Saint-Junien, bastion anarchiste

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Saint-Junien, bastion anarchiste

Messagede vroum le Jeu 23 Jan 2014 22:50

"Saint-Junien, bastion anarchiste"

par Claude NEPPER


Source: Le Monde libertaire #1409 du 29 septembre au 5 octobre 2005.

SI DÈS 1971, la Revue Neuchâteloise, avec son double numéro 55/56, intitulé «l’Anarchisme dans les Montagnes», et Marianne Enckell avec son livre la Fédération jurassienne, publié chez L’Âge d’Homme, ont mis en lumière l’importance de l’anarchisme dans le Jura suisse, au XIXe siècle, parmi les ouvriers horlogers l’étude reprise par Mario Vuilleumier avec Horlogers de l’anarchisme, en 1988, chez Payot), il aura fallu attendre les années 2000 pour voir publier des études similaires à propos des ouvriers gantiers de Saint-Junien, en Haute-Vienne, dont le caractère commençait à échapper à une parfaite confidentialité régionale.

Tout d’abord, en mars 2001, les éditions de la Veytizou publièrent Anarchistes, ils étaient... de Henri Demay [1]. Il s’agissait là d’une compilation de textes, de chansons et de poèmes, agrémentés de quelques photos, dessins et unes de journaux de l’époque. Un ouvrage assez superficiel, au rayonnement encore très local, mais qui avait au moins le mérite d’exister et de servir de base à d’autres chercheurs.

Et c’est ainsi qu’en février 2003, aux Presses Universitaires de Limoges (Purim), Christian Dupuy a fait éditer une étude très approfondie, entre histoire et sociologie, intitulée: Saint-Junien, un bastion anarchiste en Haute Vienne (1893-1923) [2]. Un remarquable ouvrage, par la précision qui est la sienne.

Venus des campagnes environnantes, les ouvriers qualifiés que sont les gantiers et mégissiers se considèrent comme une « aristocratie » ouvrière. Surtout les gantiers, chez qui on retrouvera le plus grand nombre d’anarchistes! Farouchement indépendants, ils refusent la grande industrie encasernant les travailleurs, les abrutissant, et se tourneront vers les syndicats naissants, comme la Fédération nationale des mégissiers de France, et au-delà vers la CGT (fondée en 1895 à Limoges, cité alors baptisée la « Rome du socialisme »).

Plusieurs facteurs expliquent l’ascendance anarchiste à Saint-Junien, deuxième ville du département de la Haute-Vienne: un collectif puissant dès 1902, « numériquement supérieur aux autres organisations politiques... », constitué de militants particulièrement prosélytes (surtout entre 1900 et 1910). C’est ainsi que naît en 1902 le groupe Germinal, dont les figures emblématiques s’appellent Jacques Rougier, Pierre Chaillat, Raoul Corcelle, Léon Dutheil ou encore Jean Bourgoin. Ce dernier indiquera dans ses mémoires, Les Antitout, parues aux Nouvelles Éditions Debresse, en 1964 [3] que le groupe était constitué alors d’un noyau de 60 militants. En 1905, maire et sous-préfet de Saint-Junien estiment le nombre des agitateurs anarchistes à 100, voire 150. En outre, un groupe de femmes anarchistes, constitué pour l’essentiel des compagnes des militants ouvriers, militantes elles-mêmes, double les effectifs libertaires. À Saint Junien, l’anarchisme est un anarchisme de masse, qui plus est familial. En comparaison, à Limoges avant 1905, le Club de la jeunesse libertaire ne compte guère qu’une vingtaine de militants (en règle générale, dans la France de la « Belle Époque », les groupes libertaires ont de 15 à 30 adhérents). A Limoges, ouvriers et ouvrières de la porcelaine, non moins virulents, penchent plutôt vers le Parti socialiste, qui désormais réunifié s’appelle la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière).

A partir d’un collectif libertaire puissant, la ville de Saint-Junien va connaître de 1902 à 1905 une succession de grèves insurrectionnelles qu’il serait ici trop long de détailler. Durant quatre ans, la ville vit dans un climat de révolution permanente. Le point d’orgue en sera la grève des mégissiers de 1905. Les éléments socialistes du Groupe d’études sociales partagent avec les anarcho-syndicalistes la responsabilité du déclenchement des grèves. Ainsi, même si l’antiparlementarisme anarchiste gêne l’électoralisme socialiste, il existe une réelle collaboration des différentes tendances politiques du mouvement ouvrier.

En Haute-Vienne, les thèses anarchistes sont défendues en 1904 par la Cravache rouge et, de 1905 à 1907, par l’Ordre, le journal des anarchistes individualistes. Puis, en 1907, le Combat social, tribune des syndicalistes libertaires de la région, prendra la relève. Ces deux derniers titres illustrent clairement la rupture entre deux générations d’anarchistes. En 1906, à Limoges, de jeunes libertaires fondent le groupe la jeunesse syndicaliste, destiné à attirer à lui une nouvelle génération militante, résolument anarcho-syndicaliste. Outre la presse, l’idéal anarchiste est défendu par nombre de conférenciers comme Sébastien Faure, Ernest Girault, André Lorulot, Jean Marestan, Louise Michel .... drainant à eux des centaines d’auditeurs, venus écouter la parole antiétatique, anticléricale, syndicaliste ou encore pacifiste.

Si l’anarcho-syndicalisme saint-juniaud a fait des émules à Limoges, c’est qu’au printemps 1905 les porcelainiers se sont engagés dans une grève insurrectionnelle (soutenue par le maire socialiste, qui est alors destitué par le préfet); une grève touchant l’usine de la famille Haviland, groupe industriel géant de la porcelaine puisque comptant 2500 salariés. Cette grève sera suivie d’un lock-out patronal, précipitant 10000 personnes au chômage. Elle verra alors la constitution de « restaurants communistes » (c’est ainsi qu’on les appelle) et de caisses de solidarité.

Le motif de la grève est l’attitude inqualifiable de deux contremaîtres. Le chef d’atelier Penaud est accusé par les ouvrières d’exercer le droit de cuissage. Le personnage joue les coqs d’atelier, auquel il est bon de céder aux avances sous peine de renvoi ou de tracasseries. Alors que son collègue Sautour, membre du mouvement politique démocrate-chrétien Le Sillon, a obtenu le renvoi d’un ouvrier qui s’est rendu coupable à ses yeux d’avoir fait enterrer civilement son enfant. Et l’on voit bien là que l’usine ne se permettait pas seulement de contrôler les travailleurs sur leur lieu de travail, mais également hors de la fabrique. Le travailleur appartient à l’usine. Il n’en est alors qu’un instrument. Sans libre arbitre. Le contremaître tient alors lieu de chef d’atelier, mais aussi de « flic de la pensée », de « Père Fouettard » en matière de bonnes moeurs, qui passent par l’observance stricte des rites religieux (mariage, baptême, enterrement à l’église).

Les journées insurrectionnelles d’avril 1905 se solderont, le 17 avril, par la mort du jeune ouvrier porcelainier Camille Vardelle (20 ans), abattu par la troupe aux abords de la prison de Limoges, alors que des manifestants tentaient de l’investir en vue de libérer des camarades emprisonnés. Le 19 avril 1905, les obsèques de Camille Vardelle seront l’occasion pour les anarchistes saint-juniauds d’une démonstration de force. Empêchés de descendre du train les menant à Limoges, ils s’attaqueront de retour à Saint-Junien aux symboles de l’autorité, n’hésitant pas à harceler des bigots, à abattre un crucifix installé sur la grand-place. (Pour les bourgeois; c’est un vent de folie rouge qui balaye la ville. La vieille peur du rouge déjà présente lors de la Commune de Paris, en 1871. Et que l’on retrouvera dans l’Espagne franquiste de 1936 et en mai 1968.) Les anarchistes saint-juniauds réitéreront leur manifestation de force à chaque date anniversaire de la mort de Vardelle, jusqu’en 1912. C’est ainsi qu’en 1909, la gendarmerie de Limoges fera les frais d’un attentat anarchiste.

A propos de 1905, on lira avec bonheur 1905, le Printemps rouge de Limoges, un ouvrage collectif édité par Culture et Patrimoine en Limousin, en 2005 [4]. Un livre très attrayant de par ses textes courts, agrémentés de nombreux dessins et photos, qui tient quasiment du manuel scolaire.

On lira également la pièce de théâtre de Joël Nivard, Limoges, avril 1905, éditée par Le Bruit des Autres, en 2005. Voilà une pièce qui pourrait être jouée par une compagnie théâtrale militante, à l’image de ce qui s’est fait lors du centenaire de la mort de Louise Michel, au cours de 2005.

Cependant, 1905-1914 est une période où sera observé le déclin du militantisme anarchiste à Saint-Junien. La raison en est l’échec de la grève des mégissiers, en 1905, qui va permettre la remise en cause de la suprématie du groupe Germinal. Le reflux libertaire s’accompagne d’un désengagement syndical de nombre de mégissiers et gantiers. En outre, l’unification des divers courants socialistes au sein de la SFIO entame l’unité ouvrière apparue initialement entre anarchistes et socialistes. Prosélytes à leur tour, les socialistes vont s’employer à détourner les travailleurs de l’anarchisme; alors même que certains ouvriers modérés, opposés aux pratiques révolutionnaires, vont rejoindre le syndicat jaune (catholique). En 1906, celui-ci comptait 155 adhérents.

L’anarchisme demeurera cependant un courant politique significatif jusqu’en 1923. Malgré les ravages de la Grande Guerre, durant laquelle en 1916, pourtant, ses militants parviendront à enclencher une grève des gantiers.

C’est l’apparition du Parti communiste, auréolé de la gloire de la Révolution russe de 1917, qui aura véritablement raison de l’anarchisme populaire à Saint-Junien. Comme dans de nombreux bastions ouvriers de l’époque (à ce propos, on peut observer un processus similaire dans une ville comme La Seyne-surMer, dans le Var) .

Outre les ouvrages cités plus avant, on pourra lire également le n° 9 des Cahiers d’Impact (juin 2003), intitulé: « le Mouvement ouvrier à Saint-Junien. Syndicats et grèves entre 1894 et 1905 » , ou encore Mémoire de Peaux; Gantiers et mégissiers de Saint-Junien, qui n’est autre que le catalogue (gratuit) de l’exposition fort intéressante qui s’est tenue du 30 juillet au 18 septembre 2005 à la Halle aux Grains de Saint Junien. Une exposition qui ne faisait pas mystère du passé anarchiste de la ville. A l’initiative d’une demi-douzaine d’associations d’histoire locale et de la municipalité (communiste, depuis les années 1920).

Un regret cependant: que la ville de Saint-Junien ne soit plus le bastion anarchiste qu’elle fut. En effet, rares sont aujourd’hui les signes tangibles d’une présence militante anarchiste, même si Christian Dupuy rappelle à la fin de son livre que la Fédération anarchiste a tenu son congrès annuel, en 1970, dans la ville proche de Limoges.
Il est vrai que mégissiers et gantiers ont presque disparu. Seules subsistent quelques entreprises de taille modeste, maintenues en activité tant bien que mal. Pareillement à Limoges, concernant la porcelaine, qui, bien que toujours renommée, n’emploie plus 10 000 personnes depuis fort longtemps.

Les nouveaux esclaves des bagnes industriels, nous les trouvons désormais en République populaire de Chine où, ironie de l’Histoire, les patrons occidentaux et chinois s’accordent fort bien avec les cadres du Parti communiste chinois, sur le dos des travailleurs.

Claude Nepper

[1] Henri DEMAY
Anarchistes, ils étaient… au cœur des luttes ouvrières, en Limousin, éd. de la Veytizou, coll. Histoire mémoire, Nave (Corrèze), 2001, 221 p. CIRA-M

[2] Christian Dupuy : Saint-Junien, un bastion anarchiste en Haute-Vienne (1893-1923), édition Pulim (février 2003)

[3] Jean Bourgoin, Les antitout de l’éveil du syndicalisme. Mémoires d’un anarchiste limousin à la Belle Epoque (présentation par Vincent Brousse et Dominique Danthieux) éditions "Les Monédières" (2005),

"Il s’agit en fait de la réédition des mémoires publiées en 1963. La personne (Jean Bourgoin) qui était un membre du groupe anarchiste "Germinal " de Saint-Junien entre 1901 et 1906 à terminé sa vie comme un bon catho réac en 1968. Il dresse un portrait au vitriol de sa jeunesse, et des anarchistes mais donne une foule de renseignements sur eux et sur le milieu ouvrier des gantiers."

Information aimablement communiquée par Eric Coulaud

[4] Vincent Brousse, Dominique Danthieux, et Philippe Grandcoing en collaboration avec le site web "La mémoire ouvrière en Limousin" :
1905, le printemps rouge de Limoges, Édition Culture et Patrimoine en Limousin, 2005. Plus général sur l’agitation ouvrière et les grèves
violentes à Limoges .
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Re: Saint-Junien, bastion anarchiste

Messagede vroum le Jeu 23 Jan 2014 23:39

Saint-Junien, un bastion anarchiste en Haute-Vienne (1893-1923)
par Christian Dupuy


http://www.pelloutier.net/dossiers/dossiers.php?id_dossier=142

Christian Dupuy nous livre ici un résumé de son passionnant ouvrage publié en 2003 et dont nous avons parlé dans la rubrique « Parutions ». Il a été impossible à l’auteur d’annoter précisément son article, mais toutes les références sont bien évidemment vérifiables dans son livre.

Au tournant du XIXème et du XXème siècle, la petite cité industrielle de Saint-Junien, située dans le département de la Haute-Vienne à une trentaine de kilomètres du chef-lieu Limoges, voit émerger un mouvement ouvrier qui en très peu de temps occupe le devant de la scène sociale locale. Si les socialistes de la cité porcelainière tentent d’orchestrer les premiers pas de la résistance ouvrière saint-juniaude, très vite un courant anarchiste autochtone impose à celle-ci ses objectifs et ses méthodes. De 1901 à 1905, la ville vit au rythme des grèves très dures qui se succèdent dans les principales branches de l’industrie. Cette mainmise anarchiste n’est pas sans conséquence sur l’évolution postérieure de la vie politique à Saint-Junien. En 1920 une municipalité communiste s’installe pour de longues décennies.

Loin de constituer un épiphénomène, l’apparition et l’affirmation de cette mouvance libertaire s’inscrit dans un processus national entamé depuis le début des années 1890 qui voit une grande majorité des partisans de la théorie anarchiste choisir de lutter dans le cadre des syndicats, désormais perçus par beaucoup comme l’instrument par excellence de la future révolution sociale. A l’aube du XXème siècle, impulsée par la Fédération des Bourses du Travail et son principal dirigeant Fernand Pelloutier pour qui le syndicat doit être « une école pratique d’anarchisme », cette conception domine le mouvement syndical ouvrier français — et contribue à l’unifier —, supplantant celle des partis socialistes qui subordonnent traditionnellement le syndicalisme au politique. La Confédération Générale du Travail (CGT) fondée en 1895 et désireuse de rassembler sur une base révolutionnaire toutes les organisations ouvrières du pays inscrit ainsi la nouvelle orientation dans la réalité. A partir de 1902, la CGT incite la jeunesse ouvrière française à s’organiser au sein de structures éducatives spécifiques. Il s’agit, précise La Voix du Peuple, organe officiel de la Confédération, de « semer la graine révolutionnaire qui, germant sur un terrain bien préparé, fournirait d’ici quelques années une génération qui serait prête à s’approprier tout ce qui lui appartient, c’est-à-dire tout ». C’est justement cette même année que se constitue à Saint-Junien un groupe de jeunes libertaires, dénommé Germinal, qui s’impose immédiatement comme le moteur du mouvement ouvrier local. S’il faut attendre l’année 1904 pour qu’une Jeunesse Syndicaliste réclame officiellement son affiliation auprès du syndicat « adulte » des Cuirs et Peaux de Saint-Junien, il ne fait pas de doute que dès son apparition, et malgré la présence en son sein d’un courant individualiste (nous y reviendrons), le groupe Germinal se veut un organisme de lutte spécifiquement anarcho-syndicaliste.

Les autorités publiques de la cité dénombrent une centaine de militants libertaires. Le co-fondateur du groupe, Jean Bourgoin, évoque lui une soixantaine de « fidèles ». Quarante-neuf d’entre eux ont pu être identifié. Cette liste fait ressortir une triple homogénéité à caractère sociologique. Les militants sont jeunes : en 1904, 86% ont entre seize et vingt-six ans. Ils vivent et travaillent tous au sein de la ville. Enfin, une écrasante majorité exerce le métier d’ouvrier gantier. Cette dernière spécificité commande d’évoquer la brutale mutation que connaît le bassin industriel saint-juniaud au cours de la dernière décennie du XIXème siècle. L’orientation idéologique du mouvement ouvrier y trouve, nous semble-t-il, en partie son origine.

Mutation et dualisme du paysage industriel

Grâce à la fabrication du papier et surtout au travail des cuirs et peaux, Saint-Junien figure au second rang des centres industriels du haut-limousin dès le milieu du XIXème siècle. Malgré la récession économique européenne qui suit, industries papetière, mégissière et gantière connaissent une croissance continue mais toutefois modérée au regard de l’impulsion spectaculaire des années 1890 permise par la reprise économique générale. La seconde révolution industrielle bouleverse le monde artisanal de la papeterie et surtout de la mégisserie qui se mue en secteur à forte concentration de capitaux et de personnel. Deux patrons mégissiers avalent la plupart de leurs concurrents. L’usine fait son apparition à Saint-Junien et entraîne la prolétarisation de l’ouvrier mégissier. A l’inverse, malgré l’introduction de la machine à coudre et la prégnance d’un marché mondial du gant orienté vers une standardisation croissante, le mode de production de la ganterie demeure artisanal. Régie par une gestuelle pluriséculaire, l’étape essentielle du processus de fabrication, la coupe, réclame une main-d’œuvre très qualifiée. Acteurs économiques phares de cette industrie qui emploie mille quatre cents personnes en 1903, trois cent vingt-six gantiers conservent la tradition de l’ouvrier de métier à Saint-Junien. Sans doute traumatisée par le brutal changement des conditions de travail des mégissiers, cette élite ouvrière se porte naturellement à la tête du mouvement ouvrier local dès les premiers pas de celui-ci.

Naissance du syndicalisme

Corollaire de l’érection des usines en bordure de Vienne, le ressentiment ouvrier se cristallise et trouve son expression dans le syndicalisme. La fondation du syndicat des gantiers, le 10 décembre 1893, ouvre l’ère d’une résistance ouvrière. S’il se fond quelques mois plus tard au sein du syndicat des cuirs et peaux qu’il a contribué à créer, ses membres y demeurent les principaux animateurs. Ce sont quasi-exclusivement des gantiers qui négocient avec les patrons mégissiers à l’occasion d’une grève dans ce secteur en 1894. Les progrès en matière d’effectifs restent très minces : cent adhérents en 1894 ; quarante pour les cuirs et peaux en 1900 et cent la même année pour la chambre syndicale des gantiers qui a repris son autonomie. Il existe par ailleurs depuis 1894 un syndicat des ouvriers en bâtiment qui compte 45 membres en 1900. Le syndicat des ouvriers papetiers ne verra le jour que l’année suivante. La croissance sensible des ouvriers saint-juniauds syndiqués date de 1902, nous y reviendrons.

Ce démarrage quantitatif poussif n’empêche toutefois pas le mouvement ouvrier local naissant de faire montre de dynamisme au point d’accueillir en 1895 le IIIème Congrès national des mégissiers et de se déclarer à l’issue de celui-ci pour l’indépendance syndicale et le principe de la grève générale chère à F. Pelloutier. Cette déclaration témoigne de la rapide pénétration du ferment révolutionnaire au sein du principal syndicat ouvrier de la cité. Si aucun document ne fait état de façon claire d’un activisme spécifiquement anarchiste au cours des ces ultimes années du XIXème siècle, un certain nombre d’indices accrédite la thèse de la présence de sympathisants, pour parler prudemment. En 1894, le journal conservateur, L’Abeille de Saint-Junien, dénonce comme anarchistes les fondateurs du syndicat des cuirs et peaux. Il semble toutefois qu’il ne cherche ainsi qu’à discréditer ceux-ci au moment où la vague des attentats anarchistes atteint son paroxysme à Paris. L’existence à Saint-Junien d’un Comité Socialiste Révolutionnaire est autrement révélateur. Perçus par F. Pelloutier comme les « pépinières de l’anarchisme », les groupes allemanistes comptent généralement en leur sein nombre de sympathisants libertaires. En mars 1894, le commissaire de police signale l’adhésion à ce club d’un limonadier anarchisant nouvellement débarqué de Paris. Lors des élections législatives de mai 1898 des feuilles résumant le discours abstentionniste prononcé par Sébastien Faure à Limoges l’année précédente circulent à Saint-Junien. Enfin, en 1899, après une série de meetings dans la cité porcelainière, la conférencière anarchiste parisienne Séraphine Pajaud se rend à Saint-Junien. Ce qui laisse raisonnablement envisager la présence au sein de la petite cité de sympathisants.

Le voile se lève définitivement en 1901, date à partir de laquelle nous disposons du Registre des procès verbaux des séances et délibérations de la Chambre syndicale des ouvriers gantiers de Saint-Junien. Ce document offre dès lors une grande lisibilité sur la mainmise progressive des libertaires sur le groupement des gantiers et, partant, sur l’ensemble du mouvement syndical saint-juniaud.En mai 1901, Jacques Rougier, futur membre de Germinal, fait voter le déclenchement de la grève chez un patron gantier. Quelques mois plus tard, à son initiative, on nomme une commission chargée de propagande syndicale à domicile chez les non-syndiqués. En décembre de la même année, Rougier, jusque-là simple adhérent, est élu en compagnie de Pierre Chaillat (autre futur membre de Germinal) au bureau du syndicat. L’accroissement du rôle des militants libertaires est concomitant d’une conscience ouvrière grandissante qui s’exprime dans un mouvement revendicatif d’abord timide puis de forte ampleur qui affecte les principales industries de la ville entre 1901 et 1905. Le secteur de la mégisserie est le premier touché. De brefs conflits parsèment l’année 1901 jusqu’à ce qu’éclate, fin décembre, une grève qui paralyse trois mois durant l’activité de la plus importante fabrique mégissière de la ville (environ 300 grévistes). Le conflit se déroule dans un calme relatif sous la conduite modératrice des deux médiateurs officiels, le délégué de la Fédération des Cuirs et Peaux et le préfet de la Haute-Vienne. Excédés par l’enlisement des négociations et l’essoufflement du mouvement, des jeunes, gantiers pour la plupart, décident d’agir contre l’avis du comité de grève. Le 13 février, les portes de l’usine sont enfoncées et les « renégats » délogés avec rudesse de leur poste de travail. C’est précisément à cette période qu’il est fait état pour la première fois d’un militantisme anarchiste à Saint-Junien. Le journal Le Réveil du Centre relate la soirée animée par la conférencière libertaire Marie Murjas et les chansons « empreintes d’une forte note d’anarchisme » entonnées par les organisateurs et quelques amateurs grimpés sur l’estrade au moment de clôturer la soirée. La sortie de conflit négociée quelques jours plus tard par les médiateurs se solde par une quasi défaite pour les grévistes, les patrons refusant de réintégrer un certain nombre de meneurs ouvriers. Cet échec conduit le prolétariat local à prêter une oreille attentive aux discours des militants libertaires et à leurs conceptions en matière de lutte syndicale. Ceux-ci, parallèlement, se dote au printemps 1902 d’une structure collective qui fait montre immédiatement d’un dynamisme remarquable et qui va se révéler tout aussi rapidement d’une grande efficacité.


Un activisme débridé
Propagande écrite et orale


Les capacités de ses principaux animateurs et surtout l’activisme débridé de ses membres expliquent en grande partie l’influence grandissante de Germinal. Désireux de dessiller les yeux du prolétariat local sur sa condition, le groupe « dépensa, dixit son leader J. Bourgoin, une activité propagandiste peut-être désordonnée, mais énorme », diffusant avec ardeur les thèmes de l’antimilitarisme, de l’antiparlementarisme, de l’anticléricalisme et sensibilisant la population ouvrière à l’action syndicale et à sa finalité, la grève générale révolutionnaire.

S’ils ne se dotent pas d’une publication propre, les jeunes anarchistes propagent dans la cité gantière toutes les publications révolutionnaires et surtout antiparlementaires de l’époque : Les Temps nouveaux (Jean Grave), Le Libertaire (Sébastien Faure), l’Anarchie (Libertad), La Voix du Peuple (l’organe de la CGT animé par Émile Pouget), la Guerre sociale (Gustave Hervé), etc., ainsi qu’une multitude de brochures. De même, entre 1902 et 1908, tracts et affiches anarchistes inondent la ville et en recouvrent les murs. La gendarmerie locale n’en finit pas de lacérer, décoller ou ramasser ces imprimés comme le placard antimilitariste, Aux Jeunes soldats, diffusé en novembre 1904 et qui valut un procès-verbal à J. Bourgoin. La propagande orale est tout aussi dynamique.

Dès 1903, les milieux libertaires de la capitale ont connaissance du dynamisme du courant anarchiste saint-juniaud. Assurés d’y trouver un auditoire, les conférenciers font de la petite ville limousine une étape obligée de leur tournée de propagandeà travers la France. Dans leur sillage accourent des débatteurs socialistes, et non des moindres : Jules Guesde, Marcel Cachin ou encore Jean Jaurès (en 1906). Saint-Junien devient terre de mission et reflète alors le processus d’éveil politique qui touche à cette époque la classe ouvrière française sous l’impulsion des socialismes. Entre 1902 et 1910, Germinal organise la majorité de ces réunions publiques et contradictoires. Sébastien Faure, Marie Murjas, Goldsky, Félicie Numieska, Ernest Girault, Louise Michel[1] se relaient pour propager l’athéisme et l’antiparlementarisme parmi la population saint-juniaude. En octobre 1904, c’est Georges Yvetot, de la CGT, qui vient promouvoir l’éducation antimilitariste dans les organisations ouvrières. Il invite toutefois les conscrits à se rendre dans les casernes pour y apprendre le maniement des armes. C’est au contraire à la désertion qu’appelle le redoutable Libertad, directeur du journal l’Anarchie, lors de la réunion publique qu’il anime le 26 août 1906.

A la voix puissante de ces professionnels de la parole, les jeunes anarchistes locaux ajoutent la leur, n’hésitant pas à intervenir dans les réunions de leurs adversaires. Les socialistes en particulier subissent la contradiction systématique des « antivotards ». En octobre 1907, Marcel Cachin est ainsi violemment pris à parti par J. Bourgoin et J. Rougier. De même les partisans du catholicisme social éprouvent-ils les plus grandes difficultés à diffuser leur message parmi la population ouvrière. Les membres de Germinal perturbent à ce point la conférence de Marc Sangnier, fondateur du Sillon, le 17 juillet 1904 que le commissaire de police présent doit abréger la réunion.

Toutefois l’outil de prédilection des jeunes libertaires est sans conteste la chanson révolutionnaire. « Germinal, pendant sa courte vie, en fit une consommation et une semence sans pareilles » se souvient J. Bourgoin. L’Hymne à l’anarchie, La Carmagnole (remaniée à la sauce libertaire), l’Internationale, Ni Dieu ni Maître, Heureux temps, Plaquons les casernes, etc. accompagnent toutes les manifestations de rue qui naissent au moment des grèves et contribuent à fouetter la détermination du prolétariat local au même titre que la propagande par l’exemple, c’est-à-dire l’action directe, à laquelle les anarchistes accordent une haute valeur démonstrative et pédagogique.
Propagande par le fait

« S’il y a une grève, on incendiera avant l’arrivée de la troupe ; (…) on ne meurt qu’une fois et s’il le faut nous resterons sur le pavé ! ». « On prendra l’usine d’assaut quand tous on devrait y trouver la mort ! ». « Il est nécessaire d’aller chercher la victoire dans la rue, (…) et s’il le faut nous irons jusqu’au crime ! » : de 1902 à 1905, période de conflits sociaux aigus à Saint-Junien, il n’est de réunions syndicales qui ne se terminent sans que retentissent les mots d’ordre et les déclarations jusqu’au-boutistes des éléments libertaires. Sils n’ont plus recours aux bombes, les militants du début du siècle ont néanmoins hérité de la violence de leurs aînés. Ce penchant, ils le cultivent au sein du mouvement syndical en constituant des « minorités agissantes ». Aux négociations souvent longues et parfois stériles, ils préfèrent l’action physique énergique destinée à saper les velléités de résistance patronale. Il est nécessaire de préciser ici que ce type de luttes compte également des partisans parmi d’autres courants du mouvement ouvrier. Blanquistes, allemanistes, et même guesdistes à partir des années 1901-1902, le prônent. Ces derniers ont constitué un groupe d’études sociales (cellule de base du Parti Socialiste de France) à Saint-Junien en 1902 et leur participation aux scènes de violences au moment des conflits sociaux n’est pas à exclure. Toutefois, et les rapports de police sont unanimes à ce sujet, la Jeunesse syndicaliste, c’est-à-dire les membres de Germinal, constitue à la fois le catalyseur permanent et le fer de lance de cet activisme.

La réussite d’une grève dépend en grande partie de la cohésion de la population ouvrière concernée. Les libertaires se font une spécialité d’obtenir l’adhésion des plus réticents. Lors du conflit dans la ganterie au cours de l’hiver 1902-1903, ils créent des « équipes de chasseurs nocturnes » qui se rendent au domicile des ouvriers continuant à travailler afin de leur retirer leur ouvrage. Parfois la visite dégénère : le 7 janvier, un gantier hostile au syndicat voit ses outils brisés, sa femme et lui sont rossés. Ce qui vaudra à deux membres de Germinal de comparaître au tribunal. Cette chasse aux « jaunes » débouche par deux fois dans ces années sur des actions spectaculaires. Le 13 février 1902, nous l’avons évoqué, quelque trois cents manifestants enfoncent les grilles de la plus importante usine mégissière de la cité et débusquent les « renégats » terrorisés. Au lendemain des évènements, la gendarmerie interrogent longuement deux jeunes gantiers (dont J. Bourgoin), co-fondateurs de l’organisme libertaire quelques mois plus tard. Le 26 août 1904, cinq usines de sacs en papier sont saccagées. Secondés par les sachetières grévistes, les membres de Germinal pénètrent nuitamment dans les fabriques pourtant gardées militairement et s’emploient à brûler les marchandises.

Les libertaires donnent également libre cours à leur antimilitarisme. La gendarmerie locale en fait les frais régulièrement. Une chanson infamante entonnée au passage du peloton, prélude à un bref pugilat, constitue le scénario classique. Le jour de la conscription ainsi que celui du conseil de révision sont des moments privilégiés. Sitôt achevé le tirage au sort, comme le veut la coutume, les conscrits défilent drapeau tricolore en tête. Or, depuis 1902, deux colonnes distinctes se livrent à ce rituel. Encadrée par les membres de Germinal une partie des conscrits arbore l’étendard rouge et, groupée derrière la fanfare, passe devant les autorités militaires au son de l’Internationale. Les violences ne sont pas rares à cette occasion. Ainsi en 1905, les « rouges » porteurs « de deux pancartes sur lesquelles on pouvait lire des inscriptions plus ou moins anarchistes » se ruent en criant « A bas le drapeau » sur un groupe de conscrits portant le drapeau tricolore. « Un coup de revolver fut tiré ». Les périodes de grèves donnent lieu à des affrontements beaucoup plus violents. Au sortir des réunions syndicales, les jeunes anarchistes, « armés de gourdins et de bâtons ferrés », prennent la tête de cortèges pouvant compter jusqu’à 2000 personnes. Les pelotons de gendarmes à pied et à cheval qui viennent interdire l’accès des demeures patronales ou de la mairie sont reçus généralement avec une pluie de pierres. Les dragons chargent alors les grévistes et répondent aux coups de bâton avec le plat de leur sabre. Lors de l’hiver 1902-1903, le Champ de Foire devient ainsi quasi journellement un véritable champ de bataille. A l’instar de l’armée, les institutions religieuses, et l’Église catholique en particulier, n’échappent pas à la violence des libertaires.

L’anticléricalisme des militants anarchistes s’exprime en particulier par une fureur iconoclaste. On leur impute ainsi le bris de quelques croix bordant les chemins des campagnes environnantes. Mais l’action la plus spectaculaire fut la destruction de la croix de mission monumentale qui orne le Champ de Foire depuis 1852. L’assaut est donné le 19 avril 1905 en soirée. « Hurlant des chants anarchistes », les assaillants arrachent les grilles et décapitent le Christ. Parallèlement, les libertaires se livrent parfois à des « voies de fait » sur les pratiquants. La presse catholique s’indigne régulièrement de pareils procédés. Ainsi La Croix de Limoges évoque les incidents qui émaillent le déroulement de la procession de la Fête-Dieu à Saint-Junien le 14 juin 1903. Un cortège anticlérical s’ébranle sur le trottoir opposé. Aux cantiques répondent l’Internationale et l’Hymne à l’anarchie. Au premier reposoir du dais un pugilat éclate et fait rage pendant cinq bonnes minutes.

Par l’écrit, la parole et une présence physique de tous les instants, les membres de Germinal saturent l’espace urbain. Cette omniprésence n’est pas sans effets. Un véritable étau anarchiste enserre la cité gantière jusqu’en 1905.

L’étau anarchiste

A peine fondé, le groupe Germinal exerce sur le mouvement ouvrier saint-juniaud une emprise progressivement incontestée. A son contact, ce dernier se dilate et s’électrise ouvrant une période de véritable guerre sociale.
L’emprise de Germinal

En décembre 1902, la tendance anarchisante du syndicat des ouvriers gantiers est une réalité. Le bureau de l’association appelle à la grève générale. Dans les mois qui suivent les jeunes anarchistes membres du bureau font voter nombre d’ordres du jour. L’autorisation donnée en août 1904 à la Jeunesse Syndicaliste (JS) parachève le processus de contrôle. Officiellement placée « sous la tutelle des syndicats de Saint-Junien », celle-ci oriente aussitôt leur pratique en déposant auprès de la chambre des ouvriers gantiers six propositions, toutes adoptées :
• adhésion du syndicat des gantiers à la CGT ;

• propagation des idées syndicales par le journal Le Gantier (organe de la Fédération nationale des ouvriers gantiers) ;
• propagande antimilitariste ;

• création dans les centres de ganterie de Jeunesses Syndicalistes en rapports entre elles ;

• interdiction de posséder en même temps un mandat syndical et un mandat politique ;

• propagande par les réunions, journaux, brochures, de l’idée de grève générale et de l’action directe.

Ces deux dernières résolutions ont fait l’objet d’âpres discussions avec les militants socialistes parmi lesquels deux sont conseillers municipaux depuis 1901. A l’été 1905, c’est J. Bourgoin (Germinal) qui est désigné pour représenter le syndicat local au congrès annuel de la Fédération internationale des Gantiers.

Désormais minoritaires au sein du groupement professionnel, les socialistes voient par ailleurs leur propre association politique leur échapper. Dans les pages du Socialiste du Centre du 27 novembre 1904, on dénonce la campagne de boycottage orchestrée par les membres de Germinal à l’encontre de la propagande socialiste et on dit également son regret d’avoir vu au cours de l’année « le Groupe d’études sociales enlevé par l’association des libertaires ».

Maître du syndicat-phare, les anarchistes étendent leur influence à l’ensemble des corporations ouvrières de la ville. Le secrétaire du groupement des mégissiers relaie ainsi en 1905 les mots d’ordre de la JS, préconisant l’action directe et, souligne le sous-préfet, « excitant les grévistes aux pires méfaits ».

Enfin, complétant leur maillage, dès 1903, les libertaires créent une Jeunesse Antimilitariste qui agit au moment du tirage au sort des conscrits. J. Bourgoin en assure la présidence l’année suivante.

Corollaire de l’omnipotence anarchiste, les effectifs syndicaux croissent très sensiblement à partir de 1902. L’épanouissement du mouvement syndical constitue un objectif prioritaire de Germinal. De concert avec les socialistes locaux, la JS n’a de cesse d’inviter le prolétariat à rejoindre les organisations ouvrières. Le 30 septembre 1904, ses membres exhortent tous les syndiqués de la cité « à exercer une pression constante sur leurs camarades non syndiqués et les forcer à se faire inscrire ». Outre la propagande écrite et orale, le caractère violent de la démarche libertaire a pu contribuer à dynamiser le mouvement. Lors de la grève des gantiers, J. Rougier conseille aux grévistes, au cas où des « renégats » voudraient reprendre le travail, « de les corriger par tous les moyens ». Pour les pouvoirs publics, il ne fait aucun doute que cette violence constitue le principal facteur explicatif du taux élevé de syndiqués. Et le sous-préfet d’expliquer la continuation, deux mois après son déclenchement, de la grève des mégissiers en juillet 1905 « par la crainte qu’inspirent encore les meneurs chez le plus grand nombre ». Toutefois, on peut parler d’un véritable élan. Alors que la population ouvrière reste stable entre 1901 et 1905, le nombre de syndiqués dans les cuirs et peaux est multiplié par 15 en cinq ans, avec 618 membres en 1905, soit un taux de syndicalisation de 82,4%. Progression quasi-similaire dans la ganterie et la papeterie où l’on dénombre respectivement 514 et 690 adhérents à la même date. Le phénomène le plus remarquable ici étant la syndicalisation massive des ouvrières : les gantières (couturières) représentent les trois-quarts des effectifs syndicaux.

Parallèlement, le militantisme antiparlementaire de Germinal n’est pas resté stérile. On relève un taux d’abstention croissant entre les législatives de 1902 et celles de 1906.

Ainsi, au milieu de la décade 1900-1910, les militants anarchistes de Saint-Junien tiennent en mains les organisations ouvrières de la ville, contribuent à leur développement et inspirent probablement l’attitude d’une partie du corps électoral. Le 1er Mai 1905 traduit de façon symbolique cette emprise. Près de 5000 personnes sont descendues dans la rue — environ 2000 manifestants à proprement parler — soit la quasi-totalité de la population ouvrière de la ville. Groupée derrière son drapeau noir, la Jeunesse Syndicaliste marche en tête du cortège. Cette mobilisation remarquable est le produit de deux processus qui cumulent leurs effets. D’une part, l’intense propagande confédérale en faveur de cette journée qu’orchestre à l’échelon national depuis quelques mois Émile Poujet et qui trouve chez les militants syndicaux saint-juniauds d’efficaces relais ; d’autre part, et surtout, la multiplication depuis quatre ans des conflits dans les industries locales, conflits qui, progressivement, ont aiguisé l’esprit combatif de l’ensemble de la population ouvrière. Depuis les années 1901-1902, les syndicalistes révolutionnaires ont en effet déclenché une véritable guerre sociale.

1902-1905 : la gymnastique révolutionnaire du mouvement ouvrier saint-juniaud

Entre 1901 et 1905, les conflits du travail deviennent endémiques. 98 jours de grève pour les mégissiers du Goth (décembre 1901-mars 1902), deux mois pour les gantiers (16 décembre 1902-16 février 1903), un mois pour les sachetières (10 août-9 septembre 1904), près de deux mois pour les papetiers (novembre-décembre 1904), enfin trois mois pour toute la corporation mégissière lors de l’été 1905. De prime abord, ces conflits offrent l’image d’une cascade de revendications professionnelles partielles : augmentation des salaires, répartition plus équitable du travail, en particulier lors de morte-saison, etc. L’affirmation du syndicat comme porte-parole officiel des ouvriers grévistes auprès du patronat constitue en outre un des enjeux essentiels des débrayages successifs et explique en partie la longueur de ces derniers. Afin de briser l’essor syndicaliste, les patrons gantiers et mégissiers n’hésitent pas à décréter par deux fois un lock-out.

S’ils partagent avec les socialistes la responsabilité du déclenchement des grèves, les libertaires de la JS s’emploient et réussissent à les radicaliser en imposant la pratique de l’action directe et le refus d’un médiateur « professionnel ». Ces principes sont acquis, nous l’avons vu, à l’issue de la grève des mégissiers en 1902. Tirant les enseignements de ce premier conflit sérieux, J. Bourgoin dénonce au mois de septembre suivant le manque d’initiative du syndicat des cuirs et peaux et exhorte les travailleurs saint-juniauds à « éloigner de leurs mouvements revendicatifs les politiciens dont le rôle unique consiste à mentir, mentir encore, mentir toujours ». La nouvelle orientation est lisible dès le vote de la grève générale dans la ganterie en décembre 1902. Le délégué parisien des cuirs et peaux reçoit un accueil glacial et doit reprendre le train pour la capitale à peine débarqué. J. Rougier donne aussitôt le ton : « Aucun ouvrier ne devra détenir du travail et travailler (…), si des renégats tentent de réintégrer l’atelier, il faudra leur extirper les yeux ». Outre une augmentation, les grévistes obtiennent des patrons gantiers qu’ils réintègrent tous les ouvriers. La stratégie des anarcho-syndicalistes s’est avérée efficace, elle va désormais prévaloir. Les sachetières en grève au mois d’août 1904 l’appliquent résolument. Un mois de violences s’ensuit qui culmine avec la prise d’assaut des usines et la destruction des marchandises dans la nuit du 26-27 août. Les patrons cèdent. Les papetiers durant l’hiver suivant, puis les mégissiers lors de l’été 1905 ne dérogent pas à cette stratégie.

Signe de l’éveil politique et de la combativité de la population ouvrière de Saint-Junien, cette vague de grèves qui submerge la cité gantière répond aux incitations de la CGT qui assigne alors au mouvement syndical comme but ultime la destruction par la grève générale expropriatrice du système capitaliste. En attendant l’événement final, les dirigeants de la Confédération encouragent les mouvements revendicatifs quotidiens qui, « loin de détourner des perspectives révolutionnaires, constituent une propédeutique nécessaire ». C’est dans cette optique qu’agit la J.S de Saint-Junien. Et J. Bourgoin de préciser : « Je pense que c’est perdre son temps de s’ingénier à obtenir des améliorations apparentes si l’on fait un but de ces réformes ; par contre je les considère comme un stimulant indispensable pour qui lutte en vue d’une transformation complète, une sorte de gymnastique révolutionnaire ». Le jeune anarchiste attribue le même caractère pédagogique à l’action directe qui, « pratiquée régulièrement augmente la valeur révolutionnaire du prolétariat ». Dès sa création, le groupe Germinal s’est consacré à cette besogne pré-révolutionnaire, faisant voter à quatre reprises la grève générale et s’efforçant entre les conflits, et particulièrement dans la ganterie, de maintenir un état de tension maximal. Son action a été déterminante. Lorsque éclate en juin 1905 la grève générale dans la mégisserie, la ville baigne dans une atmosphère étouffante.

La peur du « grand soir »

Depuis les premiers jours de 1905, le maire de Saint-Junien réclame régulièrement au sous-préfet des renforts de gendarmerie[2]. Le 25 avril, il réitère son appel brossant à cette occasion un tableau dramatique de la situation. Les exactions continues de « 100 à 150 libertaires anarchistes » y sont mises en exergue, traumatisant la population qui commence à s’armer pour se défendre. Le premier édile agite le spectre de « la guerre civile dans les rues ». Même supplique le 10 mai, alors que le bassin industriel ne connaît plus de conflits majeurs depuis décembre dernier : «(…) l’état d’effervescence continue et il est impossible de respirer. Je vous supplie de nous envoyer des renforts (…). L’insécurité la plus absolue règne ». Le 11 mai, c’est au tour des industriels, commerçants et négociants patentés de Saint-Junien réunis en assemblée d’en appeler directement et officiellement au Président du Conseil et au ministre de l’Intérieur. Ils les conjurent de mettre un terme aux agissements des « 70 à 80 propagandistes par le fait » par la faute desquels, « depuis quelques années, Saint-Junien, ville de 12000 habitants, est dans l’anarchie la plus complète ».
Les journées insurrectionnelles d’avril à Limoges, nous y reviendrons, la démonstration du 1er Mai et les rumeurs d’un prochain débrayage général dans la mégisserie concourent certainement à accroître l’angoisse des pouvoirs publics et du patronat saint-juniaud.

A son apogée au début de l’été, la dynamique anarchiste va pourtant être brisée trois mois plus tard avec la défaite des mégissiers. Dès juin, un important dispositif militaire quadrille la cité. Les autorités publiques sont résolues à mettre un terme à l’ébullition sociale. L’armée empêche toute manifestation et surveille étroitement les lieux sensibles. Les patrons ont constitué un syndicat et déclaré un lock-out général. En septembre, les grévistes cèdent. Le patronat refuse de réintégrer nombre d’ouvriers obligés de quitter la ville pour retrouver du travail. La défaite prend des allures de déroute pour les syndicats qui voient fondre leurs effectifs. Le mouvement ouvrier plonge dans une profonde apathie qui durera une décennie. Frappé en quelque sorte d’anachronisme, le groupe Germinal va péricliter aussi rapidement qu’il s’était imposé sur le devant de la scène locale. Son ultime démonstration collective a lieu à l’occasion du 1er Mai 1906. La CGT a préparé de longue date ce rendez-vous qu’elle souhaite déterminant pour la suite de la lutte. Mais Clemenceau interdit tout cortège et attroupement. A Saint-Junien, la fermeté gouvernementale a raison d’un mouvement ouvrier brisé. Les socialistes conseillent de ne pas participer à la journée d’action. Seuls ou presque, les jeunes de Germinal, « dans un état de colère proche du désespoir », forment cortège et, dans un baroud d’honneur, tentent de prendre d’assaut la mairie. S’ensuit un violent affrontement avec les cavaliers et les gendarmes mobiles à pied. Des arrestations sont opérées. Usée par la répression policière et par un activisme tournant désormais à vide, combattue par les militants socialistes revigorés et unis depuis 1905, minée par des dissensions internes (les anarchistes individualistes du groupe, minoritaires jusqu’alors, stigmatisent les erreurs des tenants de l’anarcho-syndicalisme), la Jeunesse Syndicaliste perd la direction du mouvement syndical en 1908 et disparaît presque aussitôt. A la veille de la Grande Guerre, l’anarchisme survit à Saint-Junien à travers un groupuscule à l’activité réduite.

Nous avons dit l’action déterminante de Germinal au sein du mouvement ouvrier saint-juniaud. Nous avançons l’hypothèse que l’impact de son prosélytisme peut également se mesurer à l’échelle régionale, voire nationale.

La capitale régionale, Limoges, n’abrite dans les toutes premières années du XXème siècle qu’une petite structure anarchiste dominée par un courant individualiste. Vers 1904-1905, l’organisme périclite. En 1906 se crée une Jeunesse Syndicaliste. En choisissant ce mode d’organisation les jeunes libertaires de Limoges reconnaissent de façon explicite l’efficacité de la structure collective saint-juniaude. D’autant qu’ils ont sans doute pu la voir à l’œuvre. Il est très probable, malgré l’absence de documents catégoriques à ce sujet, que la JS de Saint-Junien participe plus ou moins activement aux évènements dont la cité porcelainière est le théâtre en avril 1905. Depuis l’année 1904, une agitation ouvrière ne cesse d’y croître. Le 13 avril 1905, les fabricants porcelainiers ferment leurs usines. Plus de 7000 ouvriers sont touchés par le lock-out. Des barricades s’élèvent les jours suivants. Le 17 au soir le combat fait rage aux abords de la prison. Les militaires tirent tuant un jeune ouvrier. Le 16 avril, le préfet informait le ministre de l’Intérieur de la gravité de la situation et soulignait la présence « de nombreux éléments absolument étrangers non seulement à la grève mais même à la ville » et qui « jouent un rôle prépondérant de meneurs ». Germinal ? Dans la soirée du 19 avril, une centaine de militants anarchistes de Saint-Junien gagnent à pied et drapeau noir en tête la cité porcelainière avec l’intention d’incendier la demeure d’un contremaître. Un an plus tard, la commémoration de la mort du jeune ouvrier rassemble une foule considérable. Or, c’est la J.S de Saint-Junien qui à cette occasion, selon les journaux locaux, occupe le devant de la scène. Par le nombre de ses militants et par le fait que ceux-ci affrontent les forces de l’ordre.

Si les sources manquent pour affirmer la participation de Germinal aux journées insurrectionnelles de Limoges, elles ne font en revanche pas défaut pour apprécier son influence sur la Fédération nationale des ouvriers gantiers. A l’aube du XXème siècle, celle-ci entend conserver une allure strictement professionnelle. En 1903, elle n’est pas affiliée à la Confédération. La JS de Saint-Junien s’emploie à modifier ses conceptions. A la fin novembre 1903, la section de Saint-Junien s’adresse au secrétaire de la Fédération afin de lui manifester son vif mécontentement « à l’égard des sections de Millau et de Chaumont pour le retard qu’elles apportent à discuter leur adhésion à la CGT ». En 1904, elle réclame que l’organe fédéral, Le Gantier, ouvre ses colonnes à la propagande de toutes les idées syndicales et appelle de ses vœux la création dans les centres de ganterie de « Jeunesses Syndicales ». Ce dernier point met en exergue le caractère pionnier de Germinal dans l’espace syndical de la ganterie en France ainsi que son rôle de locomotive : à l’été 1905, Saint-Junien accueille le congrès annuel de la Fédération. L’intervention de J. Bourgoin est déterminante : à l’issue des travaux, l’organisme fédéral accepte d’adhérer à la Fédération des Cuirs et Peaux et s’affilie de fait à la CGT

Héritage de Germinal

La Grande Guerre et son cortège de souffrances ramènent sur le devant de la scène saint-juniaude le mouvement ouvrier. L’industrie gantière est affectée par des conflits sociaux dès 1915 et surtout en 1916. Écartée de la direction syndicale en 1908, la tendance révolutionnaire l’aiguillonne à nouveau. Aux côtés du militant socialiste Joseph Lasvergnas, secrétaire du syndicat des Cuirs et Peaux depuis 1915, et siégeant au bureau, on retrouve d’ex-membres de Germinal (J.Rougier, Pierre Chaillat ou encore Léon Dutheil). Les femmes de ceux-ci jouent par ailleurs un rôle moteur dans les luttes. Elles participent en 1917 à une violente et précoce (janvier) manifestation en faveur de la paix. Les rapports de police dénoncent lors des grèves les pratiques radicales des meneurs. Aux élections de 1919, la population ouvrière installe à la mairie la liste socialiste conduite par J. Lasvergnas qui l’année suivante au congrès de Tours se prononce résolument en faveur de l’adhésion à la IIIème Internationale. Saint-Junien devient municipalité communiste pour de longues décennies. Il reste au tout nouveau parti communiste local à s’assurer la direction du mouvement ouvrier. Ce dernier est depuis la fin de la guerre sous l’influence des libertaires. L’ex-adhérent de Germinal Louis Gaillard est à la tête du puissant syndicat des Cuirs et Peaux (807 affiliés en 1919). En 1919, il est élu secrétaire de l’Union Locale des Syndicats et occupe parallèlement le poste de trésorier de la coopérative ouvrière. Si les anarcho-syndicalistes français s’enthousiasment tout d’abord pour la révolution russe, leur appui se fait rapidement plus critique. De concert avec les militants communistes, ils brisent l’unité de la CGT en 1922 et constituent avec eux une CGTUnitaire. Mais lors du congrès constitutif en juin, désireux de conserver l’autonomie du syndicalisme, nombreux sont ceux qui votent contre l’adhésion à l’Internationale Syndicale Rouge (créée à Moscou en 1921), tel L. Gaillard, représentant des syndicats saint-juniauds. Dans la cité gantière comme ailleurs en France, les rapports se tendent entre les anarcho-syndicalistes et le parti communiste. En 1923, sous l’impulsion de l’équipe municipale, L. Gaillard est « débarqué » de ses postes de trésorier de la coopérative et de secrétaire de l’Union des Syndicats. Le motif officiel est une sombre histoire de détournement de fonds, moyen classique utilisé alors par le parti communiste pour ruiner la crédibilité des adversaires et s’emparer de la direction des organisations ouvrières. La vérité est plus simple : Gaillard refusait obstinément de faire campagne pour le parti communiste dans les meetings électoraux. L’anarcho-syndicalisme perd définitivement son influence jusqu’alors prédominante au sein du mouvement ouvrier. A la même époque disparaît le petit groupe anarchiste qui s’était reconstitué en 1918.

La présence notable d’ex membres de la JS au sein des instances dirigeantes ouvrières dès la fin de la Grande Guerre invite à s’interroger sur une possible filiation entre les jeunes gantiers révolutionnaires du début du siècle et les communistes qui investissent légalement la mairie en 1919. La moyenne d’âge de la nouvelle équipe municipale est de 38 ans, c’est-à-dire la génération qui avait 20 ans quand Germinal soufflait le vent de l’insurrection. L’occupation politique de l’espace renforce cette idée de filiation. Les parcours empruntés par les cortèges de manifestants du début du siècle ressortaient d’une volonté de « rompre avec un équilibre, un ordre ancien des déplacements, des processions, des rituels d’occupation de l’espace ». Une volonté qui trouve une légitimation à partir de 1919.

Christian Dupuy


[1] Qui reçoit un accueil triomphal en octobre 1903 : 500 personnes la fêtent à sa descente de train et plus de 800 assistent à sa conférence.

[2] La cité s’était érigée en véritable garnison en décembre 1904 au moment du conflit dans la papeterie. 109 gendarmes, 214 hommes d’infanterie et un demi-escadron de dragons y avaient été appelés.
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Re: Saint-Junien, bastion anarchiste

Messagede Lehning le Ven 24 Jan 2014 00:45

Bonsoir !

Tout bonnement excellent ! Merci vroum !

C'est vrai que l'histoire, fortement marqué par l'anarchisme, de St-Junien, est de par trop méconnue.
Plus souvent est évoquée celle de Limoges.

Je dois avoir dans mes archives quelques textes complémentaires et quelques photos de l'importante présence anarchiste à St-Junien. Je vais chercher ça.

Salutations Anarchistes !
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Re: Saint-Junien, bastion anarchiste

Messagede Lehning le Sam 25 Jan 2014 16:53

Bonjour !

Sur la photo, Jean BOURGOIN en dessous de la croix:
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