Souverainisme, post-fascisme : l’anticapitalisme conséquent passe par la question du pouvoirin Le Monde libertaire # 1659 du 9 au 15 février 2012 :
http://www.monde-libertaire.fr/ecologie/15336-souverainisme-post-fascisme-lanticapitalisme-consequent-passe-par-la-question-du-pouvoirLes dégâts engendrés par la financiarisation de l’économie ne sont plus à démontrer. S’y ajoute dans certains pays une désindustrialisation. La réaction politique qui se dessine en France face à ce double phénomène est celle d’un appel à deux mesures structurelles : le protectionnisme et le dirigisme économiques de l’État. Le premier est censé protéger la France des importations issues des pays « au moins disant » social et écologique (bas coût de main d’œuvre, faible protection sociale, syndicalisme réduit, pollutions…). Le second relancerait les entreprises nationales dans des secteurs compétitifs.
Cette position est, sous des formes diverses, revendiquée par différents courants politiques, candidats ou proto-candidats à l’élection présidentielle de mai 2012. Tous ceux-là se situent un peu partout sur l’échiquier politique, soit, dans le désordre, Mélanchon, Chevènement, Dupont-Aignan, Le Pen… Ils transgressent ainsi le clivage politique classique entre la droite et la gauche pour opérer une distinction entre souverainisme et ce qui n’en serait pas, différemment désigné selon la famille politique d’origine (le capitalisme financier, les banques, l’établissement, l’UMPS…).
L’appel au protectionnisme et au souverainisme rencontre un certain assentiment populaire qui opère principalement de deux façons. Premièrement, ce qu’on peut appeler la bancocratie, en reprenant le néologisme forgé par Proudhon (Système des contradictions économiques, 1848), est remise en cause sous le registre de la punition : les banques ont fauté, elles se sont goinfrées sur notre dos, elles doivent payer. Deuxièmement, un besoin de protection sociale, au sens premier du terme, est exprimé par la population laborieuse – ouvriers, paysans (ce qu’il en reste), petits et moyens fonctionnaires, classes moyennes – systématiquement frappée par les dérégulations, et de surcroît agacée par le « bougisme » anxiogène et destructeur de Sarkozy.
Il va sans dire que ces deux aspirations sont totalement légitimes. Le problème, c’est que la solution souverainiste repose sur une erreur d’analyse, et une illusion en réalité préoccupante et dangereuse.
Ne pas se tromper dans l’analyse du capitalismeL’erreur – qui n’est pas nouvelle, on le verra – concerne l’analyse du capitalisme actuel. Celui-ci serait désormais guidé par la haute finance improductive, déconnectée de la production réelle, pilotée par un conglomérat de banquiers, de traders, de dirigeants de firmes transnationales, d’hommes et de femmes politiques vendus, et surdéterminée par une rivalité entre les États-Unis et la Chine. Notons, au passage, que l’ONU, qui est pourtant le cadre politique incarnant au plus haut point cette convergence, est quasi systématiquement écartée de l’analyse critique, qui préfère porter ses coups sur la troïka (Banque mondiale, Fonds monétaire international, Commission européenne). Il faut dire que les aspirants au pouvoir aimeraient beaucoup se retrouver à la tête du machin.
Pour certains, le système capitaliste serait même à l’agonie, à bout de souffle, sur le déclin, en voie d’effondrement. Il ne suffirait qu’à le pousser un peu, en mettant les bonnes personnes – les guides éclairés – aux bons endroits. Selon les marxistes, la fin du capitalisme résulterait quasi mécaniquement de ses contradictions internes et de la baisse tendancielle du taux de profit. Selon les écologistes, elle serait essentiellement provoquée par une raréfaction des matières premières, et par la finitude terrestre. Celle-ci serait même une finitude de l’humanité dans ses potentialités matérielles de développement, sinon dans ses potentialités spirituelles avec le règne de l’interdit, de la délimitation, de la culpabilisation et de la flagellation.
Relevons que ces deux analyses ne sont pas incompatibles. Les écolo-marxistes tentent d’ailleurs de les combiner, en surfant sur le concept de « seconde contradiction du capitalisme ». Celle-ci consisterait en une crise de liquidités et une sous-production du capital, accrue par les externalités négatives d’ordre environnemental (pollutions, congestions) et par la raréfaction des ressources. La « première contradiction » concernerait quant à elle la « crise de réalisation du capital » freinée par la sous-consommation des salariés.
Mais il y a un problème, double de surcroît. Car ces deux analyses sont radicalement fausses, leur mélange aussi. Et leur traduction politique conduit à l’illusion. Même si elles s’appuient sur certains éléments factuels avérés, elles en oublient d’autres, et leur logique est en réalité inductive.
Pour les marxistes, le capitalisme doit mourir non pas parce qu’il est néfaste, mais parce que la théorie des modes de production le veut ainsi. Le prolétariat en sortira vainqueur car, grâce à la mondialisation du capital, c’est lui qui est objectivement aux commandes de l’économie, et il ne lui reste plus qu’à en être subjectivement le maître — c’est-à-dire politiquement, par le biais du parti censé le représenter. Ajoutons que des écolo-marxistes comme Michael Löwy ou Claude Bitot se montrent, au-delà de constats parfois intéressants, extrêmement autoritaires dans leurs propositions politiques. Avec eux, la dictature écologique prend la place de la défunte dictature du prolétariat, c’est garanti.
Certes, le capitalisme connaît des étapes de surproduction qui ne sont d’ailleurs, comme l’avait déjà souligné Kropotkine, que des étapes de sous-consommation. Mais il n’y aura pas d’épisode final de surproduction excessive et d’effondrement car, comme l’histoire des deux guerres mondiales et de la crise de 1929 l’a démontré, entre autres événements dramatiques, les capitalistes savent purger leur système, en recourant à la guerre et à la destruction, pour mieux relancer la machine et la reconstruction, même sur des millions de cadavres. On peut même se demander si Fukushima ne relève pas en partie de cette logique.
La fonction historique des écologistesLes écologistes rétorquent que ce système n’est plus possible, qu’il n’y a désormais plus assez de place, plus assez de ressources, plus assez de pétrole. Mais leur analyse est obnubilée par le fétichisme d’une nature éternelle et inchangée, à la limite paradoxale car contraire à la théorie darwinienne de l’évolution démontrant pourtant que la nature évolue, ce qui nous vaut d’ailleurs des écolo-créationnistes, et donc que l’humanité évolue également.
Elle aussi considère l’histoire du capitalisme de façon inductive : il faut démontrer son irrationalité catastrophique et non sa réalité complexe, en oubliant qu’industriels et marchands ont, depuis les conquêtes coloniales enclenchées au xvie siècle, constamment trouvé de nouvelles ressources à exploiter d’où tirer les profits. C’était l’or, l’argent, les épices, c’était le charbon, le pétrole, l’uranium. Demain ce sera autre chose, c’est d’ailleurs déjà le cas avec les nouvelles technologies.
On peut se demander si certains écologistes, pas tous, nous sommes d’accord, mais la logique est là, s’opposent aux OGM ou aux nanotechnologies non seulement parce que ces nouvelles méthodes renforcent le pouvoir des grandes entreprises transnationales mais aussi parce qu’elles constituent une perpétuation du capitalisme. Leur positionnement s’apparente à la prophétie auto-réalisatrice : en détruisant les nouvelles technologies, on détruira le capitalisme, on vous l’avait bien dit. Malheureusement, et l’échec du luddisme aurait dû le montrer au mouvement émancipateur, supprimer les OGM ne supprimera pas le capitalisme qui trouvera autre chose.
L’exploitation des gisements de pétrole a ainsi sauvé les derniers cétacés à la fin du XIXe siècle, l’hydrocarbure moins cher et plus abondant prenant la place de l’huile de baleine employée à gogo dans l’industrie et l’éclairage urbain. Dans la biomasse et aux fonds des mers, qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en émeuve, il reste quantité de matières disponibles. Les techniques et les recherches sont déjà en place pour cela, les solutions seront adoptées quand les coûts le permettront.
Simultanément, tout le discours sur le « serrage de ceinture » est déjà installé pour effectuer la transition énergétique ou autre. Ce discours est véhiculé des sarkozystes aux décroissants, que cela plaise ou non. Telle est d’ailleurs la finalité des décroissants que d’être aux avant-postes d’une idée qui, une fois débarrassée de son mysticisme ou de ses bonnes intentions, consiste à faire passer le message essentiel pour le système : il n’y en a pas assez pour tout le monde. Depuis Malthus, rien de nouveau sous le soleil idéologique.
L’histoire semble ainsi sous le joug de l’éternel recommencement. Déjà, les socialistes prônaient le dirigisme économique de l’État au XIXe siècle. Du strapontin ministériel occupé par le socialiste Millerand en 1899 aux côtés du général Gallifet, le massacreur de la Commune, à la nomination du socialiste DSK à la tête du FMI en 2007, il a fallu à peine plus d’un siècle. Le petit-fils de Hans Jonas ou de Serge Latouche, s’ils existent, se retrouveront bien dans quelques décennies à la tête du gouvernement écologiste mondial qui nous dictera comment manger et comment déféquer.
Le capitalisme n’est pas que financierNonobstant la transition démographique quasi généralisée, à part quelques pays dominés par la théocratie chrétienne ou musulmane, serions-nous pourtant trop nombreux sur terre ? Outre les guerres qui se poursuivent et qui pourraient s’accélérer afin de réaliser la purge en faveur des marchés, il resterait néanmoins les centaines de milliers d’hectares de la Sibérie ou du Grand Nord canadien qui pourraient être mises en culture si le réchauffement climatique de ces espaces devenait avéré.
Non seulement le capitalisme n’est pas fini, mais en outre il n’est pas uniquement financier. Car si le secteur financier semble mener la barque, ce qu’il fait dans certains cas et dans certains espaces où il faut rentabiliser la rente foncière au maximum (quartier d’affaires, espace résidentiel haut de gamme, zone touristique…), il reste fondamentalement lié au secteur productif. Car c’est de là que viennent ses capitaux, produits par le travail, y compris les fonds de pension qui représentent une partie du salariat. C’est aussi là qu’ils sont gagés – sur le sol, le sous-sol, les matières premières – autrement dit là-dessus qu’ils assurent leur valeur. Loin de fonctionner de façon autonome comme les paléo ou les néo-marxistes le répètent à satiété, et comme les lepénistes semblent aussi le croire, le secteur financier est lié à la production industrielle et aux entreprises économiques. La bancocratie est consubstantiellement dépendante des capitaines d’industrie et des dirigeants politiques, leurs choix étant faits en commun.
Mais comme le capitalisme est constitué d’intérêts particuliers divergents, qu’il est par essence concurrence et pouvoir, les rivalités s’aiguisent entre ses divers acteurs, petits ou gros, et donc les diverses classes politico-économiques nationales. Les délocalisations et les relocalisations épousent les conflits d’intérêts. La désindustrialisation d’un pays comme la France ne touche qu’une partie du secteur. L’automobile y est en voie de sacrifice, mais l’aéronautique est protégée. Et même pour l’automobile, la relocalisation des activités des constructeurs français, pas forcément en Chine puisqu’on trouve de nombreuses usines dans les pays de l’Est, participe aux profits qui sont placés en France, et dans le reste du monde, pour d’autres activités rentables, y compris dans l’industrie.
Le « produisons français » ou le « consommons français » n’a pas de sens dans la mesure où tout au long de la chaîne de production se trouvent des pièces et du travail situés partout dans le monde. Si, à l’autre bout de l’Eurasie, on prend l’exemple de l’électronique japonaise, bien malin est celui qui peut dire ce qui est réellement « made in Japan », les composants étant fabriqués et montés ici ou là (Chine, Japon, Corée, Taïwan…) dans un cheminement complexe difficile à retracer.
L’hypothèse souverainisteQue se passerait-il si les souverainistes arrivaient au pouvoir ?
Il faudrait qu’ils mettent au pas à la fois les banques et les transnationales. Les banques, c’est en partie possible, les capitalistes eux-mêmes le réclament pour restaurer le fonctionnement des marchés, la confiance, la consommation et donc la production. Le Royaume-Uni et le Japon, qui ne sont pourtant pas des pays de socialisme autogestionnaire, ont ainsi quasiment nationalisé leur secteur bancaire.
Mettre au pas les transnationales ? Dans les programmes des différents candidats souverainistes, on ne voit pas trop leur solution à ce sujet, à part les taxer un peu plus. Auquel cas, ces firmes trouveraient d’autres parades, en poursuivant par exemple leur délocalisation dans d’autres pays. Ce n’est d’ailleurs pas parce que c’est un argument des libéraux qu’il n’est pas vrai, sachant que ceux-ci ont beau jeu d’oublier le facteur fondamental : qui possède et qui décide dans l’entreprise ?
Le raisonnement est quasi identique pour le protectionnisme. Si la France relève ses barrières économiques, ses pays clients feront pareil. Certes une grande partie du commerce extérieur français s’effectue à l’intérieur de l’Union européenne, mais le schéma reste valable : les partenaires européens réagiront de la même façon. Cela contribuera à la mort de l’euro, ce que veulent précisément les souverainistes, probablement davantage pour des raisons politiques que strictement économiques, autrement dit encore une prophétie auto-réalisatrice.
Ils le veulent car c’est ce qu’exige la clientèle électorale, et sociale, qu’ils convoitent : prolétaires désabusés, classes moyennes lessivées, avec, du côté lepéniste mais pas seulement, le secteur des petites et moyennes entreprises, du petit commerce, bref de la petite bourgeoisie qui constitue le fond de commerce historique du fascisme laminé par les grandes entreprises.
Là se situe le danger : cette conjonction de forces sociales disparates réunies subjectivement au nom du souverainisme, c’est-à-dire de la défense de la nation sans remettre en cause la logique du capital et la propriété. N’oublions surtout pas que cette conjonction s’est déjà opérée dans l’histoire récente de l’Europe avec le fascisme. Le fascisme a certes puisé à droite, au sein des secteurs conservateurs effrayés par le danger révolutionnaire, mais aussi à gauche, et au sein même du mouvement ouvrier.
En Italie, berceau du fascisme, Mussolini était un haut dirigeant du parti socialiste, une partie des syndicalistes révolutionnaires, anticapitalistes mais favorables à la guerre, ont convergé avec lui au nom de la nation (De Ambris, Bianchi, Lanzillo, Michels, Labriola). En France, les non-conformistes anti-productivistes de la nouvelle droite des années 1920 ont rallié les théoriciens du Cercle Proudhon (Valois, Berth, Riquier) puis les dissidents du radicalisme (Gaston Bergery), du socialisme (Marcel Déat), du communisme (Jacques Doriot) et du syndicalisme (René Belin, le numéro deux de la CGT, Hubert Lagardelle). Tout ce monde a fini dans les bras de Pétain. À l’origine, ils critiquaient le capitalisme, et en particulier le capitalisme financier, très durement. Relire certaines de leurs diatribes contre le système sans préciser leur origine pourrait en mystifier plus d’un.
De nos jours, l’incantation des souverainistes pour la nation – que ce soit le peuple français chez Mélanchon aux accents de Valmy, ou le peuple français chez Le Pen aux accents de Jeanne d’Arc – produit une convergence de fait dont nous ne connaissons pas encore l’issue. L’histoire ne se reproduisant pas exactement, ce sera plutôt celle d’un post-fascisme plus ou moins radical, prenant une étiquette moins connotée historiquement, par exemple celle du souverainisme, justement. En fonction du rapport de force sociologique et politique, la couleur précise variera.
Au-delà de la confusion idéologique et politiqueLes écologistes, incarnés par la candidate Eva Joly, semblent échapper à cette tendance, mais leur écartèlement entre une classe dirigeante bobo, carriériste et arriviste, et une base empêtrée dans une analyse erronée de la dynamique capitaliste, y compris dans son secteur le plus radical représenté par les décroissants, les amènera à choisir tôt ou tard entre les libéraux (socialistes, centristes ou droitiers) ou bien les souverainistes. C’est probablement le premier ralliement qui l’emportera, conduisant à une fragmentation du mouvement écologiste aux turbulences néfastes si une alternative sociale et idéologique forte ne leur répond pas. Quant à l’électorat populaire, il ne peut pas adhérer au discours inaudible et culpabilisant des écologistes selon lequel « nous consommons trop » alors qu’il plonge dans la misère, et il préférera l’allure martiale des souverainistes.
Ce n’est pas le moindre effet du sarkozysme que d’avoir contribué à brouiller les pistes idéologiques pour mieux imposer l’idée d’un volontarisme politique qui, certes, risque de se retourner contre lui s’il trouve plus fort que lui, mais qui, pour le système capitaliste, a le mérite de montrer que le politique est définitivement à la solde de l’économique.
Les protectionnistes et les souverainistes conséquents devraient en appeler à la propriété collective des moyens de production et d’échange, non pas sous la forme de nationalisations dont la logique bureaucratique les rend incapables de se détacher des firmes transnationales, mais à l’économie sociale et solidaire organisée du bas vers le haut, sur une base locale et régionale qui contrôleraient strictement ses échanges avec d’autres régions et d’autres pays. Autrement dit, une société où les producteurs et les consommateurs seraient solidaires car identiques, ou bien, parce qu’une indivision du travail nous ramènerait à la misère, solidaires car proches les uns les autres, fédérés.
Mais ils ne le font pas, prisonniers de leur logique non seulement électoraliste, qui gomme toute idée vraiment révolutionnaire, mais aussi idéologique : la gauche marxiste forte en gueule reste fondamentalement autoritaire, la droite lepéniste ne l’est pas moins. Dans cet étau entre souverainistes et libéraux, l’espace n’est pas grand. Commencer à démasquer les mauvaises postures et les erreurs d’analyse est un premier pas, modeste, difficile parfois, mais nécessaire. Reposer simultanément la question de l’articulation entre la production et la consommation trace une perspective, non pas sur la base de ce qui est impossible ou inaudible, mais sur la base concrète des besoins, non pas à partir d’un petit groupe sectaire auto-centré mais d’un réseau populaire.
Philippe Pelletier