Réformer

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Réformer

Messagede cochise le Ven 2 Mar 2012 12:47

Se réformer n'est pas ce qu'un vain peuple pense. C'est plus difficile que d'amasser péniblement une fortune, sou par sou. C'est plus dangereux que de s'exposer aux périls de la bataille. C'est plus courageux que d'être de l'avis de tout le monde. Et c'est surtout moins avantageux que de ne pas se réformer du tout. Il y a des réformateurs qui parlent constamment de réformer les autres, et qui oublient de se réformer. Ils se donnent ainsi de l'importance et se font écouter. On suit, — ou on ne suit pas, — leurs conseils. On quémande leur appui. Pendant ce temps, ils intriguent, et parviennent au « pouvoir. »

La réforme du « moi » s'impose en un temps où chacun parle de réformes… pour la forme. Les réformes sociales sont un leurre, toujours promises, jamais réalisées. La réforme morale, la réforme intellectuelle sont des sujets de concours d'institut. La réforme tout court, voilà ce qu'on oublie.

La réforme du cœur humain est sans doute une grosse question. Et c'est en même temps une question très délicate. Comment réformer des consciences pourries et des mentalités ignobles ? Comment transformer du tout au tout des cerveaux qui reçoivent plus facilement un enseignement de mort qu'un enseignement vivant ? Cependant, commençons par donner l'exemple. Nous pouvons toujours essayer de nous réformer si nous désespérons de voir tant d'âmes inconscientes marcher dans la même voie.

Nous ne parlons plus de « réformer » la société, nous cherchons à protéger notre « moi » contre la société même, contre ses laideurs, nous revendiquons notre droit à vivre la vie esthétique (vie sans lois et sans préjugés, sans morale et sans politique), que nous ne vivons que fragmentairement, la collectivité des brutes la rendant impossible, et nous ne pensons pas qu'il résulte de notre action un bienfait pour la société. Telle qu'elle fonctionne, elle est parfaite en son genre. Elle n'a besoin ni de se perfectionner, ni de s'améliorer. Nous attentons à sa sécurité dès que nous pensons. La recherche de la beauté est plutôt un danger pour elle. Cependant, en essayant de la réaliser dans notre existence, nous donnons par là même un exemple qu'on peut suivre, — ou ne pas suivre : ce serait un miracle si les individus qui composent nos sociétés de morts devenaient libres et vivants la société n'existerait plus. Elle ferait place à des consciences libérées, vivant la vie en beauté. Or, on peut vivre la vie esthétique dès maintenant : il suffit de le vouloir ; et quiconque vit ou aspire à vivre la vie esthétique ou la vie normale (les autres disent : anormale) a une attitude différente de celle de ses contemporains, qui ne vivent et n'aspirent qu'à vivre en laideur.

Pourquoi tant d'efforts pour réformer les autres qui se refusent obstinément à nous seconder dans notre tâche. C'est plutôt leur nuire et nous nuire. Ils sont sourds et aveugles. Et ils sont heureux de l'être. Ne tentons pas de les arracher à leur bonheur. N'essayons pas de transformer leurs conditions d'existence. Ce serait pour nous marcher à reculons. Nous oublierions notre propre réforme en songeant à celle des autres. Ceux qui n'ont pas l'intention de se réformer parlent de réformer leurs amis et leurs ennemis afin de paraître dans le mouvement. Ils ne sont que des imposteurs.

Réformer les autres, quand ils font tout ce qu'ils peuvent pour nous empêcher de nous réformer, pour retarder notre marche en avant, émietter, disperser notre énergie, quand ils passent leur temps - ils ne savent à quelles laideurs l'employer - à nous mettre des « bâtons dans les roues » ! Ce serait faire preuve d'un entêtement imbécile, avoir l'esprit borné. Ce serait faire preuve de l'inintelligence la plus crasse. Ce serait se mettre du côté de ceux qui, étant incapables de réformer les autres, sont également incapables de se réformer. La réforme de notre « moi » exige tantôt les dangers de la lutte, tantôt le recueillement et la solitude ; elle s'accomplit tantôt au sein des foules, tantôt loin des foules. Mais il est certain qu'elle est rendue difficile par ceux qui redoutent la transformation intérieure des êtres et qui font tout ce qu'ils peuvent pour nous empêcher d'être nous-mêmes. Ils veulent briser l'indépendance, et dans ce but, tous les moyens leurs sont bons. Ils ne reculent devant aucune vilenie. La calomnie, le mouchardage, le crime même, sont pour eux des moyens de s'opposer à notre volonté d'être nous-mêmes. Ils nous arrachent à nos méditations, à nos rêves ; ils exigent de nous que nous participions à leur agitation. Ils essayent de déformer notre personnalité par la tradition, l'éducation. Ils nous emprisonnent dans leurs écoles et leurs casernes. Ils appellent cela réformer l'humanité. Réformer, pour eux, c'est déformer. A tous ces fantoches en mal d'éducationnisme, on pourrait dire : au lieu de tant prêcher la réforme des autres, rentrez d'abord en vous-mêmes, descendez dans les profondeurs de votre conscience (mais vous n'en êtes pas capables) ; examinez à la loupe vos défauts (on les voit suffisamment, mais vous êtes les seuls à ne pas les voir), avouez vos tares, vos infirmités morales, et cachez-vous, renoncez une fois pour toute à l'éducation des masses, de toutes les masses, l'éducation des masses, chose qui nous semble à peu près impossible, tant les masses sont veules, et ceux qui ont la prétention de leur enseigner le droit chemin (le droit chemin qui est celui de l'honneur légal, de la vertu, de la morale bourgeoise est un chemin plein de traquenards, de pièges, un chemin où l'on rencontre toutes sortes de gens tarés).

Réformez-vous, savants dont la science ne sert qu'à enlaidir l'humanité, qui tentez de nous imposer des théories antinaturelles, qui avez de petits espoirs, de petits sentiments, et de bien petites vertus, qui êtes myopes en toute chose. Réformez-vous, artistes qui poursuivez un but mercantile en offrant à vos admirateurs la contrefaçon de la vie et la caricature de la beauté, et qui êtes des politiciens au sens le plus étroit, c'est-à-dire des égoïstes à prétentions altruistes. Réformez-vous, prêtres moralistes, philanthropes, philosophes, dont l'action se résume dans ce précepte : « faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais. » Réformez-vous, politiciens, qui cherchez à endoctriner les gens, qui leur promettez monts et merveilles, et ne faites que fabriquer des lois absurdes, qu'accentuer la tyrannie transmise par vos prédécesseurs. Il y a tant de gens qui devraient se réformer : pédagogues ennuyeux, diplomates nuls, chefs d'Etat mégalomanes, hommes de lettres sans idées, journalistes de délation, arrivistes de tous les mondes, de tous les milieux. Parler de réformes (intérieures) à ces gens là, c'est perdre son temps. Nous n'avons pas la stupidité de croire que nous allons transformer leur plate « mentalité. » Laissons les concevoir la réforme du moi à leur façon, et nous proposer des réformes sur ceci ou cela, — de réformer le suffrage universel, l'administration, etc… (comme s'il était possible de réformer ce qui n'est pas réformable, — le meilleur moyen de réformer certaines institutions c'est de les supprimer) pour nous donner l'illusion qu'ils font quelque chose. A quoi bon leur « vanter » la nécessité d'être meilleur, leur exposer notre conception de la vie vivante, esthétique, en désaccord avec toutes les conceptions en honneur jusqu'à ce jour dans toutes les classes de la société ? Eux s'entendent à merveille à prêcher tout ce que l'on voudra. Ne les imitons pas. Laissons les prêcher… dans le désert (pas toujours malheureusement ! car ils ont un public gagné à leurs doctrines). Ne servons pas leurs desseins en restant bouche bée devant leurs déclarations. N'approuvons pas leurs systèmes économiques et sociaux. C'est du bluff, rien de plus.

Se réformer, cela ne consiste pas à grandir en vertu et en sagesse… bourgeoises, mais à se délivrer de tous les préjugés et de toutes les idées étroites qu'on tient de l'éducation et de l'hérédité, du mauvais exemple et d'une tradition insipide. C'est évidemment être meilleur, puisque c'est tenter de vivre un autre genre de vie que la vie de mensonge acceptée et voulue par une majorité veule. Se réformer, c'est mettre l'art où la société refuse de le mettre : dans la vie entière.

Renonçons à réformer les autres, besogne futile qu'il faut laisser aux meneurs de la politique, mais ne renonçons pas à nous réformer. C'est déjà se réformer que de comprendre la vanité de chercher à réformer le monde. Cependant, nous ne disons pas, avec ces réformateurs, qui n'en sont pas à une contradiction près : « Ca a toujours été et ça sera toujours ainsi », nous ne tenons pas le même langage, pour ne pas les approuver dans leurs bas calculs, bien que les spectacles que nous avons sous les yeux aboutissent souvent pour nous à cette conclusion désolante : « La bêtise est éternelle. » Cela prouve, non qu'on désespère, mais qu'on voit les choses telles qu'elles sont, dans toutes leurs laideurs. Cela prouve qu'on ne se laisse pas tromper par les apparences, qu'on base son jugement sur des faits.

La réforme de la conscience a son point de départ dans cette constatation : la politique et la morale sont incapables de hâter la réforme des individus ; le législateur échoue par sa faute dans son entreprise de transformation (déformation) sociale. Mais si chacun mettait dans sa pensée, dans ses gestes, dans sa vie entière, l'art le plus élevé et le plus vivant, la réforme universelle serait un fait accompli. N'y comptons pas trop. Ne comptons que sur nous-même. Et en ce qui nous concerne, pour nous émanciper de tous les jougs, que d'efforts nous devons faire. La réforme de nous même est une œuvre personnelle (réforme de notre mentalité, de notre sensibilité de tout notre être), nous n'avons à apprendre quelque chose des autres qu'en sachant profiter de l'expérience acquise à leur contact ; les autres ne nous aident qu'indirectement à nous réformer ; ils nous y incitent par leur mauvaise volonté, ils nous incitent malgré eux : nous ne voulons pas leur ressembler et nous nous réformons. Ils ont manqué leur but : ils voulaient nous faire partager leurs goûts et leurs… émotions, et ils n'y sont point parvenus. Réformons-nous donc en devenant artistes, artistes de notre propre vie, créateur de notre harmonie, en aimant les « œuvres d'art » et en refusant notre admiration au néant ; en confondant beauté, justice et vérité en un seul idéal. Si nous commencions par exiger la réforme des autres, avant d'exiger celle de nous-même, nous serions pareils à tous les agitateurs et bourreurs de crâne de ce temps. Nous mentirions. Ils dictent aux autres des devoirs (qu'ils se dispensent de suivre). Notre devoir n'est pas de dicter aux autres des devoirs. Notre devoir est de nous améliorer sans cesse, c'est de substituer dans notre vie l'art à la morale et autres formes de laideurs, et ainsi de prêcher d'exemple. Exemple qui sera, ou ne sera pas suivi, peu importe. L'essentiel, c'est de « vivre en beauté. »

Gérard de Lacaze-Duthiers
La Mêlée, n°31, 1er septembre 1919


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