André Prudhommeaux
Éléments de biographie intellectuelle et politiquesource :
http://acontretemps.org/spip.php?article404auteur : Freddy Gomez
Dans un fort beau texte publié dans L’Unique, l’organe des individualistes de l’anarchie, André Prudhommeaux écrivait : « Si l’on nomme pudeur la tendance à cacher aux autres (et à soi-même) certains faits, actes, impulsions ou pensées appartenant à notre domaine privé, à notre vie intime, on ne tarde pas à constater que toute pudeur est, au fond, celle de l’âme. [1] » Encouragée par un vrai penchant pour la discrétion, cette rétractation intime, Prudhommeaux la cultiva avec constance. Au point que très rares sont, dans ses écrits dispersés et dans sa correspondance, les allusions personnelles à sa vie privée [2]. S’il en dit assez sur l’une des particularités – le secret – de ce personnage aussi peu porté aux dévoilements qu’aux épanchements, ce parti pris de retenue ne facilite évidemment pas la tâche de qui cherche à raconter son parcours, et ce d’autant que, dans la sphère publique, ce libertaire atypique manifesta, par ailleurs, sa vie durant, une inépuisable volonté de mobilité théorique en s’émancipant constamment de ses propres héritages. Mieux vaut donc prévenir le lecteur : plus que tentative de restitution d’un itinéraire existentiel, ces éléments de biographie s’attacheront d’abord à décrire le cheminement intellectuel complexe d’un éternel marginal de la pensée critique pour qui aucune vérité, même inlassablement répétée, ne pouvait, confrontée au réel, prétendre à l’intangibilité.
Des premiers pas aux premiers engagementsOn sait peu de choses de l’enfance et de l’adolescence de ce « fils d’une famille de lettrés assez riches » [3], sauf qu’elles ne lui laissèrent pas un souvenir particulièrement exaltant. Ces années-là, précisa-t-il, furent « malheureuses, pour des raisons tout intérieures » [4].
André Prudhommeaux naît le 15 octobre 1902 au Familistère de Guise (Aisne), une association coopérative d’inspiration fouriériste fondée, quelque vingt ans plus tôt, par son grand-oncle par alliance, Jean-Baptiste Godin [5]. Son père, Jules Prudhommeaux [6], agrégé de lettres et professeur de latin-grec, a été amené, par son mariage avec Marie-Jeanne Dallet, nièce de la seconde épouse de Godin et mère d’André, à s’occuper de la gérance du Familistère. De cette époque, le jeune André gardera une impression mitigée faite de réticences et de quelques enthousiasmes d’enfant, notamment pour les nombreuses fêtes qui rythmaient la vie du Familistère. Sa scolarité le conduit, au gré des déplacements de ses parents, à fréquenter, de 1909 à 1913, les écoles communales de Guise, Nîmes, Sens et Versailles, puis, de 1913 à 1921, le lycée Hoche de Versailles, dont il sortira bachelier de philosophie. Son éducation, classique, lui confère un goût certain pour tout ce qui contribue à combler les « besoins de [son] esprit » [7] : la littérature, la poésie, les langues et la musique, dont il fut un praticien aguerri, notamment comme pianiste. À l’étroit dans sa famille – ses relations avec son père sont difficiles – et mal dans sa peau d’adolescent – « J’avais jusqu’à l’écœurement physique la conscience d’être raté » [8] –, Prudhommeaux se cherche un monde où il cesserait de se sentir « paria » [9].
En toute logique, Prudhommeaux aurait dû faire des études de lettres. Or, pour des raisons qu’on ignore, il choisit l’agronomie et se retrouve, de 1921 à 1924, interne à l’École nationale d’agriculture de Grignon (Seine-et-Oise) – où il obtiendra un diplôme d’État d’ingénieur agricole –, puis, en 1925, stagiaire à la section d’application de l’Institut agronomique pour la pathologie végétale et, enfin, en 1926 et 1927, étudiant à la Faculté des Sciences de Paris, d’où il sortira licencié en botanique. Ces deux dernières années, et parallèlement à ses études, il travaille pour la librairie Hachette à un ouvrage de vulgarisation sur l’agriculture et occupe un emploi de micrographe chimiste au Laboratoire central de recherches et d’analyses du ministère de l’Agriculture, poste dont il sera très vite renvoyé eu égard à son militantisme d’extrême gauche. Sa carrière d’ingénieur agricole s’arrêtera là ; avant même d’avoir commencé, en somme. En quoi le jeune Prudhommeaux est-il si dangereux pour le ministère de l’Agriculture ? Au vu de ses premiers engagements militants, on peut se le demander, mais le fait est qu’on le chassa et que cette exclusion aura une conséquence pratique pour le reste de sa vie : elle l’engagea définitivement dans la voie du « refus de parvenir ». Son premier contact avec l’extrême gauche se fait à travers les jeunes militants communistes de la revue Clarté, à laquelle il donne, sous le pseudonyme de Jean Cello, quelques articles en 1927 et 1928 – dont une enquête sur les méthodes capitalistes d’exploitation industrielle et agricole aux États-Unis. Adhérent, par ailleurs, à l’Alliance défensive des étudiants antifascistes, dont la principale activité consiste à s’opposer aux chasseurs de « métèques » que sont les Camelots du Roy, il fréquente quelques jeunes militants proches du trotskisme, dont Pierre Naville, Aimé Patri et Michel Collinet [10], et sympathise avec le Redressement communiste d’Albert Treint [11]. Il le quittera très vite et sans regret, convaincu désormais que, balisées et parallèles, les voies du marxisme-léninisme, aussi diverses soient-elles, ne peuvent conduire qu’à la « fixation étatique » des révolutions prolétariennes et à l’étouffement de leur « spontanéité par la raison d’État » [12]. L’heure est venue pour lui d’aller voir ailleurs, et particulièrement du côté des gauches communistes.
Pour un communisme de conseilUn événement a sans doute été déterminant dans ce cheminement : l’ouverture, le 23 novembre 1928, par Prudhommeaux et sa compagne Dora Ris, dite Dori [13], d’une librairie sise au 67, boulevard Belleville, dans le 11e arrondissement de Paris : « La Librairie ouvrière ». Dotée d’une bibliothèque où l’on trouve aussi bien des ouvrages de documentation sociale que de littérature française et étrangère, la librairie devient rapidement un lieu militant. Parmi les diverses minorités révolutionnaires qui fréquentent « La librairie ouvrière », l’un des groupes les plus assidus est composé d’émigrés italiens issus de la Gauche italienne ou « fraction de gauche » (bordiguiste), qui éditent Le Réveil communiste [14]. Si la librairie permet à peine aux Prudhommeaux de vivre – André et Dori se sont épousés le 6 octobre 1928 à la mairie du 20e et habitent alors 9, impasse Célestin (20e) –, elle a l’immense avantage de leur accorder l’occasion de s’immerger dans une culture marginale au carrefour de divers univers en quête d’une « théorie du prolétariat » qui, à leurs yeux, ne peut naître que de l’intime connaissance des « expériences spontanées » [15] du mouvement ouvrier et à la seule condition de s’engager dans « une critique radicale du léninisme » [16]. De par la place qu’elle occupe, « La Librairie ouvrière » se situe à l’exacte confluence de ces deux impératifs : d’une part, la ré-appropriation historique du projet communiste et, d’autre part, le dévoilement de sa mise en coupe réglée par le léninisme triomphant. Dans ce laboratoire critique qui attire divers opposants communistes, A. Prudhommeaux va croiser la route d’un personnage essentiel – Jean Dautry, alors tout jeune étudiant en histoire – qui, non seulement, va devenir son alter ego d’une époque, mais avec qui il se lancera dans trois importantes, bien que brèves, aventures éditoriales militantes : L’Ouvrier communiste, Spartacus et Correspondance internationale ouvrière. « Fils d’un postier communiste, étudiant en histoire, un des meilleurs élèves de Mathiez, Jean Dautry, écrit Jean Rabaut, avait une facilité immense à assimiler les langues et de façon générale à étudier. Corpulent et paisible d’allure, avec une belle tête d’empereur romain, il nourrissait une prédilection romantique pour le tout-ou-rienisme, les images de barricades, les “combattants aux bras nus” (…) Pour Dautry, comme pour Prudhommeaux, la révolution n’était pas “une question d’organisation”, mais une affaire d’élan et de courage. [17] »
Le premier numéro de L’Ouvrier communiste, organe mensuel des Groupes ouvriers communistes (GOC),paraît en août 1929. En claire rupture avec le léninisme, il s’inscrit dans la mouvance du communisme de conseil, version germano-hollandaise, dont il se veut la branche française. Son siège est à « La Librairie ouvrière » et ses membres, une grosse quinzaine, proviennent pour beaucoup de l’ancien noyau italien du Réveil communiste. La publication, qui paraît sur six pages de grand format, verse volontiers, comme toutes les feuilles « ultra-gauche » de l’époque, dans la polémique doctrinale et l’intransigeance sectaire. Austère et très porté sur la théorie, L’Ouvrier communiste connaîtra une courte existence – treize numéros, le dernier datant de janvier 1931 – et au moins une scission, les Prudhommeaux et Dautry en démissionnant, après le dixième, pour des raisons qu’on ignore, mais qui relèvent probablement de la volonté de ne pas succomber aux pratiques de secte [18].
Pour Prudhommeaux – qui occupa, avec Dautry, une place centrale à L’Ouvrier communiste –, cette expérience éditoriale, comme toutes celles qu’il mena ou à laquelle il participa par la suite, eut un évident effet de clarification doctrinale. Elle conféra à son penchant anti-léniniste une base théorique solide – c’est lui, par exemple, qui traduisit en français la Réponse à Lénine sur la « maladie infantile du communisme », de Herman Gorter [19], éditée en brochure par les soins de « La Librairie ouvrière », en juillet 1930, après avoir été donnée en quatre livraisons dans L’Ouvrier communiste – et lui permit de cultiver des contacts très suivis avec les groupes allemands et hollandais se réclamant du communisme de conseil, mais aussi avec la revue littéraire Die Aktion, de Franz Pfemfert [20], qui exercera sur lui une forte influence. À l’été 1930, André et Dori Prudhommeaux effectuent un voyage en Allemagne [21]. Leur intention est double : rencontrer des militants se réclamant du communisme de conseil et réunir une documentation aussi riche et précise que possible sur la commune de Berlin de 1918-1919. Nombreux sont les contacts qu’ils prennent alors, notamment avec les militants du Kommunistische Arbeiterpartei Deutschlands (KAPD) et de l’Allgemeine Arbeiter Union Deutschlands (AAUD). De la fréquentation de ces groupes, Prudhommeaux conservera « l’impression frappante d’un niveau culturel très élevé, d’un sérieux presque excessif dans le dévouement à telle ou telle formule d’organisation, mais aussi d’un sectarisme idéologique paralysant à bien des égards. Séparés par des questions de personnalités que masquaient des divergences théoriques infinitésimales, les groupements révolutionnaires plus ou moins dégagés du marxisme-léninisme ou social-démocrate opposaient entre eux une foule de “tendances” (Richtungen) cristallisées dans leur pureté doctrinale la plus rigide mais isolées des réalités désolantes de la montée hitlérienne » [22]. L’autre impression marquante de ce voyage, qui coïncide avec les élections législatives du 14 septembre 1930, a trait au rôle singulier, mais illusoire, que joue, en particulier à Berlin, un Parti communiste allemand (KPD) largement converti aux valeurs du chauvinisme d’époque. « Qui n’a pas vu s’agiter le communisme allemand en période électorale, écrira Prudhommeaux, ne comprendra jamais à quel point ce combat imaginaire, chez un peuple épris de mystique et de discipline, peut être un équivalent psychologique, une répétition, un succédané de la révolution. C’est là que se décharge en des saturnales de démagogie militariste, le besoin d’action collective, d’épanouissement vital, de révolte torrentielle qui s’écrase des années durant dans le cœur des masses allemandes. Sans les élections, cette soupape de sûreté de la dictature, l’explosion aurait depuis près de quinze ans envoyé au diable la bourgeoisie allemande. [23] » Au bout du compte, et quelle que soit la quantité de rouges oriflammes pavoisant les rues berlinoises, tout est en place, désormais, pour que, sur fond de mystique et de discipline germaniques, prolifèrent les métastases nazies. « Il semble, poursuivait Prudhommeaux, que le développement permanent de la passivité et de l’égarement dans le peuple soit l’effet de la diffusion lente d’un venin mortel. De cette transformation lente il est possible qu’un Allemand ne s’aperçoive pas. Mais l’étranger n’en est que mieux placé pour en mesurer les effets et pour en démêler les causes, trop familières, trop quotidiennes peut-être pour être aperçues de près. [24] »
De « Spartacus » au communisme libertaireDe retour d’Allemagne, la question de « la matérielle » se pose de plus en plus cruellement pour les Prudhommeaux : la librairie ne rapportant rien, André se doit d’accepter divers petits boulots (chauffeur, laveur de vitres, travaux d’édition divers, etc.) pour survivre. Les projets intellectuels et militants, en revanche, abondent. Complémentaires, ils sont essentiellement de deux ordres : d’une part, travailler, sur la base des documents et des témoignages recueillis à Berlin, à l’élaboration d’une brochure sur la révolution spartakiste et, d’autre part, s’atteler à la parution d’une nouvelle revue, dont le titre – Spartacus– s’impose naturellement. Lancée, en mai 1931, par les Prudhommeaux et Dautry, la revue conserve la même présentation austère que L’Ouvrier communiste, mais s’en détache par sa volonté de se livrer à un questionnement théorique débordant le strict cadre de l’ « ultra-gauche » de type conseilliste pour s’ouvrir, non pas aux anarchistes, mais à certaines de leurs thématiques. En ce sens, Spartacus – dont l’existence sera pourtant brève (trois numéros seulement) – marque un jalon essentiel dans le cheminement personnel de Prudhommeaux vers une synthèse « communiste libertaire » entre l’expérience spartakiste, et plus largement celle des « conseils d’usine », et un anarchisme désembourbé de « l’opportunisme » et de « l’utopie » – un anarchisme en quelque sorte régénéré [25]. À la lecture des trois numéros de Spartacus se dessine un territoire théorique original où les derniers textes de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht voisinent avec le Manifeste des marins de Cronstadt, un article consacré à Kropotkine et une lettre ouverte adressée aux « camarades » du Libertaire. Comme si, « même spontanéiste et sans parti » [26], le marxisme ne suffisait déjà plus à Pruhommeaux. À la fin de 1931, les Prudhommeaux s’installent à Nîmes. André a, en effet, été sollicité pour occuper la gérance de « La Laborieuse », imprimerie coopérative créée en 1897 par le typographe socialiste et syndicaliste Claude Gignoux [27]. On ne sait dans quelles circonstances exactes Prudhommeaux fut pressenti pour cette tâche, mais il est probable que son père, dont les liens avec « La Laborieuse », le mouvement coopératif et l’École de Nîmes étaient forts, n’y fut pas pour rien. Le fait est que, même peu porté au coopérativisme, Prudhommeaux accepta sans beaucoup hésiter cette sollicitation, dont il saisit vite le double intérêt : d’une part, la fonction lui octroyait un salaire régulier, ce qui n’était pas de trop, et, d’autre part, elle allait lui permettre de s’initier, ainsi que Dori, aux diverses techniques de l’imprimerie en disposant, de surcroît, d’un outil de production qu’il comptait bien mettre au service de ses nouveaux projets militants. Et, de fait, sous sa gérance, « La Laborieuse » travaillera beaucoup pour les libertaires.
Pour l’heure, une nouvelle aventure attend Prudhommeaux : la publication, sous forme bi-mensuelle, puis irrégulièrement hebdomadaire, à partir de septembre 1932, de Correspondance internationale ouvrière (CIO) [28]. Fruit une fois encore d’une étroite collaboration avec Dautry, cette revue s’inscrit dans l’héritage émancipé de L’Ouvrier communiste et de Spartacus. Émancipé, car, tant sur la forme que sur le fond, CIO représente un saut qualitatif évident. Beaucoup moins austère que les deux précédentes, sa principale source d’inspiration, sur le plan graphique, est Die Aktion. Richement illustrée – d’œuvres de George Grosz, notamment –, CIO, de format revue et d’une pagination de 16 pages, est imprimée à « La Laborieuse ». À contre-courant des présupposés idéologiques qui inspiraient L’Ouvrier communiste et, à un degré moindre, Spartacus, CIO s’inscrit dans une démarche critique tendant à « affranchir le mouvement ouvrier de son état de sujétion vis-à-vis du sectarisme d’organisation et vis-à-vis des agences d’information bourgeoises » [29]. Non doctrinaire, la revue privilégie « l’information réciproque des prolétaires par les prolétaires » [30] en comptant, pour ce faire, sur un réseau actif de correspondants à l’étranger et en France. CIO devra évidemment en rabattre sur ses ambitions initiales – il était, en effet, prévu, au départ du projet, de réaliser des éditions en langues anglaise, italienne, espagnole, allemande, hongroise et russe –, mais il n’en demeure pas moins que, par son approche, son ampleur et sa rigueur, elle constitue, sans le moindre doute, l’une des expériences éditoriales militantes les plus remarquables de son temps.
Une « fraternité spirituelle des résistants au mensonge »Quand CIO cesse de paraître, en mai 1933, Prudhommeaux s’est globalement rangé du côté d’un anarchisme social d’action directe, non tant par attirance pour une autre secte, mais parce qu’il a senti naître, au cours des derniers temps, une « fraternité spirituelle » [31] avec un certain nombre de militants anarchistes plus occupés à défendre « l’affranchissement des travailleurs par eux-mêmes » [32] que leurs intérêts de boutique. Ces militants, il a été amené à les fréquenter et à les connaître à travers l’expérience de CIO, dont certains ont été des correspondants réguliers, notamment Guy A. Aldred, en Angleterre, et Pierre Mahni, en Belgique. En cette année 1933 – qui, pour Prudhommeaux, est d’abord celle où il engage toutes ses forces dans la défense et la réhabilitation de Marinus Van der Lubbe, l’incendiaire du Reichstag [33] –, cette « fraternité spirituelle », élargie à quelques autres libertaires, socialistes de gauche et syndicalistes révolutionnaires, va devenir, « en marge des organisations et des idéologies », une fraternité, très minoritaire, des « résistants au mensonge » [34]. Dans ce combat pour la vérité particulièrement difficile au vu des forces que déploie le mensonge – double mensonge, en fait, colporté, avec une égale mauvaise foi, par les nazis et les staliniens qui cherchent à faire de Van der Lubbe la marionnette de l’autre –, Prudhommeaux parvient à coaliser, pour défendre son honneur, « une poignée de militants français, hollandais, anglais, italiens, espagnols et allemands dispersés à travers l’Europe » [35]. Par ses nombreux contacts avec les groupes communistes de conseil hollandais, qu’il visite de nouveau en août 1933, Prudhommeaux sait bien que Marinus est des leurs et que son acte relève de la seule protestation d’un prolétaire rebelle. C’est armé de cette inébranlable conviction qu’il va être « le premier en France à soutenir cette thèse » [36]. Pour ce faire, il compte d’abord sur les anarchistes, mais, de ce côté-là, les premières désillusions ne vont pas tarder à se manifester quand une partie d’entre eux, et non des moindres – les Allemands Rudolf Rocker, Augustin Souchy et Helmut Rüdiger, notamment –, se rallie à la thèse stalinienne selon laquelle Van der Lubbe serait un agent provocateur à la solde des nazis. C’est dans ces circonstances que la direction du Libertaire suspend, après une troisième livraison consacrée à l’affaire Van der Lubbe, une remarquable série d’articles de Prudhommeaux sur la situation du prolétariat allemand [37]. Contre mauvaise fortune bon cœur, il se tourne alors vers d’autres publications – Le Semeur, Le Flambeau, La Revue anarchiste, essentiellement – et y mène une active campagne. Parallèlement se constitue, sur un plan plus large, la section française du Comité international Van der Lubbe, qui édite un Bulletin spécial de correspondance, dont il est l’un des principaux animateurs. Inlassablement – et au-delà même du 10 janvier 1934, date de la décapitation de Marinus –, Prudhommeaux sera le plus fidèle défenseur de l’incendiaire, puis de sa mémoire. Au nom d’une idée, somme toute simple : « La marche concentrique des ouvriers des faubourgs de Berlin sur le Reichstag embrasé par le “provocateur” Van der Lubbe (…), écrira-t-il plus tard, aurait sans doute mis fin, dès le premier jour, à l’histoire du Troisième Reich sans les consignes capitulardes des “organisations ouvrières”, qui brisèrent toute contre-attaque et, par-là même, tout esprit de résistance [38] ». Et c’est vrai que, vu sous cet angle-là, l’acte de Marinus fut celui de la dernière chance, celle que laissa passer le prolétariat allemand. Pour son malheur et celui de l’humanité entière. En ce sens, l’incendiaire ne fut coupable que d’avoir tenté l’impossible, ce qui reste, après tout, une assez bonne définition de l’agir révolutionnaire.
« Terre libre » ou l’émergence d’un discours sur la méthodeMalgré la censure du Libertaire, l’affaire Van der Lubbe eut pour effet de rapprocher définitivement Prudhommeaux de l’anarchisme. C’est ainsi qu’il participe, en juillet 1933, au congrès d’Orléans de l’Union anarchiste communiste révolutionnaire (UACR) comme délégué du groupe de Nîmes et de la Fédération du Gard. Désormais, c’est à ce courant d’idées qu’il se rattachera, mais toujours de manière singulière.
En 1934, les Prudhommeaux se rendent une dernière fois en Allemagne pour rencontrer quelques camarades et envisager avec eux la constitution de filières d’évasion pour les plus menacés. Dénoncés, ils sont arrêtés et détenus quelques jours à la prison de Dortmund avant de recevoir leur avis d’expulsion et d’être reconduits à la frontière [39]. De retour à Nîmes et alors que paraît, grâce à René Lefeuvre, la brochure Spartacus et la commune de Berlin 1918-1919 [40], Prudhommeaux se lance, avec quelques camarades de la région nîmoise, dans la création d’un nouveau périodique d’orientation anarchiste : Terre libre. Le mouvement libertaire de cette année 1934 n’a rien, pourtant, d’une force conquérante. Son implantation reste faible, ses énergies dispersées et ses ambitions, tous groupes et organisations confondus, se limitent le plus souvent à maintenir vivante une presse libertaire certes diversifiée, mais assez peu diffusée [41]. Sur le plan organisationnel, c’est l’Union anarchiste (UA) qui domine, même si ses prétentions à regrouper tous les anarchistes-communistes, réitérées à son congrès des 20 et 21 mai, se heurtent à de nombreuses oppositions [42]. C’est donc dans un climat assez peu favorable que va naître Terre libre, dont le premier numéro paraît, en mai 1934, comme organe mensuel de l’Alliance libre des anarchistes de la région du Midi (ALARM) [43]. Modeste dans un premier temps, la publication ne va pas tarder, cependant, à occuper une place fort originale dans la presse libertaire de son temps. En janvier de l’année suivante, en effet, Terre libre, dispose de dix éditions régionales, plus ou moins effectives il est vrai, « rédigées et administrées selon le principe de la décentralisation fédéraliste » – Paris-banlieue, Est, Nord-Ouest, Nord-Est, Ouest, Sud-Ouest, Centre, Midi, Afrique du Nord et une édition en langue allemande, Freie Erde, diffusée à partir de Strasbourg. Dès son troisième numéro, Terre libre – de format 28 x 38 et d’une pagination de 8 à 10 pages – insère, dans chacune de ses livraisons mensuelles, des Feuilles de documentation [44]. De conception inédite, cette expérience éditoriale affiche, par ailleurs, sur le plan rédactionnel, un refus marqué de tout sectarisme. Ouvert aux diverses tendances se réclamant de l’anarchisme, mais particulièrement à celles qui n’ont pas trouvé leur place dans l’UA, Terre libre pratique couramment des échanges de listes d’abonnés avec d’autres titres [45] et insère volontiers dans ses colonnes des articles publiés ailleurs ou des annonces pour d’autres publications de la presse libertaire.
Toujours aussi entier dans ses engagements, Prudhommeaux va s’investir sans compter dans Terre libre. Désormais, il a cessé de croire à la nécessité d’une « théorie du prolétariat ». Ce qui l’intéresse – et ce qui justifie pour beaucoup son adhésion à l’anarchisme –, ce n’est plus de trouver des réponses à la question de l’émancipation, mais de questionner les réponses qu’on lui a apportées quand, y compris chez les anarchistes, celles-ci relèvent du postulat ou de la pensée magique. À la différence du marxisme, même le plus hétérodoxe, l’anarchisme ne saurait se contenter, pense-t-il, de vérités définitivement admises. Hérétique par essence, il se doit d’être, comme la vie même, une inépuisable source de questionnement sur les buts qu’il poursuit et les moyens qu’il engage. Au risque d’apparaître comme un éternel coupeur de cheveux en quatre, Prudhommeaux ne cessera plus désormais de tenir ce discours sur la méthode. Seules varieront, avec le temps, les conditions historiques dans lesquelles il sera tenu et, avec elles, les perspectives sur lesquelles il ouvrira. Pour l’heure, cette approche se situe clairement dans une optique révolutionnaire de type communiste libertaire. Le Prudhommeaux de Terre libre passera pour un intransigeant de l’anarchie, réputation d’autant moins usurpée que, redoutable polémiste, il va beaucoup s’illustrer, alors, dans la dénonciation de la ligne antifasciste de « front unique loyal » défendue par l’UA, ligne conduisant, aux dires de Gaetano Manfredonia, à « une illusoire et mystificatrice collaboration – ou terrain de rencontre – avec des forces politiciennes de gauche ou d’extrême gauche » [46].
C’est sans doute la sur-valorisation d’un danger fasciste à la française qui favorise, après le 6 février 1934, l’éclosion, au sein du mouvement anarchiste, d’un antifascisme de type frontiste. Danger ou pas – Prudhommeaux demeure, sur ce point, nettement moins catastrophiste que d’autres –, l’erreur consiste, pour lui, à ne pas promouvoir un antifascisme autonome d’action directe, y compris armé, mais de se rallier, au nom d’une unité abstraite, à un antifascisme légaliste, dont le premier effet, pense-t-il, sera de limer les aspérités révolutionnaires de l’anarchisme. À vrai dire, le temps venant, l’UA finira par en rabattre sur sa stratégie frontiste, mais sans jamais admettre qu’elle pouvait procéder d’une erreur d’analyse. Sur d’autres points encore – le problème de l’unité syndicale et la perception du mouvement de grèves de juin 1936, notamment –, nombreuses sont les divergences entre l’équipe de Terre libre et l’UA, et ce d’autant que celle-ci se voit reprocher, sur le plan interne, un fonctionnement résolument centraliste. Tout cela conduit, à l’été 1936, à la création d’une nouvelle organisation libertaire, la Fédération anarchiste de langue française (FAF), dont Terre libre deviendra, à partir de février 1937, l’organe d’expression.
Aboutissement d’un processus d’autonomisation vis-à-vis d’une UA accusée d’être trop ancrée dans le seul terreau du communisme libertaire, la FAF se déclare « synthésiste », c’est-à-dire ouverte aux divers courants de l’anarchisme. Opposée à toute dilution de la spécificité libertaire dans des alliances de type frontiste, elle opte, sur le plan syndical, pour un soutien à la très minoritaire – mais très anarcho-syndicaliste – CGT-SR. Ce retour à une attitude quelque peu intransigeante sur le plan des principes se double pourtant, du côté de la FAF, d’une réelle volonté de questionnement – et éventuellement de rénovation – de la pensée libertaire. Dévolue à Terre libre, cette tâche est confiée à Prudhommeaux et Voline, ses deux principaux animateurs. Sous leur responsabilité, Terre libre va devenir, en effet, une publication où la confrontation d’idées occupera une place importante – exagérée, diront ses détracteurs. Pour ce faire, une rubrique régulière au titre explicite – « Nos problèmes » – est créée. Y sont publiés, sous la seule responsabilité de leurs auteurs, des articles en rapport avec des questions de doctrine et la vie interne du mouvement anarchiste. C’est dans ce cadre que Prudhommeaux se livrera, entre autres sujets, à des exercices de réflexion sur les limites du réformisme, la nature du capitalisme et le « problème de la révolution ». Parallèlement à Terre libre paraissent également, sous forme de fascicules mensuels, des Cahiers de « Terre Libre », dont le neuvième numéro – « Pour un renouveau de l’anarchisme en France » (octobre 1936) – se situe dans la même perspective critique [47].
Nîmes-Barcelone, aller-retourLorsque, en juillet 1936, éclate le coup d’État militaire contre la République espagnole et que se lève, sur une bonne partie du territoire, le vent de la révolution sociale, Prudhommeaux sait que va s’y jouer une partie décisive pour l’anarchisme. Car il n’ignore pas que, de tous les pays du monde, l’Espagne est le seul où il dispose d’une partie des cartes. C’est donc tendu vers ce seul objectif qu’il va vivre les trois années à venir. Aux premiers jours de la révolution, et comme aimanté par l’événement, il fait, avec Dori, le voyage à Barcelone. L’atmosphère y est à la ferveur. « Lorsque je débarquai dans Barcelone en pleine fête révolutionnaire, se souviendra-t-il plus tard, le premier chant qui me bouleversa fut celui de L’Internationale, chanté en français par la Centurie italienne de la CNT-FAI qui prenait le train pour le front de Saragosse. Et la première affiche qui marqua pour moi le nouveau monde, fut le Manifeste de l’École nouvelle unifiée. Il affirmait que dans quelques mois, à la rentrée, on ne trouverait plus en Catalogne un seul enfant sans école, ni une seule école où l’enfant soit systématiquement dressé et déformé pour des fins étrangères à sa personnalité, étrangères à la réalisation d’une société d’hommes libres, sans classes et sans État. [48] » Cette espérance, Prudhommeaux la vit intensément et comme une promesse de lendemain. Car ce prolétariat espagnol résistant du 19 juillet, il ne peut s’empêcher de le comparer, très avantageusement, à celui qui, par discipline, acquiesça, quelques années plus tôt, en Allemagne, aux lâches consignes de ses directions politiques, sociale-démocrate et stalinienne. Ce qu’il retient de cette insurrection espagnole, mais surtout barcelonaise, contre le fascisme, c’est la capacité des anarchistes à déborder l’ « autorité chancelante » des partis de gauche, la vigueur et l’enthousiasme de leur « contre-offensive », leur aptitude à la « désobéissance généralisée », leur faculté à construire un « front unique dans la rue » qui sut organiser « l’enveloppement des formations militaires par un rideau presque continu de résistances individuelles et collectives, épuisant l’adversaire par leur caractère insaisissable et ne lui laissant aucun répit jusqu’à ce que les moyens suffisants fussent réunis pour achever la victoire par une attaque de front et en masse » [49].
Partager l’émotion d’un instant révolutionnaire n’est pas la seule raison qui a poussé Prudhommeaux à rejoindre Barcelone. Son voyage répond, en fait, à une sollicitation directe de la CNT-FAI [50], qui, connaissant ses capacités, souhaite les utiliser pour lancer une édition française de Solidaridad Obrera [51]. C’est ainsi que naîtra L’Espagne antifasciste, dont les six premiers numéros paraîtront à Barcelone, entre le 22 août et le 3 septembre 1936 [52]. Tandis que Prudhommeaux s’active à sa nouvelle tâche, son ami Jean Dautry est chargé, parmi d’autres, des émissions en français de Radio CNT-FAI, diffusées chaque soir entre 22 h et 22 h 30 sur ondes extracourtes. Tout se passe via Layetana, au Palais Cambo, ancien siège du patronat réquisitionné par le comité régional de la CNT-FAI de Catalogne. Le va-et-vient y est permanent, les activités incessantes. La communauté anarchiste de langue française en a fait son quartier général. On y croise Fernand Fortin, principal animateur de la Revue anarchiste – dont un supplément, Choses d’Espagne, vient tout juste de paraître –, Charles Ridel et Charles Carpentier, des anciens de la FCL qui s’apprêtent à intégrer le Groupe international de la colonne Durruti, Aristide Lapeyre, de la CGT-SR, et bien d’autres, tous animés d’une même passion pour cette révolution prometteuse.
C’est dans cette atmosphère chaleureuse que Prudhommeaux, qui collabore également aux émissions en français de Radio CNT-FAI, va connaître sa première désillusion. Il faut peu de temps, en effet, pour que la CNT-FAI décide, pour des raisons apparemment techniques, de suspendre sa parution jusqu’à nouvel ordre. Elle a, en effet, constaté que les exemplaires de L’Espagne antifasciste destinés à la France étaient systématiquement bloqués à la frontière. L’argument est recevable, mais ne justifie pas, aux yeux de Prudhommeaux, une décision aussi brutale. Il imagine alors une nouvelle formule pour L’Espagne antifasciste : n’imprimer à Barcelone que le tirage réservé à la distribution locale et expédier par le vol quotidien de 22 heures Barcelone-Paris les plaques destinées à l’impression du journal en France. Le projet est d’autant plus solide qu’il a trouvé, avec l’aide de Dautry, l’imprimerie pouvant s’acquitter, trois fois par semaine, de la tâche. Peine perdue. « Personne n’a semblé comprendre l’intérêt de cette combinaison », écrira-t-il plus tard [53]. Pour l’heure, et avant d’en tirer des conclusions, il s’en tient à constater qu’il n’a plus rien à faire à Barcelone et que son combat pour la révolution espagnole sera probablement plus efficace en France. C’est ainsi qu’il décide, en octobre, de s’en retourner à Nîmes.
Durant ces deux mois, Prudhommeaux a sans doute vécu l’essentiel, ce moment si rare et si bref où, sur les ruines du vieux monde, émerge la perspective que tout est possible et que la vie va changer. Beaucoup moins exaltant, le reste, ce qui vient tout de suite après et relève de la gestion des circonstances, il l’a tout juste perçu, mais assez pour s’en méfier. Au nom d’une idée sans doute trop pure de la révolution, celle-là même qui, communiste de conseil, puis communiste libertaire, nourrit son imaginaire depuis bientôt dix ans. Cette idée, il ne sait pas encore qu’il va bientôt devoir la défendre, bec et ongles, contre une CNT-FAI largement gagnée, au niveau de ses instances dirigeantes et un peu au-delà, à l’extrême pragmatisme des temps de guerre.
L’Espagne et le « problème de la révolution »À l’automne de cette année 1936, cependant, c’est encore l’enthousiasme qui domine lorsque, sous l’égide du Comité anarcho-syndicaliste pour la défense et la libération du prolétariat espagnol [54] et avec le financement de la CNT-FAI, reparaît, à Paris, sous forme bi-hebdomadaire, L’Espagne antifasciste. Voline, le complice de Prudhommeaux, en est le principal rédacteur. Le projet d’en faire un quotidien sera vite abandonné, cependant. Trop hasardeux au vu de l’état des forces, et ce d’autant que celles-ci, en écho aux événements d’Espagne, ne vont pas tarder à entrer en concurrence. Premier acte de cette désagrégation, le ralliement de la CNT-FAI à une ligne d’unité antifasciste avive rapidement d’anciens clivages propres au mouvement anarchiste français. Portée par des membres de l’UA, et particulièrement par le très actif Louis Lecoin, l’idée d’élargir, « ici comme là-bas », la cause espagnole à d’autres forces progressistes – comme la gauche de la SFIO et les trotskistes – conduit à la constitution du Comité Espagne libre et, de fait, à la définitive scission entre « frontistes » – UA – et « antifrontistes » – FAF et CGT-SR. Second acte, la décision de la CNT-FAI, tombée en novembre, de participer au gouvernement central de Front populaire élargi, présidé par le socialiste Largo Caballero, marque un point de non-retour.
Pour Prudhommeaux, qui deviendra la figure de proue des « anti-ministérialistes », cette adaptation réitérée de la CNT-FAI aux circonstances [55] pose, au-delà même de l’abandon des principes anarchistes de base, un problème beaucoup plus grave, celui de la viabilité – ou non – d’une révolution de type libertaire. Les premières critiques apparaissent dans L’Espagne antifasciste et portent, précisément, sur la participation gouvernementale. Elles sont assez précises pour provoquer, de la part de ceux qui la financent, une décision de suspension de la publication. Le 1er janvier 1937 paraît, en effet, le trentième et dernier numéro de L’Espagne antifasciste [56]. Trois mois plus tard, Prudhommeaux reprend l’offensive en lançant, depuis Nîmes, un nouvel hebdomadaire, L’Espagne nouvelle, dont le premier numéro – 19 avril 1937 – appelle de ses vœux un « nouveau 19 juillet » au contenu programmatique sans équivoque : « Déchéance de la République bourgeoise […] ; restitution de leurs pleins droits, de leur pleine initiative aux formations populaires de base, aux syndicats et collectifs, aux comités d’ouvriers et paysans, marins et soldats […] ; établissement d’un plan syndical et fédératif de mobilisation et de socialisation de toutes les ressources nationales […] ; dissolution progressive des forces (cadres militaires et police, corps parlementaires, partis politiques, institutions bureaucratiques ou nationales, etc.) propres à la bourgeoisie, au fur et à mesure que seront créées ou reconstituées les formes directes d’administration et de contrôle ; réalisation de l’alliance révolutionnaire de toutes les organisations et collectivités travailleuses et combattantes sur le terrain du socialisme et de la liberté ». Le ton de la déclaration est tranchant comme la lame. Il s’agit bien, pour L’Espagne nouvelle, d’assumer pleinement la liberté de critique qu’elle revendique sans s’encombrer de la moindre précaution oratoire. « L’Espagne antifasciste, écrira Prudhommeaux, n’avait qu’un tort, celui de présenter la figure révolutionnaire de l’Espagne à un moment où les dirigeants du Frente Popular estimaient nécessaire de mettre la lumière sous le boisseau. [57] » Libre de tout lien de subordination à la CNT-FAI, L’Espagne nouvelle entend, quant à elle, « mettre en lumière » ce qui, dans ce processus révolutionnaire, mérite de l’être, mais aussi explorer les zones d’ombre qui, du côté des appareils, obscurcissent obstinément, au nom d’un antifascisme de gouvernement, cette belle clarté conquise. À l’opposé du Libertaire qui, à de rares articles près, choisit de taire tout différend avec le grand frère espagnol, L’Espagne nouvelle va cultiver sa défiance avec constance – en alternance avec Terre libre –, la poussant même, diront certains, jusqu’à l’excès.
Très préoccupée par la progressive mainmise des staliniens sur l’Espagne, l’équipe de L’Espagne nouvelle va jouer, notamment à partir de Mai 37, un rôle essentiel dans la dénonciation argumentée de leur politique de sabotage délibéré des conquêtes révolutionnaires. Convaincus que le choix tactique d’unité antifasciste lie désormais les mains de la direction de la CNT-FAI au stalinisme, Prudhommeaux et ses amis veulent faire de L’Espagne nouvelle « l’organe de la défense des militants, des conquêtes et des principes de la révolution espagnole » [58]. Dans cette optique, le Secrétariat de documentation ouvrière de Nîmes, lié à L’Espagne nouvelle collecte des témoignages de militants revenus d’Espagne attestant de la persécution dont sont victimes les révolutionnaires [59] et maintient d’étroites relations avec la presse libertaire espagnole d’opposition [60]. Pour Prudhommeaux, « c’est bel et bien la révolution qui a été tuée en mai 1937 avec la complicité inconsciente des dirigeants syndicalistes » [61]. Mais c’est aussi, ce qu’il admet moins facilement, la perspective d’une autre révolution qui a échoué, celle qu’il a cru percevoir – malgré « certaines réserves » – dans les appels à l’insurrection lancés par le groupe des Amis de Durruti, ce symbole, écrit-il, d’ « un moment de la conscience ouvrière en révolte » [62]. Cet échec, que confirme, en août 1937, l’écrasement sans résistance des collectivités d’Aragon par les forces du stalinien Lister, constitue évidemment la preuve d’une défaite sinon consentie, du moins admise, par une base « cénétiste » globalement acquise à la logique de guerre et, en tout cas, nettement moins « révolutionnaire » que ne l’aurait souhaitée Prudhommeaux. Car il est un fait que, conjuguées à une dénonciation sans nuances de la « trahison » et de la « lâcheté » des instances de la CNT-FAI, les tentations « basistes » auxquelles cède progressivement L’Espagne nouvelle relèvent davantage du propre désir de rupture de ses rédacteurs que d’un examen lucide des aspirations beaucoup plus légitimistes des militants de base de l’anarcho-syndicalisme espagnol. Relayée par Terre libre, cette fuite en avant de L’Espagne nouvelle dans l’hypercritique et la surenchère révolutionnaire finit par provoquer l’éloignement de certains de ses partisans, les frères Lapeyre notamment, qui, sans renoncer à leur droit de critiquer la direction de la CNT-FAI, refusent cette dialectique de l’invective systématique et préfèrent choisir d’autres modes d’intervention [63].
En cette période où l’Espagne lutte à front renversé contre un fascisme conquérant, Prudhommeaux va osciller entre enthousiasme et désillusion, deux sentiments qui, l’un comme l’autre, réactivent, chez lui, d’anciens réflexes volontaristes acquis du temps de son militantisme d’ « ultra-gauche ». Ainsi, l’enthousiasme des premiers temps l’incline à croire, un peu naïvement au vu des réalités internationales, que la dynamique révolutionnaire enclenchée en Espagne par les masses libertaires pourrait « cristalliser, autour d’elles, le mouvement de renouveau spirituel et organique du prolétariat mondial » [64] auquel il aspire. Quant à la désillusion, par ailleurs assez rapidement ressentie, elle le conduit à développer un argumentaire critique essentiellement fondé sur l’idée – très « gauchiste » – d’un fossé existant, et se creusant, entre, d’une part, les désirs d’une base décidée à pousser aussi loin que possible les feux de la révolution et, de l’autre, les intentions d’une direction soucieuse de la contenir au nom des intérêts supérieurs de l’unité antifasciste. Vu à travers ce seul prisme – et malgré l’évidente et précieuse clairvoyance dont Prudhommeaux peut faire preuve sur tel ou tel aspect de l’analyse des dérives de la CNT et de la FAI –, la manière dont il traite du « problème de la révolution » est le plus souvent motif à dénonciation de la faiblesse de ceux qui, en principe, étaient en charge de le résoudre, puis de leur lâcheté, et finalement de leur trahison. Insensible aux conditions objectives, Prudhommeaux persistera, jusqu’au bout du conflit espagnol, dans cette rhétorique de l’intransigeance qui suscita, dans les rangs anarchistes, beaucoup de reproches. Justifiés ou pas, selon qu’ils étaient sincères ou qu’ils servaient, comme ce fut souvent le cas, à couvrir la politique de renoncement à laquelle avaient adhéré, au moins à partir de Mai 37, les instances de la CNT-FAI. Ce qui est clair, en tout cas, c’est que la défaite espagnole clôt définitivement un cycle de quelque dix ans où, de L’Ouvrier communiste à L’Espagne nouvelle, le « problème de la révolution » fut au centre des pensées, des écrits et des actes de Prudhommeaux. Désormais s’ouvre, pour lui, un autre cycle, plus difficile et moins exaltant où, sur fond de révisions et de doutes, c’est l’idée même de révolution qui finira par devenir problématique.