffe, pour enfanter le droit que nous voulons voir sortir de nos luttes ».
Il reprend et précise ainsi la pensée de Pelloutier, exposée dans Les Temps Nouveaux – édités par Jean Grave –, en octobre 1895 : « Qu’est-ce qu’un syndicat ? Une association, d’accès ou d’abandon libre, sans président, ayant pour tous fonctionnaires un secrétaire et un trésorier révocables dans l’instant, d’hommes qui étudient et débattent des intérêts professionnels semblables. Que sont-ils, ces hommes ? Des producteurs, ceux-là mêmes qui créent toute la richesse publique. Attendent-ils pour se réunir, se concerter, agir, l’agrément des lois ? Non, leur constitution légale n’est pour eux qu’un
amusant moyen de faire de la propagande révolutionnaire avec la garantie du gouvernement, et d’ailleurs combien d’entre eux ne figurent pas et ne figureront jamais sur l’annuaire officiel des syndicats. Usent-ils du mécanisme parlementaire pour prendre leurs résolutions ? Pas davantage : ils discutent et l’opinion la plus répandue fait loi, mais une loi sans sanction, exécutée
précisément parce qu’elle est subordonnée à l’acceptation individuelle – sauf, bien entendu, où il s’agit de résister au patronat. Enfin, s’ils nomment à chaque séance un président, un délégué à l’ordre, ce n’est plus que par l’effet de l’habitude, car une fois nommé, ce président est parfaitement oublié et oublie fréquemment lui-même la fonction dont ses camarades l’ont investi.
Laboratoire des luttes économiques, détaché des compétitions électorales, favorable à la grève générale avec toutes ses conséquences, s’administrent anarchiquement, le syndicat est donc bien l’organisation, à la fois révolutionnaire et libertaire, qui pourra seule contre-balancer et arriver à détruire la néfaste influence des politiciens collectivistes.
Supposons maintenant que, le jour où éclatera la révolution, la presque totalité des producteurs soit groupée dans les syndicats ; n ‘y aurait-il pas là, prête à succéder à l’organisation actuelle, une organisation quasi libertaire, supprimant de fait tout pouvoir politique, et dont chaque partie, maîtresse des instruments de production, réglerait toutes ses affaires elle-même, souverainement et par le libre consentement de ses membres ? Et ne serait-ce pas l’association libre des producteurs libres ? ».
Même pensée exposée en 1896, dans le rapport présenté par Pelloutier au Congrès fédéral des Bourses, au nom du Comité fédéral :
« La révolution sociale doit avoir pour objectif de supprimer la valeur d’échange, le capital qu’elle engendre, les institutions qu’elle crée. Nous partons de ce principe que l’oeuvre révolutionnaire doit être de libérer les hommes, non seulement de toute autorité, mais encore de toute institution qui n’a pas essentiellement pour but le développement de la production. Par conséquent, nous ne pouvons imaginer la société future autrement que comme « l’association volontaire et libre des producteurs ».
Or, quel est le rôle de ces associations ? Chacune d’elle a le soin d’une branche de la production... les unes et les autres doivent s’enquérir tout d’abord des besoins de la consommation, puis des ressources dont elles disposent pour y satisfaire. Connaissant en premier lieu le rapport de la production à la consommation, les associations ouvrières utilisent les matériaux produits ou extraits par leurs membres. Connaissant également la quantité de produits qui leur manque et celle qu’elles ont en excédent, elles demandent ailleurs soit les associés dont elles ont besoin, soit les produits
spéciaux que la nature a refusés à leur sol...
La conséquence de ce nouvel état, de cette suppression des organes sociaux inutiles, de cette simplification des rouages nécessaires, c’est que l’homme produit mieux, davantage et plus rapidement, qu’il peut, par suite, consacrer de longues heures à son développement intellectuel, s’exonérer de plus en plus de la pénible main-d’oeuvre et d’organiser son existence d’une façon plus conforme aux instructives aspirations vers le studieux repos ».
Pour lutter « contre toute autorité », Pelloutier s’est appuyé sur des alliés naturels, les anarchistes, et il tente de rameuter tous ceux d’entre eux qui non seulement veulent s’opposer à la société d’exploitation, mais s’efforcent de la remplacer par une société libertaire. C’est, aux derniers jours de 1899, sa fameuse « Lettre aux anarchistes » où il dénonce le désordre du camp politique et magnifie l’opportunité, le possible destin d’un syndicalisme de libres producteurs combattants.
« Je serai bref : l’espace m’est mesuré, et d’ailleurs les paroles que je vais dire trouvent une illustration parfaite en la personne de propagandistes comme Malatesta, qui savent si bien unir à une passion révolutionnaire indomptable l’organisation méthodique du prolétariat. J’estime que le résultat du congrès socialiste nous trace de nouveaux devoirs. Nous avons jusqu’ici, nous anarchistes, mené ce que j’appellerai la propagande pratique (par opposition avec la propagande théorique de Grave) sans l’ombre d’une unité de vues. La plupart d’entre nous ont papillonné de méthode en méthode, sans grande réflexion préalable et sans esprit de suite, au hasard des circonstances. Tel qui la veille avait traité d’art, tenait conférence aujourd’hui sur l’action économique et méditait pour le lendemain une campagne antimilitariste.
Très peu, après s’être tracé systématiquement une règle de conduite, surent s’y tenir et, par la continuité de l’effort, obtenir dans une direction déterminée le maximum de résultats sensibles et précieux. Aussi, à notre propagande par l’écriture, qui est merveilleuse et dont nulle collectivité – si ce n’est la collectivité chrétienne à l’aube de notre ère – n’offre un pareil modèle, ne pouvons-nous opposer qu’une propagande des plus médiocres, et c’est d’autant plus regrettable que, par la solidité même de sa foi morale et économique – aussi éloignée du matérialisme marxiste que le
naturalisme de Zola est éloigné de celui d’Armand Silvestre –, l’anarchiste a des ressources d’énergie et une ardeur prosélytique pour ainsi dire inépuisables. Ce que je demande donc, c’est non certes l’unité de pensée telle même qu’elle pourrait résulter d’une conférence semblable à celle que nous tînmes à Londres en 1896, mais le choix ferme par chacun de nous, à la lumière de sa propre conscience, d’un mode particulier de propagande et la résolution non moins ferme d’y consacrer toute la force qui lui est départie.
La caractéristique du congrès socialiste a été l’absence totale des syndicats ouvriers. Cette absence a frappé tout le monde, et moi-même, bien que connaissant ! horreur professée depuis longtemps par les syndicats à l’égard des secteurs politiques, j’ai été surpris, je l’avoue, du petit nombre qu’il y avait à ce « premier » congrès général du parti socialiste. Cette absence fut le résultat d’un état d’esprit où il entre assurément beaucoup de scepticisme (je ne dis pas d’indifférence) à l’endroit de l’action parlementaire.
Les syndicats ne croient plus que médiocrement à l’efficacité et, par conséquent, à l’utilité des réformes partielles, qu’elles soient d’ordre politique ou d’ordre économique, et ils croient encore moins à la sincérité des parlementaires ; cela paraîtra particulièrement évident si l’on songe qu’après avoir témoigné, en termes parfois très chaleureux, leur reconnaissance pour les décrets du citoyen Millerand, ils ne crurent pourtant pas devoir se rendre au congrès où devait s’instruire le procès et s’opérer peut-être l’exécution du même citoyen Millerand.
Mais ne nous leurrons pas : il entre aussi dans l’état d’esprit des syndicats, ou plutôt il y entrait encore la veille du congrès, la crainte, je pourrais même dire la certitude que, comme tous les congrès où les socialistes ont agité des problèmes et des passions politiques, celui-ci verrait naître entre les diverses fractions présentes, et à la suite de querelles abominables (qui, d’ailleurs, n’ont pas manqué d’éclater), une nouvelle et irréparable rupture.
On ne pouvait pas admettre qu’où se trouvaient et les « Torquemada en lorgnon » et l’aspirant fusilleur d’anarchistes, et Lafargue et Zévaès, il n’y eut pas tentatives de chantage, extorsion de votes, pratiques d’une délicatesse douteuse et, si cela ne suffisait pas, retraite en bon ordre. Or, contrairement à toutes les prévisions, le congrès de 1899 a réalisé, sinon l’union, au moins l’unité socialiste. Tel était devenu le désir de la foule de ne plus voir ses efforts pour l’émancipation contrariés, souvent brisés par les compétitions des chefs socialistes, que ceux-ci ont compris enfin la nécessité de se soumettre et se sont soumis. Nous savons l’enthousiasme, un peu puéril, avec lequel a été accueillie cette unité du nombre – à laquelle nous préférons, nous, anarchistes, l’unité d’aspiration, mille fois plus puissante. Je crains donc qu’un enthousiasme pareil ne s’empare également des syndicats et des agglomérations de syndicats et ne détermine une partie d’entre eux à se remettre inconsidérément sous le joug politicien.
On objectera peut-être que l’unité née de ce congrès est artificielle et précaire. Je l’ai cru, moi aussi, tout d’abord ; je ne le crois plus aujourd’hui. Sans doute, le Parti Ouvrier français, celui dont l’existence nous est si précieuse qu’il faudrait l’inventer, s’il n’existait pas, tant sa morgue et son outrecuidance rendent haïssable à la masse corporative le socialisme politique, le Parti ouvrier français a su se faire, dans le comité général du parti, une place enviable et il s’efforcera, nul ne le conteste, d’y régner en maître, jouant de sa force numérique et de ses menaces de scission, comme
Jules Guérin naguère du dossier Félix Faure. Mais Jaurès se lassera bien un jour d’être dupe ; mais tel et tel que je sais feront peut-être, quelque soir, sur le dos des guesdistes, un solennel 18 brumaire ; mais – et surtout – les fédérations départementales autonomes auxquelles guesdistes et blanquistes ont bien imprudemment accordé une grande place – finiront par absorber le comité général, après avoir émasculé, en les abandonnant, le P. 0. F. et le P.S. R. dont elles sont aujourd’hui la substance. Il est vrai qu’alors le comité du Parti socialiste sera imprégné d’un esprit fédéraliste actuellement inconnu et qu’au lieu de trouver en lui la haine aveugle dont nous honorent les jacobins et les terroristes (en chambre), nous trouverons des gens sympathiques à la partie essentielle de notre doctrine : la libération intégrale de l’humanité.
Mais le Parti socialiste ne sera pas seulement encore un parti parlementaire, paralysant l’énergie et l’esprit d’initiative que nous cherchons à inspirer aux groupes corporatifs, il sera de plus un parti contrerévolutionnaire, trompant l’appétit populaire par des réformes anodines, et les associations corporatives, renonçant à l’admirable activité qui, en dix années, les a pourvues de tant d’institutions dues à elles-mêmes et à elles seules, se confieront encore aux irréalisables promesses de la politique. Cette perspective, est-elle pour nous plaire ? Actuellement, notre situation dans le monde socialiste est celle-ci : proscrits du « Parti » parce que, non moins révolutionnaires que Vaillant et que Guesde, aussi résolument partisans de la suppression de la propriété individuelle, nous sommes en outre ce qu’ils ne sont pas : des révoltés de toutes les heures, des hommes vraiment sans dieu, sans maître et sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou matériel, individuel ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la
culture de soi-même.
Accueillis, au contraire, à raison même de ces sentiments, par le « Parti » corporatif, qui nous a vus dévoués à l’oeuvre économique, purs de toute ambition, prodigues de nos forces, prêts à payer de nos personnes sur tous les champs de bataille, et après avoir rossé la police, bafoué l’armée, reprenant impassible la besogne syndicale, obscure mais féconde.
Eh bien ! cette situation, sachons la conserver ; et pour la conserver, consentons, ceux d’entre nous qui, à l’instar des collectivistes, considèrent l’agglomération syndicale et corporative d’un oeil défiant, à respecter, et les autres, ceux qui croient à la mission révolutionnaire du prolétariat éclairé, à poursuivre plus activement, plus méthodiquement et plus obstinément que jamais l’oeuvre d’éducation morale, administrative et technique nécessaire pour rendre viable une société d’hommes libres. Je ne propose, on le voit, ni une méthode nouvelle ni un assentiment unanime à cette méthode. Je crois seulement, en premier lieu, que, pour hâter la « révolution sociale » et faire que tout le prolétariat soit en état de tirer tout le profit désirable, nous devons, non seulement prêcher aux quatre coins de l’horizon le gouvernement de soi par soi-même, mais encore prouver expérimentalement à la foule ouvrière, au sein de ses propres institutions, qu’un tel gouvernement est possible, et aussi l’armer, en l’instruisant, de la nécessité de la révolution, contre les suggestions énervantes du capitalisme.
Je demande, en second lieu, à ceux qui, comme nos camarades de l’Homme libre, pensent autrement que nous sur l’avenir des unions ouvrières, la neutralité bienveillante à laquelle nous avons droit, et toute la ténacité et toute l’ardeur dont ils sont capables à ceux qui admettent, dans des proportions diverses, l’utilité de l’organisation syndicale. Les syndicats ont depuis quelques années une ambition très haute et très noble. Ils croient avoir une mission sociale à remplir et, au lieu de se considérer soit comme de purs instruments de résistance à la dépression économique, soit comme de simples cadres de l’armée révolutionnaire, ils prétendent, en outre, semer dans la société capitaliste même le germe des groupes libres de producteurs par qui semble devoir se réaliser notre conception communiste et anarchiste. Devons-nous donc, en nous abstenant de coopérer à leur tâche, courir le risque qu’un jour les difficultés ne les découragent et qu’ils ne se rejettent dans les bras de la politique ? Tel est le problème que je soumets à l’examen des camarades, avec l’espoir que ceux qui l’auront résolu dans le même sens que moi n’épargneront plus leur temps ni leurs forces pour aider à l’affranchissement des esprits et des corps ».
Ce ne sont pourtant pas les arguments qui manquent à Buisson, quelques années plus tard, et pour en revenir à lui : « Il est difficile d’estimer exactement les forces réelles des deux syndicalismes. Il n’y a pas de fédération d’ailleurs qui ne contienne à la fois des révolutionnaires et des réformistes. D’une manière générale cependant on peut dire avec exactitude que la plupart des grandes et anciennes organisations syndicales sont à tendances réformistes, tandis que les révolutionnaires n’ont encore pris la direction que des syndicats ou fédérations de création récente et peu importantes comme effectifs.
Dans la C.G.T. même, nous avons du côté réformiste : les travailleurs des chemins de fer (47.700 adhérents), la Fédération du Livre (12.000), la Fédération du Textile (33.000), la Fédération des Mécaniciens (6.000), les Établissements civils de la guerre (manufactures d’armes), les Musiciens (petite organisation mais bien dirigée), les travailleurs de la Céramique, les travailleurs du Gaz et de l’Éclairage, les ouvriers et ouvrières des manufactures de Tabac (organisation très serrée qui englobe presque l’unanimité des travailleurs), la Fédération des transports (en particulier les omnibus de Paris très nettement réformistes), etc.
Du côté révolutionnaire : la Fédération des ouvriers des ports (12.000 adhérents), la Fédération des Métallurgistes (10.000), la Fédération des ardoisiers (6.000), la Fédération des orfèvres (2.000), la Fédération des allumettiers (1.500), la Fédération Lithographique française (1.600), la Fédération du Bâtiment qui comprend les peintres, les serruriers, les menuisiers, les charpentiers, les terrassiers, la Fédération de la voiture, l’industrie de l’alimentation, les mouleurs sur bois, les travailleurs municipaux, les ouvriers de l’industrie du papier, de la chapellerie, etc.
D’autres corporations ne peuvent être rangées dans l’une ou l’autre des catégories précédentes. Ce sont : les ouvriers des arsenaux de la marine (12.000 adhérents), les coiffeurs, les cuirs et peaux, la chaussure, les Postes, télégraphes et téléphones, etc.
Enfin, en dehors même de la C. G. T., la Fédération des Mineurs comprend environ 90.000 cotisants réformistes contre 18.000 révolutionnaires, d’après les votes du dernier Congrès.
Je crois.... pouvoir conclure d’une manière indiscutable des chiffres ci-dessus que le nombre des syndiqués français à tendances réformistes est de beaucoup supérieur à celui des syndiqués révolutionnaires. Les dirigeants de la C.G.T. ne le contestent d’ailleurs même pas. Comment expliquer dans ces conditions que l’organisme ouvrier central, le bureau confédéral, soit entre les mains des révolutionnaires, c’est-à-dire de la minorité ? Tout simplement en raison du mode de représentation et de vote adopté dans les congrès de la C.G.T. Il n’y a aucune représentation proportionnelle.
Au lieu que le nombre des voix attribuées à chaque organisation ait pour base le nombre des adhérents, chaque organisation a droit à un certain nombre de voix fixé arbitrairement il y a plusieurs années et qui ne correspond plus à son importance actuelle. C’est ainsi qu’au congrès d’Amiens certaines organisations disposaient d’une voix par 31 membres, tandis que d’autres n’avaient une voix que pour 3000 membres ».
Ce que cherche Buisson, c’est d’une part établir que l’orientation de la Confédération ne correspond pas à l’opinion de la majorité de ses membres.
D’autre part il en conclut qu’une Confédération réformiste prendra une attitude de plus grande sympathie, et de normale collaboration avec des formations politiques qui s’efforcent de leur côté, et notamment au Parlement, de faire voter une législation sociale favorable aux intérêts des travailleurs. Pourtant, révolutionnaires et réformistes ont déclaré posséder un fonds commun, consacré précisément par la Charte d’Amiens. C’est leur défiance envers les jeux de la politique.
La Charte d’Amiens -1906- a établi un modus vivendi entre révolutionnaires et réformistes – et il faut accorder à ces deux termes une signification d’époque – qui leur permet de cohabiter et de collaborer, tout en excluant les interventions politiques extérieures et en réaffirmant, toute question de tactique mise à part, leurs buts généraux, que les uns veulent poursuivre dans l’immédiat, que les autres conservent comme objectifs lointains. Que dit en effet la Charte : Le Congrès confédéral d’Amiens confirme l’article 2 constitutif de la C.G.T. disant : “La C.G.T. groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat”.
Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe, qui oppose sur le terrain économique les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en oeuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière.
Le Congrès précise, par les points suivants, cette affirmation théorique :
« Dans l’oeuvre revendicative quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’oeuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise, comme moyen d’action, la grève générale, et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base
de réorganisation sociale.
Le Congrès déclare que cette double besogne quotidienne et d’avenir découle de la situation de salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait, à tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat ; comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de luttes correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat des opinions qu’il professe au dehors.
En ce qui concerne les organisations, le Congrès déclare qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre, en toute liberté, la transformation sociale.
La position guesdiste était formulée par la motion défendue – au Congrès socialiste de Limoges – par la Fédération du Nord -. » Il y a lieu de pourvoir à ce que, selon les circonstances, l’action syndicale et l’action politique des travailleurs puissent se concerter et se combiner. A cet effet, la Confédération générale du travail devenue, par l’afflux de tous les syndicats, la représentation totale des organisations corporatives françaises, sera invitée à s’entendre avec le Conseil national du Parti socialiste (Section française de l’Internationale Ouvrière), soit sous forme de délégation permanente, soit par voie de délégation spéciale, au fur et à mesure des décisions à prendre. En cas de refus de la Confédération du Travail, cette entente nécessaire devra être poursuivie soit localement, soit entre le ou les Syndicats de chaque commune et la section du Parti, soit départementalement, entre les syndicats fédérés de chaque département et la Fédération départementale du Parti ».
Quant à Guesde lui-même (Congrès socialiste de Nancy – août 1907), son idéal était celui des gros bataillons syndicaux d’Allemagne et d’Angleterre :
« Je lisais dernièrement dans un journal corporatif d’Allemagne que l’admirable Fédération des travailleurs en métaux – plus de 300.000 membres ! – avait, par la simple menace de la grève, fait diminuer de quatre heures et demie la semaine de travail, en même temps qu’elle faisait hausser de 2 marks et demi, je crois, le salaire hebdomadaire. Voilà de la véritable action syndicale, sérieuse, celle-là, pas tapageuse ; elle ne se donne pas comme devant transformer la société, mais pour ce qu’elle est et doit être ; elle fait les travailleurs plus libres, mieux armés pour leur affranchissement
définitif, non pas en abandonnant ou en dédaignant le syndicat, mais en apportant à leur classe, sur le terrain politique, l’appui de leur mieux-être et de leur force accrue. Et quel inconvénient y a-t-il à ce que toute l’oeuvre ouvrière ne s’accomplisse pas dans le même atelier, à ce que les travailleurs disposent de deux ateliers, l’atelier syndical pour la besogne quotidienne de défense et d’amélioration de ses conditions de vie et de lutte, et l’atelier ou le champ de bataille politique pour la reprise de la propriété au moyen de la prise de l’État ? ».
Comme le dit Roger Hagnauer dans une excellente petite brochure consacrée, lors du cinquantenaire de la Charte, l’unité se fit contre le guesdisme à Amiens. Mais les termes mêmes du nouveau contrat officialisaient une sorte de syndicalisme se suffisant à lui-même, quelle que fût son orientation. Ce qui devait fournir au Congrès anarchiste d’Amsterdam – 1907 – le thème central d’un débat mémorable, et non encore clos.