Ovni soit qui mal y pense: de l'anarchie à la monarchie

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Ovni soit qui mal y pense: de l'anarchie à la monarchie

Messagede Harfang le Mar 5 Aoû 2008 20:16

Comme dit dans le tire j'ai retrouvé ce texte dans mes archives et je l'ai relu avec un certain amusement... Si vous n'avez que ça à faire.


Léon de MONTESQUIOU
DE L'ANARCHIE A LA MONARCHIE
PREMIERE LECON
L'évolution d'une pensée : de l'idéologie révolutionnaire au réalisme en politique.



Mesdames, messieurs,
En vous décrivant l'histoire d'une pensée qui, partie, en politique, de l'idéologie révolutionnaire, aboutit au réalisme, ou si vous préférez au nationalisme, ce qui, à mon sens, revient au même, ce n'est pas seulement l'histoire de ma propre pensée que j'ai en vue de vous exposer. Certes, j'ai passé personnellement par les diverses étapes que j'indiquerai. Mais ce qui donne quelque intérêt à cette leçon, c'est que presque tous ceux qui sont venus à l'Action Française ont vu se faire en eux ce même travail d'esprit. Remarquez que je ne dis pas tous, car il en est, en effet, parmi nous, qui se trouvaient dès l'abord acquis aux conclusions auxquelles nous avons finalement abouti. Mais je dis presque tous; et il assez naturel que presque tous nous soyons partis du même point de l'horizon politique et ayons eu, par conséquent, le même chemin à parcourir.
Ce même lieu commun politique dont je parle est, en effet, lue dont je parle est, en effet, la Révolution. Or, je dis qu'il est naturel que nous en soyons presque tous partis, car il est, en effet, actuellement bien peu de Français qui ne se trouvent tentés, tout au moins à un moment ou l'autre de leur vie, par les principes révolutionnaires. C'est que ce n'est pas sans un véritable effort que nous arrivons à nous dégager de l'esprit d'insubordination, de révolte et d'anarchie dont est toute pénétrée la société dans laquelle nous vivons.
C'est cet effort, Messieurs, que je voudrais faciliter à tous en commentant et analysant le travail qui s'est effectué dans notre esprit au cours de ces dernières années sous la pression des événements politiques qui, faisant éclater à nos yeux l’anarchie dans laquelle se débat notre pays, et nous jetant ainsi dans l'inquiétude sur son avenir, nous forçaient à chercher les moyens de salut.
J'ai dit que nous étions presque tous partis de l'état d'esprit révolutionnaire. Or, qu'est-ce que cet état d'esprit ? En quoi au juste consiste-t-il ? Voilà ce que je dois donc vous exposer tout d'abord.
Pour cela je recourrai à J.J. Rousseau. Rousseau, vous le savez, est en effet le grand théoricien de la Révolution. Je veux dire, la Révolution n'a fait que mettre en pratique ce que Rousseau avait posé en théorie. Or, la pensée de Rousseau, réduite à sa plus simple expression, est la suivante : la société est le résultat d'un contrat; l'ordre social ne repose que sur des conventions. Pour bien vous représenter, en effet, d'après Rousseau, ce qu'est la société, il faut commencer par vous représenter l'absence de société, ce que nous appellerons l'état de nature, état dans lequel les hommes sont absolument indépendants entre eux. Il faut ensuite supposer que ces hommes jusque là indépendants s'assemblent dans l'intention de former une société. Pour cela, dit Rousseau, ils n'ont qu'à exprimer leur intention par un vote. A l'instant la société naît de la seule volonté de ses membres, à l'instant elle se trouve constituée.
Mais, pour continuer la pensée de Rousseau, ces hommes, avant de constituer une société, possédaient un certain nombre de droits naturels. Or, en se les naturels. Or, en se liant par un pacte social, non seulement ils n'entendent pas faire le sacrifice des droits qu'ils possédaient antérieurement, mais, au contraire, s'ils s'unissent c'est afin de sauvegarder, de consolider ces droits. D'où il suit que la société a pour unique but le maintien des droits naturels de l'homme et, par conséquent, que ces ce seul but là que les lois doivent viser.
Or cette conception sociale de Rousseau c'est la conception même que nous retrouvons comme base de cette charte révolutionnaire qu'est la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Que dit, en effet, le préambule de cette déclaration ? Voici textuellement :
Les représentants du peuple français... ont résolu d'exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme... afin que les actes du pouvoir législatif, pouvant être à chaque instant comparé avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés...
Nous voici donc avertis. Le but de toute institution politique est de sauvegarder les « droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme ». Et les discussions qui ont précédé le vote de cette Déc; le vote de cette Déclaration sont encore, s'il se peut, à cet égard plus explicites :
Tout gouvernement, y trouvons-nous par exemple, doit avoir pour but le maintien des droits de l'homme.
Et encore :
Les représentants du peuple français, considérant que l'homme, né pour être libre, ne s'est soumis au régime d'une société politique que pour mettre ses droits naturels sous la protection d'une force commune, etc.
Et plus loin :
Les comités ont reconnu que les hommes s'unissant en société ont des droits individuels dont ils n'entendent pas faire le sacrifice; que c'est, au contraire, pour s'en assurer la jouissance qu'ils s'associent et se donnent une Constitution...
Mais je m'arrête. Il est inutile de pousser plus loin. Nous en avons assez lu pour que vous puissiez constater que partout et toujours nous retrouvons dans la charte révolutionnaire la même conception tirée du Contrat social.
Certes, messieurs, lorsque je dis que nous avons presque tous connu l'état d'esprit révolutionnaire, je ne prétends pas que nous ayons presque tous conçu et adopté un exposé aussi net du dogme que celui que je viens de vous tracer. Mais, plus ou moins vaguement, plus ou moins logiquement nous nous étions ralliés à ce qui fait l'essence de ce dogme; je veux dire, nous avions débuté par une affirmation de droits, soit, par exemple, droit à la liberté ou à l'égalité, ou au vote des lois, ou à la nomination des gouvernants, etc. ; et de cette affirmation nous étions partis pour en déduire un régime politique. Et c'est là ce qui forme le fond même de l'esprit révolutionnaire : affirmer comme principe initial un droit individuel, et en déduire le gouvernement que logiquement nécessite ce droit.
Aussi, si nous nous disions alors républicains, c'est seulement que nous décorions du nom de République le gouvernement que nous pensions nécessiter par nos droits.
Par conséquent derrière ce mot de République tel qu'il est entendu ici, qu'y a-t-il ? Y a-t-il un pays, une patrie, une France, des Français ? Non, derrière ce mot, et cela est important à constater, il y a seulement une conception de notre esprit, une idée, un Droit enfanté par notre cerveau sous l'action d'une passion plus ou moins égoïste.
Si nous proclamons, en effet, ici, Messieurs, la nécessité de la République, ce n'est pas à la suite de l'étude de la réalité extérieure, l'étude par exemple d'une société que nous reconnaîtrions réclamer pour son existence et sa prospérité une telle forme de gouvernement. Non, si nous proclamons ici la République, c'est seulement sous la considération des exigences de notre conscience intime. Nous sommes en pleine idéologie.
Mais du moment que nous déduisons la nécessité du gouvernement républicain par un raisonnement purement logique et sans nous préoccuper en rien de la réalité extérieure, c'est donc que nous pensons que c'est aux choses extérieures à se modeler sur ce gouvernement, et non à ce gouvernement à se modeler sur les choses. Que c'est, en d'autres termes, au pays à prendre une forme que nous appelons républicaine et non au gouvernement que nous nommons République à prendre la forme du pays.
Mais, Messieurs, il nous faut remarquer, d'autre part, qu'une idée qui n'est pas tirée des choses observables risque de n'être pas en harmonie avec la réalité; d'où conflit possible entre l'ordre des choses et l'o l'ordre des choses et l'ordre imposé par cette idée. Si donc, en idéologues, nous tirons un gouvernement de notre esprit sans nous inquiéter de l'ordre extérieur, et si nous prétendons imposer ce gouvernement au pys, modeler sur lui le pays, il se peut fort bien qu'à cela le pays éprouve de grandes difficultés. Pour le rendre plus malléable irons-nous, je le demande, jusqu'à le tasser, le piler, le meurtrir, le mettre en morceaux ? Et si, malgré cela, il n'arrive pas à prendre la forme voulue, irons-nous jusqu'à sacrifier le pays à l'idéal que nous avons conçu et que nous prétendons réaliser ?
Messieurs, nombre de fondateurs de la religion des Droits de l'Homme n'ont pas hésiter à aller jusque là. « Nous ferons un cimetière de la France, disait par exemple Carrier, plutôt que de ne pas la régénérer à notre manière ! » Tandis que Hydens, autre jacobin, s'écriait : « Périssent cent mille fois les 25 millions de Français plutôt qu'une seule fois la République une et indivisible. » Et vous savez que cette théorie du sacrifice a été résumée par Robespierre dans ces quelques mots : « Périssent les colonies plutôt qu'un principe. »
Certes, Messieurs, il n'en n'est pas, je crois, parmi ceux d'entre nous qui inclinaient autrefois vers le dogme révolutionnaire, il n'en n'est pas qui eussent consenti à souscrire à de telles paroles. Mais cela prouve seulement que nous n'avions pas extrait du dogme tout ce qu'il contenait, que nous ne l'avions pas poussé jusqu'à ses dernières conséquences logiques. Car du moment qu'on affirme une vérité première on doit en affirmer toutes les conséquences. Si l'on pose un axiome, il faut en tirer toutes les propositions.
Carrier affirmait un principe : les Droits de l'Homme. Mais ce principe, l'ayant tiré d'une abstraction, l'Homme, et non la réalité, certains hommes vivants déterminés, il devait prévoir que ce principe pourrait ne pas concorder avec la réalité, et ainsi aboutir à nier cette réalité, aboutir « à faire de la France un cimetière ». Affirmant les Droits de l'Homme, la logique voulait qu'il affirmât aussi la conséquence possible, le cimetière.
Hydens posait en dogme la République une et indivisible. Mais n'ayant pas tiré ce dogme de la réalité : 25 millions de Français, il avait la logique d'entrevoir que la réalité pourrait ne pas se plier au dogme, et la logique de dire que, dans ce cas, au dogme il sacrifiait la réalité : « Périssent cent mille fois les 25 millions de Français !... »
Mais, je le répète, nous n'avions pas eu, quant à nous, cette logique meurtrière. Nous n'avions pas tiré de l'axiome que nous posions tout ce qu'il renfermait de conséquences. Aussi pouvions nous faire voisiner l'amour de notre patrie et le désir de réaliser notre idéal révolutionnaire, sans entrevoir ce que ce double sentiment impliquait en lui-même de contradiction. Mais si notre raisonnement, arrêté qu'il se trouvait dans son développement, ne nous avait pas amené jusqu'au point où l'esprit se voit obligé de choisir entre la patrie et la révolution, les événements politiques allaient se charger, eux, de nous mettre en face de ce choix nécessaire.
L'affaire Dreyfus éclatait, en effet, et dès lors il nous était donné de voir la religion des Droits de l'Homme poussée dans l'ordre des faits jusqu'à ses dernières ce; ses dernières conséquences, jusqu'à nier la réalité qui se trouve la contrarier.
A partir de ce moment, en effet, nous vîmes toutes les bases fondamentales de l'ordre social attaquées ouvertement au nom des principes révolutionnaires. C'était aujourd'hui l'armée, le lendemain les congrégations religieuses, puis l'Eglise catholique toute entière, puis la famille, puis la patrie elle-même.
En présence de telles destructions, quelle allait être notre attitude, à quelle défense allions-nous recourir ?
Certains alors, Messieurs, nous engagèrent, pour défendre notre patrie menacée, à nous servir de ce qui était l'arme même de destruction. Certains nous dirent, en effet : c'est au nom des principes révolutionnaires qu'on prétend détruire. Eh bien ! À ces destructions opposons-nous au nom de ces mêmes principes.
Autour de ces principes on vit alors la bataille s'engager, les un prétendant que les « Droits naturels, inaliénables et sacrés de l'Homme », exigeaient la suppression de telle ou telle organisation, de telle ou telle liberté, les autres affirmant qu'une telle suppression était précisément interdite par ces Droits.
A cette bataille entre jacobins et libéraux, se disputant la Révolution, nous n'eûmes pas, Messieurs, à prendre part, ou plutôt nous ne trouvâmes notre place dans aucun des deux camps. Dès le premier instant, en effet, où les événements nous avaient contraints à analyser le dogme révolutionnaire de plus près, nous avions reconnu comme je le montrerai dans la prochaine leçon, tout ce que ce dogme impliquait de destructions nécessaires. Dès le premier instant, nous avions compris que - pour employer une formule saisissante de je ne sais plus qui - « si 93 c'est la guillotine, 89 c'est la toilette du condamné ».
Mais si, comprenat après les avoir analysés, qu'ils ne pouvaient que se retourner contre nous, nous nous trouvions ainsi rejeter les principes de 89, à quelle arme alors, Messieurs, allions-nous recourir ? A quel principe, quel dogme, quelle affirmation ? A l'affirmation qui le plus naturellement devait nous venir à l'esprit. Nous n'avions qu'à énoncer, en effet, ce qui était l'objet de notre désir. C'était l'ordre public, la patrie que nous voyions en danger. C'était la volonté de sauver notre patrie qui nous poussait, qui nous guidait. Eh, qui nous guidait. Eh bien ! Nous n'avions qu'à le dire. Et c'est ce que nous avons fait. Nous avons donc dit : Avant tout le salut de la patrie, le salut public.
Une telle affirmation, Messieurs, tant elle est naturelle, semble au premier abord de peu d'importance. Et pourtant poser le salut public en principe, et prendre ce principe comme base de nos raisonnements, cela devait nous amener fatalement et logiquement à bouleverser toutes nos idées, à changer notre mentalité.
Jusque là, en effet, ce sont les Droits de l'Homme que nous avions pris comme principe initial, et de ce principe nous avions déduit toute une politique dont nous commencions à entrevoir les effets néfastes. En partant non pus des Droits de l'Homme mais du Salut public, nous allions en tirer aussi une politique mais bien différente.
Considérons, en effet, quelles sont les conséquences diverses qui en résultent suivant que l'on choisit l'un de ces deux points de départ : Droits de l'Homme ou Salut public.
Si ce sont les Droits de l'Homme que nous affirmons tout d'abord, et si nous en tirons tout ce qui sort de là, de déduction logique, nous voyons que nous aboutirons finalement à une certaine politique, nécessitée par cette première affirmation, que nous aboutirons à cette politique sans être un seul instant sortis de nous-même, sans avoir eu à jeter un seul regard en dehors de nous.
Les Droits, en effet, que nous posons comme base de l'édifice, c'est en regardant en nous-mêmes que nous les avons découverts, puisque même nous prétendons que c'est là une conception innée de notre esprit. Puis, pour élever sur ce fondement notre édifice politique, pas un instant nous n'avons eu à rouvrir les yeux sur le monde extérieur, puisque le plan de cet édifice n'est que l'image que nous nous sommes tracée en nous guidant sur les seules exigences logiques de notre esprit.
Nous ne nous sommes pas dit, en effet : il existe des choses en dehors de nous. Quel est le système politique que nécessité cet ordre des choses ? Non; simplement nous avons dit : Nous avons en nous tels et tels droits. Quel est le système politique nécessité par ces droits ?
Bref, nous avons fait abstraction de toute réalité extérieure, nous avons raisonné sur une pure idée, nous avons travaillé en idéologues.
Mais voici que le mot de Salut public nous est venu à la pensée. Et ce simple mot va nous arracher à notre contemplation intérieure, nous rouvrir les yeux, nous rappeler à la réalité.
Salut public, cela veut dire, en effet, salut du pays, de la société, de la collectivité, en un mot, dont nous sommes un des membres. Mais, cette collectivité, nous ne pouvons la connaître qu'en regardant au dehors de nous. Au dehors de nous il y a un pays dont nous voulons le salut. Or, il est évident que c'est seulement en étudiant ce pays que nous arriverons à découvrir les conditions de son salut et à en dégager le système politique nécessaire.
Ainsi, d'idéologues que nous étions, il y a un instant, voici que nous commençons à nous incliner devant ce grand principe réaliste qui pose que « la vérité est dans les choses observables et que c'est de là uniquement qu'on peut la tirer ».
Mais à partir de ce moment nous devons abandonner définitivement Rousseau et les théoriciens de la Révolution, car nous sommes dès lors, et rien que pour avoir posé ce principe, en désaccord avec eux.
Mais par contre, dans notre nouvelle orientation d'esprit, nous nous trouvons soutenus et guidés par les plus grands philosophes du XIXe siècle, ceux qu'à l'Action Française nous appelons nos « Maîtres ».
C'est, par exemple, Joseph de Maistre déclarant :
Qu'est-ce qu'une constitution ? N'est-ce pas la solution du problème suivant : Etant donné la population, les mœurs, la religion, la situation géographique, les relations politiques, les richesses, les bonnes et les mauvaises qualités d'une certaine nation, trouver les lois qui lui conviennent ?
C'est encore Taine qui, dans la préface de sa grande oeuvre d'histoire, écrit :
Si jamais nous découvrons la constitution qu'il nous faut, ce ne sera point par les procédés en vogue. En effet, il s'agit de la découvrir, si elle existe, et non de la mettre aux voix. A cet égard nos préférences seraient vaines; d'avance la nature et l'histoire ont choisi pour nous; c'est à nous de nous accommoder à elles, car il est sûr qu'elles ne s'accommoderont point à nous.
La forme politique et sociale dans laquelle un peuple peut entrer et rester n'est pas livrée à son arbitraire, mais déterminée par son caractère et son passé. Il faut que, jusque dans ses moindres traque, jusque dans ses moindres traits, elle se moule sur les traits vivants auxquels on l'applique, sinon elle crèvera et tombera en morceaux. C'est pourquoi, si nous parvenons à trouver la nôtre, ce ne sera qu'en nous étudiant nous-mêmes, et plus nous saurons précisément ce que nous sommes, plus nous démêlerons sûrement ce qui nous convient. On doit donc renverser les méthodes ordinaires et se figurer la nation avant de rédiger la constitution.
Cette méthode réaliste qui a été celle d'autres grands sociologues encore, tels que Bonald, Auguste Comte, Le Play, cette méthode, je ne saurais mieux vous la résumer, Messieurs, qu'e vous donnant l'exposé qu'en a fait M. Bourget dans la préface de ses Oeuvres complètes :
Pour ma modeste part, écrit M. Bourget, je suis demeuré profondément, absolument fidèle au principe enveloppé dans cette théorie, à savoir que toute créature humaine, dans la vie publique comme dans la vie privée, a pour première condition d'être réaliste. Plus simplement, cela revient à dire que tout, dans l'ordre moral comem dans l'ordre physique, est soumis à des lois, de ces lois inéluctables, lois inéluctables auxquelles notre libre arbitre peut bien tenter de se soustraire, mais que nos révoltes ne changent pas, non plus que nos désirs. Un ancien disait déjà : « Ducunt volentem, nolentem trahunt - Acceptez-les, elles vous guident; résistez-leur, elles vous traînent » C'est aussi la formule de Bacon : « Nemo naturae nisi parendo imperat » « l y a une nature des choses ,et on ne lui commande qu'en lui obéissant. » Pour se rendre compte à quel point ce principe, admis par les plus ignorants quand il s'agit du monde matériel, est encore méconnu dans le monde spirituel, il suffit de suivre, dans les assemblées, dans la presse, dans les conversations, les disputes sur les problèmes de réforme gouvernementales, par exemple. Combien, dans l'ordre public, rencontre-t-on d'intelligences pénétrées de cette doctrine, qui paraît pourtant si simple, que la saine activité d'un peuple a ses conditions inscrites dans la nature de ce peuple, que ces conditions se découvrent, qu'elles ne s'imaginent pas, qu'elles préexistent à nos conceptions, et les contrôlent enfin, pour rappeler une formule saisissante, que l'homme ne peut pas plus do ne peut pas plus donner une constitution à la société religieuse et politique qu'il ne peut donner la pesanteur au corps ou l'étendue à la matière.
Mais cette constitution que d'avance la nature et l'histoire ont choisie pour nous, cette constitution, sommes-nous capables, Messieurs, de la découvrir ? De Maistre nous a dit : « Etant données le population, les mœurs, la religion, la situation géographique, les relations politiques, les bonnes et mauvaises qualités d'une certaine nation, trouver les lois qui lui conviennent. » Mais n'est-pas là un problème bien trop complexe, si complexe que raisonnablement il nous faut rejeter une méthode qui nous oblige à de telles recherches ?
C'est là, en effet, une objection qui se présente à l'esprit et l'embarrasse dans le premier instant où l'on se trouve tenté par la méthode réaliste. Mais un peu de réflexion vous fait facilement trouver la réponse naturelle qui écarte une telle objection. C'est cette réponse même qu'Auguste Comte, dans sa jeunesse, développait ainsi pour son ami Valat, qu'il venait de mettre au coourant de ses projets d'études sociologiques.
Valat lui avait soulevé la difficulté que; la difficulté que nous venons de formuler, et Auguste Comte lui répondait :
Ce que tu m'objectes de l'incertitude des connaissances humaines me paraît, je te l'avoue franchement, porter tout à fait à faux. On peut dire certainement de fort belles choses qui seront même vraies, en grande partie, sur l'incertitude de nos connaissances, et, depuis Pascal, et avant, on n'y a pas manqué. Mais tout cela n'est pas la question. Il ne s'agit pas de savoir, en général, si les méthodes d'investigation de l'homme ne sont pas nécessairement entachées d'une très grande imperfection; on sait bien que nous ne pouvons jamais raisonner avec la sûreté et la netteté que nous donnerais sans doute une meilleure organisation, pour laquelle il y aurait même encore de nouvelles choses à désirer, car tout être est fait nécessairement de manière à concevoir au-delà de ce qu'il peut exécuter, et cela est même indispensable pour assurer le progrès de l'espèce.
En un mot, l'absolu, dans quelque sens sue ce soit, non seulement n'existe pas, mais ne peut pas même être imaginé par nous, et tel a été jusqu'ici le vice fondamental de la philosophie. Mais en rentrant dans la condition réelle des choses et des hommes, il est question, lorsqu'on parle de méthode, non de savoir si la meilleure que les hommes puissent employer n'est pas nécessairement très imparfaite, mais uniquement de décider laquelle de toutes celles que l'esprit humain peut concevoir est la plus avantageuse à ses recherches, ou, si l'on veut, la moins mauvaise.
Toute discussion qui ne porte pas là-dessus est nulle et chimérique de sa nature. Pour préciser mon idée, on pourra crier tant qu'on voudra contre la méthode employée dans les sciences positives, on pourra faire un tableau très sombre (ou exagéré, ou même vrai) de leur faiblesse; mais quand on aura fini, il restera toujours à examiner si la méthode positive n'est pas, à tout prendre, préférable encore à la méthode métaphysique. Or, posée ainsi, la question ne peut pas être d'une bien longue discussion, et la prédominance relative de la méthode positive est aujourd'hui un fait que personne ne peut contester ni ne conteste.
Donc, Messieurs, en résumé, si l'on nous objecte : le problème est bien complexe, pour en trouver la solution, la raison humaine est bien petite, la méthode réaliste bien imparfaite, nous répondrons qu'elle est peut-être, en effet, imparfaite, mais que, comme dans son imperfection, c'est encore la meilleure que l'esprit humain puisse employer, c'est donc à elle et à elle seule, malgré tout, nous recourrons.
Et, en nous servant d'une formule qui résume parfaitement l'esprit de cette méthode, nous poserons donc tout d'abord en principe : « Distinguer les nécessités, c'est le rôle de la science; y conformer l'organisation sociale, c'est celui de la politique. Les nier au nom de théories plus ou moins idéales, c'est vouloir être écrasés par elles. »
Distinguer les nécessités pour y conformer l'ordre social : ceci nous oblige, Messieurs, comme je l'ai déjà fait remarquer, à étudier la réalité extérieure, à observer les faits afin d'en dégager les lois, la constitution qui en découlent. Car, si, dans le concept révolutionnaire, la constitution, les lois étaient prétendues choses conventionnelles, nous voyons qu'ici elles sont regardées comme choses indépendantes de notre volonté. Aussi, ici, nous ne parlerons plus de faire une constitution, car nous reconnaissons que la constitution est déjà faite, qu'elle existe déjà, nécessitée qu'elle est par la nature.
Simplement donc, nous prétendons chercher la constitution nécessaire, simplement déterminer ce que la nature nous impose. Nous ne parlons plus de ce qui nous plaît, de ce que nous désirons, de ce que nous voulons. Nous parlons simplement de ce qui est nécessité. Quel gouvernement est nécessaire à telle société ? Est-ce la République, est-ce l'Empire, est-ce la Monarchie ? Voilà la seule position de la question qui nous est permise, dès lors que nous avons reconnu la justesse, la sagesse de la méthode réaliste.
Cependant, Messieurs, nous pouvons constater au terme de nos observations et de nos recherches, que le salut de notre pays repose sur tel système politique, sur telle constitution, que telles ou telles lois nous sont imposées par notre passé, notre situation, nos besoins, nous pouvons le constater et, en même temps, nous refuser à nous soumettre à cette constitution, à ces lois.
C'est qu'il est un spectacle, en effet, auquel notre imagination souvent est tentée de se laisser prendre. Ce spectacle est celui de la révolte contre la nature. Souvent cette révolte nous semble noble et généreuse. Ainsi il nous semble souvent noble et généreux, quand la nature dit « inégalité », de répondre « égalité »; quand la nature dit continuité, hérédité, de répondre : recommencement perpétuel. En un mot, quand la nature dit : soumission à mes lois, de répondre : « Liberté, révolte ».
Et par cette attitude nous croyons nous grandir, et notre orgueil s'en exalte. Voyez de quel orgueil sont tous les révolutionnaires, tous les anarchistes, tous les romantiques, tous ceux, en un mot, qui parlent de secouer le joug du passé, de la tradition.
A ce spectacle, il est vrai, notre imagination se laisse prendre, mais seulement jusqu'au jour où ayant saisi tout ce que cette attitude de révolte marque de fol orgueil et d'incompréhension, il ne nous reste plus pour elle qu'un dégoût profond. Je dis, d'une part, de fol orgueil car une telle révolte implique, en effet, la pensée que nous pouvons dominer de notre volonté les lois naturelles alors que la vérité est que, contre ces lois, nous ne pouvons nous révolter impunément. Je dis, d'autre part, d'incompréhension, car, par une telle révolte, nous ne pouvons que détruire et rien construire, tout et rien construire, tout effort de l'homme en vue de créer n'étant efficace que s'il repose sur une reconnaissance des lois imposées par la nature, et sur une soumission primordiale à ces lois.
Et dès lors nous avons compris ceci, dès lors, je veux dire nous avons compris que, comme nous l'enseigne Auguste Comte, « la soumission est la base du perfectionnement », ou, comme l'écrit encore Bacon, qu' « on ne commande à la nature qu'en lui obéissant », dès lors nous n'hésitons plus, dès que nous avons reconnu que telle loi, telle constitution, tel système politique nous sont imposés par notre passé, notre situation, nos besoins, nous n'hésitons plus à nous y soumettre, ayant saisi tout ce qu'il y a dans cette attitude de sagesse féconde.
Mais la sagesse, Messieurs, ne suffit pas. Car si la sagesse satisfait la raison, le cœur réclame quant à lui autre chose encore. Certes, ce n'est pas qu'il y eût alors lutte entre notre raison et nos sentiments. Non; car en même temps que nous nous étions séparés d'esprit de la Révolution, nous nous en étions également détachés de cœur. Par l'analyse que nous avions faite du dogme révolutionnaire nous avions, en effet, reconnu ce que ce dogme enfermait, dans le fond, de sentiments peu élevés et peu nobles. Combien, par exemple, il était peu noble et élevé de prendre comme point de départ des tous nos raisonnements politiques, nous, notre volonté, nos caprices, nos droits. En un mot nous avions reconnu combien il se cachait d'envie, de haine, d'égoïsme dans l'individualisme révolutionnaire.
Mais à mesure que nous comprenions que Liberté, égalité, Droits de l'Homme, c'étaient là un certain nombre d'instincts assez bas que nous avions décorés de beaux noms, à mesure que ces mots se dépouillaient alors à nos yeux de ce qu'ils avaient pu avoir jusque-là pour nous d'apparence généreuse. Mais à mesure également, notre cœur se trouvait alors privé de tout ce que ces mots, résonnant autrefois en lui, lui avaient fourni d'aliment.
Aussi, si notre raison trouvait sa satisfaction dans cette conception de la soumission aux lois naturelles, conception à laquelle nous avait conduit la notion du Salut public, il nous manquait, par contre, la somme de passion et de sentiment dont notre imagination, jadis, pour les besoins de notre cœur, avait su parer la Révolution.
Mais, si la volonté du Salut public qui nous guidait, nous parut ainsi au premier abord quelque chose certes de sage, mais en même temps de rigide, de dur et d'un peu sec, ce ne devait être là qu'une impression assez courte. Dans cette notion du Salut public qui contentait notre raison, nous devions, en effet, bientôt trouver également pleine satisfaction pour nos sentiments.
Certes, Messieurs, il est vrai, le Salut public avait été, dès le premier instant, non un cri de pure raison mais un cri du cœur, puisqu'un tel cri n'était que l'expression de l'amour alarmé de notre patrie. Mais, si c'est le cœur qui nous avait ainsi désigné le but, c'est à la raison qu'il avait laissé la recherche des moyens. Et au cours de ces recherches, la raison avait été amenée, par la critique qu'elle avait faite de la Révolution, à dépouiller le cœur de ce qui avait été jusque-là en politique la meilleure part de sa nourriture. Il nous fallait donc une compensation.
Cette compensation, c'est la raison elle-même qui allait nous la fournir. Car raisonner sur les conditions du Salut public, c'est s'obliger, en effet, à considérer, à étudier de plus près la société, lepays dont on veut le salut. Or, une telle étude en vous faisant mieux connaître ce que vous devez à la société, ce que représente pour vous la patrie, vous apprend aussi à mieux aimer et patrie et société. C'est pour les principes de la Révolution, pour les Droit de l'Homme que nous nous passionnions tout à l'heure.
Mais un droit ne figure que le présent, ne figure que notre chétive individualité. Ici, à le bien considérer, l'objet de notre amour s'agrandit et s'ennoblit, car ce n'est plus seulement le présent qu'il embrasse, mais il se prolonge à l'infini dans le passé et dans l'avenir. Il est formé, en effet, non seulement de ceux qui vivent en même temps que nous, mais encore de ceux qui nous ont précédés et de ceux qui nous sivront. Ceux qui nous ont précédé et qui ont travaillé, qui ont peiné pendant des siècles pour nous élever cette magnifique construction qu'est la France, pour nous amasser l'immense capital moral, intellectuel et matériel qu'elle représente. Ceux qui nous suivront et qui attendent de nous que nous leur transmettions, encore enrichi et embelli si possible, l'héritage sacré de nos prédécesseurs.
Messieurs, pour comprendre ce qu'il y a de beauté émouvante à se concevoir ainsi comme le lien nécessaire entre le passé et l'avenir, il suffit d'ouvrir l'œuvre de Maurice Barrès, l'ouvrir, je dirais presque au hasard, tant sont nombreuses les pages consacrées à exposer et répandre cette noble philosophie positive de l'homme. Mais puisque parmi tant de pages il nous faut choisir, écoutez ce beau chant, je dirais presque cette prière, que voici :
Je le dis, un instant des choses, si beau qu'on l'imagine, ne saurait guère m'intéresser. Mon orgueil, ma plénitude, c'est de les concevoir sous la forme d'éternité. Mon être m'enchante quand je l'entrevois échelonné sur les siècles, se développant à travers une longue suite de corps.
Mais dans mes jours de sécheresse, si je crois qu'il naquit il y a vingt-cinq ans, avec ce corps que je suis et qui mourra dans trente ans, je n'en ai que du dégoût. Oui, une partie de mon âme, toute celle qui n'est pas attachée au mode extérieur, a vécu de longs siècles avant de s'établir en moi. Autrement serait-il possible qu'elle fût ornée comme je la vois ? Elle a si peu progressé depuis vingt-cinq ans que je peine à l'embellir; j'en conclu que, pour l'amener au degré où je l'ai trouvée; je l'ai trouvé dès ma naissance, il a fallu une infinité de vies d'hommes. L'âme qui habite aujourd'hui en moi est faite des parcelles qui survécurent à des milliers de morts; et cette somme, grossie du meilleur de moi-même, me survivra en perdant mon souvenir... Je ne suis qu'un instant d'un long développement de mon Être.
Or, ce long développement de notre Être dans le passé et l'avenir, cette conception si féconde autant pour le cœur que pour l'esprit, cette conception, Messieurs, est absolument ignorée de la Révolution. La Révolution, en effet, a conçu l'homme abstrait de l'espace et du temps, détaché de toute société, et elle a regardé l'unité isolée qu'elle obtenait ainsi comme formant un tout complet par elle-même. Et c'est sur cette unité abstraite qu'elle a construit sa politique.
Mais après que la volonté du Salut public nous a obligés à un regard plus attentif sur la réalité, à une analyse plus raisonnée de l'homme et de la société, nous commençons alors à saisir ce qu'il y a d'erreur dans cette conception individualiste. Oui, nous comprenons que cette unité, cette abstraction, d'où découle la politique révolutionnaire, cette abstraction, ce n'est pas l'homme, et nous disons alors : que l'anatomiste, que le biologiste travaillent sur une telle abstraction, c'est naturel, puisque ce qu'ils ont à étudier dans l'homme ce n'est pas ce qu'il y a de proprement humain, mais seulement ce qu'il y a d'animal. Mais si c'est l'être tout entier que nous voulons saisir, alors il faut tout d'abord redonner à cet être sa place, la place qui seule lui conférer sa dignité humaine, il faut le remettre comme un élément, comme une partie de ce vaste tout qu'est la société.
Qu'est-ce qui distingue, en effet, l'homme de tous les autres êtres ? C'est ceci, que dans sa courte vie d'ici-bas l'homme a l'admirable faculté de revivre tous les siècles passés. Oui, si nous sommes autre chose que l'animal, si nous sommes être humain, c'est que chacun de nous est comme un résumé de cet immense ensemble que forme dans le temps l'humanité. Comment prétendre alors, concevoir l'homme abstrait de cet ensemble ?
Retirez, en effet, à l'homme, ce privilège qu'il a de se prolonger dans le temps, et alors, regardez-le. Voyez, il est plus ignorant que les autres êtres, car s'il na pas plus naturellement qu'eux la science, il a en moins leur infaillible instinct. Il est plus faible que nombre d'entre eux et moins naturellement bien armé pour la vie. En un mot, il est plus dénué qu'eux de tout, et cette terre est pour lui plus naturellement inhospitalière.
Et si cet être peut progresser, c'est qu'incorporé qu'il est à la société, sa vie n'est pas éphémère, mais elle est comme immortelle. Ouii, si l'être humain, naturellement ignorant et faible, arrive à sortir de sa faiblesse et de son ignorance, c'est qu'ayant pour lui l'aide toute puissante du temps, il est capable de s'élever en accumulant les efforts tout au long des siècles.
Voilà, en effet, Messieurs, ce qui caractérise essentiellement l'homme, c'est, grâce à son aptitude à vivre en société, la faculté qu'il a ainsi de recueillir tous les fruits des efforts de passé.
Cette conception de l'homme compris comme membre, comme élément de ce corps immense, immense plus encore dans le temps que dans l'espace, qu'est la société, cette conception, je le répète, si attirante et pour l'esprit et pour le cœur, nous la trouvons exposée sous une forme admirable dans une page de Renan que je veux vous lire. C'est une page tirée de l'Avenir de la science, livre de jeunesse où nous rencontrons un Renan assez éloigné du Renan de la Réforme intellectuelle et morale qu'à l'Action Française nous sommes plus souvent à prendre en témoignage. Mais si le volume dans son ensemble est sujet à critique, la page que je veux en extraire est pleine de beauté et de grandeur. La voici :
Je vais dire le plus ravissant souvenir qui me reste de ma première jeunesse; je verse presque des larmes en y songeant. Un jour, ma mère et moi, en faisant un petit voyage à travers ces sentiers pierreux des côtes de Bretagne qui laissent à tous ceux qui les ont foulés de si doux souvenirs, nous arrivâmes à une église de hameau, entourée, selon l'usage, du cimetière, et nous nous y reposâmes. Les murs de l'église en granit à peine équarri et couverts de mousse, les maisons d'alentour construites de blocs primitifs, les tombes serrées, les croix renversées et effacées, les têtes nombreuses rangées sur les étages de la maisonnette qui sert d'ossuaire, attestaient que, depuis les plus anciens jours où les saints de Bretagne avaient paru sur ces flots, on avait enterré en ce lieu. Ce jour-là, j'éprouvai le sentiment de l'immensité de l'immensité de l'oubli et du vaste silence où s'engloutit la vie humaine avec un effroi que je ressens encore, et qui est resté un des éléments de ma vie morale.
Parmi tous ces simples qui sont là, à l'ombre de ces vieux arbres, pas un, pas un seul ne vivra dans l'avenir. Pas un seul n'a inséré son action dans le grand mouvement des choses; pas un seul ne comptera dans la statistique de ceux qui ont poussé à l'éternelle roue. Je servais alors le Dieu de mon enfance, et un regard élevé vers la croix de pierre, sur les marches de laquelle nous étions assis, et sur le tabernacle, qui se voyait à travers les vitraux de l'église, m'expliquait tout cela.
Et puis, on voyait à peu de distance la mer, les rochers, les vagues blanchissantes, on respirait ce vent céleste qui, pénétrant jusqu'au fond du cerveau, y éveille je ne sais quelle vague sensation de largeur et de liberté. Et puis ma mère était à mes côtés : il me semblait que la plus humble vie pouvait refléter le ciel grâce au pur amour et aux affections individuelles. J'estimais heureux ceux qui reposaient en ce lieu. Depuis, j'ai transporté ma tente, et je m'explique autrement cette grande nuit. Ils ne sont pas morts ces obscurs enfants du hameau; car la Bretagne vit encore, et ils ont contribué à faire la Bretagne; ils n'ont pas eu de rôle dans le grand drame, mais ils ont fait partie de ce vaste chœur, sans lequel le drame serait froid et dépourvu d'acteurs sympathiques.
Et quand la Bretagne ne sera plus, la France sera; et quand la France ne sera plus, l'humanité sera encore, et éternellement l'on dira : autrefois, il y eut un noble pays, sympathique à toutes les belles choses, dont la destiné fut de souffrir pour l'humanité et de combattre pour elle. Ce jour-là le plus humble paysan qui n'a eu que deux pas à faire de sa cabane au tombeau, vivra comme nous dans ce grand nom immortel; il aura fourni sa petite part à cette grande résultante.
Voilà la loi de l'humanité : vaste prodigalité de l'individu, dédaigneuses agglomérations d'hommes (je me figure le mouleur gâchant largement sa matière et s'inquiétant peu que les trois-quarts tombent par terre); l'immense majorité destinée à faire tapisserie au grand bal mené par la destinée, ou plutôt à figurer dans un des ces personnages multiples que le drame ancien appelait le chœur. Sont-ils inutiles ? Non, car ils ont faes ? Non, car ils ont fait figure; sans eux, les lignes auraient été maigres et mesquines; ils se sont servi à ce que la chose se fît d'une façon luxuriante, ce qui est plus original et plus grand.
Telle religieuse, qui vit oubliée au fond de son couvent, semble bien perdue pour le tableau vivant de l'humanité. Nullement : car elle contribue à esquisser la vie monastique; elle entre comme un atome dans la grande masse de couleur noire nécessaire pour cela. L'humanité n'eût pas été complète sans la vie monastique; la vie monastique ne pouvait d'ailleurs être représentée que par un groupe innombrable : dons, tous ceux qui sont entrés dans ce groupe, quelque oubliés qu'ils soient, ont eu leur part à la représentation de l'une des formes les plus essentielles de l'humanité.
En résumé, il y a deux manières d'agir sur le monde, ou par sa force individuelle, ou par le corps dont on fait partie, par l'ensemble où l'on a sa place. Ici, l'action de l'individu paraît voilée; mais en revanche, elle est plus puissante, et la part proportionnelle qui en revient à chacun est bien plus forte que s'il était resté isolé. Ces pauvres femmes, séparées, eussent été vulgaires, et n'eussent fait presque aucune figure dans l'humanité; réunies, elles représentent avec énergie un de ses éléments les plus essentiels du monde, la douce, timide et pensive piété.
Messieurs, je m'arrête sur cette belle page, car nous avons atteint ici le terme de notre course. Partis de l'idéologie révolutionnaire, nous avons - je vous ai montré ,par quel chemin - abouti en politique au réalisme. C'est par la raison, par la logique que nous nous sommes laissé guider. Mais le cœur a fini par trouver, luis aussi, dans notre nouvelle orientation d'esprit, sa pleine satisfaction. Y a-t-il, en effet, je le demande, source plus féconde en émotions fortes et élevées que de se concevoir - conception à laquelle la raison finalement, nous ouvrant une vue profonde sur la nature de l'homme, nous a fait aboutir - se concevoir, Messieurs, suivant la belle expression de Barrès, se concevoir comme « un instant d'une chose immortelle »

PS: Quant à sa place, il pourrait aussi relocaliser dans discussions libre. A ver, je laisse toute latitude à quiconque l'estimerai mieux ailleurs
Dans les monastères, les synagogues et les mosquées se réfugient les faibles que l'Enfer épouvante. Omar Khayyam (1048-1122)
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Harfang
 
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