Un périlleux exercice de démocratie directe à 300 personnes, ou comment construire l’intelligence collective et l’émancipation politiquehttp://refractions.plusloin.org/spip.php?article299Ce texte est issu d’une lettre écrite par une des personnes ayant vécu le processus de démocratie directe décrit ci-après. Cette lettre a ensuite été retravaillée et enrichie en groupe, de façon à refléter le mieux possible les visions différentes des événements vécus. Les commentaires de l’auteure de cette lettre originelle sont inscrits en italique pour situer son implication particulière.Les rencontres des Ami-e-s de S !lence, c’est quoi ?L’association des « Ami-e-s de S !lence » (AdS) est née en 2002 avec la première rencontre de lecteurs/lectrices du journal S !lence au CUN du Larzac, organisée par cette revue pour ses 20 ans. La revue S !lence (Écologie – Alternatives – Non-Violence) se veut un lien entre toutes celles et ceux qui pensent qu’aujourd’hui il est possible de vivre autrement sans accepter ce que les médias et le pouvoir nous présentent comme une fatalité. C’est donc dans cet esprit que depuis 2003 des lecteurs/lectrices et des sympathisant-e-s se retrouvent une fois par an sur le principe de l’auberge espagnole. Rapidement ces rencontres ont rassemblé de plus en plus de monde dans des lieux choisis à chaque fois pour leur implication dans des alternatives au système dominant. De 70 personnes au Biolopin dans le Jura en 2003 (Brocéliande en 2004, l’écocentre du Périgord en 2005, la ferme de « La Terre » dans le Lot en 2006), on est passé à 400 personnes en 2007 au « camp du Geais » sur la commune de Courbiac.
Ces rencontres durent deux semaines. L’objectif est d’y vivre nos engagements et nos idées en collectif responsable. Cela demande une construction permanente : réfléchir, se concerter, prendre des décisions, faire des choix.
Comment ces rencontres s’organisent-elles ?Une « collégiale » se forme chaque année, pendant l’A. G. finale, pour organiser les rencontres suivantes. Ces personnes se concertent toute l’année pour la logistique, le choix du lieu, l’économat, les inscriptions etc.
Une semaine avant les rencontres, la collégiale et des volontaires viennent préparer les lieux : installation des dômes, yourtes, chapilopin, toilettes sèches, douches, cuisines…
Pendant les rencontres, quelques référents de la collégiale, accompagnent les participant-e-s afin de transmettre les informations dans un but d’autogestion. Nous avons des assemblées générales journalières de régulation, au cours desquelles toutes les questions peuvent être posées et débattues, sur des sujets pratiques ou débat d’idées. Nous concluons un sujet après avoir obtenu un consensus. Sinon, un collectif se met en place, ainsi que des ateliers de réflexions, pour dépasser les problèmes, afin de parvenir à un consensus.
De quoi sont-elles faites ?Des ateliers participatifs et interactifs sont proposés et organisés par les participant-e-s, à leur libre initiative et sans contrôle en amont jusqu’à cette année. Cet été à Courbiac, nous avons eu trois films, treize ateliers culturels, trentecinq de réflexion (écologie, nonviolence, pouvoir, décroissance, valeurs des AdS, désobéissance civile, éducation, bien commun, féminisme, ethnologie et peuples premiers, capitalisme…), quinze pour les enfants, vingt pratiques (constructions d’habitats légers, hygiène alternative, vélo couché, chauffe-eau solaire, cuiseur économe…), quatre sur des projets alternatifs (écovillages et nomade), douze de développement personnel (massage, relaxation, co-écoute) et onze ateliers qui ont suscité des controverses (Dissidence SIDA, Le mythe du VIH, Terrorisme d’état : l’OTS et le 11 septembre, Hérésiologie, L’arnaque du changement climatique…)
Il y a aussi tout le quotidien pris en charge par des équipes qui tournent en autogestion pour l’organisation, la transmission : la cuisine végétarienne, les toilettes sèches, la vaisselle, l’eau, l’accueil, le compostage et le tri des déchets, la gestion de l’économat, le feu et le bois… 44 postes étant à pourvoir chaque jour, il suffisait de s’inscrire à deux tâches dans la semaine pour faire tourner le camp.
Et ne pas oublier les moments informels au coin des feux, les chants improvisés, tous les élans de bienveillance les uns envers les autres. C’est ça aussi qui donne aux rencontres des Ami-e-s de S !lence beaucoup de chaleur humaine et qui permet de nous dépasser dans les moments difficiles, grâce aux relations de confiance, de respect et d’empathie construites au quotidien.
Courbiac 2007 : une rencontre pas comme les autresLes rencontres de l’été 2007, avec une pointe de 400 personnes, certains ateliers controversés, la difficulté de mettre en place une action de désobéissance civile, nous ont obligés d’acquérir une maturité politique.
Des personnes issues du mouvement conspirationniste ont proposé onze ateliers dont le contenu idéologique a déclenché inquiétude, questionnements et malaise parmi les participant-e-s. Beaucoup d’ailleurs refusaient de cohabiter avec eux à cause de leur prosélytisme sur le site.
Ils se réclamaient « neutres » concernant la Shoah, alertaient sur le « complot mondial », niaient l’existence de l’hépatite C, diffusaient une revue parlant de « menace cosmique »…. et véhiculaient auprès des personnes les plus naïves des affirmations du genre « le VIH n’existant pas, le préservatif est inutile pour s’en protéger ». Nous n’avons pas eu d’autre choix que de nous attaquer collectivement à des questions délicates, notamment : comment se protéger contre l’entrisme et la manipulation sans trahir nos valeurs ?
C’était d’autant plus délicat que nous avions des points de vue très différents sur le problème : certain-e-s étaient plus gêné-e-s par la forme verbalement violente des réactions de ceux et celles qui s’opposaient aux conspirationnistes que par le contenu des thèses conspirationnistes. Dans les valeurs défendues par le journal S !lence il n’y a pas que « écologie » et « alternatives », il y a aussi « non-violence ». Pour prendre une décision, nous avons donc suivi le processus de fonctionnement démocratique contenu dans les statuts, en respectant les personnes incriminées.
Le nœud du problèmeLes membres de l’association se sont dotés d’un outil excellent : le processus du consensus, mais qui nécessite de l’habitude et de la pratique.
C’était ce fonctionnement de réelle démocratie directe qui m’avait attirée l’an dernier, car on l’y expérimentait très concrètement. Dans ce cas précis, le fonctionnement basé sur la confiance n’a pas abouti à une solution. De nombreuses personnes ont été choquées par la lenteur de la réaction collective, exaspérées de tant de « naïveté », tandis que d’autres s’attristaient de la panique, de l’agitation et la discorde qui soudain régnaient sur le camp. Des AG interminables ont mené à la désaffection du processus démocratique. Dans la confusion des trois jours qui précédèrent l’AG finale, nous avons résisté à la tempête.
Jusqu’à ce que ce flottement destructeur prenne fin, j’ai fait partie de ceux et celles que cette « mollesse » catastrophait. J’ai donc, avec d’autres, recueilli les témoignages de ceux et celles qui avaient assisté aux ateliers incriminés. Témoignages dont certains émanaient de militants d’Act Up Toulouse promettant de porter plainte si l’association ne réagissait pas plus vite, et aussi témoignages de parents dont les enfants avaient été dissuadés par l’un des protagonistes d’utiliser des préservatifs. Et rien n’était simple, car certains témoins avaient pour seul point commun avec les conspirationnistes de jouer les provocateurs et de ne pas adhérer au processus de décision au consensus, voire de le mettre en péril.Le processus du consensus : notre outil Les huit ateliers sur le pouvoir issus de l’atelier sur la “micropolitique des groupes”(1), ceux sur la “Communication NonViolente”, ceux sur les peuples premiers, un atelier nocturne improvisé, où toutes les positions purent s’exprimer, nous ont permis de nous former, de réfléchir et de mieux maîtriser les processus du consensus, pour les réinvestir ensuite directement dans la pratique. Par exemple, nous avons réussi à mettre en place un moment d’analyse à la fin des ateliers, un vrai moment de conceptualisation, pour comprendre - là, dans l’atelier - Où est le pouvoir ? Comment il circule ? Où sont les erreurs ? Bref, construire le processus démocratique.
L’aboutissement du processus dans l’AG finalePendant l’AG finale (d’une durée de 8 heures !), la conscience du groupe et son intelligence collective se sont révélées puissantes. Les trois facilitateurs-trices ainsi que le donneur de parole, le scrutateur des émotions, la gardienne du temps, les adhérents participant aux débats et ceux qui préparèrent à manger, montrèrent leur efficacité.
Il fut décidé de travailler d’abord sur ce qui rassemblait les AdS avant de passer au point de l’ordre du jour proposant la radiation de certains membres, voire la dissolution de l’association. Ce travail sur les valeurs défendues par les AdS et les valeurs exclues par les AdS fut réalisé par l’AG scindée en une dizaine de groupes de 10 à 15 personnes. Le fruit de ce travail a été la base, dès le lendemain, de la rédaction d’une charte, d’un règlement intérieur et d’un communiqué au journal S !lence, approuvés à l’AG prolongée du lendemain.
Il fut encore nécessaire de rappeler que le processus de décision au consensus ne procédait pas de la même logique que le vote. On ne choisissait pas entre la solution A, B ou C. Il n’y avait pas de “camp adverse”. Il y avait le camp des Ami-e-s de S !lence et ensemble, nous pouvions, par un processus d’intelligence collective, en partant des points de départ A, B et C, aboutir à une construction collective D.
Solution "D" comme dépassementC’est par un processus d’éducation populaire, un athénée grandeur nature, aidé par une technique qui a montré là toute son efficacité dans l’urgence, le conflit et l’hétérogénéité des groupes, que
1- Ces événements ont contribué à nous faire passer d’un fonctionnement implicite à un fonctionnement mature avec la rédaction de la charte et du règlement intérieur.
2- Les deux personnes concernées, lorsque la décision fut prise de rédiger le règlement intérieur, démissionnèrent sans que l’on ait à aborder la question de leur radiation.
On voit là que résister à l’envie de “mettre de l’ordre dans tout ça” permet de ne pas bousiller les apprentissages en respectant le processus.
Nous avons expérimenté collectivement, en temps réel, une démocratie vivante, directe, respectueuse des différences, qu’on peut réinvestir dans notre vie quotidienne. Les milieux de la militance étant souvent le théâtre de manipulations et dominations, nous avons tout à gagner à nous inspirer de cet exemple d’intelligence collective. Nous avons assisté et contribué à un véritable processus d’émancipation politique.
Les rencontres des Ami-e-s de S !lence, c’est le défi de se réapproprier les domaines si politiques de la vie que sont : la gestion décroissante des travaux nécessaires à l’existence, la répartition des tâches, le soutien à des luttes sociales, la production de comptes-rendus d’atelier, de musique et de chants improvisés, le tout dans un esprit de bienveillance et de non-violence. On pratique là, tant dans la théorie et son application directe, que dans la vie quotidienne, un réel “art d’habiter” et une “convivialité” qu’aurait appréciés Ivan Illich.
Claire Chevalier, Astrid Géraud, Monique Labarthe, Françoise/Raphaelle Maquin
1 - “Micropolitique des groupes” David Vercauteren – collab : Thierry Müller, Olivier CrabbéInfos complémentaires :http://fr.wikipedia.org/wiki/Consensushttp://www.passerelleco.info/article.php?id_article=83