La C.N.T. d’Espagne et la participation électorale

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La C.N.T. d’Espagne et la participation électorale

Messagede vroum le Jeu 3 Avr 2014 10:19

La C.N.T. d’Espagne et la participation électorale
In Noir & Rouge n°9 (hiver 1957/1958)
Source : http://www.la-presse-anarchiste.net/spi ... rticle1170

Sur ce vaste problème : les positions libertaires face au parlementarisme et à l’électoralisme, nous ne pourrions pas ne pas mentionner la question d’Espagne, sensible à tous les anarchistes. C’est un de nos camarades Espagnols qui nous remet en mémoire quelques faits déjà anciens mais dont les conséquences nous semblent encore aujourd’hui des plus lourdes.
C’est un fait bien connu que la C.N.T. d’Espagne a toujours été, de par ses principes, ses décisions et sa ligne historique, apolitique, antiparlementariste et par conséquent abstentionniste dans la foire électorale.

La question qui se pose est : Pourquoi en février 1936 ne conserva-t-elle pas avec fermeté cette position traditionnelle qui avait toujours été la sienne ?

La réponse est difficile et ardue. Cependant nous essaierons dans la mesure de nos connaissances de donner notre avis sur ce point. Lors des élections du 19 novembre 1933, la C.N.T. maintint et propagea sa position abstentionniste. Celles-ci marquèrent la déroute des partis de gauche par l’absence aux urnes du prolétariat affilié à la C.N.T. Ce fut une grande victoire idéologique pour l’organisation révolutionnaire. Victoire dont elle ne sut pas tirer profit par manque de psychologie et de préparation de la révolution sur le plan national face aux évènements. C’est pour ces raisons que le mouvement révolutionnaire né le 8 décembre, fut étouffé.

Avant les élections, le Mouvement libertaire espagnol avait organisé des meetings, des tournées de propagande pour maintenir sa position traditionnelle et lança la consigne suivante : « Frente a las urnas la Revolucion Socialé (face aux urnes, nous ferons la révolution sociale) et il assurait que si la droite était victorieuse (ce qui était inévitable si la C.N.T. s’abstenait) il riposterait par la révolution. Tout se passa comme prévu, mais la révolution, insuffisamment préparée, échoua.

L’Aragon et le Rioja, régions où l’influence anarchiste était très grande, jouèrent un rôle de premier plan pendant la révolution de 1933. Malheureusement, le reste de l’Espagne ne se joignit pas au mouvement. L’Andalousie, Valence, la Catalogne ne répondirent pas à l’appel de la C.N.T. Il est vrai qu’elles étaient très affaiblies par le mouvement révolutionnaire du 8 janvier de la même année et la plus grande partie de leurs militants étaient soit en prison, soit en fuite, traqués par la police. Les militants socialistes et l’U.G.T. de leur côté ne secondèrent pas le mouvement comme il était convenu et cela aboutit à l’échec. Durant les quelques jours que dura le mouvement révolutionnaire en Aragon, à Rioja, on proclama le communisme libertaire, et, à Saragosse, résidence du comité national de la C.N.T., on forma le comité révolutionnaire composé de camarades d’une très grande compétence. Tous luttèrent avec enthousiasme, mais tout cela fut vain.

Pendant les deux années que dura le pouvoir de la droite, les militants F.A.I. et C.N.T. endurèrent les mêmes persécutions que lorsque gouvernaient les gauches qui emprisonnaient et déportaient en Afrique les militants anarchistes. Seulement, ils n’étaient plus seuls comme autrefois, car par ironie du sort, les politiciens, qui avaient allègrement accepté la répression contre les militants anarchistes au temps du gouvernement de la « gauche », étaient poursuivis eux aussi.

En Asturies, centre minier et révolutionnaire, le 6 octobre 1934 éclata un mouvement insurrectionnel dirigé par les socialistes et l’U.G.T., la C.N.T., quoique populaire dans cette région, s’y trouvant en minorité. Pendant cette période se formèrent des comités révolutionnaires U.G.T.—C.N.T. Leur mot d’ordre était : U.H.P. (Union des frères prolétaires). Ils revendiquaient l’Unité d’Action des deux grandes centrales syndicales. La lutte se poursuivit avec courage jusqu’à l’extrême limite des possibilités dans beaucoup de centres, mais malheureusement, comme en 1933, le reste de l’Espagne ne s’associa pas au mouvement sauf quelques foyers isolés de Catalogne, d’Andalousie et de Castille. La répression fut terrible. Les Maures et la Légion étrangère donnèrent libre cours à leurs instincts sanguinaires, préparant ainsi le chemin au régime de Franco.

Cette situation provoqua un rapprochement entre socialistes, républicains et anarcho-syndicalistes face à l’ennemi commun : le fascisme représenté par la droite.

La presse socialiste et celle de la C.N.T. réclamaient à cor et à cri l’unité de la C.N.T. et de l’U.G.T. Largo Caballero, leader du parti socialiste et de l’U.G.T. lança un appel pathétique pour l’organisation d’un front commun prolétarien.

Cette propagande, qui trouvait de larges échos dans les milieux de la C.N.T., fut utilisée par les militants qui étaient partisans d’une collaboration avec les partis politiques. Ils attirèrent à eux beaucoup de syndicats indécis. C’est ainsi que le virus de la « collaboration » s’infiltrait peu à peu dans l’organisation anarchiste. Même la F.A.I. se ressentit de cette crise. Cette position révisionniste de l’anarchisme qui était née dans les Asturies s’étendit bientôt à d’autres régions. Même en Catalogne, où, jusqu’à ce jour, l’organisation avait toujours défendu le principe de l’abstention absolue, des points de vue se firent jour demandant que des accords soient faits avec les autres organisations démocratiques.

Au cours de la campagne électorale de février 1936, les 30.000 détenus de la C.N,T. servirent de propagande aux partis de gauche. Il semblait alors évident à nos camarades que seule la victoire de la gauche provoquerait leur libération.

Sur les murs de Barcelone on pouvait lire :

« Votez pour ceux des prisons ».

Ainsi fut créée une psychose favorable au vote avec la complicité des comités responsables et des militants anarchistes les plus en vue. On vota. La gauche eut la majorité. Les détenus furent libérés. Aux élections, succéda une période relativement calme. Au cours de cette période l’organisation confédérale commença à ressentir les effets de la collaboration. C’est alors que quelques dirigeants et militants de l’anarcho-syndicalisme commencèrent à énoncer des positions déviationnistes. Par des articles, des conférences, on demandait sans scrupule ni dignité, la collaboration. avec les partis politiques, position que les anarchistes avaient toujours combattu jusqu’alors. Ainsi, peu à peu, à force de manœuvres sournoises on amena la C.N.T. et l’anarcho-syndicalisme sur la pente du réformisme. Déjà dans la pensée de quelques dirigeants s’élaborait l’idée de former un Parti libertaire.

Il ne faut donc pas s’étonner si le 19 juillet 1936, lorsque la révolution éclata et qu’il fallut collaborer avec les autres antifranquistes, position collaborationniste prévalut au soin de la C.N.T. L’absence dans les congrès et assemblées de la majorité des militants qui étaient au front, contribua au renforcement de cette position. Aussi, les collaborationnistes et leurs amis socialistes déclarèrent dans leur propagande au sein du mouvement ouvrier international que la C.N.T., et l’anarchisme espagnol s’étaient enfin libérés de leurs positions démodées et apolitiques pour faire l’union avec les autres secteurs démocratiques espagnols.

C’est ainsi qu’une organisation anarchiste révolutionnaire fut amenée à renier les principes idéologiques les plus fondamentaux. Nous pensons que ces erreurs doivent nous servir de leçon.

Citons cette déclaration de Sébastien Faure, faite à Barcelone, pendant la révolution :

« L’expérience espagnole peut et doit nous servir de leçon, cette expérience doit nous mettre en garde contre le péril des concessions et alliances même sous des conditions précises et même pour un temps limité.

Dire que toutes les concessions affaiblissent ceux qui les font et fortifient ceux qui les reçoivent, c’est dire une VÉRITÉ, une vérité indiscutable. Dire que tout accord, même temporaire, consenti par les anarchistes avec un parti politique, qui, théoriquement et pratiquement, est anti-anarchiste, est un leurre où sont toujours victimes les anarchistes c’est une vérité prouvée par l’expérience, par l’Histoire et par la simple raison.

Durant le trajet parcouru ensemble avec les autoritaires, la loyauté, la sincérité des anarchistes sont toujours roulées par la perfidie et l’astuce de leurs alliés provisoires et circonstanciels. »


J.M.
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Re: La C.N.T. d’Espagne et la participation électorale

Messagede vroum le Jeu 3 Avr 2014 11:17

Dans la même veine ce texte limpide de Malatesta écrit en 1924 soit douze ans avant la révolution espagnole. On remarquera que le prétexte des camarades emprisonnées pour pousser les anarchistes aux urnes est déjà dénoncé par Malatesta :

Anarchistes électoralistes

Errico Malatesta

in « Pensiero e Volontà », n°10, 15 mai 1924

Puisqu’il n’y a pas, et qu’il ne peux y avoir aucune autorité qui donne et enlève le droit de se dire anarchiste, nous sommes bien obligés de temps en temps de relever l’apparition de quelque converti au parlementarisme, qui continue au moins pour un certain temps à se déclarer anarchiste.

Nous ne trouvons rien de mal, rien de déshonorant, dans le changement d’opinion, lorsque ce changement est causé par de nouvelles et sincères convictions, non motivées par des intérêts personnels. Nous voudrions cependant que, dans ce cas, il nous soit dit franchement ce qu’il est devenu et ce qu’il a cessé d’être, pour nous éviter toute équivoque et discussion inutiles. Probablement ceci n’est pas possible, car quiconque change d’idées, ne sait pas lui-même au début où il ira !

Du reste, ce qui nous arrive, advient aussi aux autres partis — et en proportions assez considérables — dans tous les mouvements politiques et sociaux. Les socialistes, par exemple, ont dû souffrir qu’il soit dit d’eux : Socialistes — exploiteurs et politiciens de toutes espèces. Les républicains sont aujourd’hui obligés de supporter que certaines « personnalités » vendues au parti dominant usurpent rien de moins que le nom des « Mazziniens » (partisans du mouvement de Mazzini. NDRL) Heureusement l’équivoque ne peut se prolonger longtemps. Bientôt la logique des idées et la nécessité de l’action obligent ces prétendus anarchistes à renoncer spontanément au « nom » et à se mettre à la place qui leur convient. Les anarchistes électoralistes qui apparurent en diverses occasions, ont tous plus ou moins rapidement abandonné l’anarchisme. De même les anarchistes dictatoriaux ou bolchévisant deviennent rapidement de sérieux bolcheviques et se mettent au service du gouvernement russe et de ses délégués.

Ce phénomène s’est reproduit en France à l’occasion des élections de ces derniers jours : le prétexte est l"amnistie :

« Des milliers de victimes gémissent dans les prisons et dans les bagnes, un gouvernement de gauche donnerait l’amnistie. Il est du devoir de tous les révolutionnaires, de tous les hommes de cœur, de faire ce qu’il est possible pour faire sortir des urnes les noms de ces hommes politiques, qui, nous espérons, donneront l’amnistie ».

Ceci est la note qui domine les raisonnements des convertis.

Qu’ils soient vigilants les camarades français !

En Italie, il y a eu l’agitation en faveur de Cipriani, prisonnier, qui servait de prétexte à Andréa Costa, pour traîner les anarchistes de Romagne aux urnes ; et commencer ainsi la dégénérescence du mouvement révolutionnaire créé par la première Internationale, et finissant par réduire le socialisme à un moyen pour se jouer des masses, et assurer la tranquillité de la monarchie et de la bourgeoisie.

Mais vraiment les Français n’ont pas besoin de venir chercher les exemples en Italie, parce qu’ils en ont de très éloquents dans leur histoire. En France, comme dans tous les pays latins, le socialisme naît, sinon précisément anarchiste, certainement antiparlementaire, et la littérature révolutionnaire française des premières décades après la Commune abonde en pages éloquentes, dues entre autres aux plumes de Guesde et de Brousse, contre le mensonge du suffrage universel, et la comédie électorale et parlementaire. Puis, comme Costa en Italie, les Guesde, les Massard, les Deville, et plus tard le même Brousse furent dominés par le désir du pouvoir, et peut-être aussi de l’envie de concilier la renommée de révolutionnaire avec la vie tranquille, les petits et grands avantages procurés à qui entre dans la politique officielle, même dans l’opposition. Alors, commença toute une manœuvre pour changer la direction du mouvement et inciter les camarades à accepter la tactique électorale. À cette époque, y était aussi pour beaucoup la note sentimentale : on voulait l’amnistie pour les Communards, il fallait libérer le vieux Blanqui qui mourrait en prison. Et avec cela les transfuges employèrent cent prétextes, cent expédients pour vaincre la répugnance qu’eux-mêmes avaient contribué à faire naître parmi les travailleurs contre l’électoralisme, et qui, d’autre part, était alimentée par le souvenir encore vivant des plébiscites napoléoniens et des massacres perpétués en juin 1848 et en mai 1871 par le bon vouloir des Assemblées sorties du suffrage universel. Il fut dit qu’il fallait voter pour se compter, mais que nous aurions voté pour les inéligibles, pour les condamnés, pour les femmes ou pour les morts ; d’autres proposèrent de voter à bulletins blancs ou avec un mot d’ordre révolutionnaire ; d’autres encore voulaient que les candidats laissent dans les mains des comités électoraux des lettres de démission, pour le cas où ils auraient été élus. Puis, lorsque la poire fut mûre, c’est-à-dire lorsque les gens se laissèrent persuader d’aller voter, on voulut être candidat et député sérieusement, on laissa les condamnés pourrir en prison, on relégua l’antiparlementarisme, on jeta par-dessus bord l’anarchie ; et Guesde, à travers cent polémiques, termina ministre du gouvernement « d’Union sacrée ». Deville devint ambassadeur de la république bourgeoise, et Massard, je crois, devint quelque chose de pis.

Nous ne voulons pas mettre en doute prématurément la bonne foi des nouveaux convertis, d’autant plus que parmi ceux-ci nous avons eu, avec quelques-uns, des cheminements d’amitié personnelle. En général ces évolutions — ou au contraire ces involutions, prenez-le comme bon vous semble — commencent toujours par la bonne foi, puis la logique aiguillonne, l’amour propre s’en mêle, l’ambiance varie… et nous devenons ce que de prime abord nous répugnait.

Peut-être que dans cette circonstance il n’arrivera rien de ce que nous redoutons, parce que les néo-convertis sont très peu nombreux, et faible est la possibilité qu’ils trouvent de larges adhésions dans le camp anarchiste, et les camarades, ou ex-camarades, réfléchiront mieux et reconnaîtront leur erreur.

Le nouveau gouvernement qui sera installé en France, après le triomphe électoral du bloc de gauche, les aidera à se persuader qu’il y a très peu de différences entre celui-ci et le gouvernement précédent, ne faisant rien de bon — même pas l’amnistie — si la massa ne l’impose par son agitation. Nous cherchons, de notre point de vue, à les aider à entendre raison, avec quelques observations, qui, du reste, ne devraient pas être méconnues pour ceux qui avaient déjà accepté la tactique anarchiste.

Il est inutile de venir nous dire, comme le font ces bons amis, qu’un peu de liberté vaut mieux que la tyrannie brutale, sans limite et sans frein ; qu’un horaire raisonnable de travail, un salaire qui permette de vivre un peu mieux que de simples animaux ; la protection de la femme et des enfants sont préférables à une exploitation du travail humain jusqu’à l’épuisement complet du travailleur ; que l’école d’État, pour aussi mauvaise qu’elle soit, est toujours mieux (au point de vue du développement moral de l’enfant) que celle dirigée par les curés et les frères… Nous en convenons volontiers, et convenons aussi qu’il peut y avoir des circonstances où le résultat des élections, dans un État ou une commune, peut avoir des conséquences bonnes ou mauvaises, et que ce résultat pourrait être déterminé par le vote des anarchistes si les forces des partis en lutte étaient presque égales.

Généralement il s’agit d’une illusion : les élections lorsqu’elles sont libres, n’ont que la valeur d’un symbole, elles démontrent l’état de l’opinion publique, qui se serait imposée avec des moyens plus efficaces et des résultats majeurs, s’il ne fut offert l’étouffoir des élections. Mais qu’importe : même si certains petits progrès étaient la conséquence directe d’une victoire électorale, les anarchistes ne devraient pas courir aux urnes et cesser de prêcher leurs méthodes de lutte. Puisqu’il n’est pas possible de tout faire au monde, il faut choisir sa propre ligne de conduite. Il y a toujours une certaine contradiction entre les petites améliorations, la satisfaction des besoins immédiats et la lutte pour une société sérieusement meilleure que celle qui existe. Qui veut se dédier à faire mettre des urinoirs et des fontaines là où il y en a besoin, qui veut gaspiller ses forces pour obtenir la construction d’une route, l’institution d’une école municipale ou une petite loi pour la protection du travail ou la destitution d’un policier brutal, peut-être fait-il bien de se servir de son bulletin électoral en promettant son vote à quelque personnage puissant. Mais alors — si l’on veut être « pratique » il faut l’être jusqu’au bout — au lieu d’attendre le triomphe du parti d’opposition, il vaut mieux voter pour le parti au pouvoir, il vaut mieux courtiser le parti dominant, servir le gouvernement qui existe déjà, devenir l’agent du Préfet et du Maire. Et, en effet, les néo-convertis dont nous parlons ne proposaient pas de voter pour le parti le plus avancé mais pour celui qui avait une plus grande probabilité de succès : le bloc de gauche.

Mais alors où va-t-on finir ?

Les anarchistes ont, certainement, commis mille erreurs, ils ont dit souvent des sottises, mais ils se sont maintenus toujours purs et restent le parti révolutionnaire par excellence, le parti de l’avenir, parce qu’ils ont su résister à la sirène électorale.

Il serait vraiment impardonnable de se laisser attirer dans le tourbillon juste au moment où notre heure approche à grands pas.

Errico Malatesta

« Pensiero e Volontà », n°10, 15 mai 1924
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Re: La C.N.T. d’Espagne et la participation électorale

Messagede vroum le Mer 9 Avr 2014 22:00

André Prudhommeaux, Camillo Berneri :
Deux regards critiques sur une guerre de classes


source : http://acontretemps.org/spip.php?article396
auteur : José Fergo

Dans un continent glissant inexorablement vers le nazi-fascisme, l’Espagne de 1936 fit figure de double exception. D’une part, elle fut le grain de sable qui tenta d’enrayer sa résistible ascension ; d’autre part, la fougue qu’elle mit à le combattre tenait davantage du désir d’émancipation sociale que d’un strict antifascisme. À la différence du mouvement ouvrier allemand, pourtant si puissant, celui d’Espagne, sous forte influence libertaire, parvint, en juillet de cette année-là, à enrayer sa marche en avant en enclenchant un processus révolutionnaire de grande ampleur. On comprend dès lors que cette ardente Espagne ait pu aimanter nombre de militants libertaires étrangers. Pour combattre aux côtés de leurs frères espagnols qui, « l’outil au poing et le fusil en bandoulière, se [faisaient] les créateurs d’un ordre nouveau » [1]. Ou tout simplement pour y être, pour y voir et pour y faire.

Dans le labyrinthe espagnol

Camillo Berneri et André Prudhommeaux furent de ceux-là. Le premier franchit la frontière franco-espagnole le 29 juillet 1936, le second quelques jours plus tard. Les deux s’installent à Barcelone, capitale de la révolution, et fréquentent assidûment le siège du Comité régional de la CNT. Quelques semaines plus tard, Berneri rejoint le premier contingentement de volontaires italiens intégré à la colonne Ascaso sur le front de Huesca, avant de s’en retourner, début septembre, à Barcelone, avec le projet d’éditer Guerra di Classe, un journal en direction des libertaires italiens. Sur proposition du Comité régional de la CNT, Prudhommeaux assure, quant à lui, la parution de L’Espagne antifasciste. Il intervient aussi dans les émissions en français de Radio CNT-FAI.

On sait que Berneri et Prudhommeaux s’estimaient : ils s’étaient rejoints dans les combats minoritaires contre une pesante invariance anarchiste et la prédisposition de certains de ses adeptes à la répétition d’anciens dogmes ; ils avaient convergé dans la défense d’un Marinus Van der Lubbe en butte à ses calomniateurs ; ils s’enthousiasmèrent pour cette Espagne libertaire engagée dans un combat titanesque contre le fascisme et pour la révolution ; ils étaient, l’un et l’autre, portés par une commune volonté d’ouverture et un même esprit d’indépendance. On sait aussi que, malgré leurs prenantes occupations dans des sphères différentes, il leur arriva de se rencontrer. Parfois même sans motif, comme le rapporta Prudhommeaux : « Au Comité régional CNT-FAI de Barcelone, ancien palais de la centrale patronale espagnole et du milliardaire Cambo, souvent la lumière de la rédaction de Guerra di Classe ne s’éteignait pas de la nuit. Et comme elle, veillait et brûlait sans discontinuer l’âme de Camillo Berneri. Je me souviens qu’une nuit, en attendant l’heure de la radio, je me glissai dans le hall plein de ténèbres qui précède la salle du congrès et je tâtonnai sur le grand piano abandonné qui dormait là, pour y retrouver des lambeaux de musique perdue. Ayant ainsi apaisé mes nerfs, je vis que la porte de Berneri était entrouverte et, craignant de l’avoir dérangé, je m’excusai en lui souhaitant le bonsoir. Il me dit qu’il me remerciait au contraire, car l’idée que quelqu’un ici pût trouver la paix dans la musique lui était extrêmement précieuse et lui avait rendu son courage [2]. »

On se plaît à imaginer la scène pour n’en retenir que l’essentiel : la nuit barcelonaise des premiers temps, le piano du Palais Cambo, les nerfs à vif de Prudhommeaux et l’âme brûlante de Berneri. Cette rencontre de hasard, parenthèse de fraternité sur fond de musique apaisante, fut sûrement l’une des dernières entre les deux amis. Car le séjour de Prudhommeaux à Barcelone dure peu. Deux mois à peine. Juste le temps de comprendre que les meilleures intentions ne font pas les plus sûres réussites. Son Espagne antifasciste se heurtant plus rapidement que prévu aux tracasseries bureaucratiques de ses financiers confédérés, il décide, courant septembre, de rebrousser chemin, avec l’idée de poursuivre le combat en France, libre et sans attaches. Un combat pour la révolution, bien sûr, une révolution telle qu’il l’entend et la souhaite. Avant de quitter Barcelone, Prudhommeaux met Berneri et ses compagnons de Guerra di Classe en relation avec l’imprimerie coopérative qui s’est chargée jusqu’alors de l’impression de L’Espagne antifasciste. Et leur souhaite bon vent, même si, on peut le penser, sa propre expérience de journaliste militant sous contrôle des instances de la CNT-FAI, l’a déjà rendu sceptique.

De « Guerra di Classe » à « L’Espagne nouvelle »

De retour en France, Prudhommeaux prend un peu de recul, mais il n’en pense pas moins. Le tournant adopté par la CNT-FAI en faveur de l’unité antifasciste ne lui dit rien qui vaille, d’autant que celui-ci, il en est convaincu, se fera forcément au détriment des conquêtes révolutionnaires de juillet. Sans implication réelle de sa part, L’Espagne antifasciste paraît désormais à Paris, deux fois par semaine, sous l’égide d’un Comité anarcho-syndicaliste pour la défense et la libération du prolétariat espagnol (CASDLPE) regroupant les trois principales composantes du mouvement libertaire français : l’Union anarchiste (UA), la Fédération anarchiste de langue française (FAF) et la CGT-SR. Financé par les instances de la CNT-FAI – qui entendent aussi le contrôler –, le bi-hebdomadaire tire à 20 000 exemplaires et projette de devenir quotidien. C’est sans compter sur les divergences qui vont bientôt conduire le CASDLPE à l’implosion. La ligne de fracture interne passe par l’appréciation des fameuses « circonstances » qui ont conduit la CNT-FAI à opter pour l’unité antifasciste du camp républicain : l’UA les admet, la FAF et la CGT-SR les contestent. Au bout du bout, et malgré une tentative de conciliation exercée par les Espagnols, la rupture est consommée en novembre 1936. L’UA investit alors ses forces dans une nouvelle entité alignée sur les instances de la CNT-FAI : le Comité Espagne libre, matrice de ce qui deviendra la section française de Solidarité internationale antifasciste (SIA), dirigé par Louis Lecoin. Quant à L’Espagne antifasciste, titre resté sous le contrôle de la FAF et de la CGT-SR, ses jours sont d’autant plus comptés que le bi, puis tri-hebdomadaire se fait de plus en plus critique vis-à-vis d’une CNT-FAI qui a fini pat accepter d’envoyer, sans aucune consultation de sa base, quatre ministres au gouvernement de Largo Caballero. La réponse est à la mesure de l’offense et forte comme une sentence : les Espagnols coupent le robinet. « Estimant que L’Espagne antifasciste a atteint son but, la CNT-FAI a décidé que cet organe de propagande cesserait de paraître à partir du présent numéro », est-il indiqué dans sa trentième livraison, datée du 1er janvier 1937.

Trois mois plus tôt a paru, à Barcelone, le premier numéro de Guerra di Classe. Dans son éditorial de lancement, Berneri ne cachait pas les intentions des animateurs de cet hebdomadaire anarchiste de langue italienne. Ils devaient être, précisait-il, des « observateurs » d’autant plus « attentifs » – et si nécessaire « critiques » – des événements d’Espagne que, « pour la première fois » dans l’histoire, ceux-ci dépendaient pour beaucoup des « capacités constructives » d’un mouvement libertaire qui, au vu des multitudes qu’il charriait, se trouvait, « ici », aux avant-postes de l’espérance révolutionnaire [3].

Cet espace ténu entre attention et critique, Guerra di Classe l’occupera avec constance au risque, là encore, de s’attirer les foudres de ses commanditaires, les mêmes que pour L’Espagne antifasciste, qui n’hésitèrent pas, une fois encore et un mois après avoir fermé L’Espagne antifasciste, à exercer des représailles financières. Pour satisfaire, cette fois, le consul soviétique de Barcelone, Antonov-Ovseenko, qui a prié les autorités de la CNT-FAI de faire cesser les attaques de Guerra di Classe contre l’URSS ! À partir de son huitième numéro – 1er février 1937 –, un temps bloqué par la censure cénétiste, Guerra di Classe voit l’enveloppe budgétaire qui lui est attribuée considérablement diminuer, ce qui l’empêche désormais de paraître hebdomadairement.

C’est dans une perspective critique assez proche de celle de Guerra di Classe que, trois mois après la suspension de L’Espagne antifasciste, paraît, sous la gérance de Prudhommeaux, L’Espagne nouvelle, dont le premier numéro est daté le 19 avril 1937. Désireux de coller au plus près à l’actualité espagnole, le titre abandonnera, à partir de septembre, la formule thématique initialement adoptée et alternera sa parution avec celle de Terre libre, l’organe de la FAF, dirigé par Voline. À cette date, le journal Guerra di Classe continue de paraître – jusqu’à fin novembre –, mais sans Berneri, assassiné par les staliniens le 5 mai 1937. C’est désormais Virgilio Gozzoli qui en est en charge.

Deux espaces-temps de la dissidence

Avec le temps, l’historiographie de la révolution espagnole a fini par accorder quelque intérêt à l’indispensable fonction critique qu’y exercèrent ceux qui, sur ses marges mais in vivo, dénoncèrent son inféodation rapide à une logique de guerre antifasciste dont le premier effet fut de saper ses aspirations mêmes. Longtemps considérées comme quantité négligeable ou sans poids réel sur le déroulement des événements, ces dissidences libertaires font aujourd’hui l’objet d’une évidente réévaluation, ce dont on ne peut évidemment que se féliciter. À condition, toutefois, de ne pas les confondre en imaginant, à tort, qu’elles auraient pu préfigurer – par agrégat à d’autres forces « révolutionnaires » comme le POUM et les Amis de Durruti –, les contours d’un quelconque front du refus. Il y avait, pour cela, bien trop de différences d’appréciation et de positionnement entre elles, comme le prouve une lecture comparée de Guerra di Classe et de L’Espagne nouvelle.

Représentatifs l’un et l’autre d’une même sensibilité critique face aux dérives pragmatiques des instances dirigeantes de la CNT-FAI et leurs néfastes effets sur le processus révolutionnaire, ces deux titres s’inscrivent dans un espace-temps différent. Le premier – qui paraît, comme on l’a dit, à Barcelone – exerce ses talents critiques, sous la direction de Berneri, entre octobre 1936 et avril 1937. Le second, animé depuis Nîmes par Prudhommeaux, succède à L’Espagne antifasciste et couvre la période allant d’avril 1937 à la fin de la guerre d’Espagne [4]. Pour le Berneri de Guerra di Classe, qui est au cœur du conflit, la partie est encore jouable. Pour le Prudhommeaux de L’Espagne nouvelle, qui le voit de l’extérieur, elle n’est pas loin d’être perdue. Entre ces deux perspectives, les événements de Mai 37 – dernier sursaut d’une révolution en perte de vitesse et premier symptôme sévère de son anéantissement – ont, il est vrai, définitivement rebattu les cartes.

On aurait néanmoins tort de s’en tenir à cette seule explication spatio-temporelle – l’évident décalage existant entre le Guerra di Classe du dedans et d’avant Mai 37 et L’Espagne nouvelle du dehors et (surtout) d’après Mai 37 – pour tenter de comprendre pourquoi, malgré leur proximité d’analyse de départ, Berneri et Prudhommeaux ont si manifestement divergé sur la manière – ferme mais mesurée chez le premier, radicalement intransigeante chez le second – de concevoir leur fonction critique. Question de caractère sans doute, mais aussi de perception politique. À la différence de Prudhommeaux, qui entre rapidement en conflit ouvert avec les instances de la CNT-FAI et ses représentants en France, Berneri adopte une attitude de dissidence loyale, c’est-à-dire ne conduisant pas, comme chez Prudhommeaux ou les Amis de Durruti, à un affrontement direct avec la « bureaucratie comitarde » [5]. Chez Berneri, cette retenue – qui n’influe pas sur l’intensité de sa critique, mais modère les conséquences qu’elle pourrait avoir – s’explique par son désir permanent de « faciliter une entente sincère et agissante entre tous les vrais antifascistes [en permettant] la plus intime collaboration entre tous ceux qui sont sincèrement socialistes » [6]. Autrement dit, Berneri se situe dans le champ de la persuasion raisonnée, se gardant en permanence de toute surenchère verbale ou dérive langagière. Sous sa plume, il n’est jamais question, comme dans L’Espagne nouvelle, de « trahison », de « dirigeants pourris » ou de « sinistres pantins ». Volontairement désencombrée de tout sentimentalisme et fuyant comme la peste le recours à l’émotion, sa critique reste toujours politique. Éminemment politique et sérieusement argumentée.

Outre qu’il est toujours inconvenant – et déplacé – de faire parler les morts, rien ne laisse penser que, d’avoir survécu, l’attitude concrètement critique qui fut la sienne avant Mai 37 aurait pu évoluer vers le radicalisme très idéologique et un peu abstrait de son alter ego de L’Espagne nouvelle. Et ce d’autant que, malgré les sympathies personnelles qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, nombreuses et profondes étaient leurs divergences sur l’analyse et l’interprétation du conflit espagnol.

« Centrisme » versus « maximalisme »

Si Berneri se définit lui-même comme « centriste » ou « partisan d’une juste moyenne » [7], c’est qu’il est intimement convaincu que, dans cette Espagne où le désir d’émancipation déborde pour partie – mais pour partie seulement – le cadre de la résistance au fascisme, la voie d’un possible libertaire exige de concilier « les “nécessités de la guerre”, la “volonté” de la révolution et les “aspirations” de l’anarchisme » [8]. Passé le temps de l’enthousiasme révolutionnaire des premiers jours, un examen sérieux de la réalité de juillet 36 et de ses suites immédiates le conduit à penser qu’il n’est pas en face d’une révolution anarchiste, mais d’une révolution populaire au sein de laquelle la CNT-FAI joue un rôle déterminant. Autrement dit, que cette Espagne « rouge et noire » surgie, sur de larges pans du territoire, de la défaite du coup d’État militaire n’est pas la résultante d’une stratégie révolutionnaire planifiée par la CNT-FAI, mais la conséquence d’une prise en main collective et spontanée de son destin par le prolétariat à la faveur des événements. De cette réalité naissent des formes de pouvoir inédites, dont le Comité central des milices antifascistes de Catalogne est l’exemple même.

C’est ainsi que l’anarchiste italien se situe clairement dans une perspective antifasciste impliquant une dynamique d’alliance et de collaboration avec d’autres forces socialistes et républicaines. Au nom de l’intelligence politique et à la lumière de l’expérience de la première unité combattante d’étrangers sur le front d’Aragon – la section des volontaires italiens, qui regroupa des sensibilités antifascistes aussi diverses que les républicains de Randolfo Pacciardi, les « giellistes » [9] de Carlo Rosselli et les anarchistes –, il incite ses camarades espagnols à s’inscrire dans une même dynamique. Pour Berneri, très sensible à la question du fascisme pour avoir vécu dans sa chair la contre-révolution préventive des Chemises noires, la pratique, même conflictuelle, de l’unité qu’il appelle de ses vœux offrirait, de surcroît, aux anarchistes l’avantage de s’ouvrir à d’autres sensibilités révolutionnaires ou socialistes démocratiques. Cette démarche relève de l’intime conviction qu’il existe, sur la base de cet antifascisme actif et à condition d’abandonner toute prétention hégémonique, des convergences possibles entre le bloc anarcho-syndicaliste et d’autres forces de gauche – socialistes indépendants, républicains progressistes et marxistes anti-staliniens – s’inscrivant dans une perspective similaire de transformation révolutionnaire.

Malgré d’indéniables oscillations entre le moment où il dirigea L’Espagne antifasciste et celui où il prit en charge L’Espagne nouvelle, Prudhommeaux demeure, quant à lui, beaucoup plus méfiant par rapport à l’antifascisme. S’il s’en revendique, c’est plutôt par défaut et seulement parce que, dans le cadre de l’Espagne de juillet 1936, il exerce, par son caractère de masse, un indéniable effet de levier dans le déclenchement du processus révolutionnaire. Quand, en revanche, l’antifascisme sert d’autres intérêts que ceux de la révolution même et favorise, comme c’est sa pente naturelle, une « union sacrée patriotique » où les révolutionnaires deviennent « de la chair à canon pour une cause qui n’est pas la leur » [10], Prudhommeaux s’en fait l’irréconciliable adversaire. Car il pense que nulle révolution authentiquement émancipatrice – c’est-à-dire produite par « le prolétariat total, sans distinction de parti, de métier, de nationalité ou d’industrie » [11] – ne saurait, sauf à se nier, composer avec l’idéologie démocratique et interclassiste qui fonde l’antifascisme. Sur ce point, le Prudhommeaux de la période espagnole reste, malgré son adhésion deux ans auparavant à l’anarchisme, assez proche de l’« ultra-gauche ». Comme si, réactivant son ancienne fibre ouvriériste, l’Espagne libertaire avait agi sur lui comme la dernière occasion d’éprouver, en anarchiste cette fois, les frissons du « maximalisme » de sa jeunesse. Car c’est bien en anarchiste – et en anarchiste très attaché à la défense de certains principes –, que Prudhommeaux intervient dans le débat sur leur trahison supposée.

Feu sur le quartier général… et après ?

« Peut-être […] est-ce dans une défaillance du caractère, dans un affaiblissement de la volonté, dans une détrempe de la force d’âme chez les hommes de la CNT que l’on découvrirait la responsabilité première de leur inconséquence et leur abdication. [12] » Parmi tous les mots qui tombèrent de la plume acérée de Prudhommeaux pour qualifier « ceux qui ont refusé de vaincre comme anarchistes et acceptent de mourir comme gouvernementaux » [13], ceux-là sont probablement les moins rudes. Preuve sans doute qu’à la date où ils ont été écrits – 1938 –, l’évidente perspective de la défaite modérait désormais son intransigeance. Car il est avéré, à bien considérer la somme des écrits produits par Prudhommeaux entre 1936 et 1938, que nul autre terme n’est plus adapté à ses prises de position que celui-ci. Intransigeant, il l’est par penchant, par volonté et par conviction. Aussi intransigeant que l’anarchisme dont il se réclame.

Si l’on compare, là encore, la manière – apparemment convergente – dont Prudhommeaux et Berneri vont analyser et critiquer le glissement « ministérialiste » opéré par la CNT-FAI à l’automne 1936, très différent est l’angle d’attaque que l’un et l’autre adoptent. Pour le premier, sous probable influence de Voline, son alter ego de Terre Libre, c’est surtout la dérogation aux principes anti-étatistes de l’anarchisme qui fait question. Pour le second, ce n’est pas tant cette entorse qui est préoccupante, mais l’erreur fondamentale d’analyse qui la sous-tend. Dans un cas, l’approche est idéologique ; dans l’autre, elle est pragmatique. Quand l’un fait tonner les canons de l’orthodoxie, l’autre s’emploie à contester la stratégie choisie, non tant parce qu’elle serait contraire à d’intangibles principes anarchistes – Berneri sait que, confronté à l’épreuve des faits, tout corpus théorique peut (doit) être révisé [14] –, mais simplement parce qu’il la trouve « idiote » sur le plan intellectuel et suicidaire sur le plan politique [15].

Reste le contexte, différent de l’un à l’autre, où s’élabore la critique. Pour déterminé qu’il soit, le combat de Prudhommeaux en faveur de la révolution espagnole ne déborde pas le cadre d’un mouvement anarchiste français majoritairement acquis à l’idée, défendue par l’Union anarchiste, qu’il faut taire, au nom des intérêts bien compris de l’antifascisme, tout différend avec les Espagnols. À l’opposé, la minoritaire Fédération anarchiste de langue française, à laquelle il appartient et qui soutient L’Espagne nouvelle, ne perd pas une occasion de dénoncer, à juste titre, cette attitude de béni-oui-oui. Dans une configuration aussi tranchée, et pour sincère que soit la critique, l’assimilation du « ministérialisme » à une trahison définitive des principes anarchistes s’inscrit à l’évidence dans une logique de surenchère interne visant autant la direction de la CNT-FAI que ses soutiens inconditionnels de l’Union anarchiste. Du côté de Berneri, en revanche, il n’existe aucun enjeu de ce type et nul besoin, par conséquent, de sur-jouer la critique. L’Italien n’ignore pas, par ailleurs, que, hormis quelques noyaux très conscientisés de militants, la base de la CNT-FAI – qui s’est considérablement élargie depuis juillet 1936, et pas toujours sur sa gauche [16] – adhère sans se poser trop de questions à la nouvelle « ligne générale ». Par antifascisme et dans l’attente des bienfaits qu’elle est supposée lui dispenser. Vue d’Espagne, cette dérangeante réalité n’est évidemment pas soluble dans l’idéologie.

Sur bien d’autres aspects du conflit espagnol, on retrouve le même écart critique entre Prudhommeaux et Berneri. Quand l’un exhorte les combattants à recourir « aux formes les plus extrêmes de l’anarchie » [17], l’autre les met en garde contre « un extrémisme socialiste qui ne s’inspirerait pas des nécessités de la lutte armée » [18]. Quand l’un regrette que les anarchistes n’aient pas choisi avec suffisamment de conviction les « méthodes non militaires et non étatiques de la guérilla et de la fraternisation révolutionnaire » [19], l’autre les incite à se garder, tout à la fois, du « formalisme militaire » et de « l’antimilitarisme superstitieux » [20]. Quand l’un condamne énergiquement « la résistance passive des couches mercantiles et bureaucratiques » [21]] au processus révolutionnaire, l’autre se déclare partisan d’une politique « de tolérance à l’égard de la petite bourgeoisie » qui, par excès de zèle collectiviste, pourrait verser dans le camp de la contre-révolution fasciste [22]. Quand l’un milite pour que la « solidarité révolutionnaire » prenne le pas sur « l’antifascisme diplomatique » [23], l’autre refuse de s’illusionner : « Le prolétariat français et le prolétariat anglais ne feront rien en faveur du prolétariat espagnol » [24]. La liste pourrait être rallongée, mais l’espace manque.

Au lendemain de l’assassinat de Berneri, Prudhommeaux publia dans L’Espagne nouvelle un article d’hommage déjà cité où l’anarchiste italien se voyait soudainement rangé dans le camp de « l’anarchisme intransigeant », c’est-à-dire dans le sien propre [25]. C’était bien sûr oublier ce qui avait fait la spécificité de sa démarche espagnole, revendiquée comme « centriste ». En vérité, Prudhommeaux et Berneri furent des intellectuels inorganiques se mouvant, chacun à leur manière, dans la sphère critique de l’anarchisme de leur temps. Malgré leurs différences, une commune détestation du mensonge propagandiste et une même volonté de lui résister les rassemblaient. Sur ce plan, leur connivence fut exemplaire pour dénoncer, preuves à l’appui et bien avant les autres, le funeste rôle que jouait le stalinisme en Espagne, y compris auprès des anarchistes de gouvernement. Ce fut leur honneur et, pour Berneri, la critique de trop.

José Fergo

[1] A. P., « À bas la Guerre ! Vive la Révolution ! », L’Espagne nouvelle, 1er mai 1937.

[2] A. P., « Adieux à un camarade », L’Espagne nouvelle, 22 mai 1937.

[3] « Levons l’ancre », Guerra di Classe, 9 octobre 1936, in Camillo Berneri, Guerre de classes en Espagne et textes libertaires, Spartacus, 1977, pp. 23-24.

[4] Sa dernière livraison – n° 67-69, juillet-septembre 1939 – paraîtra sous forme de revue et sous le titre de L’Espagne indomptée.

[5] Berneri ne cherche pas, par exemple, à tisser des liens organiques avec d’autres groupes oppositionnels de la CNT-FAI. De même, sa « défense du POUM » contre les « appels aux pogroms » proférés par la canaille stalinienne – « Noi e il POUM », L’Adunata dei Refrattari, 1er-8 mai 1937 – ne conduit à aucun rapprochement politique avec lui.

[6] Camillo Berneri, « Guerre et révolution », Guerra di Classe, 21 avril 1937.

[7] C’est le terme qu’emploie Berneri dans un entretien accordé, en février 1937, à Spain and the world.

[8] Camillo Berneri, « Attention, tournant dangereux ! », Guerra di Classe, 5 novembre 1936.

[9] Les « giellistes » se rattachent au mouvement Giustizia e Libertà, créé à Paris en 1929 par un groupe d’exilés antifascistes italiens, dont Carlo Rosselli fut la figure marquante. La synthèse entre socialisme et liberté que tentèrent les « giellistes » intéressa beaucoup Berneri.

[10] A. P., « De la Commune de Paris à la Révolution espagnole, L’Espagne nouvelle, 21 juillet 1937.

[11] Telle est, d’après Prudhommeaux, l’idée que les « communistes de conseil » se font de la révolution – cf. « Ceux qu’il nous faut connaître : les communistes de conseil », Le Libertaire, 29 mai 1947. Cette idée, Prudhommeaux n’était pas loin de la partager pendant la révolution espagnole, même s’il précise, a posteriori, dans l’article cité : « En réalité, comme l’a prouvé l’expérience espagnole après tant d’autres, les formes d’autodétermination révolutionnaire sont imprévisibles par nature. Leur coexistence ou leur convergence (de même que leur concurrence avec les formes périmées et réactionnaires d’organisation que les travailleurs ne sauraient abandonner totalement et d’un seul coup) doit être libre. »

[12] André Prudhommeaux, Terre Libre, n° 55, 17 juin 1938.

[13] A. P., « « De la Commune de Paris à la Révolution espagnole », L’Espagne nouvelle, 21 juillet 1937.

[14] Ce qui laisse penser que, d’avoir été convaincu de l’utilité de la collaboration au gouvernement sur le plan de la consolidation des conquêtes révolutionnaires et de la conduite de la guerre, Berneri se serait parfaitement accommodé de cette entorse aux principes anarchistes. Rappelons qu’il avait lui-même dérogé aux Saintes Écritures de l’Anarchie en appelant, en février 1936, les anarchistes espagnols à rompre avec l’abstentionnisme électoral.

[15] Dans une « Lettre ouverte à la camarade Federica Montseny », publiée dans le numéro de Guerra di Classe du 14 avril 1937, Berneri s’en prend aux « idiots » qui président aux destinées de la CNT-FAI. Mais, là encore, il se garde de toute référence à la sacralité des principes. Ce qui lui importe, cinq mois après l’entrée des anarchistes au gouvernement, ce n’est pas tant de savoir s’ils ont trahi, mais de les interpeller sur le pourquoi ils sont passés du statut de « vestales d’un feu sur le point de s’éteindre » à celui de faire-valoir à « bonnet phrygien » de « politiciens flirtant avec l’ennemi ou avec les forces de restauration de la “République de toutes les classes” ».

[16] De ces nouveaux adhérents, Prudhommeaux disait qu’ils étaient volontairement maintenus « dans un état d’analphabétisme idéologique dont profit[aient] les démagogues conscients et organisés » – A. P., « Un an après ! », L’Espagne nouvelle, 21 juillet 1937.

[17] A. P., « De la Commune de Paris à la Révolution espagnole », op. cit.

[18] Camillo Berneri, « Guerre et révolution », Guerra di Classe, 21 avril 1937.

[19] A. P., « De la Commune de Paris à la Révolution espagnole », op. cit.

[20] Camillo Berneri, « Guerre et révolution », op. cit.

[21] A. P., « Vers un nouveau 19 juillet ? », L’Espagne nouvelle, 19 avril 1937.

[22] Camillo Berneri, « Guerre et révolution », op. cit.

[23] A. P., L’Espagne nouvelle, 1er mai 1937.

[24] Camillo Berneri, « Entre la guerre et la révolution », Guerra di Classe, 16 décembre 1936.

[25] A. P., « Adieux à un camarade », L’Espagne nouvelle, op. cit.
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