Le marxisme-léninisme, idéologie réactionnairesource du texte :
http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article622Ce texte est une critique du marxisme-léninisme. Mais pour reprendre la terminologie de ce courant politique, nous critiquons ici le marxisme-léninisme d’un point de vue révolutionnaire. Nous voulons l’émancipation du genre humain. Nous voulons une société égalitaire. Nous pensons que cette société ne peut être instituée que par une transformation radicale. Mais nous pensons aussi que le marxisme-léninisme et tous ses dérivés idéologiques omniprésents n’aboutissent qu’à des impasses, qu’ils sont des obstacles à cette transformation.
Trois parties à ce texte, qui peuvent être lues indépendamment les unes des autres : d’où parlons-nous, que critiquons-nous, et pourquoi le critiquons-nous.
1. Qui a écrit ce texte ?
J’ai été communiste, et avant moi, de nombreux membres de ma famille l’étaient aussi. Mes deux grands-pères notamment. L’un était instituteur et militant du PCF. Après la classe, il allait bénévolement donner des cours aux enfants les plus pauvres. Pendant la guerre, il s’est évadé quatre fois de divers stalags et geôles fascistes. A la mort de Staline en 1953, il a mis une cravate noire. L’autre était ouvrier agricole. Il « retournait le champ des autres » comme dit Brassens, et était payé au lance-pierres. Il était aussi meunier, et fut ouvrier sur un grand chantier près de son village. Lui était communiste, mais pas stalinien. Lorsqu’on lui présentait des calendriers en fin d’année, il était autant consterné par les images de pietà catholiques que par celles de l’ouvrier sidérurgiste devant son four, censées vanter le productivisme.
J’ai repris le flambeau en entrant à dix-huit ans à Lutte Ouvrière. Je me considérais comme un piéton de la politique, au service d’idées et d’une radicalité que je jugeais en accord avec mon idéal de justice sociale. C’était naïf mais sincère. Je me suis donc impliqué comme militant de base, sans jamais m’investir dans la vie interne de ce parti. Par exemple, je n’ai jamais été délégué à son congrès annuel.
J’ai milité avec plaisir. J’ai acquis de l’expérience dans l’activité de propagande, qui requiert un minimum de rigueur, de régularité et d’autodiscipline. J’ai beaucoup lu pour me familiariser avec les idées que je défendais. J’ai beaucoup appris des discussions avec mes camarades. Toute mon activité personnelle visait à améliorer l’efficacité de l’organisation. Mais cette efficacité requérait aussi de mettre en veilleuse mon esprit critique. Ce que je faisais volontiers, d’ailleurs, puisque j’avais la conviction de travailler pour la bonne cause.
Trois choses, toutefois, ont contribué à doucher mon enthousiasme :
- Au début, j’assistais aux exposés d’histoire destinés à instruire les nouveaux venus. Les débats qui suivaient étaient très encadrés par des militants chevronnés. Les seuls discussions un peu tendues auxquelles j’ai assisté portaient sur des épisodes de la révolution russe de 1917 : le mouvement anarchiste ukrainien de Makhno (1918-1920), la révolte des marins de Cronstadt aux cris de « à bas les bolcheviks, vive les soviets ! » (1920). A ces occasions, les militants de Lutte Ouvrière tenaient leurs positions, ce qui est bien le moins pour des militants. Mais cela fermait tellement toute discussion que lorsque j’ai eu à mon tour des doutes sur Makhno et Cronstadt, je les ai gardés pour moi.
- Un jour, au début des années 2000, j’ai dit à une militante que l’ouverture des archives de l’ex-URSS pouvait apporter un éclairage nouveau sur l’histoire de la révolution russe. Comme révolutionnaires, il me semblait naturel que nous fussions attachés à la vérité, quelle qu’elle soit. Elle s’est fâchée, interprétant mes propos comme une attaque. Aucun document, aucune archive ne pouvait remettre en question le bien-fondé de l’action de Lénine et de Trotsky. Ce n’était pas une question de vérité historique : c’était une question de défense militante inconditionnelle des choix des bolcheviks.
Et enfin, sur le marché où je militais, j’étais perplexe devant l’indifférence des prolétaires. Ils achetaient rarement le journal, et prenaient de moins en moins les tracts. Je ne les entendais parler que d’argent et d’achats. Nous étions sur un marché, mais tout de même…
Le glorieux prolétariat boudait la lutte collective. Le parti n’acceptait que sa vérité. Je savais – et j’avais pleinement souscrit à cette idée – que ce n’était pas un lieu de débat. C’était une organisation de propagande et de combat qui réunissait des gens autour d’une conception militante quasi militaire et d’un héritage à défendre. Dès lors que j’étais gagné par les doutes et le découragement, je n’avais plus rien à y faire. Je suis parti. Personne ne m’a poussé dehors, personne n’a cherché à me retenir.
J’ai arrêté la politique à trente ans, âge où la plupart des gens délaissent leurs engagements de jeunesse et commencent à se ranger des voitures. Mais ça n’a pas duré. Avec des amis, nous avons constitué un groupe de lecture critique du Capital. Dans ce groupe, il y avait des gens dont la démarche m’intriguait : ils reprenaient à leur compte l’héritage des mouvements d’émancipation (y compris le mouvement ouvrier), mais en même temps, ils se disaient non marxistes et anti-léninistes. Je me suis fixé comme tâche d’éprouver mes vieilles positions au feu de leur critique. L’idée n’était pas de m’y accrocher mordicus, mais de garder le meilleur du marxisme-léninisme et de sa critique pour jeter les bases d’une nouvelle théorie politique.
Toutefois, je continuais à me cantonner aux auteurs estampillés révolutionnaires. Dans cette catégorie, je rangeais les marxistes-léninistes non staliniens et certains anarchistes (Berneri). Pour moi, les autres étaient des staliniens ou des bourgeois/réformistes. Je n’ai que progressivement accepté l’idée que des penseurs puissent n’être ni marxistes ni anarchistes et contribuer à alimenter une réflexion dans le sens d’une société libre et égalitaire et d’une rupture nette avec la société existante.
2. L’objet de ce texte : une critique du marxisme-léninisme
Notre critique peut se résumer ainsi : Marx, et surtout Lénine, ont fondé leur pensée sur des postulats qui, peu à peu, les ont fait dériver de l’idée de départ : l’égalité et l’émancipation du genre humain. Dériver au point de finir par lui tourner le dos.
Mais d’abord, un peu d’histoire, pour savoir de quoi on parle : le mot marxistes-léninistes englobe tous les courants politiques qui se revendiquent de l’interprétation et de la continuation de la pensée de Marx par Lénine. Leur modèle d’organisation est le Parti bolchevique fondé par Lénine en 1903. Ils se réclament de la révolution d’Octobre 1917 en Russie. Suite à cette prise du pouvoir par les bolcheviks, les partis sociaux-démocrates des autres pays scissionnent entre socialistes (réformistes) et communistes (révolutionnaires). Vers 1920 donc, communiste et marxiste-léniniste deviennent synonymes. Ca, c’est le tronc commun à tous les courants marxistes-léninistes.
Lénine meurt en 1924. Trois ans plus tard, Staline prend le pouvoir en URSS, incarnant le courant principal. Trotsky prend la tête d’un courant dissident. Puis au fil des expériences révolutionnaires (maoïste en Chine, guévariste en Amérique latine…) d’autres courants apparaissent, théorisant ces nouvelles expériences.
Pendant près d’un siècle, les militants communistes ont vanté le marxisme-léninisme comme un tout cohérent, harmonieux, fini. Or, il ne l’est pas. D’abord parce qu’au fil de son œuvre, Marx hésite entre deux conceptions contradictoires de l’histoire. Mais surtout, parce qu’il y a une rupture notable entre la pensée de Marx et celle de Lénine.
Dans certains de ses ouvrages, Marx met en avant la spontanéité créatrice du prolétariat, qui est flagrante à des moments-clés du XIXe siècle (Commune de Paris). Il s’en sert notamment pour critiquer les utopistes. Il part ici de l’idée que ce sont les hommes qui font leur histoire. C’est le cas dans les Ecrits de jeunesse (1844), le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852), les Grundrisse (1857), ou encore La guerre civile en France. Cette idée d’une force créatrice des peuples, d’une aptitude des hommes à inventer leur société, nous la partageons entièrement.
Dans d’autres écrits, comme le Manifeste du Parti communiste (1848) ou le Capital (1867), Marx met en avant une autre conception, celle d’un sens de l’histoire. Ici, l’histoire est une succession déterminée de sociétés : communisme primitif, esclavagisme, féodalisme, capitalisme. Sous le capitalisme, il finit par n’y avoir plus que deux classes sociales : la bourgeoisie oppressive et le prolétariat opprimé. Si le prolétariat qui n’opprime personne renverse la bourgeoisie, les classes sociales disparaîtront. Ce sera le communisme, la société sans classes. Dans cette conception déterministe, Marx ne voit plus qu’un moteur de l’histoire et un seul : le développement des forces productives. L’économie, et en dernière instance le progrès technique, déterminent tout le reste.
Ces deux conceptions de l’histoire sont contradictoires. Si ce sont les hommes qui font leur histoire, alors l’histoire n’a pas de sens prédéterminé. Si au contraire l’histoire a un sens objectif, alors il suffit de la laisser suivre son cours sans que la volonté des hommes ait à intervenir.
Mais d’où vient cet économisme, cette idée que les forces économiques priment la volonté des hommes ? Marx la puise dans l’esprit de son temps. Nous sommes alors en plein XIXe siècle, en pleine révolution industrielle. L’esprit qui domine alors, c’est celui… du capitalisme. L’économisme emprunté a la mentalité capitaliste amènera Marx (et une ribambelle de marxistes jusqu’à nos jours) à conclure qu’il suffit de changer les rapports économiques pour changer les rapports sociaux. Mais les rapports humains ne se limitent pas aux rapports économiques. Et même la mesure économique la plus radicale, prônée par Marx et mise en œuvre par les bolcheviks en Russie – l’abolition de la propriété privée des moyens de production – ne suffit pas à abolir toute forme de domination. En URSS, les capitalistes ont été chassés, les bureaucrates les ont remplacés, l’injustice a continué.
Selon la conception déterministe toujours, en se développant, le capitalisme développe le prolétariat concentré dans les villes. Il engendre ainsi les forces de sa propre destruction : le renversement de la bourgeoisie par le prolétariat devient alors inévitable.
Inévitable nous gêne beaucoup, ici. Il donne au raisonnement de Marx un caractère religieux. Le Prolétariat devient Messie du Paradis sur Terre. On sort du raisonnement et on entre dans la foi. Cent soixante ans plus tard, on serait en droit de s’interroger : l’avènement du prolétariat est-il si inéluctable ? Le postulat de Marx d’un sens de l’histoire ne serait-il pas erroné ? La question n’effleure même pas les marxistes-léninistes. Ils ont foi en l’avènement du prolétariat, et comme tous les gens qui vivent leur foi, ils interprètent chaque événement comme une confirmation de ce qu’ils ne cessent de répéter. Il y a là un retournement dialectique du type de ceux qu’ils affectionnent : Marx a fondé sa foi sur des raisonnements. Les marxistes-léninistes fondent leurs raisonnements sur une foi.
Chez Marx, la conception déterministe s’accompagne de ce qu’on pourrait appeler un élément « jacobin ». C’est l’idée que le peuple a besoin d’une direction révolutionnaire. Le prolétariat connaît des errements, des échecs dans sa lutte d’émancipation. Marx y voit la nécessité d’un théoricien, d’un spécialiste capable de voir les intérêts du prolétariat à chaque étape de la lutte des classes. Ainsi, lors de la Guerre de 1870, Marx est pour la victoire de la Prusse sur la France, car cela permettra l’unification de l’Allemagne et à terme, le développement d’un prolétariat puissant.
Le déterminisme historique, l’économisme né de la fascination pour le capitalisme, le messianisme judéo-chrétien transposé au prolétariat, la tentation de guider les masses selon des schémas historiques préétablis… Nous sommes déjà loin des notions d’égalité, de liberté et d’émancipation. Mais au moins, chez Marx, tout cela coexiste encore avec un étonnement, une admiration (un peu agacée, parfois) lorsque les peuples en lutte font voler en éclat ces schémas par leurs initiatives et leur ingéniosité. L’œuvre de Marx reste une contribution majeure à la pensée occidentale. Pour Lénine, c’est plus discutable. Lénine fut un excellent stratège de la prise et de la conservation du pouvoir. Mais il poussa aussi la logique déterministe jusqu’au bout. A ce titre, il conviendrait de s’interroger : a-t-il plus contribué à instruire les peuples en mal de liberté ou les despotes ?
Au tournant du XXe siècle, Lénine analyse la situation russe : trois millions d’ouvriers concentrés dans les centres industriels… dans un pays immense de cent millions de paysans. Dans ces conditions, pour que le prolétariat soit mûr pour renverser le capitalisme, il faudra attendre qu’il se développe, et cela nécessitera sans doute plusieurs dizaines d’années. A moins… de forcer ces conditions historiques. Objectivement, dit Lénine, le prolétariat russe n’est pas mûr. Il est incapable de dépasser le stade de l’organisation en syndicats pour la défense de ses intérêts économiques (trade-unionisme). Mais si l’on introduit un élément subjectif (une direction révolutionnaire efficace), on peut pallier à ce handicap.
Lénine reprend ici la conception déterministe de l’histoire et l’élément jacobin déjà présents chez Marx. Mais surtout, il fait le même raisonnement que Platon : puisque le prolétariat n’est pas mûr (puisque le peuple est incapable de se gouverner lui-même…), il doit être guidé par une élite de spécialistes de la politique (… il doit être gouverné par un philosophe-roi).
Cette élite de politiciens professionnels nantis du savoir suprême (le « matérialisme scientifique »), c’est le Parti bolchevique. Lénine résout ainsi l’équation russe à sa manière : à la conception messianique de Marx, il ajoute la conception aristocratique de Platon du « philosophe-roi », seul détenteur du savoir nécessaire à la bonne gestion de la cité. Une conception réactionnaire, foncièrement antidémocratique.
On pourrait résumer le gouffre qui sépare ici Lénine de Marx par le slogan « A bas les bolcheviks, vivent les soviets ! ». Les soviets étaient les assemblées démocratiques que les ouvriers, les paysans et les soldats russes s’étaient donnés lors des révolutions de 1905 et de février 1917. En janvier 1918, les bolcheviks y confisquent le pouvoir, remplaçant insidieusement la « dictature du prolétariat » de Marx par la dictature du Parti de Lénine sur le prolétariat. Bien plus, ils le font sous le slogan « Tout le pouvoir aux soviets ! », alors même qu’ils venaient de noyauter et de réduire lesdits soviets à l’impuissance… Marx était mort depuis longtemps déjà, et heureusement pour lui, parce que s’il avait défendu ses positions dans un soviet, Lénine aurait fini par le faire fusiller pour activité antibolchevique…
Mais ce n’est pas tout.
- Si le peuple est immature, s’il est comme un enfant, il faut le guider, mais aussi le surveiller pour qu’il marche droit, et au besoin, le corriger. Ce rôle est dévolu à la police politique (Tchéka) créée par Lénine et Dzerjinski dès 1918.
Lénine est fasciné par le taylorisme, cette rationalisation du travail qui consiste à faire faire aux ouvriers une seule tâche répétitive. Pour lui, ce n’est pas la tâche en soi qui est aliénante. C’est le fait qu’elle soit accomplie dans le cadre de l’exploitation capitaliste. La même tâche dans le cadre de la construction du socialisme est forcément émancipatrice. Lénine part ici du postulat que la technique est neutre, que le mode de production en lui-même n’a pas d’incidence sur l’état physique et psychique de l’ouvrier. Or, le taylorisme contient l’aspect le plus aliénant, le plus totalitaire du capitalisme moderne. C’est sur cette base managériale qu’après leur prise de pouvoir, les bolcheviks développent l’industrie soviétique. La racine du totalitarisme réside bien dans l’usine tayloriste, proprement capitaliste. Mais les bolcheviks l’étendent à une société qui n’a pas les acquis sociaux et politiques de l’Occident comme garde-fous.
Contrairement à ce que disent encore aujourd’hui les trotskystes, ce ne sont pas seulement des circonstances défavorables (guerre civile, famine) qui ont conduit à la « dégénérescence de l’Etat ouvrier ». Le parti antidémocratique, l’Etat policier, le mode de production fordiste étaient dans les cartons des bolcheviks avant leur prise de pouvoir.
Mais la pire implication du messianisme façon Lénine, c’est l’idée que la fin justifie les moyens. Les bolcheviks pensaient détenir une méthode infaillible pour parvenir à la société sans classes. Sûrs du résultat final, ils ne se sont pas demandés quelle incidence le choix des moyens utilisés pouvait avoir sur ce résultat. En d’autres termes, peu importait que ces moyens soient décents ou atroces. Seul le résultat compte. Cette conception transforme les militants en fanatiques et les opposants en vermine à éliminer. Dans la même logique, si échec il y a, cela ne saurait remettre en question l’action de dirigeants éclairés par le « materialisme scientifique ». Cela ne peut être que l’œuvre de traîtres et de saboteurs.
Nous, nous pensons au contraire que chaque choix politique, chaque méthode employée a une incidence sur la société. Lorsqu’on transforme les soviets en fantoches du Parti, qu’on fusille en masse, qu’on ouvre des camps de travail, qu’on instaure une discipline militaire dans le Parti et à l’usine, qu’on adopte un mode de production fordiste, qu’on développe une police politique, qu’on estime que la souffrance et la vie humaine sont accessoires en regard du but à atteindre, on contribue à créer une forme de société particulière. A cet égard, Staline est la continuation de ce que Lénine et Trotsky ont commencé, et non une « rupture bonapartiste » avec la « révolution ».
Les bolcheviks ont aussi repris les aspirations profondes du peuple russe (la paix avec l’Allemagne, la terre aux paysans), et les revendications du mouvement ouvrier : l’abolition de la propriété privée des moyens de production, les droits des femmes, l’alphabétisation… Mais leur contribution à la déshumanisation des individus, au développement de leurs instincts les plus brutaux ont annulé ou dénaturé tout les bienfaits que ces mesures auraient pu produire.
3. Pourquoi ce texte ?
Pourquoi faire maintenant une critique du marxisme-léninisme ? Les organisations qui l’incarnent sont moribondes. Nous avons l’air de tirer sur l’ambulance.
Ces organisations ne nous intéressent pas. Nous ne cherchons pas à convaincre leurs dirigeants (ou plutôt à les ébranler dans leur foi), et ils ne peuvent nous convaincre par leurs raisonnements fondés sur des postulats que nous estimons erronés. Nous ne cherchons pas non plus à débaucher leurs militants. Nous sommes un collectif démocratique, pas un parti. Nous cherchons à provoquer et à enrichir la réflexion d’individus pensants, pas à recruter des petits soldats.
Nous avons écrit ce texte parce que nous redoutons que, la crise s’aggravant, les gens ne se réfugient dans une forme de messianisme ou une autre. Il y a le messianisme religieux, bien sûr. Il peut aussi y avoir un repli sur soi d’extrême droite ou un écofascisme. Il faut espérer que nous serons nombreux à refuser ces formes de régression sociale. Mais que pourrons-nous leur opposer ? Quel projet de société ? A cet égard, le marxisme-léninisme ne nous apporte aucune solution. Pire, il pose problème, moins comme force politique (il a peu de chances d’accéder au pouvoir) que comme mentalité. Ses schémas de pensée ont largement essaimé dans la population, et ils ressurgissent sans cesse à travers les propos ou les raisonnements. Non pas qu’il reste beaucoup de marxistes aujourd’hui. Mais pour trois raisons :
La première est que les schémas de pensée marxistes bénéficient d’un terrain favorable. Le marxisme et le capitalisme reposent sur les mêmes postulats.
Ecoutez les informations. Vous entendrez des propos du genre : « les enfants qui naissent aujourd’hui auront une espérance de vie de cent ans » ou « bonne nouvelle : les ventes de voitures repartent à la hausse ». Ce genre de propos dénote d’une certaine conception, celle d’un monde aux ressources illimitées, connaissant un progrès constant et tendant vers la société d’abondance. Là-dessus, capitalistes et marxistes se rejoignent. Ils ne divergent que sur la façon dont les richesses doivent être réparties.
Les média, les politiciens, continuent à relayer cette conception scientiste qui a régné quasiment sans partage jusqu’au milieu du XXe siècle. Le hic, c’est qu’aujourd’hui, la totalité des études scientifiques font le constat d’un monde fini, aux ressources limitées. L’épuisement des sols risque de causer des famines. L’augmentation de la consommation accélère l’épuisement des énergies fossiles. De manière générale, La biosphère se transforme à grande vitesse : nous la rendons de plus en plus difficilement habitable. C’est une société de manque qui se profile, avec une récession économique, une espérance de vie plus courte, etc.
On assiste ainsi à la coexistence de deux conceptions contradictoires et inconciliables. D’un côté, le productivisme à court terme, qui ne remet en question ni la sacro-sainte croissance du PIB ni la mentalité consumériste. Et de l’autre, une recherche de solutions durables, qui pose la question d’un changement profond des mentalités vers plus de sobriété. Dans ce nouveau paradigme, marxisme et libéralisme économique ne s’opposent plus. Ils sont du même côté, celui des idéologies fondées sur la croyance devenue délirante d’un monde aux ressources illimitées. C’est ainsi, par exemple, que face aux cris d’alarme des écologistes, l’ingénieur des Mines et le syndicaliste CGT se retrouvent au coude à coude dans la défense de la filière nucléaire. Admirable illustration du fantastique dégagement de sottise que peut générer la fusion entre productivisme, scientisme, délire de puissance et vision à court terme. Faut-il pour autant s’en remettre aux écologistes ? Voire. Nous verrons cela un peu plus bas.
La deuxième raison, c’est le rôle que continuent de jouer les diverses organisations et groupuscules marxistes-léninistes dans les mouvements sociaux. A l’échelle de la société, ils n’ont qu’une capacité politique réduite. Mais à l’échelle des mouvements sociaux contemporains, peu puissants, leur influence reste considérable.
Ca a été le cas, par exemple, lors du Mouvement des Places en Grèce de mai-août 2011. Malgré les différences dogmatiques qui les opposent en temps normal,, les divers vestiges du marxisme (staliniens, maoïstes, trotskystes, sociaux-démocrates à la Mélenchon, etc.) se sont tous unis pour tenter de contrôler le mouvement et de le purger de tout élément radical et démocratique. Ils s’en sont tenus au cadre étriqué de leur agenda : invocation naïve d’un retour au keynésianisme, réduction de l’horizon politique de tout mouvement à l’ « élection d’un gouvernement de gauche », étatisme, etc. Ils sont les premiers à essayer de noyauter et de chapeauter tout mouvement social qui exprime des tendances démocratiques et autonomes, tout mouvement, en d’autres termes, qui n’émane pas d’eux.
Quelle légitimité ont-ils à agir ainsi ? Aucune. Leur supposé « savoir suprême », leur conception de la Science et du Progrès retarde d’au moins un demi-siècle. Et quel rôle pourront-ils jouer lorsque – comme c’est à prévoir – les oligarchies imposeront de plus en plus ouvertement l’austérité ? Au lieu de prendre acte de la fin de la société d’abondance et de proposer une société égalitaire basé sur plus de frugalité, ils conforteront les populations dans l’illusion que la société d’abondance est toujours possible. Ils entretiennent déjà cette illusion en scandant « résistance ! ». Bref, ils tromperont leur monde. Ils empêcheront tout changement salutaire de mentalité. Ils joueront le rôle idéologique, réactionnaire et contre-révolutionnaire qu’ils prêtent volontiers à leurs détracteurs.
La troisième raison, enfin, c’est que la mentalité marxiste-léniniste ne cesse de s’incarner dans de nouvelles figures tout en reprenant les mêmes vieux tropes. Jusque dans les années 1960, les partis et groupuscules des IIIe et IVe Internationales dominaient l’espace politique, avec l’ouvrier comme figure de l’opprimé et du révolutionnaire. Dans les années 1960, le gauchisme fut une tentative de sortir de ces schémas, sans parvenir à rompre avec ses postulats. Par exemple, le mouvement libertaire de Mai 68 est vite retombé dans ces ornières, notamment à travers les courants de décolonisation (« comités Vietnam ») : ici, l’ouvrier censé sauver le monde fut remplacé par le paysan du tiers-monde, et le capitalisme comme mécanisme d’oppression, par l’Occidental, alors souvent réduits à la figure auto-flagellatrice du « sale Blanc ». Quelques années plus tard, cette idéologie tiers-mondiste se dépouille de toute prétention théorique et devient la posture humanitaire, avec pour figure le boat-people (1977). Ce fatras devient, dans les années 1980 la sanctification de l’immigré, devenu la figure même de l’opprimé discriminé venant régénérer les sociétés occidentales colonialistes, capitalistes et racistes. La décennie suivante idolâtre la figure du sans-papiers. Cette évolution se déroule dans des petits milieux de plus en plus déconnectés de la réalité vécue par les peuples, mais qui irradient une part importante de la société française (et occidentale), en accompagnant la régression sociale et politique. On aboutit aujourd’hui à un divorce total entre cette mentalité messianique et le vécu des gens. Le terrain est ainsi abandonné aux populistes de tout poil – les Le Pen, les Mélenchon – qui prétendent parler de la « vraie vie des gens », mais qui le font de façon tout aussi délirante et démagogique.
Derrière ce mouvement général, il y a l’idée simpliste d’une division du monde en Bien et Mal. C’est une régression totale, même d’un point de vue théologique. Les opprimés sont devenus pures victimes, et les oppresseurs, des gens ordinaires culpabilisés d’être blancs, hommes, jeunes ou vieux, bénéficiant de droits, etc.
L’étape ultime de ce processus, c’est l’écologie. Dans cette idéologie qui monte, ce n’est plus l’ouvrier ou l’immigré qui est l’incarnation du salut, mais la Nature et les Génération Futures. Et le Mal n’est plus simplement le riche ou l’Occidental, mais l’être humain tout court. Il y a même un lien direct entre cette conception et Marx, si l’on va chercher dans ses premiers écrits les fortes tendances primitivistes.
A terme, l’écologie, comme toute autre idéologie, peut servir de base théorique au totalitarisme. Tant que nous nous en remettrons à l’idée qu’un jour, ce sera la Fin de l’Histoire et que nous pourrons poser nos valises, il y aura danger. Nous devons rester perpétuellement vigilants.
Nous dénonçons la mentalité marxiste-léniniste, mais nous sommes au moins autant consternés face au cynisme et au chacun-pour-soi qui imprègnent les comportements ordinaires actuels. Ceux qui ont connu le Front populaire, la Résistance et l’après-guerre ont vécu des temps difficiles, mais au moins, dans l’adversité, ils se serraient les coudes. Ils discutaient, ils s’engueulaient parfois, mais sur un fond de solidarité, d’affection, de convivialité, d’idées généreuses et d’altruisme. A la « grande époque » du PCF (du Parti, comme on disait), les quartiers populaires étaient tenus, les militants éloignaient les jeunes de l’alcool et de la drogue. Les affinités politiques contribuaient à un lien social qui n’existe plus aujourd’hui. Mais ceux qui seraient tentés de regarder ce passé avec nostalgie ne doivent pas oublier le revers de la médaille : les railleries ou les visages durs lorsqu’on n’était pas « dans la ligne » (et la ligne pouvait changer brusquement au gré du vent qui soufflait de Moscou), les intimidations, le conformisme étriqué et moraliste des Thorez, Vermeersch et Duclos, la chasse aux homosexuels, le cassage des gueules dissidentes à coups de manche de pioche. Il y avait les couleuvres du grand frère soviétique qu’il fallait avaler. Et surtout, il y avait l’appréhension d’être exclu du Parti, d’être mis au ban de cet entre-soi qui s’étendait parfois à des villes entières. Dans le monde glacé d’aujourd’hui, de vieux communistes et des jeunes désemparés éprouvent le besoin de se tenir chaud. Cela, nous le comprenons tout à fait. Mais cela ne doit se faire ni au prix de l’oubli des horreurs passées, ni à celui de l’abandon de tout esprit critique.
Aujourd’hui, la notion de classe ouvrière est devenue étrangère aux travailleurs eux-mêmes. Ils se conforment au consumérisme ambiant. Mais le consumérisme n’est pas la seule explication à la disparition de la classe ouvrière comme force politique. Le fait que depuis un siècle, des courants politiques parlent, massacrent et asservissent en son nom n’y est pas étranger non plus.
Le Parti s’est effondré avec la fin des illusions sur le paradis soviétique. « Communiste » n’a jamais été le nom d’une société libre et égalitaire. Ca n’a été que le nom de régimes ignobles. Quelques révolutions ont abouti à de réels progrès sociaux, mais aucune n’a réussi à établir durablement un système de liberté et d’égalité.
On peut réinventer une société libre, égalitaire et fraternelle, mais il faut partir de la réalité actuelle, pas de celle de Marx. Sur ce point, nous n’avons pas le sentiment de rompre avec sa démarche : lui-même essayait de réinventer une société libre, égalitaire et fraternelle. Il partait de la réalité du XIXe siècle, qui n’était déjà plus celle de la Révolution française où ces notions avaient été érigées en principes.
Collectif Lieux Communs, Février – juin 2012