La révolution iranienne - 1979

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La révolution iranienne - 1979

Messagede Protesta le Lun 7 Avr 2014 22:30

La révolution iranienne - 1979


Cette tra­duc­tion de l’arti­cle « Die Iranische Revolution – 1979 », paru dans le n° 86 (prin­temps 2010) de la revue alle­mande Wildcat, a été publiée dans Echanges n° 132 (prin­temps 2010).

En 1979, la révo­lution ira­nienne et la contre-révo­lution isla­mi­que ont donné l’image d’une pro­fonde cas­sure dans la pers­pec­tive d’une révo­lution mon­diale. La révo­lution de 1977-1979 fut l’une des plus impor­tan­tes du xxe siècle, et la contre-révo­lution, l’une des plus bru­ta­les de l’his­toire moderne : selon des esti­ma­tions basses, 20 000 oppo­sants poli­ti­ques ont été assas­sinés entre 1979 et 1989.

La dés­il­lusion qui a suivi l’échec de 1979 a fait que de nom­breux mili­tants de gauche sont dés­ormais inca­pa­bles d’envi­sa­ger d’autre objec­tif que « la démoc­ratie ». L’idéo­logie anti-impér­ial­iste qui avait cours autre­fois (le dével­op­pement du capi­ta­lisme étant une étape néc­ess­aire sur la voie à la révo­lution, l’impér­ial­isme représ­entait un frein à cette évo­lution dans les pays assu­jet­tis) et sa per­mu­ta­tion actuelle (l’Organisation des Nations unies, l’Union europé­enne, Obama, les syn­di­cats occi­den­taux, l’Organisation inter­na­tio­nale du tra­vail, etc. doi­vent servir à ouvrir la voie vers la démoc­ratie) sont les deux faces d’une même médaille : toutes deux igno­rent l’énorme poten­tiel social de 1979.

On parle aujourd’hui de « mou­ve­ment pour la démoc­ratie » ; un concept autre­fois absurde, à la limite de l’aber­ra­tion, alors que l’on s’intér­essait aux besoins, aux reven­di­ca­tions et que la pro­priété posait pro­blème. Dans le texte qui suit nous vou­lons tenter de rép­ondre à cette ques­tion : com­ment un vaste mou­ve­ment révo­luti­onn­aire qui, après qu’une large coa­li­tion des habi­tants des bidon­vil­les, des étudiants, des chômeurs et de la (petite-)bour­geoi­sie n’eut pu ébr­anler le pou­voir dic­ta­to­rial, s’est fina­le­ment exprimé dans des grèves de la classe ouvrière, a-t-il pu se trans­for­mer en contre-révo­lution isla­mi­que ?

Dans un entre­tien paru dans le n° 541 (21 août 2009) de la revue ana­lyse & kritik, « Von der Massenautonomie zum isla­mi­schen Staat » (De l’auto­no­mie des masses à l’Etat isla­mi­que), Piran Azad se demande com­ment l’ample mou­ve­ment des conseils (1) a pu être vaincu par les mol­lahs, et répond qu’en fin de compte c’est parce que la gauche était faible et les mol­lahs forts. Ce qui res­treint défi­ni­ti­vement le débat à une vue d’en haut de l’his­toire : « Qui, des mol­lahs ou de la gauche, par­vient au pou­voir ? », évacuant les anté­cédents des « conseils ouvriers ».

Or, la ques­tion des rap­ports entre pro­ces­sus sociaux et phénomènes poli­ti­ques est de la plus grande impor­tance ! De nom­breux com­men­ta­teurs pren­nent pour « début de la révo­lution ira­nienne » les ini­tia­ti­ves et actions poli­ti­ques venues d’en haut ; les mol­lahs, eux, le datent d’une mani­fes­ta­tion du début 1978 à Qom. Alors que ce sont les mou­ve­ments de base, nés dans les années 1970, qui furent décis­ifs : mou­ve­ment ouvrier, mou­ve­ment étudiant et, sur­tout, le mou­ve­ment des habi­tants des ban­lieues.

Luttes et crises avant 1978

On retrouve le même schéma pour les années 1960 : on prête géné­ra­lement l’ini­tia­tive, dans ces années-là, au Shah et à sa révo­lution blan­che (2), considérée comme une « révo­lution d’en haut » due au bon plai­sir du prince. En fait, c’était une réaction à la crise éco­no­mique et aux luttes de l’époque. Pour Khomeini, et pour l’Etat actuel­le­ment en place, « l’insur­rec­tion du 15 Khordad (3) », en juin 1963, fut avant tout un soulè­vement orga­nisé par les com­merçants du bazar après l’empri­son­ne­ment de Khomeini et écrasé dans le sang. Une date indé­lé­bi­lement ins­crite dans la mém­oire col­lec­tive dont l’inter­pré­tation fait l’objet de débats depuis lors : les Moudjahidin du peuple (4) tenant l’insur­rec­tion pour révo­luti­onn­aire, le parti Toudeh (5) pour un soulè­vement réacti­onn­aire. Ici aussi, les évé­nements des années pré­céd­entes ont leur impor­tance : en 1959, la pér­iode d’accal­mie, postéri­eure au putsch de la CIA de 1953, appar­te­nait au passé ; la crise éco­no­mique était là et les luttes s’étendaient. Entre 1959 et 1963, notam­ment, les luttes ouvrières n’ont jamais cessé, auquel­les vin­rent s’ajou­ter les mani­fes­ta­tions d’étudiants et de lycéens ; de nom­breux partis poli­ti­ques furent fondés à cette époque-là...

1958-1961

Pendant le pre­mier tri­mes­tre 1958, le pro­duit intérieur brut (PIB) des Etats-Unis chu­tait de 10,4 %. La République fédé­rale alle­mande était au plus bas de tout l’après-guerre. La crise éco­no­mique régnait en Iran : les prix des moyens de sub­sis­tance aug­men­taient, et afin de cou­vrir son déficit budgét­aire (80 mil­lions de dol­lars en 1962), le pays levait des crédits à l’étr­anger qu’il fallut finan­cer par une réd­uction des dép­enses.

En juin 1959, la police ira­nienne ouvrait le feu sur 3 000 grév­istes des bri­que­te­ries, fai­sant envi­ron 50 morts et des cen­tai­nes de blessés. Une ten­ta­tive des étudiants de porter le conflit dans la rue suc­com­bait par­tout sous l’action san­glante de la police. En avril 1961, trois mois après la prise de fonc­tion de Kennedy, on tirait sur des ensei­gnants en grève au cours d’une mani­fes­ta­tion, fai­sant un mort. La nou­velle admi­nis­tra­tion Kennedy exigea de l’Iran de pro­fon­des réf­ormes éco­no­miques et poli­ti­ques.

C’est dans ce contexte que se réor­ganisèrent les mou­ve­ments poli­ti­ques en Iran et que fut envi­sagée l’option d’une sortie de crise en finançant le dével­op­pement du pays par le pét­role. La soi-disant révo­lution blan­che conver­tit la terre en capi­tal : deux mil­lions de pay­sans sans terre, qui furent plus tard dans l’inca­pa­cité de rem­bour­ser leurs dettes à l’Etat, reçurent de peti­tes par­cel­les grâce à une réf­orme agraire.

Le prolé­tariat vil­la­geois tra­di­tion­nel et les arti­sans ne trou­vant plus de tra­vail à la cam­pa­gne, nombre d’entre eux allèrent en ville dans les usines nou­vel­les, ou pour y cher­cher n’importe quelle occu­pa­tion. La confi­gu­ra­tion du pays en fut considé­rab­lement modi­fiée : dans les quinze années qui précédèrent la révo­lution, la pro­por­tion des habi­tants des villes par rap­port à la popu­la­tion totale passa du tiers à la moitié.

Khomeini se mani­festa à cette époque, tout d’abord en deman­dant au Shah de ne pas accor­der le droit de vote aux femmes, puis en s’expri­mant vio­lem­ment contre les Etats-Unis et les « lois capi­tu­lar­des ». L’écra­sement du soulè­vement de 1963 fit de lui, dans la mém­oire col­lec­tive, le dépo­sit­aire de ces années de lutte.

1963-1972

La pér­iode qui va du soulè­vement de 1963 à 1968 a été prin­ci­pa­le­ment mar­quée par des mobi­li­sa­tions estu­dian­ti­nes ; l’Iran, aussi, a eu son « 68 ». Puis, c’est un mou­ve­ment ouvrier revi­goré qui reprit la parole. La grève des bus en 1968 fut impor­tante en ce sens. Le régime vou­lait aug­men­ter le prix des tickets, mais tout le monde s’y oppo­sait : les étudiants, les écoliers, les usa­gers, les conduc­teurs de bus et les tra­vailleurs des entre­pri­ses de trans­port, et ils ont fait recu­ler le pou­voir par la grève. En 1971, ce sont les ouvriers du tex­tile qui se met­taient en grève à Téhéran et orga­ni­saient une marche demeurée célèbre ; la police et la Savak (6) ouvraient le feu sur la mani­fes­ta­tion, tuant 10 ouvriers.

Un mou­ve­ment de guér­illa était né peu de temps aupa­ra­vant, qui se vou­lait « le petit moteur qui allu­me­rait le grand moteur » et qui se sen­tait conforté dans cette concep­tion par la mani­fes­ta­tion des ouvriers du tex­tile (« Notre mou­ve­ment a porté ses fruits »). Mais le lien entre guér­illa et mou­ve­ment ouvrier était arti­fi­ciel : les luttes ouvrières étaient nées sans elle.

Au début, il n’y avait que des tra­vailleurs « confor­mes » dans les ana­ly­ses des grou­pes de guér­illa ; après la grève des ouvriers du tex­tile, ils se sont ouver­te­ment impli­qués dans les luttes puis, dans un troi­sième temps, ont recruté dans les usines. Ce qui leur valut des cri­ti­ques de plus en plus vives à partir de 1975 : pour­quoi avoir arra­ché les tra­vailleurs aux usines ? Ils auraient été beau­coup plus utiles s’ils y étaient restés !

Après la grève des ouvriers du tex­tile, le mou­ve­ment fai­blit, pour repar­tir avec la montée de l’infla­tion. L’occu­pa­tion d’une usine tex­tile fut alors une autre lutte cru­ciale : les ouvriers s’étaient bar­ri­cadés à l’intérieur et on ne pou­vait leur pro­cu­rer à manger et autres com­mo­dités qu’à tra­vers une fenêtre. Des étudiants assu­raient le ravi­taille­ment ; il fal­lait du cou­rage, la Savak ayant entiè­rement encer­clé l’usine. La tra­di­tion de l’unité entre étudiants et tra­vailleurs date de cette époque.

La crise mondiale de 1973 et ses conséquences

S’il est impos­si­ble de com­pren­dre l’indus­tria­li­sa­tion mas­sive en Iran sans tenir compte de la crise des années 1950, on ne peut pas plus com­pren­dre la révo­lution ira­nienne sans tenir compte de la « crise mon­diale du pét­role » de 1973. En quel­ques années, le pays fut soumis à une crise géné­rale, malgré un quin­tu­ple­ment des prix du pét­role et un qua­dru­ple­ment de ses reve­nus annuels engen­dré par ses expor­ta­tions de pét­role.

Les pét­rod­ollars encaissés n’étaient pas seu­le­ment inves­tis à l’étr­anger (chez Krupp, Daimler, etc.) mais aussi engagés dans une capi­ta­li­sa­tion spé­cu­la­tive des terres. Les dép­enses en inves­tis­se­ments dou­blèrent, on encou­ra­gea l’impor­ta­tion de tech­no­lo­gies à grande éch­elle (la cons­truc­tion de cen­tra­les nuclé­aires, entre autres) et l’armée ira­nienne fut dotée des équi­pements les plus moder­nes ; mais le boom ne dura que deux années, et dès la mi-1976 les dép­enses de l’Etat dép­assaient ses recet­tes, pro­vo­quant une disette entre 1975 et 1977 qui se trans­forma en réc­ession au début 1977.

Les tra­vailleurs rép­on­dirent à l’infla­tion galo­pante depuis le début de l’année 1974 par une vague de grèves, qui attei­gnit son apogée en mai et entraîna une hausse des salai­res, mais aussi l’arres­ta­tion et le licen­cie­ment de nom­breux ouvriers ; cin­quante-deux d’entre eux, venant des seules raf­fi­ne­ries de Téhéran, furent ainsi empri­sonnés.

L’effer­ves­cence qui tou­chait les usines et les uni­ver­sités depuis des années se rép­andit bientôt dans les cein­tu­res de pau­vreté des villes, non seu­le­ment à Téhéran mais par­tout ailleurs. Le mou­ve­ment des habi­tants des bidon­vil­les, notam­ment, s’étendit dans la mesure où la crise éco­no­mique évoluait. Ces habi­tants des bidon­vil­les : ouvriers, chômeurs et petits com­merçants, étaient les plus affectés par la crise, et souf­fraient en outre de ce que l’indus­trie, et le marché du tra­vail en général, embau­chaient de moins en moins alors que de plus en plus de gens venaient en ville.

J’ai moi-même vécu dans le milieu des années 1970 cet afflux quo­ti­dien de popu­la­tion et les petits conflits inces­sants qui en déc­oulaient. Ils n’avaient ni eau cou­rante ni élect­ricité ; et ils avaient cons­truit leurs mai­sons, s’étaient bran­chés sur le réseau élect­rique ou devaient s’appro­vi­sion­ner en eau illé­ga­lement. Les accro­cha­ges avec la garde autour de ces cam­pe­ments non auto­risés étaient conti­nuels. Le pou­voir d’Etat et les gran­des entre­pri­ses de cons­truc­tion immo­bi­lière envoyèrent par exem­ple, en novem­bre 1974, des trou­pes pour déloger les occu­pants de ce qui est main­te­nant Schemira (un quar­tier de Téhéran) où, à cette seule occa­sion, 60 mai­sons furent rasées et où on dén­ombra plu­sieurs morts. En août 1977, il y eut une grande mani­fes­ta­tion à laquelle par­ti­cipèrent 50 000 habi­tants des bidon­vil­les. La situa­tion était incontes­ta­ble­ment explo­sive.

Sur ce, le Shah mit en place un nou­veau gou­ver­ne­ment dont les pre­mières mesu­res furent de relâcher la répr­ession sur les cam­pe­ments aux portes des villes et de sup­pri­mer la caisse spéc­iale pour le paie­ment des mol­lahs. Des natio­naux-libéraux (tels que Bazargan (7), plus tard pré­sident du conseil), des intel­lec­tuels et l’intel­li­gent­sia libé­rale cher­chèrent à pro­fi­ter de cette « ouver­ture » en appe­lant au res­pect des droits de l’homme. Et depuis son exil, Khomeini annonça l’unité entre intel­lec­tuels et mol­lahs.

Le 9 jan­vier 1978, des mil­liers d’étudiants en reli­gion mani­fes­taient à Qom aux côtés d’autres étudiants pour appe­ler l’intel­li­gent­sia à pren­dre publi­que­ment posi­tion en faveur de Khomeini qui avait été dif­famé dans un arti­cle de jour­nal. La police ouvrit le feu sur la foule, fai­sant 9 morts et 15 blessés. Ces évé­nements sont présentés aujourd’hui par le régime comme mar­quant le début de la révo­lution. Selon cer­tains clé­ricaux, c’est à partir de ce moment-là que les com­merçants du bazar se joi­gni­rent au mou­ve­ment ; à cette époque, ils étaient 400 000 rien qu’à Téhéran sur une popu­la­tion de 5 mil­lions. Les mos­quées étant acces­si­bles à tous et hors de portée de la répr­ession éta­tique, elles rem­placèrent bientôt les campus et autres lieux comme cen­tres du mou­ve­ment. Les ouvriers et ouvrières qui, à cette époque, s’étaient orga­nisés en comités de grève à l’intérieur des usines, hésitèrent dans un pre­mier temps à des­cen­dre dans la rue. Les anciens, en par­ti­cu­lier, qui se méfiaient des mol­lahs, ne vou­laient pas mani­fes­ter sous le slogan « tous ensem­ble », crai­gnant que leurs intérêts ne soient pas pris en compte.

Quarante jours plus tard, une céré­monie funér­aire orga­nisée à Tabriz en l’hon­neur des morts de Qom dégénérait en mani­fes­ta­tion que le régime voulut dis­per­ser bru­ta­le­ment, pro­vo­quant une émeute. Ce soulè­vement est aujourd’hui dûment rép­er­torié dans le mar­ty­ro­loge sous le nom de « Qom qua­rante jours après ». A l’époque, on ne vit dans cette affaire aucune image de Khomeini ; pres­que per­sonne ne le connais­sait ni n’avait idée de ce que pou­vait être une « répub­lique isla­mi­que ». Par contre, on pou­vait voir plu­sieurs por­traits de mili­tants de gauche assas­sinés ainsi que de Chariati (8). La plu­part des par­ti­ci­pants ne pou­vaient alors ima­gi­ner que l’islam, ou n’importe quelle autre reli­gion, aurait plus tard son rôle à jouer.

Une pér­iode de mani­fes­ta­tions de masses s’amorça à partir d’août 1978, à laquelle le gou­ver­ne­ment réagit par des mesu­res dis­cor­dan­tes : une fois, par la pro­cla­ma­tion de l’état de siège et des mas­sa­cres (comme lors du « ven­dredi noir » avec plus de 250 morts et mille blessés) ; une autre fois, par un peu plus de libertés poli­ti­ques (en libérant par exem­ple des pri­son­niers poli­ti­ques appar­te­nant prin­ci­pa­le­ment à l’élite diri­geante des isla­mis­tes). Quelques-uns de ces diri­geants, tels que Taleghani, Rafsandjani et Khamenei (9), se mirent peu après à la tête des mani­fes­ta­tions et formèrent, plus tard, le Conseil de la révo­lution (10) aux côtés d’autres délégués nommés par Khomeini. A ce moment-là, tout le monde était dans la rue. Dans les usines, les reven­di­ca­tions n’étaient plus pure­ment éco­no­miques mais pre­naient un tour poli­ti­que. On avait alors affaire à un vaste mou­ve­ment popu­laire d’écoliers, d’étudiants, des admi­nis­tra­tions et des usines. L’idée d’une grève géné­rale se fai­sait jour.

Le 19 août 1978, 25e anni­ver­saire du putsch de la CIA contre Mossadegh (11), un cinéma où on pro­je­tait un film de gauche était incen­dié à Abadan. On accusa la Savak d’en avoir été à l’ori­gine. Quatre cent soixante-dix-sept per­son­nes ont perdu la vie dans cet incen­die. L’ins­ti­ga­teur et le maître-d’œuvre en était un proche de Khamenei, mais on ne le sut qu’après la révo­lution. La pre­mière mani­fes­ta­tion, orga­nisée en grande partie par un comité de tra­vailleurs, eut lieu à Abadan juste après les obsèques des vic­ti­mes. Des coups de feu tirés sur la foule firent quel­ques blessés ; le len­de­main, Abadan don­nait le signal de la grève géné­rale.

S’ensui­vit un cycle de grèves de masses à partir de l’automne : le 23 sep­tem­bre 1978, jour de ren­trée des clas­ses, écoliers et étudiants se met­taient en grève et des­cen­daient dans la rue ; les tra­vailleurs des raf­fi­ne­ries de pét­role de Téhéran, eux, étaient en grève depuis le 9 ; le 7 octo­bre, c’était au tour de ceux des champs de pét­role. Entre octo­bre 1978 et jan­vier 1979, la grève deve­nait géné­rale, suivie par 4 mil­lions d’ouvriers et employés. Des comités de grève s’érigeaient de tous côtés ; les quar­tiers pas­saient sous le contrôle de comités de voi­sins.

Il n’y avait ni caisse de grève ni argent. Or, les grèves lon­gues ne pou­vaient tenir qu’avec le sou­tien finan­cier des autres cou­ches de la popu­la­tion ; ce fut la porte ouverte au bazar et aux orga­ni­sa­tions poli­ti­ques des mol­lahs. Le soulè­vement contre le régime du Shah com­mença par la grève des tra­vailleurs du pét­role, qui servit elle-même de levier à la contre-révo­lution isla­miste.

Vingt ans après, un des meneurs du conseil ouvrier des raf­fi­ne­ries de Téhéran racontait :

« On n’a perçu aucun salaire pen­dant la grève et nous n’avons pas touché à l’argent du syn­di­cat déposé en banque. Nous avons mis en place une caisse de soli­da­rité et appelé tout le monde à y contri­buer ; les étudiants, d’autres encore, avaient épuisé tout leur argent ou bien avaient quel­que empêc­hement. Nous nous sommes alors adressés à l’aya­tol­lah Taleghani, qui était proche des Moudjahidin du peuple. Il a appelé les com­merçants du bazar à la res­cousse, et nous avons obtenu de l’argent à rép­artir entre tous les ouvriers ; ces der­niers ont même reçu en deux mois un salaire équi­valent à cinq mois de tra­vail. Mais nous nous étions mis ainsi à la merci des forces réacti­onn­aires. Le bazar imposa la prés­ence de Hadji Araghi (un isla­miste du bazar, plus tard direc­teur d’une prison de Téhéran) aux réunions secrètes de notre comité ; et il était en même temps membre du comité natio­nal. C’est ainsi que Khomeini acquit une énorme influence sur notre mou­ve­ment... Nous avions jusqu’alors refusé de remet­tre les raf­fi­ne­ries en marche, mais lors­que Khomeini dit qu’il fal­lait repren­dre le tra­vail pour rép­ondre à la demande intéri­eure, nous avons accepté ; lors­que, après le soulè­vement de février, Khomeini ordonna le dés­ar­mement des conseils ouvriers, ces der­niers ont rendu les armes... (12) »

La contre-révolution islamique en marche

Peu à peu, des liens orga­ni­sa­tion­nels se sont mis en place entre le clergé autour de Khomeini et cer­tai­nes frac­tions des com­merçants du bazar ainsi que de ce que l’on appelle la bour­geoi­sie libé­rale ; ce groupe est alors par­venu à s’impo­ser à la tête du mou­ve­ment en chas­sant les mili­tants de gauche et les femmes des mani­fes­ta­tions. Khomeini et ses par­ti­sans firent de l’impor­ta­tion de la culture occi­den­tale « colo­nia­liste » : télé­vision, cinéma, etc., la cible de leur pro­pa­gande. Dans les mani­fes­ta­tions et les affron­te­ments avec la police, l’armée et les forces de sécurité, on ne s’atta­quait plus seu­le­ment aux ban­ques, aux ins­ti­tu­tions éta­tiques ou aux postes de police, mais aussi aux cinémas, aux maga­sins qui ven­daient de l’alcool, etc. L’incen­die du cinéma le Rex à Abadan cons­ti­tua, de ce point de vue, un apogée, bien qu’à l’époque beau­coup de gens en rejetèrent la res­pon­sa­bi­lité sur le régime du Shah plutôt que sur les kho­mei­nis­tes.

Depuis Paris, Khomeini se prés­entait inlas­sa­ble­ment comme l’avocat d’une rés­ist­ance pas­sive. A l’occa­sion de l’Achoura (13), le sommet du mois de deuil pour les chii­tes, le 11 déc­embre 1978, ses par­ti­sans et les libéraux reli­gieux, avec l’accord et la bénéd­iction d’une partie de l’armée, orga­nisèrent une marche à Téhéran, à laquelle par­ti­cipèrent plus d’un mil­lion de per­son­nes cana­lisées par un impres­sio­nant ser­vice d’ordre des reli­gieux. Les mol­lahs avaient tout pla­ni­fié : des cen­tai­nes de mil­liers de femmes en tcha­dor (grand voile noir) se pliaient aux règles de l’ordre isla­mi­que. Les mili­tants de gauche et les laïques étaient soit absents soit indé­si­rables. Partout des affi­ches de Khomeini, mais aussi des por­traits du réf­or­mateur reli­gieux Ali Chariati ; très peu de por­traits de Mossadegh, et ici et là des slo­gans anti-com­mu­nis­tes. Cette marche prit l’allure d’un référ­endum en faveur de la prise du pou­voir paci­fi­que par Khomeini.

Au début jan­vier 1979, lors du sommet du G4 (Etats-Unis, Angleterre, France et République fédé­rale alle­mande) en Guadeloupe, l’Iran tenait le haut de l’ordre du jour. Tout le monde était d’accord : le Shah devait partir. Une semaine aupa­ra­vant, le minis­tre français des Affaires étrangères avait ren­contré à Paris le représ­entant de Khomeini, Ghotbzadeh (14), et demandé des pré­cisions sur la poli­ti­que de Khomeini. Deux choses leur furent garan­ties : les livrai­sons de pét­role à l’Occident res­te­raient cons­tan­tes et l’Iran com­bat­trait le com­mu­nisme, c’est-à-dire l’influence russe en Iran. Le len­de­main de la confér­ence, une délé­gation trans­met­tait à Khomeini la décision prise sur le départ du Shah. Il s’agis­sait d’éviter à l’Iran d’implo­ser dans l’intérêt de tous. On deman­dait à Khomeini de veiller au calme et de ne pas s’oppo­ser à Bakhtiar (15) afin d’écarter toute menace de putsch mili­taire. Khomeini assura que l’Iran recou­vre­rait la paix après l’abdi­ca­tion du Shah, que l’éco­nomie res­te­rait en ordre de marche et que le pét­role cou­le­rait de nou­veau vers l’Occident. La ren­contre est demeurée secrète (16).

Le soulèvement de février

Le 16 jan­vier, le Shah pre­nait la fuite et, le 1er février, Khomeini atter­ris­sait à Téhéran. A ce moment-là, des comités de grève se cons­ti­tuaient à tous les niveaux de la société qui allaient, plus tard, se trans­for­mer en conseils ; mais aussi des comités de quar­tiers, plus for­te­ment soumis à l’influence des mol­lahs et des com­merçants du bazar. La dis­tri­bu­tion des pro­duits pét­roliers et des moyens de sub­sis­tance était orga­nisée par les gens eux-mêmes.

En peu de temps, un conflit éclata entre la garde, restée fidèle au Shah, et une partie de l’armée ; des éléments de la popu­la­tion s’en mêlèrent et se dirigèrent vers les caser­nes pour pren­dre les armes. Le 9 février, des col­la­bo­ra­teurs de la Savak étaient faits pri­son­niers et les corps d’armée demeurés fidèles au régime étaient contraints de se rendre lors d’affron­te­ments armés à Téhéran et dans d’autres gran­des villes. Partout dans les villes, la police et les unités mili­tai­res fidèles au Shah, ainsi que les mem­bres de la Savak, furent désarmés. On estime que rien qu’à Téhéran, 300 000 armes tombèrent aux mains de la popu­la­tion. Pendant ces journées de février, les usines, les admi­nis­tra­tions, les écoles, les uni­ver­sités, etc. étaient toutes portes closes. Les mili­tants de gauche occu­paient les sta­tions de télé­vision, fai­saient passer sur les ondes des chants autre­fois inter­dits, et qui le seront de nou­veau plus tard, réa­lisaient leurs pro­pres pro­gram­mes... Tout au long des ces jours d’émeutes, les mol­lahs par­cou­ru­rent les rues sans relâche, vouant l’arme­ment du peuple aux gémonies.

Durant ces journées, la machine d’Etat ne s’effon­dra pas sim­ple­ment sous l’action des ouvriers révo­luti­onn­aires, de la jeu­nesse, des sol­dats, etc. ; une partie en fut aussi conquise par la contre-révo­lution isla­mi­que. De nom­breux comités de quar­tier se conver­ti­rent en orga­nes de la contre-révo­lution, d’où sor­ti­rent plus tard les bas­sidji et les pas­da­ran (17).

Puis vint le décret de Khomeini qui ordon­nait à tous de repren­dre le tra­vail. Des dis­cus­sions s’élevèrent de tous côtés : « Que fal­lait-il faire ? » Il n’était bien sûr pas ques­tion de venir à l’usine avec des armes ! Il fal­lait les déposer dans une pièce sous le contrôle de sur­veillants, parmi les­quels, au fil du temps, les par­ti­sans de Khomeini pri­rent petit à petit le pas sur les mili­tants de gauche.

Dans les pre­miers temps, on pou­vait repren­dre ses armes à la fin de sa journée de tra­vail. Tout le monde pen­sait alors qu’il fal­lait rendre coup pour coup à l’ancien régime ; nous com­bat­tions un régime réacti­onn­aire qui n’était pas encore défi­ni­ti­vement vaincu. Nous nous retrou­vions tous ensem­ble en lutte contre la Savak. Toutefois, au bout d’une ou deux semai­nes, il appa­rut que nous avions un nouvel ennemi, pas seu­le­ment sur le lieu de tra­vail ; les comités de quar­tier s’atta­quaient aux mani­fes­ta­tions de femmes et de chômeurs, trai­taient les mani­fes­tants d’agents de la Savak et les met­taient en prison. Tandis que dans les comités d’usine étaient orga­nisés tous les tra­vailleurs, ce qui en fai­sait de véri­tables conseils ouvriers, on trou­vait dans les comités de quar­tier des com­merçants du bazar, des mol­lahs et même par­fois d’ex-mem­bres de la Savak. C’est à partir de ces comités de quar­tier que la contre-révo­lution s’orga­nisa.

A Tabriz nous avions, comme dans beau­coup d’autres villes, un mou­ve­ment de chômeurs impor­tant et actif. Après la révo­lution, celui-ci appela à une réunion publi­que à laquelle accou­ru­rent entre 500 et 1 000 per­son­nes. Nous avions entendu dire que les comités de quar­tier avaient l’inten­tion d’inter­ve­nir contre cette réunion. Finalement, ils ne se contentèrent pas seu­le­ment de la per­tur­ber, mais arrê­tèrent plu­sieurs par­ti­ci­pants pour les emme­ner dans les mos­quées où on les accusa d’être des agents de la Savak, des contre-révo­luti­onn­aires, etc.

Puis, ce furent les femmes qui furent agressées dans les mani­fes­ta­tions, par exem­ple au vitriol, parce qu’elles ne por­taient pas le voile. Ensuite, l’offen­sive se concen­tra sur les rap­ports de forces au sein des entre­pri­ses ; tou­jours à partir des comités de quar­tier, le gou­ver­ne­ment isla­mi­que imposa sa marque, fit de la pro­pa­gande contre « les mili­tants de gauche dans les usines » et contre les conseils ouvriers en général, et pré­co­nisa l’ins­tau­ra­tion de comités isla­mis­tes par­tout. Le gou­ver­ne­ment nomma de nou­veaux diri­geants dans les entre­pri­ses pour rem­pla­cer ceux qui avaient fui, avaient été arrêtés ou bien avaient été chassés par les tra­vailleurs. Plus tard, vin­rent les orga­nis­mes d’Etat avec pour tâche de jeter dehors les ouvriers révo­luti­onn­aires. Tous ces conflits avec le nouvel Etat ont duré envi­ron un an et demi.

L’analyse de classe erronée des partis de gauche
les amène à s’unir à Khomeini


Carter (18) s’est plaint dans ses Mémoires que les mol­lahs lui aient menti. En fait, c’est le soulè­vement de février qui a obligé le régime à se radi­ca­li­ser et à jouer la carte de l’anti-impér­ial­isme. Si l’on regarde aujourd’hui ce que les mol­lahs ont dit et fait à l’époque, on remar­que qu’ils se sen­taient étr­oi­tement menacés et crai­gnaient que s’ils ne fai­saient rien, tout allait explo­ser. « La gauche menait une lutte idéo­lo­gique contre les Etats-Unis, le capi­ta­lisme, etc. ; il nous fal­lait agir ! » A ce moment-là, le régime accor­dait plus d’impor­tance à l’idéo­logie anti-impér­ial­iste qu’à la reli­gion.

Les fedayins du peuple (19), par exem­ple, avaient occupé l’ambas­sade des Etats-Unis juste après le soulè­vement de février. On y dépêcha en urgence le minis­tre isla­mi­que des Affaires étrangères, et tout rentra dans l’ordre. Personne n’en a gardé le sou­ve­nir. Neuf mois plus tard, les étudiants pro­ches du régime reçurent d’en haut le signal que, cette fois-ci, per­sonne ne vien­drait s’en mêler. A l’occa­sion de cette deuxième occu­pa­tion de l’ambas­sade des Etats-Unis, une grande partie de la gauche se demanda : « Que faire à partir de main­te­nant ? Nous ne pou­vons pas tout sim­ple­ment rester les bras croisés alors que les étudiants occu­pent l’ambas­sade des Etats-Unis ! » Il est vrai que neuf mois plus tôt les mili­tants de gauche scan­daient : « Après le Shah, les USA ! » C’est pour­quoi ils furent nom­breux à col­la­bo­rer. L’anti-impér­ial­isme pra­ti­que exi­geait de se mettre aux ordres du régime « anti-impér­ial­iste ».

Dans la foulée, ils par­ti­cipèrent à la « guerre déf­en­sive » contre l’Irak (sep­tem­bre 1980-août 1988) et à la répr­ession du mou­ve­ment révo­luti­onn­aire, jusqu’à ce que le régime les empri­sonne à leur tour et les exé­cute. Depuis tou­jours, Khomeini s’était élevé contre les uni­ver­sités, les étudiants et, sur­tout, contre les femmes, mais de nom­breux mili­tants de gauche ne vou­laient voir en lui que le mili­tant ant-impér­ial­iste com­bat­tant les Etats-Unis.

La contre-révo­lution a opprimé les femmes, les pay­sans, les mou­ve­ments de chômeurs et les mino­rités eth­ni­ques. Les isla­mis­tes ont infil­tré les conseils ouvriers et les mou­ve­ments estu­dian­tins. Jusqu’à la mort de Khomeini, en 1989, plus de 20 000 oppo­sants au régime ont été assas­sinés ; et c’est en cet ins­tant cru­cial que la gauche a elle-même rendu les armes sous cou­vert d’anti-impér­ial­isme.

Beaucoup de gau­chis­tes voyaient dans l’Iran un « capi­ta­lisme assu­jetti » : la chute de la dic­ta­ture du Shah et l’indép­end­ance vis-à-vis de tout impér­ial­isme leur parais­saient donc être la pre­mière des tâches à accom­plir. Le parti Toudeh, asservi à Moscou, ne fut pas le seul à éla­borer une « ana­lyse de classe » où l’on voyait des alliés contre l’impér­ial­isme dans la petite-bour­geoi­sie et la bour­geoi­sie natio­nal-libé­rale (tel Bazargan, par exem­ple). Pour la plu­part des mili­tants de gauche, les intel­lec­tuels autour de Khomeini représ­entaient la petite-bour­geoi­sie, la majo­rité des com­merçants du bazar ; et ils clas­saient, selon ce même schéma, les grands bour­geois du même bazar parmi les forces réacti­onn­aires représentées par les mol­lahs « conser­va­teurs », eux-mêmes sou­vent gros pro­priét­aires ter­riens. L’idéo­logie marxiste-lénin­iste de la néc­essité d’une pér­iode de tran­si­tion vers le socia­lisme et d’un accord avec les forces bour­geoi­ses expli­que que de nom­breux partis de gauche aient tenté de pous­ser à la radi­ca­li­sa­tion les reven­di­ca­tions de l’islam poli­ti­que de Khomeini, ou de « s’en servir », pour fina­le­ment se faire les com­pli­ces de la contre-révo­lution.

Malgré tout son jargon marxiste, la gauche ira­nienne avait accou­ché d’une ana­lyse de classe lar­ge­ment pire que celle de Khomeini. Lui avait bien com­pris la dyna­mi­que des clas­ses ! Il avait com­pris que les 500 années pré­céd­entes, pen­dant les­quel­les le chiisme avait été reli­gion d’Etat avec le sou­tien des féodaux, appar­te­naient défi­ni­ti­vement au passé, que la révo­lution blan­che avait signé le com­men­ce­ment de la fin des féodaux.

Il avait alors conçu une nou­velle union clergé-bazar qui lui per­met­tait de se faire le porte-parole des adver­sai­res des « cou­ches moder­nes » du prolé­tariat. Cette union avec les capi­ta­lis­tes du bazar en voie d’ascen­sion fut poli­ti­que­ment cen­trale, mais l’« ana­lyse de classe » de la plu­part des partis de gauche l’ignora com­plè­tement ! L’influence du bazar se fai­sait sentir sur d’autres caté­gories socia­les ; il entre­te­nait de bonnes rela­tions jusque dans les bidon­vil­les, du fait qu’il y avait natu­rel­le­ment un ou deux com­mer­ces à chaque coin de rue et que les pro­priét­aires de ces com­mer­ces, liés au bazar, ne rap­por­taient pas seu­le­ment des mar­chan­di­ses mais col­por­taient aussi des idées. Des com­merçants qui n’étaient, en outre, pas uni­que­ment pro­priét­aires de maga­sins, mais vivaient dans les bidon­vil­les et y jouaient un rôle influent...

Par ailleurs, toutes ces cou­ches socia­les, liées entre elles, allaient ensem­ble dans les mos­quées ouver­tes jour et nuit. Chaque dis­cours radi­cal d’un mollah était suivi d’une mani­fes­ta­tion noc­turne. Voilà quelle fut l’arme ori­gi­nale de Khomeini. Enfin, en troi­sième lieu, Khomeini avait pro­posé un accord aux intel­lec­tuels dès avant la révo­lution : « Vous avez le savoir, vous avez l’intel­li­gence, vous êtes musul­mans ; mais nous, nous avons le peuple avec nous ! Nous sommes des mol­lahs, nous igno­rons tout de la poli­ti­que ; venez avec nous et appre­nez-nous la poli­ti­que ! Travaillons ensem­ble ! »

Les mou­ve­ments d’ouvriers, d’étudiants, de chômeurs et d’habi­tants des bidon­vil­les s’opposèrent à cette classe qui sou­te­nait Khomeini dans le bazar et à l’union idéo­lo­gique de celui-ci avec les intel­lec­tuels. La contre-révo­lution kho­mei­niste ne les a pas seu­le­ment écrasés les uns après les autres, mais est aussi par­ve­nue par­fois à les dres­ser les uns contre les autres. Pendant ces années déci­sives, l’idéo­logie anti-impér­ial­iste a joué un rôle dév­as­tateur. Quasiment tous les partis de gauche la considérait comme ligne de front prin­ci­pale et les mili­tants ouvriers eux-mêmes n’en étaient pas indem­mes.

1979 et aujourd’hui

L’arti­cle Iran : une renais­sance ? (20) s’est lar­ge­ment étendu sur la crise éco­no­mique actuelle en Iran. Depuis, les dettes non rem­boursées aux ban­ques de la part des entre­pri­ses se sont accu­mulées et s’élèvent main­te­nant à 50 mil­liards de dol­lars amé­ricains. Cet endet­te­ment et le main­tien de l’embargo font crain­dre géné­ra­lement en Iran une faillite du système ban­caire. La chute des prix du pét­role et le dur­cis­se­ment des condi­tions de crédit aux entre­pri­ses aggra­vent la situa­tion. Le nombre des chômeurs ne cesse d’aug­men­ter.

Ahmadinejad per­siste dans sa poli­ti­que répr­es­sive, et cher­che à dém­an­teler le système des sub­ven­tions et à restruc­tu­rer l’éco­nomie. D’un côté, il suit la voie capi­ta­liste que le Fonds monét­aire inter­na­tio­nal et la Banque mon­diale réc­lament à grands cris depuis une ving­taine d’années, là où tous les pré­cédents régimes ont échoué ; de l’autre, il pro­pose de com­pen­ser la sup­pres­sion pro­grammée des sub­ven­tions par un revenu mini­mal d’exis­tence auquel plus de la moitié de la popu­la­tion serait éli­gible. Finies les ancien­nes sub­ven­tions aux prix du pain, de l’essence, etc. ; place à une aide directe de l’Etat aux « néc­es­siteux ».

Cette poli­ti­que le rap­pro­che objec­ti­ve­ment de la base sociale qui sou­tient Moussavi (21), c’est-à-dire une partie de la bour­geoi­sie et du patro­nat. S’il peut y avoir dés­accord sur les moyens, les buts sont les mêmes. Trois choses sont main­te­nant clai­res, au moins depuis l’enter­re­ment du grand aya­tol­lah Montazeri (22), à la fin déc­embre 2009, à l’occa­sion duquel des dizai­nes de mil­liers de per­son­nes sont des­cen­dues dans la rue : les évé­nements ne peu­vent pas reve­nir en arrière, pas plus que les chan­ge­ments dans la société dont ils sont l’expres­sion ; malgré une répr­ession mas­sive, de plus en plus de gens des­cen­dent dans la rue ; et les mani­fes­tants se radi­ca­li­sent en ce sens où ils ne se lais­sent plus enfer­mer dans l’alter­na­tive élec­to­rale de l’été 2009.

Il reste cepen­dant à dém­ontrer si ces mou­ve­ments peu­vent deve­nir « auto­no­mes » :

– soumis à une vio­lente répr­ession, le mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion cher­che les lieux et les jours de l’année qui lui per­met­tront de s’orga­ni­ser et de pren­dre de l’ampleur : la pro­chaine occa­sion en sera l’anni­ver­saire du soulè­vement de février 1979. Il se radi­ca­lise, c’est vrai, mais il se limite à inves­tir les rues ; il n’est pas encore entré en contact avec les actions des tra­vailleurs, bien que ces der­niers aient donné des signes d’orga­ni­sa­tion en comités. Néanmoins, le mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion jouit de la sym­pa­thie des tra­vailleurs et « des hommes et des femmes ordi­nai­res » ; – la situa­tion inquiète une grande partie des mili­tants et intel­lec­tuels de gauche. Nombre d’entre eux ont pris posi­tion contre la « vio­lence des deux côtés », tel Asef Bayat dont nous avons recom­mandé la lec­ture d’un de ses ouvra­ges dans notre der­nier numéro (23) ; – les émeutes de l’Achoura (24) ont cons­ti­tué la ligne de par­tage des eaux. Depuis, Moussavi s’est déclaré à mots cou­verts prêt à négocier avec le régime, et de nom­breux mili­tants de gauche se sont ral­liés à cette option. Le mot d’ordre est : « Nous devons trou­ver une issue à la crise », ce qui veut dire : « L’Iran doit retrou­ver la paix. »

Nous avons voulu mon­trer une fois de plus que la révo­lution fai­sait partie des pos­si­bi­lités his­to­ri­ques en 1979. De même, aujourd’hui, ce qui se passe en Iran revêt un intérêt mon­dial, pas seu­le­ment pour le « monde isla­mi­que » (par exem­ple, le pét­role). En 1979, la « démoc­ratie » représ­entait une étape sur la voie du « pas­sage » à un monde meilleur, ce qui, fina­le­ment, expri­mait le regard qui était porté sur les poten­tia­lités de l’époque.

Pour les pro­tes­ta­tai­res d’aujourd’hui, 1979 c’est le chif­fre de l’oppo­si­tion à une dic­ta­ture bru­tale et le sym­bole d’un nou­veau départ. Mais parler de « mou­ve­ment pour la démoc­ratie », c’est en donner une défi­nition trop res­tric­tive. Si l’on veut com­pren­dre ce qui est en ges­ta­tion der­rière les actuels mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion en Iran, ainsi que leur signi­fi­ca­tion pour le reste du monde, nous ne devons jus­te­ment pas les subor­don­ner à un simple « mou­ve­ment pour la démoc­ratie ».

Voir aussi, sur l’Iran : Iran : sur les émeutes ouvrières d’avril 1995 ; Iran : Tous unis contre le séisme social ; Iran : luttes ouvrières et guerre ; Iran : une renais­sance ?.

Notes

Les notes sont du tra­duc­teur, sauf men­tion contraire.

(1) Sur les conseils ouvriers en Iran à la fin des années 1970, on lira Serge Bricianer, Une étinc­elle dans la nuit. Islam et révo­lution en Iran. 1978-1979, Ab irato, 2002 ; et le compte rendu de cet ouvrage paru dans Echanges n° 100, p. 67 (voir Echanges n° 115, note 6, p. 37).

(2) Programme de moder­ni­sa­tion du pays lancé en 1963 par le Shah Mohammad Rezâ Pahlavi, qui gou­verna l’Iran de 1941 à 1979.

(3) Khordad est le nom d’un des mois du calen­drier perse. Les évé­nements dont il s’agit ici datent du 15 Khordad 1342, c’est-à-dire du 5 juin 1963.

(4) Les Moudjahidin du peuple se sont formés dans les années 1960. En 1979, ils affi­chaient une idéo­logie trots­kyste et anti-impér­ial­iste, et étaient mem­bres de l’Internationale socia­liste. Après la chute du Shah, ils orga­ni­sent des atten­tats contre les mili­tai­res amé­ricains en Iran et créent des comités révo­luti­onn­aires. Ils sont persécutés à partir de 1981, date de la rup­ture de Khomeini avec la gauche et en août de cette année-là, ils s’exi­lent mas­si­ve­ment en France. Ce sont eux qui ont indi­qué à la CIA l’empla­ce­ment des sites nuclé­aires en Iran.

(5) Le parti Toudeh (Parti du peuple) d’Iran a été fondé en 1941. C’est un parti de type lénin­iste, anti-impér­ial­iste et natio­na­liste, aujourd’hui clan­des­tin.

(6) Savak : Saseman Amniat va Etelaot Keschwar, ser­vi­ces secrets ira­niens de 1957 à 1979. (Note de Wildcat.)

(7) Mehdi Bazargan (1907-1995) est nommé pre­mier minis­tre par Khomeini le 5 février 1979. Il était privé de toute auto­rité, le pou­voir effec­tif étant alors entre les mains des comités révo­luti­onn­aires cons­ti­tués par les ouvriers, employés et étudiants dans l’ensem­ble du pays. Il dém­issi­onne de son poste le 5 novem­bre, le len­de­main de la prise de l’ambas­sade amé­ric­aine, pas tant, semble-t-il, pour pro­tes­ter contre cette action que parce que le régime s’oppo­sait à ses concep­tions libé­rales, anti­clé­ri­cales et pro-par­le­men­tai­res.

(8) Ali Chariati (1933-1977) est un phi­lo­so­phe ira­nien qui a renou­velé le chiisme, ver­sion de l’islam majo­ri­tai­re­ment suivie en Iran. La scis­sion entre chiisme et sun­nisme, les deux cou­rants les plus pra­ti­qués par les isla­mis­tes, remonte à une que­relle de suc­ces­sion après la mort de Mahomet, en 632, pour savoir qui devait deve­nir le nou­veau guide du peuple des croyants. Les par­ti­cu­la­rités doc­tri­na­les et les différ­ence théo­lo­giques entre ces deux cou­rants repo­sent donc fina­le­ment sur une base poli­ti­que, les chii­tes accor­dant plus d’impor­tance à leurs diri­geants reli­gieux que les sun­ni­tes qui ont un système reli­gieux moins rigou­reu­se­ment hiér­archisé.

(9) L’aya­tol­lah Mahmoud Taleghani (1911-1979), considéré comme un membre modéré du clergé ira­nien, avait appar­tenu à l’oppo­si­tion chiite au gou­ver­ne­ment du Shah, aux côtés de Khomeini. Il est mort peu après la prise du pou­voir par ce der­nier. Ali Akbar Hachemi Rafsandjani fut pré­sident de l’Iran de 1989 à 1997. Ali Khamenei, sou­tenu par Rafsandjani, est devenu le Guide suprême de la République isla­mi­que d’Iran à la mort de Khomeini en 1989, après la disgrâce du dau­phin présumé Hossein Ali Montazeri (1922-2009). Il a vive­ment pris posi­tion en faveur d’Ahmadinejad après la réél­ection de celui-ci en juin 2009.

(10) Le Conseil de la révo­lution a été formé en jan­vier 1979 sur l’ini­tia­tive de Khomeini et était, à l’ori­gine, com­posé de reli­gieux, de diri­geants poli­ti­ques laïcs pro­ches de Bazargan et de représ­entants de l’armée. Après la dém­ission de Bazargan du gou­ver­ne­ment, ses pro­ches quit­tent le Conseil le lais­sant aux mains des reli­gieux.

(11) Mohammad Hedayat, dit Mossadegh (1881-1967), milita pour la natio­na­li­sa­tion du pét­role alors qu’il était pre­mier minis­tre en 1951. Le Shah le ren­versa avec l’aide de la CIA et le mit en prison en 1953.

(12) Khosroshahi Yadullah, « Khaterati az Zendegi va Mobareze ye Kargaran e Naft » (Souvenirs de vie et de lutte des tra­vailleurs du pét­role), in Pazhuhesch e Kargari n° 3, Hanovre, prin­temps 1999, p. 110-111. Yadullah était syn­di­ca­liste et mili­tant ouvrier. Sous le régime du Shah, il par­ti­cipa à la fon­da­tion du syn­di­cat des tra­vailleurs du pét­role de Téhéran et devint plus tard membre du conseil ouvrier des raf­fi­ne­ries. Il connut la prison, sous le Shah et sous Khomeini, pour faits de grève et en raison de ses acti­vités poli­ti­ques. Il est mort à Londres des suites d’une atta­que car­dia­que le 4 février 2010. (Note de Wildcat.)

(13) Pour les sun­ni­tes, l’Achoura est une pér­iode de jeûne de deux jours. Instituée par Mahomet sur le modèle du Yom Kippour juif, le dixième jour du sep­tième mois ; le nombre 10 se pro­nonçant asara en arabe a donné son nom à cette fête. Pour les chii­tes, il commé­more l’assas­si­nat de l’imam Hussein et de ses par­ti­sans à Kerbala en Irak.

(14) Sadegh Ghotbzadeh (1936-1982) fut un proche de Khomeini durant son exil en France et minis­tre des Affaires étrangères en Iran entre novem­bre 1979 et août 1980, au moment de l’occu­pa­tion de l’ambas­sade des Etats-Unis. Il est mort sous les balles d’un pelo­ton d’exé­cution en 1982 pour un prét­endu projet d’assas­si­nat de Khomeini et de ren­ver­se­ment de la répub­lique isla­mi­que.

(15) Chapour Bakhtiar (1914-1981) accepta le poste de Premier minis­tre offert par le Shah à la fin 1978. Le 10 février 1979, son gou­ver­ne­ment est ren­versé et lui-même quitte l’Iran en avril. Il s’exile en France d’où il mène un Mouvement de rés­ist­ance natio­nale opposé à la répub­lique isla­mi­que ira­nienne. Après avoir échappé à un pre­mier atten­tat en 1980, il est assas­siné en ban­lieue pari­sienne par un com­mando le 7 août 1981.

(16) Yasdi Ebrahim, Akharin Talasch ha dar Akharin Ruz ha (Ultimes ten­ta­ti­ves des der­niers jours), Téhéran, 2000, p. 89-98 ; Pierre Salinger, America Held Hostages : The Secret Negotiations (L’Amérique prise en otage. Les Négociations secrètes), 1981. (Note de Wildcat.)

(17) Les bas­sidji et les pas­da­ran sont des mili­ces para­mi­li­tai­res aux ordres du régime.

Le corps des Pasdaran, ou Gardiens de la révo­lution, créé en mai 1979, peu après l’arrivée au pou­voir des reli­gieux, est financée par l’Etat. Il agit parallè­lement à l’armée régulière et est soumis direc­te­ment au Guide de la révo­lution, actuel­le­ment Ali Khamenei.

Le corps des Bassidji, cons­ti­tué pen­dant la guerre contre l’Irak (1980-1988), est com­posé de volon­tai­res par­fois très jeunes, cer­tains ayant 13 ou 14 ans. Ils cons­ti­tuent aujourd’hui dans le même temps une milice morale et une sou­pape de sécurité pour la jeu­nesse issue des cou­ches popu­lai­res qui y trouve un emploi rémunéré. Les Bassidji obé­issent tota­le­ment à Ali Khamenei. Ahmadinejad y a été formé.

(18) Jimmy Carter (né en 1924) fut pré­sident démoc­rate des Etats-Unis de 1977 à 1981.

(19) Les fedayins du peuple (Organisation des gue­rille­ros fedayins du peuple ira­nien, qui prit plus tard le nom de « Fedayins du peuple d’Iran ») sont une orga­ni­sa­tion marxiste-lénin­iste créée en 1971(pre­mière action de gue­rilla en février) à partir de grou­pes de jeunes intel­lec­tuels prônant dès le milieu des années 1960 la lutte armée « pour mobi­li­ser les masses ».

(20) Paru dans le n° 85 de Wildcat.

(21) Mir Hossein Moussavi, ancien Premier minis­tre pen­dant la guerre Iran-Irak (1980-1988), est un des can­di­dats mal­heu­reux à l’élection pré­sid­enti­elle du mois de juin 2009.

(22) Hossein Ali Montazeri (1922-2009) fut un idéo­logue de la révo­lution isla­miste aux côtés de Khomeini. Il prend, après 1979, des posi­tions qui dépl­aisent au nou­veau pou­voir, par exem­ple contre la guerre Irak-Iran (1980-1988) ou bien encore contre la répr­ession des oppo­sants poli­ti­ques. A la mort de Khomeini, en 1989, il est écarté au profit d’Ali Khamenei. Il devien­dra de plus en plus cri­ti­que du régime isla­miste et en juin 2009 pren­dra posi­tion contre la réél­ection d’Ahmadinejad. Ses obsèques ont donné lieu à de vastes ras­sem­ble­ments vio­lem­ment réprimés par les forces de l’ordre.

(23) Asef Bayat est actuel­le­ment pro­fes­seur de socio­lo­gie et d’études du Moyen-Orient à l’uni­ver­sité de Leyde aux Pays-Bas. Il est l’auteur de nom­breux écrits sur la poli­ti­que, les mou­ve­ments sociaux et reli­gieux, etc. dans le Moyen-Orient contem­po­rain. Wildcat avait recom­mandé la lec­ture de Making Islam Democratic : Social Movements and the Post-Islamist Turn, Stanford University Press, 2007, dans son numéro 85 (automne 2009), p. 24.

(24) En 2009, l’Achoura est tombé le 27 déc­embre et a donné lieu à des mani­fes­ta­tions dans plu­sieurs villes d’Iran.
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