LE MARXISME, LE LENINISME ET LA COMMUNE DE PARIS

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LE MARXISME, LE LENINISME ET LA COMMUNE DE PARIS

Messagede vroum le Mer 1 Jan 2014 20:11

LE MARXISME, LE LENINISME ET LA COMMUNE DE PARIS
par Jean Barrué


(Qui était Jean Barrué ? :arrow: http://cerclelibertairejb33.free.fr/?page_id=144)

La Commune de Paris ne représente dans le temps qu’une bien courte période de l’histoire de la France : soixante-douze jours, du 18 mars au 28 mai. Encore faut-il tenir compte de deux faits si l’on veut porter un jugement sur le « gouvernement » de la Commune : elle ne fut proclamée que le 28 mars après les élections communales du 26, et à partir du 21 mai on se bat dans Paris et l’agonie de la Commune commence. Cinquante-cinq jours seulement, mais qui ont laissé dans le mouvement ouvrier une trace profonde. Cette insurrection du peuple de Paris, commencée dans l’enthousiasme et terminée dans les massacres de la Semaine sanglante, semble avoir perdu son caractère historique et être devenue un mythe, une légende héroïque, le patrimoine de toutes les tendances de l’internationale ouvrière. Tous les fils spirituels de Marx et de Bakounine commémorent le sacrifice des communards et voient dans l’œuvre de la Commune une préfiguration de la société nouvelle qu’ils veulent instaurer. Un siècle de controverses passionnées, de tentatives d’accaparement et d’affirmations contradictoires ! Dans ces hommages venus de partout, dans ces interprétations de la pensée des morts, où finit la sincérité ? où commence l’hypocrisie ?

L’analyse des causes de la Commune, le récit des événements qui se déroulèrent à Paris de septembre 1870 à la capitulation du 28 janvier 1871 sortiraient du cadre de cette étude. Mais il convient de ne pas oublier deux faits : les élections de février avaient mis en évidence l’opposition entre Paris et la province. Vaincu légalement, Paris devait se soumettre ou résister avec l’espoir de provoquer un retournement de l’esprit provincial, résistance vouée à l’échec, comme le pensèrent Marx et Bakounine. Enfin, quand on parle des réalisations, des décisions ou des intentions de la Commune, il faut toujours se souvenir que son « gouvernement » effectif dura moins de deux mois.

Si la Commune a été possible, c’est qu’il existait à Paris un mouvement ouvrier qui avait un passé et, dans le présent, un début d’organisation. On gardait du passé révolutionnaire de Paris des souvenirs vivaces bien que confus, où se mêlaient la tradition jacobine, la Commune de 93, les clubs et les sociétés secrètes de la monarchie de juillet, juin 48 et les « prises d’armes » blanquistes, bien des théories contradictoires unies cependant par la foi en l’émancipation économique du peuple. Les idées de Proudhon continuaient à animer les éléments les plus instruits de la classe ouvrière. Certes, en 1870, l’influence de Proudhon déclinait, mais les points essentiels du proudhonisme avaient conservé leur force d’attraction : le fédéralisme, le rôle des communes, l’égalité économique. L’influence de Bakounine commençait déjà à remplacer celle de Proudhon, mais les trois points que je viens de souligner étaient en accord parfait avec les idées de Bakounine. Le blanquisme, à la fois insurrectionnel et patriotique, était lui aussi largement représenté. Enfin, la classe ouvrière parisienne avait une tradition internationaliste et avait adopté nombre de Polonais et d’Italiens, réfugiés politiques pour qui Paris restait la ville des révolutions. Mais les idées seraient impuissantes sans un embryon d’organisation. L’année 1864 a vu à la fois la naissance de l’Internationale ouvrière et en France la liberté de coalition. A partir de ce moment, en dehors des clubs et des journaux d’opposition, sur le terrain économique, les chambres syndicales se forment, et de 1868 à 1870 l’organisation progresse, l’Association internationale des travailleurs grandit, marquée par des grèves sanglantes, des procès et les condamnations.

Pour ceux qui voient dans tout mouvement révolutionnaire le résultat des menées occultes d’un groupe de conspirateurs, il est tentant d’affirmer que la Commune fut déclenchée et téléguidée par le Conseil général de l’Internationale. C’est la position officielle des Versaillais : la proclamation de Thiers du 17 mars parle de « comité occulte », d’ « hommes mal intentionnés et de mauvaise foi ». Cette terreur mêlée d’indignation qui anime les bourgeois quand ils parlent de l’Internationale, cette idée simpliste de voir partout la main de l’Internationale relèvent d’une manœuvre politique évidente. En chargeant l’Internationale de tous les « crimes » de la Commune, on justifie à l’avance les répressions futures en cas de renaissance du mouvement ouvrier international. Nul, en 1971, n’ose plus affirmer que le Conseil général de l’Internationale ait décidé de l’insurrection, l’ait encouragée, l’ait guidée. Marx, dès août 1870, condamnait tout soulèvement armé des Parisiens et y voyait un acte de folie. En France même, le Conseil fédéral de l’Internationale, réuni le 15 mars, « prévoyait à l’unanimité une entrevue avec les leaders politiques de l’extrême gauche pour le 22 mars » (Dommanget, L’Introduction du marxisme en France). L’insurrection était dans l’air mais le mouvement du 18 mars fut une réaction spontanée du peuple de Paris.

Marx, lui-même, a envoyé au Times deux démentis très nets (22 mars et 4 avril) niant toute part à l’insurrection du 18 mars. Certes, il ne l’a pas fait de gaieté de cœur, car il eût bien préféré être « pour quelque chose » dans ce mouvement. L’orgueil, le désir de commander, de triompher par tous les moyens de ses adversaires de tendances l’ont poussé, dans sa correspondance, à écrire des choses regrettables où transparaît la volonté d’être le chef spirituel incontesté de l’Internationale : « Ici apparaît la différence entre agir dans les coulisses et disparaître de la scène publique et la manière démocratique qui consiste à faire l’important en public et à ne rien faire » (à Engels, 7 juillet 1866). « Nous sommes maintenant en France une force bien établie» (à Engels, 27 mars 1867). « A la prochaine révolution, nous aurons cette puissante machine (l’Internationale) dans nos mains » (à Engels, 1l septembre 1867 – il souligne « nous » et « dans nos mains »). Aussi ne nous étonnons pas si, malgré ses démentis au Times, Marx manifeste un contentement presque puéril à se voir suspecté d’être l’instigateur de la Commune. Le 18 juin 1871, il écrit à son ami Kugelmann une lettre curieuse : « Tu sais que pendant toute la durée de la dernière révolution parisienne j’ai été dénoncé par les feuilles versaillaises comme « le grand chef de l’Internationale »… J’ai l’honneur d’être en ce moment l’homme le plus calomnié et le plus menacé de Londres. Cela fait vraiment du bien après vingt ans d’une ennuyeuse et marécageuse idylle! » Satisfaction un peu enfantine du grand homme qui sort enfin de l’oubli…

Cependant, Engels devait, par une formule ambiguë, accréditer l’idée que la Commune était étroitement liée à l’Internationale. Cela dans une lettre à Sorge en date des 12 et 17 septembre 1874, lettre qui fut éditée et diffusée en 1906. Engels, au lendemain du Congrès de La Haye, attaque violemment les bakouninistes et tout spécialement l’émigration française (des bohèmes, des gens qui voudraient tous vivre sans travailler, des escrocs, etc.) et il ajoute : « … La Commune, intellectuellement, était sans contredit fille de l’internationale, quoique l’Internationale n’eût pas remué un doigt pour la faire. » Singulier propos dont les deux parties semblent se contredire. Si la seconde est exacte, la première est nettement exagérée, et l’on voit tout le parti que les marxistes de toute obédience en ont tiré. Si l’idéologie de la Commune est celle de l’Internationale, comme Marx est le grand penseur de l’Internationale, la Commune est l’expression du marxisme orthodoxe. Ce raisonnement est absurde, mais les fidèles de l’Eglise marxiste n’y regardent pas de si près.

Et cela nous conduit à examiner les hommes et les actes de la Commune et à rechercher l’influence qu’ont effectivement exercée l’Internationale, d’une part, l’idéologie marxiste d’autre part. La section parisienne de l’Internationale et la Chambre fédérale des sociétés ouvrières, dès le 4 septembre, présentaient les revendications des ouvriers, parmi lesquelles on relève la suppression de la préfecture de police et de la police impériale. Par la suite, si les membres de ces organisations comptent parmi les plus actifs de la Commune, elles ne jouent aucun rôle particulier. Cependant, par l’intermédiaire de Serrailler, représentant le Conseil général de l’Internationale et ami de Marx, Londres est tenu au courant de la vie et des luttes de la Commune. Les élections communales des 26 mars et 16 avril firent siéger à la Commune des hommes venus de tous les horizons : il y eut comme partout des individus tarés et louches, des bavards, quelques hurluberlus, mais aussi et surtout des gens sérieux et prêts à tous les sacrifices, des blanquistes purs ou dissidents, des représentants des clubs rouges et enfin un noyau homogène d’une quinzaine d’internationaux, parmi lesquels Varlin, Frankel, Malon, Vaillant. En face de ceux qui, très vite, furent conquis par les vieilles traditions du jacobinisme et de la Terreur, les internationaux furent les éléments les plus pondérés, les plus humains et surtout les plus travailleurs. Y avait-il parmi eux des marxistes ? De l’avis de tous les historiens de la Commune, y compris les historiens marxistes, on ne peut en citer qu’un : Frankel (si on excepte Serrailler). Marx était ignoré et si Vaillant le connaissait, ce ne fut que plus tard qu’il associa blanquisme et marxisme. Au surplus, comme l’écrit Dommanget, il faut distinguer « entre partisans de Marx en tant que militants, ou adeptes de ses théories ». Les internationaux étaient proudhoniens ou bakouniniens.

Quelle allait être, au cours de sa brève existence, l’œuvre de cette Commune assez hétéroclite ? Elle démantela l’Etat bourgeois en supprimant l’armée permanente et en effaçant le dogme de la séparation des pouvoirs ; elle lutta contre la bureaucratie en remplaçant les fonctionnaires par des élus du peuple ; elle réduisit l’éventail des salaires en ramenant à 6.000 francs les plus hauts traitements. Mais surtout elle renonça à vouloir faire de Paris le centre omnipotent d’un Etat centralisé. Paris serait une commune entre toutes les autres. Dans sa Déclaration au peuple français (19 avril), la Commune réclamait « l’autonomie absolue de la Commune étendue à toutes les localités de la France et n’ayant pour limites que le droit d’intervention égal pour toutes les autres communes adhérentes au contrat dont l’association doit assurer l’unité française ». Texte essentiellement proudhonien et en accord aussi avec la proclamation communaliste de Bakounine à Lyon le 24 septembre 1870. Ce fédéralisme antiautoritaire, qui est un des traits caractéristiques de la Commune, n’apparaît-il pas mieux dans ce nom de « fédérés » dont se désignaient les combattants de l’insurrection parisienne ? Sans entrer dans le détail des réalisations – ou plutôt en un temps si court, des intentions – de la Commune, je n’insisterai que sur l’œuvre de la commission du travail (réorganisée le 21 avril) et qui comptait une majorité d’internationaux avec Frankel, Malon, Theisz, Serrailler : elle travaillait en accord étroit avec Varlin, porte-parole des organisations syndicales. Elle se proposa de remettre aux travailleurs les ateliers abandonnés par les patrons, en formant des sociétés coopératives. Il s’agissait là d’un début de gestion directe, sans intrusion autoritaire d’un quelconque Etat. De nombreux corps de métiers donnèrent leur approbation et le 18 mai l’organisation était en bonne voie. Déjà deux ateliers corporatifs d’armes fonctionnaient avec élection des cadres par le personnel. Ajoutons que la commission du travail avait aussi l’intention « d’égaliser le travail et les salaires ». Toute l’action de cette commission à la tête de laquelle se trouvait le « marxiste » Frankel est d’inspiration proudhonienne.

Il semble que tout le monde devrait être d’accord sur cette conclusion : la Commune dont les membres n’étaient pas marxistes, qui a vécu en dehors du contrôle officiel de l’Internationale, a été fidèle au proudhonisme et à la tendance antimarxiste de l’Internationale. On n’en est que plus étonné lorsqu’on lit la célèbre introduction à La Guerre civile en France écrite par Engels le 18 mars 1891. Il reconnaît que la Commune était essentiellement composée de blanquistes et d’internationaux proudhoniens. Mais, dit-il, « l’ironie de l’histoire a voulu que les uns comme les autres fissent le contraire de ce que leur prescrivait leur doctrine d’école ». Il paraît que Proudhon « haïssait l’association » ! Et je cite – sans commentaires – Engels : « La Commune instituait une organisation de la grande industrie et même de la manufacture qui devait non seulement reposer sur l’association des travailleurs dans chaque fabrique, mais aussi réunir toutes ces associations dans une grande fédération : bref une organisation qui devait aboutir finalement au communisme, c’est-à-dire à l’exact opposé de la doctrine de Proudhon. » Texte effarant qui fait de Proudhon l’adversaire de l’association et de la fédération, et du communisme une sorte de chasse gardée à l’usage de Marx ! Et Engels conclut avec sérénité : « La Commune fut le tombeau de l’école proudhonienne du socialisme. Cette école a aujourd’hui disparu des milieux ouvriers français; c’est maintenant la théorie de Marx qui y règne sans conteste. » Je pense sincèrement que le point de vue d’Engels relève de l’inconscience ou de l’imposture. Il est d’ailleurs coutumier du fait : n’a-t-il pas défini l’anarchisme comme l’amalgame de Stirner et de Proudhon réalisé par Bakounine ? Mais laissons-là cet ami trop officieux et passons à un auteur plus sérieux, à Marx lui-même.

Marx était persuadé de la supériorité de « son » socialisme scientifique et traitait en ennemis personnels tous ceux qui, soutenant des points de vue différents, étaient des obstacles au triomphe de sa doctrine. Dans cette lutte – qui dépassa le cadre d’une lutte d’idées –, on sait que Marx utilisa tous les moyens, y compris ceux de tenter de déshonorer ses adversaires. Stirner, Proudhon et Bakounine furent vraiment les « bêtes noires » de Marx. Et lorsqu’il fut évident que les ouvriers français, les parisiens en particulier, restaient proudhoniens et même se rangeaient dans l’Internationale du côté de Bakounine, Marx clama son animosité contre cette classe ouvrière française rebelle aux enseignements du marxisme. Dans une lettre à Kugelmann (9 octobre 1866), il qualifie les ouvriers parisiens d’« ignorants, prétentieux, potiniers, emphatiques, bouffis d’orgueil ». A maintes reprises, il les traite de « crapauds » et, pour lui, le proudhonisme, avec son fédéralisme et son communalisme, n’est qu’une « vieille ordure ». Quant à l’Alliance fondée par Bakounine c’est « de la merde » (lettre à Engels,- 15 décembre 1868). Le système des Communes suscite surtout l’ironie de Marx. Dans une lettre à Engels (20 juin 1866), il le condamne en ces termes : « …Tout dissoudre en petits groupes ou communes, former de nouveau une association mais pas d’Etat. » Et pour qualifier la mentalité des ouvriers français, il parle de « stirnérisme proudhonisé ». Comme il s’agit d’une lettre privée, on est bien forcé de croire à la sincérité de Marx : pour lui, l’idée d’une fédération des communes remplaçant l’Etat est une absurdité et il croit fermement à une influence de Stirner amalgamé de Proudhon. Cela frise l’inconscience : associer Proudhon à Stirner est déjà ridicule, mais penser que les ouvriers parisiens aient lu Stirner, non traduit en France, à peu près ignoré dans le monde, est proprement insensé. Stirner en 1866 était aussi inconnu de la classe ouvrière française que Marx… et ce n’est pas peu dire !

En 1870, lorsque éclate la guerre, Marx est dans l’Internationale en conflit aigu avec les bakouninistes qui ont repris sur le fédéralisme et le communalisme les points de vue de Proudhon. On n’en aura donc jamais fini avec Proudhon ! Heureusement, cette guerre à laquelle « la classe ouvrière allemande a résolument donné son appui (…) pour libérer l’Allemagne et l’Europe du cauchemar du second Empire (seconde adresse du Conseil général de l’Internationale, Londres, 9 septembre 1970), cette guerre va sans doute nous « libérer du proudhonisme ». Et Marx écrit à Engels le 20 juillet 1870 : « Les Français ont besoin d’être rossés. Si les Prussiens sont victorieux, la centralisation du pouvoir d’Etat sera utile à la centralisation de la classe ouvrière allemande. La prépondérance allemande, en outre, transportera le centre de gravité du mouvement ouvrier européen de France en Allemagne… La prépondérance, sur le théâtre du monde, du prolétariat allemand sur le prolétariat français serait en même temps la prépondérance de notre théorie sur celle de Proudhon. »

Outre la condamnation du proudhonisme, une des pièces essentielles de la doctrine marxiste était sa théorie de l’Etat : l’Etat, organisme de répression au service de la classe dominante, disparaîtrait dans une société sans classes. Cette disparition ne serait pas instantanée : le prolétariat victorieux se constituant à son tour en classe dominante, après avoir brisé l’Etat bourgeois, construirait un Etat prolétarien fondé sur la dictature du prolétariat et dont le rôle serait de parvenir à la société sans classes et par suite sans Etat. Certes, Marx ne s’est jamais longuement expliqué sur la dictature du prolétariat ; cependant, avant 1870, trois textes témoignent de la pensée de Marx : un extrait du Manifeste communiste, un extrait de La Lutte de classes en France (1850) et surtout cette lettre à Waldemayer (1852) où Marx écrit : « J’ai démontré que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat, que cette dictature n’est elle-même que la transition à la suppression de toutes les classes et à la société sans classes. » On pourra objecter que c’est surtout chez Engels qu’on trouve exposée la thèse du dépérissement de l’Etat, mais les lignes précédentes montrent bien l’accord de Marx avec son ami.

Lorsque après le 4 septembre se constitua l’éphémère Commune de Lyon, tandis que Bakounine souhaitait que l’Internationale mît tout en œuvre pour étendre le mouvement à d’autres communes, y compris Paris, Marx considérait « toute tentative pour renverser le gouvernement comme une folie désespérée ». Il ne faut pas s’étonner s’il a tourné en ridicule le manifeste du 24 septembre (que Bakounine avait signé) et lourdement ironisé sur la chute de la Commune de Lyon le 28 septembre. On peut certes taxer d’aventurisme la tentative de Bakounine et d’irréalisables les décrets du manifeste. Mais ce que Marx condamne sous le nom de folies et stupidités c’est l’idée d’une « Fédération révolutionnaire des communes », c’est le principe de l’abolition immédiate de l’Etat. La Commune de Paris allait-elle entraîner pour Marx une révision de sa doctrine ?

L’Adresse du Conseil général de l’Internationale, plus connue sous le nom de La Guerre civile en France, parut à Londres le 30 mai 1871 et est certainement l’œuvre de Marx la plus célèbre et la plus lue en France. Oh ! tardivement, car c’est seulement en 1900 que parut la première traduction française. Je me hâte de dire que cette œuvre est remarquable aussi bien pour la forme que pour le fond. A un talent d’historien, Marx unit la verve féroce et l’ironie vengeresse : il fustige les aventuriers du second Empire et les bourgeois bourreaux de la Commune en termes inoubliables. L’œuvre entière est traversée par la flamme de l’admiration pour « le Paris ouvrier qui, avec sa Commune, sera célèbre à jamais comme le pionnier d’une société nouvelle ». L’ouvrage comprend quatre parties. La première expose les événements depuis le 4 septembre jusqu’à la constitution de l’Assemblée nationale : Marx en profite pour exhumer le passé de Thiers et de Jules Favre et il montre par quelles séries de provocations on prépare le but final, le désarmement de Paris. La seconde partie traite des premiers jours de la Commune et montre que si la Commune a péché ce n’est point par excès de rigueur, mais bien au début par une indulgence bon enfant à l’égard des éléments réactionnaires dans Paris. La quatrième partie est consacrée à l’écrasement de la Commune, à la manière tortueuse dont Thiers a réalisé son vieux rêve : vaincre Paris militairement. Ces trois parties n’appellent pas d’autres commentaires… que des éloges sans réticences.

La troisième partie traite de l’œuvre de la Commune et c’est celle où Marx porte un jugement sur l’insurrection parisienne. C’est celle qui, dans cette étude, nous intéresse le plus. Pas la moindre polémique, aucune attaque contre le proudhonisme et le bakouninisme. Un exposé complet et objectif des vues et des actes de la Commune, sans qu’on puisse percevoir autre chose qu’une approbation sans réserves et une admiration sincère. La Commune a compris que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l’Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte ». Et Marx indique toutes les mesures prises pour briser « le pouvoir centralisé de l’Etat » : armée permanente, police, bureaucratie, clergé et magistrature. Il les approuve sans restriction, insistant sur l’élection « des fonctionnaires publics, magistrats et juges, responsables et révocables » et sur leur rétribution « par des salaires d’ouvriers ». Marx expose ensuite l’organisation communale de la base au sommet avec des délégués élus et à tout moment révocables : « L’unité de la nation ne devait pas être brisée mais au contraire organisée par la Constitution communale ; elle devait devenir une réalité par la destruction (Vernichtung) du pouvoir d’Etat. » Et plus loin : « La constitution communale aurait restitué au corps social toutes les forces jusqu’alors absorbées par l’Etat parasite »… « Le véritable secret de la Commune, le voici : c’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation du travail. » La Commune tendait au communisme : « Elle voulait faire de la propriété individuelle une réalité, en transformant les moyens de production, la terre et le capital… en simples instruments d’un travail libre et associé. » La Commune était en outre la seule espérance des paysans : « Elle les aurait affranchis de la tyrannie du garde-champêtre, du gendarme et du préfet. » Marx termine cette partie en opposant le Paris de la Commune au Paris dépravé de l’Empire et aux « spectres du passé » réunis à Versailles. Et nous faisons nôtre – pour conclure cette brève analyse – le propos suivant de Marx : « La grande mesure sociale de la Commune, ce furent sa propre existence et son action. Ses mesures particulières ne pouvant qu’indiquer la tendance d’un gouvernement du peuple par le peuple. »

Dans tout le texte de Marx, pas une note discordante sur le communalisme fondé sur le fédéralisme, tout ce qui tend à faire du peuple l’artisan unique de son destin, l’absence de toute référence à un parti privilégié prenant en main les intérêts d’une classe ouvrière mineure, l’absence de toute allusion à une dictature du prolétariat préparant un hypothétique dépérissement de l’Etat, tout dans l’essentiel répond à l’idéal libertaire. Quelqu’un qui, ignorant tout de Marx, ne connaîtrait que La Guerre civile en France conclurait à l’existence d’un « Marx libertaire » !

Marx avait encore douze ans à vivre après La Guerre civile en France et très vite le ton a changé. Il semble bien qu’après cette volte-face sensationnelle il ait été repris par ses polémiques habituelles et soit revenu à ses idées de toujours. Dès le 23 novembre 1871, dans une lettre adressée à Bolte, il se livre aux attaques traditionnelles contre les proudhoniens et contre Bakounine, « cet homme sans savoir théorique… qui comme théoricien est zéro », et il couvre d’invectives les réfugiés de la Commune à Londres et à Genève. Songez donc qu’à Londres ils ont l’audace de fonder une section française de l’Internationale qui combat Marx : c’est « une bande de gueux »… « parmi lesquels beaucoup de mouchards ». Toujours cette manie de déshonorer l’adversaire. Et je ferai observer que la traduction de Bracke affaiblit l’expression allemande « eine Handvoil von Schurken », soit « une poignée de crapules ». Comme on est loin de l’éloge des communards, combattants héroïques d’une cause sacrée ! Et on ne reparlera plus du communalisme, et on reviendra à la nécessité du parti ! La dictature du prolétariat reparaît une quatrième fois dans l’œuvre de Marx : c’est en 1875 dans sa Critique du programme de Gotha : « Entre la société capitaliste et la société communiste se situe la période de transformation révolutionnaire de celle-là à celle-ci. A quoi correspond une période de transition politique, où l’Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. » Fini le beau rêve d’un Marx libertaire : il n’a duré que l’espace d’un printemps…

Dès juin 1872, Marx et Engels se rendirent compte de la contradiction qui existait entre La Guerre civile en France et certains passages du Manifeste communiste concernant l’évolution de l’Etat : ils se proposaient de modifier sur ce point le Manifeste. Daniel Guérin (Ni Dieu ni Maître, pages 262 sq) signale que Franz Mehring a, lui aussi, souligné ces discordances : après la mort de Marx, Engels revint, selon Mehring, à la première rédaction du Manifeste, c’est-à-dire à l’orthodoxie marxiste. Actuellement personne ne songe à nier que La Guerre civile en France soit une sorte de scandale dans l’œuvre de Marx. Mais les uns, comme M. Rubel – marxologue éminent – voient dans La Guerre civile en France la véritable expression de la pensée marxiste et, pour eux, le Marx libertaire, qui s’est exprimé dans une seule œuvre, éclipse le Marx de l’antifédéralisme et de la dictature du prolétariat. Les autres pensent que La Guerre civile en France est un accident sans lendemain et « ne s’insère pas dans le système du socialisme scientifique », pour reprendre l’expression de notre camarade A. Lehning, l’éminent éditeur des « Archives Bakounine ». On trouvera exposé le point de vue de Lehning dans son étude sur Anarchisme et marxisme dans la révolution russe, parue en allemand en 1929, qui vient d’être rééditée en Allemagne et qui paraîtra, dans sa traduction intégrale, en France, dans les premiers mois de 1971.

Je pense, comme Lehning, qu’un flirt de six mois avec les idées qu’il a toujours combattues ne permet pas d’annexer Marx à l’anarchisme ! Au surplus, tous ceux qui se sont réclamés de Marx ou qui s’en réclament encore actuellement n’ont retenu que le marxisme traditionnel et ont toujours essayé – d’Engels à Lénine – d’interpréter La Guerre civile en France dans un sens anti-proudhonien et favorable à la dictature du prolétariat. Mais alors comment expliquer honnêtement la volte-face de Marx ? On sait que Bakounine voyait dans la Commune « une négation audacieuse et bien prononcée de l’Etat » et dans sa lettre au journal La Liberté qui est un texte fondamental du bakouninisme, il écrit : « L’effet de la Commune fut si formidable partout que les marxiens eux-mêmes, dont toutes les idées avaient été renversées par cette insurrection, se virent obligés de tirer devant elle leur chapeau… Ce fut un travestissement vraiment bouffon, mais forcé : ils avaient dû le faire sous peine de se voir débordés et abandonnés de tous. » Et James Guillaume (cité par Daniel Guérin) pose la question : « Y a-t-il là une conversion réelle de l’auteur du Capital, ou du moins un entraînement momentané auquel il a cédé sous le coup des événements ? Ou bien était-ce de sa part une habileté, afin de recueillir, par une adhésion apparente au programme de la Commune, le bénéfice du prestige qui s’attachait à ce nom ? »

Il est toujours déplaisant d’interpréter la pensée des morts et de leur prêter je ne sais quels desseins tortueux. Aussi l’opinion – toute personnelle – que je vais exposer sera-t-elle nuancée. Marx était un passionné, nul ne peut mettre en doute sa foi socialiste ni la fermeté des convictions qu’il a défendues avec acharnement et sans ménagement. Il n’avait eu pour les ouvriers parisiens qu’ironie, sarcasmes et mépris : il en était arrivé à voir en eux la personnification de ce qu’il détestait le plus : le stirnérisme, le proudhonisme et le bakouninisme. Il avait jugé un soulèvement populaire en France, aussi bien après le 4 septembre qu’après la capitulation de Paris, comme une impossibilité et un acte de folie. Et voici ces Parisiens qui, avec crânerie, voulaient forcer le cours de l’histoire et, sans chefs reconnus, sans théorie homogène, dans les pires conditions, essayaient de réaliser, pour la première fois, un peu de socialisme et poussaient leur sacrifice jusqu’à la mort. A l’ironie succédait chez Marx l’admiration et rien ne permet de douter de la sincérité de ce sentiment. L’Internationale, « qui n’avait pas remué le petit doigt » pour aider la Commune, se devait de saluer leur combat désespéré. A cet hommage ne devait se mêler aucun rappel de polémiques et aucune réticence. Aussi bien, nombre de mesures qu’avait prises la Commune était de celles que toutes les écoles socialistes approuvaient. Il y avait bien ce fédéralisme et ce communalisme que Marx avait toujours combattus, mais devant tant de morts et tant d’héroïsme, il valait mieux tout saluer, en bloc. Plus tard peut-être pourrait-on montrer que la Commune avait manqué d’un parti, d’une doctrine, de chefs, avait repris des formules condamnées par le socialisme scientifique. Plus tard pourrait-on dire – et c’est Engels qui en 1891 l’écrivit – que « la Commune avait été le tombeau de l’école proudhonienne ». D’ailleurs la Commune, dans le cours de l’histoire, n’était qu’un bref et tragique épisode et la lutte des tendances reprendrait plus âpre que jamais contre les adversaires de toujours et – pourquoi pas ? – contre les survivants émigrés de la Commune… Les pages de La Guerre civile en France me semblent avoir été dictées par une admiration mêlée d’un peu de remords et par une générosité si rare chez cet impitoyable lutteur qu’elle est le plus bel hommage que Marx pouvait rendre au courage des fédérés.

Les marxistes traditionnels (parti centraliste, dictature du prolétariat, Etat prolétarien et dépérissement de cet Etat) ne sauraient accepter l’idée d’un Marx libertaire. Ils constituent actuellement l’ensemble des fidèles de l’Eglise officielle marxiste, y compris les chapelles dissidentes. Depuis 1917 ils ont, paraît-il, rendu au marxisme son « vrai visage » et qualifié par la suite ce marxisme « restitué » de marxisme-léninisme. Mais comment expliquer les pages – ô combien gênantes ! – de La Guerre civile en France ? Ne voulant annexer Marx à la Commune, il ne leur restait plus qu’à annexer, par un miracle de la dialectique, la Commune à Marx. Et nous avons vu plus haut comment Engels, en 1891, a audacieusement ouvert la voie à cette imposture en affirmant que la Commune n’avait aucun caractère proudhonien ! Mais c’est à Lénine que revenait l’honneur – si on peut dire – de donner à la Commune de Paris son « vrai visage » et de la faire rentrer dans le giron de l’orthodoxie marxiste.

Lorsqu’en 1902 parut l’ouvrage fondamental de Lénine, Que faire ?, il souleva chez de nombreux marxistes des protestations indignées. Il s’agissait en effet non d’une interprétation mais d’une révision hardie du marxisme. Pour Lénine, la classe ouvrière n’avait aucune spontanéité créatrice, elle était incapable de dépasser la conscience trade-unioniste et ne pouvait arriver à la conscience socialiste que si celle-ci était importée par des intellectuels bourgeois, « par des représentants instruits des classes possédantes ». Une fois affirmée l’incapacité de la classe ouvrière, il allait de soi que seul un parti fortement discipliné et centralisé autour d’un noyau de révolutionnaires professionnels pouvait porter la conscience socialiste dans le prolétariat. L’émancipation des travailleurs devraient donc être l’œuvre d’un parti agissant au nom des travailleurs. Il fallait « condamner l’idée désorganisatrice de la confusion de la classe avec le parti », on ne pouvait « confondre le parti avant-garde de la classe avec toute la classe ». Il est inutile d’insister sur le fossé qui sépare cette conception léniniste du marxisme traditionnel. Elle est aux antipodes des idées maîtresses de la Commune de Paris et conduit à la dictature d’un parti sur le prolétariat, elle n’a rien de commun avec « le gouvernement des producteurs par eux-mêmes », qui est, selon Marx, le régime de la Commune. Aussi ne faut-il pas s’étonner si, en 1905, Lénine condamna le principe des soviets, des « gouvernements municipaux » et des communes révolutionnaires, principe de démocratie directe et d’action spontanée. Et en juillet 1905, dans Deux tactiques, Lénine écrit les lignes suivantes qui, avec le coup de chapeau rituel, rejettent la Commune de Paris dans les ténèbres d’un passé révolu : « Le mot « commune» ne fait qu’encrasser les cerveaux d’un son lointain ou d’un son creux. Plus la Commune de Paris nous est chère, moins il nous est permis de l’invoquer tout court, sans examiner les fautes et les conditions particulières dans lesquelles elle se trouva placée… En un mot, qu’il s’agisse de la Commune de Paris ou de toute autre commune, vous devez dire : ce fut un gouvernement comme ne doit pas être le nôtre. » On ne saurait mieux condamner le marxisme « libertaire » de La Guerre civile en France. Il convient d’ajouter que Lénine, en bon réaliste, déclarait que « le parti n’a jamais renoncé à son intention de se servir de certaines organisations n’appartenant pas au parti, comme les soviets, afin d’étendre son influence dans la classe ouvrière ». Les soviets ? Oui, mais à condition que le parti bolchevik les ait en main…

Mais, durant l’année 1917, le ton change et voici ce qu’on peut lire dans Les Tâches du prolétariat dans notre révolution (mai 1917) : « Une république des soviets de députés ouvriers, soldats, paysans réunis en Assemblée constituante… voilà ce qui est en train de naître chez nous sur l’initiative des masses populaires qui créent spontanément une démocratie à leur manière. » Voici la Commune de Paris réhabilitée ainsi que le « gouvernement des producteurs par eux-mêmes » ! Et en août-septembre 1917, Lénine écrit L’Etat et la révolution, bible du léninisme et de ce qu’on convient d’appeler le marxisme-léninisme. Cette brochure de cent pages (Editions Sociales, Paris) est divisée en dix chapitres. Les deux premiers exposent la théorie marxiste de l’Etat, insistant sur l’expérience des années 1848-50, rattachant la notion de dictature du prolétariat à Marx en exploitant les rares passages où Marx y fait allusion, et tout particulièrement la lettre à Waldemayer (1852). Le chapitre IV insiste surtout sur l’apport d’Engels à la théorie marxiste. Cependant, il étudie la polémique de Marx-Engels avec les anarchistes (articles de 1873 parus dans un recueil socialiste italien) et Lénine en tire la conclusion tant de fois citée : « Nous ne sommes aucunement en désaccord avec les anarchistes quant à l’abolition de l’Etat comme but. Nous affirmons que, pour atteindre ce but, il est nécessaire d’utiliser provisoirement les instruments, les moyens et les procédés du pouvoir de l’Etat contre les exploiteurs, de même que, pour la suppression des classes, la dictature provisoire de la classe opprimée est indispensable. » Le même chapitre consacre quelques pages à la préface d’Engels (1891) à La Guerre civile en France et nous y reviendrons plus loin. Le chapitre V étudie le dépérissement de l’Etat en se fondant sur un texte de Marx (1875) connu sous le nom de Critique du programme de Gotha. Dans une première phase de la société communiste l’Etat subsiste, la justice et l’égalité ne pouvant régner, mais cet Etat dépérit et tend à disparaître en même temps que l’antagonisme des classes. « Tant que l’Etat existe, il n’y a pas de liberté. Quand il y aura la liberté, il n’y aura plus d’Etat. » Et nous serons arrivés à la phase supérieure de la société communiste définie par la formule que rappelle Lénine : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » Le chapitre VI est plus particulièrement polémique et combat l’avilissement du marxisme par les opportunistes tels que Kautsky et Plekhanov.

Vu le contenu de cet ouvrage, il fallait insérer après le chapitre II un chapitre III consacré à l’expérience de la Commune de Paris et à l’analyse de Marx. Ce sont surtout ces pages qui retiendront notre attention, ainsi que le commentaire de Lénine à la préface d’Engels. Commençons par ce dernier : Lénine passe sous silence tout ce qu’Engels écrit sur la majorité blanquiste et proudhonienne de la Commune… réalisant un programme en opposition formelle au blanquisme et au proudhonisme. Je reconnais qu’il était en effet préférable de laisser dans l’ombre cette affirmation hasardeuse. En revanche, Engels n’avait fait aucune allusion au communalisme et au fédéralisme de la Commune, et Lénine se gardera de signaler cette omission. Mais il cite le passage suivant où l’on peut voir esquissés I’Etat prolétarien et le dépérissement de l’Etat : « … l’Etat… est un mal dont hérite le prolétariat victorieux dans la lutte pour sa domination de classe et dont il devra, comme l’a fait la Commune, supprimer immédiatement, dans la mesure du possible, les pires côtés, jusqu’au jour où une génération, élevée dans une société nouvelle d’hommes libres, pourra se débarrasser de tout ce fatras de l’Etat ». Lénine arrête là sa citation. Or, voici les lignes qui suivent et terminent d’ailleurs la préface d’Engels : « Le philistin social-démocrate a été saisi récemment d’une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien ! messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat. » Lénine a dû penser que cette affirmation brutale était un peu exagérée et qu’à force de vouloir trop prouver on ne prouve plus rien.

Et j’en arrive au chapitre III de L’Etat et la révolution. Et d’abord l’approbation sans réserves du jugement de Marx : la Commune a brisé, démoli la « machine d’Etat toute prête », elle a brisé la « machine bureaucratique et militaire » et cela est « la condition préalable de toute révolution vraiment populaire ». Et Lénine justifie ce terme de « populaire » en insistant sur l’union du prolétariat et de la paysannerie et « sans oublier le moins du monde les particularités de la petite bourgeoisie ». Ensuite Lénine – comme Marx – approuve les mesures prises par la Commune et spécialement « la réduction de tous les traitements au niveau du salaire de l’ouvrier ». La Commune a eu raison de mettre « la majorité des fonctions du vieux pouvoir de l’Etat… à la portée de tous les hommes pourvus d’un minimum d’instruction… de sorte que l’on peut (et que l’on doit !) enlever à ces fonctions jusqu’à l’ombre de tout caractère privilégié hiérarchique ». Approbation totale – d’accord avec Marx – sur la suppression du parlementarisme et l’abolition du vieux dogme de la séparation des pouvoirs réalisées par la Commune. Dans toutes ces mesures, Lénine voit un « dépérissement graduel de toute bureaucratie ». Si l’on songe que la Commune a à peine « gouverné » deux mois, on peut être d’accord avec la formule de Lénine, à condition de souligner la rapidité de ce « dépérissement » qui ressemblait beaucoup à une abolition de toute forme d’Etat.

Lénine consacre trois pages à la question essentielle : Marx a-t-il admis sans critique ou même approuvé le fédéralisme proudhonien ? « La Commune devait devenir la forme politique du plus petit village (et dans les régions rurales l’armée permanente devait être remplacée par une milice populaire à temps de service extrêmement court. Les communes rurales de chaque département devaient administrer leurs affaires communes par une assemblée de délégués au chef-lieu du département et ces assemblées de département devaient à leur tour envoyer des députés à la délégation nationale à Paris ; les délégués devaient être à tout moment révocables et liés par le mandat impératif de leurs électeurs)… » (Marx). Lénine omet de citer tout ce qui est entre parenthèses et qui ressemble étrangement au fédéralisme proudhonien et à la fédération des communes révolutionnaires de Bakounine. Et il s’en prend à Bernstein qui a souligné cette similitude. « Voilà qui est simplement monstrueux ! Confondre les vues de Marx sur la suppression du pouvoir d’Etat parasite avec le fédéralisme de Proudhon ! » Et Lénine ajoute : « Marx est en désaccord et avec Proudhon et avec Bakounine précisément à propos du fédéralisme (sans parler de la dictature du prolétariat). C’est des conceptions petites-bourgeoises de l’anarchisme que découlent les principes du fédéralisme. Marx est centraliste. Et dans les passages cités de lui il n’existe pas la moindre dérogation au centralisme. » Les passages cités ? Et ceux qu’omet Lénine ! Il s’agit là d’affirmations péremptoires niant l’évidence, une tentative audacieuse d’escamoter cette approbation de Marx si gênante, le désir de montrer la continuité sans lacunes de la pensée marxiste traditionnelle.

Lénine réussit son opération en jouant sur les mots : « S’organiser en toute liberté dans les communes, unir l’action de toutes les communes… n’est-ce pas là du centralisme ? N’est-ce pas là le centralisme démocratique le plus conséquent ! et du centralisme prolétarien avec cela ?… Marx emploie intentionnellement cette expression, « organiser l’unité de la nation », pour opposer le centralisme prolétarien conscient, démocratique, au centralisme bourgeois, militaire, bureaucratique. » Pour Lénine – expliquant Marx – il existe « un centralisme volontaire, une union volontaire des communes en nation, une fusion volontaire des communes prolétariennes » et c’est cela qui caractérise le centralisme démocratique. Ainsi, Lénine dépouille le mot fédéralisme de son sens, attribue ce sens au mot centralisme qui ne signifie plus « une chose venant uniquement d’en haut ».

Si nous adoptons cette terminologie léniniste qui a l’avantage de récupérer le Marx de La Guerre civile en France, nous constatons que Lénine condamne le centralisme venu d’en haut et lui oppose un « centralisme » qui ne supprime pas le pouvoir central mais qui n’a rien de commun avec le « centralisme bourgeois, militaire, bureaucratique ». Nous sommes ici en pleine utopie : le prolétariat ne peut exercer sa dictature que par l’intermédiaire d’organismes spécialisés (police, armée, bureaucratie) qui sont l’émanation de l’avant-garde, c’est-à-dire du parti privilégié, c’est-à-dire du noyau dirigeant. Ce « pouvoir central », par le fait même que la dictature le rend absolu, ne peut plus – et ne veut plus – obéir aux suggestions de la « base ». Et le centralisme démocratique, qu’il soit le principe directeur du parti ou du nouvel Etat, va fonctionner de la manière suivante : la volonté du pouvoir central est transmise aux organisations de base en passant par les échelons successifs du parti ou de l’Etat, et ces dernières renvoient, comme un écho fidèle, au sommet ce qu’on appelle sans ironie leur libre volonté. Oh ! dans cette seconde phase de l’opération, tout semble fonctionner démocratiquement : une cascade de congrès aboutit à un congrès suprême où le filtrage des délégués, la condamnation des oppositions aux divers échelons conduisent à ce monolithisme idéologique et à ces unanimités impressionnantes qui sont l’orgueil du centralisme démocratique.

Il n’a pas fallu longtemps pour démontrer que toute la partie de L’Etat et la révolution concernant la Commune n’était que louange intéressée et vulgaire imposture. La vraie pensée de Lénine – et celle de tous ses successeurs et disciples – c’était bien celle de 1905 : « La Commune fut un gouvernement comme ne doit pas être le nôtre. » En janvier 1918, Lénine continuait son travail de séduction à l’égard des anarchistes en se félicitant au IIIe congrès des soviets « de voir les idées anarchistes prendre enfin des contours vivants ». Trois mois plus tard commençaient les arrestations des anarchistes et l’ensemble des mesures policières qui allaient assurer la domination d’un parti unique exerçant la dictature du prolétariat… sur le prolétariat. Lénine affirmait avec force l’incompétence des ouvriers, l’obligation d’« obéir sans réserve à la volonté unique des dirigeants du travail », et pour les entreprises la nécessité « de la soumission de la volonté des milliers à celle d’un seul ». Le centralisme démocratique montrait son vrai visage et s’identifiait au centralisme militaire et bureaucratique condamné dans L’Etat et la révolution. On peut voir que très rapidement le marxisme-léninisme au pouvoir prit le contre-pied des mesures adoptées par la Commune de Paris, s’appuyant sur une armée puissante, une police d’Etat, une bureaucratie privilégiée bien loin d’être payée à un salaire d’ouvrier. Non seulement l’Etat prolétarien ne dépérissait pas, mais il se renforçait de jour en jour et les soviets tombés aux mains du parti unique n’étaient plus qu’un trompe-l’œil dérisoire. Certes, Staline dépassa les bornes de l’horreur, mais dès 1918 la dictature s’affirmait avec son cortège de crimes, défi cynique à tout ce que Marx, Engels et Lénine avaient écrit sur la Commune. « Le prolétariat, disait Engels, devra, comme l’a fait la Commune, supprimer, immédiatement, dans la mesure du possible, les pires côtés de l’Etat. » Autant en emporte le vent !

Dans un monde prétendument socialiste, où l’on répète inlassablement les formules rituelles du marxisme revu par Lénine, la Commune sert d’alibi. Il manquait aux fédérés de 1871 une suprême insulte : servir à la propagande d’un régime de police, de camps de concentration, de tueurs professionnels et d’hôpitaux psychiatriques pour non-conformistes. Et si une partie de la classe ouvrière se révolte, prenant au sérieux ces enseignements de la Commune et ce gouvernement du peuple par le peuple tant vanté par Marx et Lénine, on lui répond par le massacre et l’Etat prolétarien transitoire défend ses privilèges comme le firent les Versaillais. Peut-on oublier que l’écrasement final de la Commune de Cronstadt eut lieu le 18 mars 1921, pour le cinquantenaire de la Commune de Paris ?

Si le souvenir de la Commune est resté après un siècle si vivant dans l’âme populaire, c’est qu’elle offre l’exemple d’un socialisme véritable fondé sur la liberté et l’égalité. Quand on souffre de l’oppression, quand on est victime des faux apôtres et du mensonge triomphant, et asservi par les doctrines qui devaient libérer, on se tourne vers la Commune de Paris, que ce soit à Cronstadt en 1921 ou en Chine, dans le Hunan, en 1967. Les anarchistes n’ont jamais voulu accaparer les morts ni annexer la Commune, mais ils se refusent à laisser dénaturer son enseignement et ils croient, comme les fédérés, que le progrès social ne peut se faire que par le peuple lui-même : « Autrement on aboutirait à la reconstitution de l’Etat, des privilèges, des inégalités, de toutes les oppressions de l’Etat, et on arriverait, par une voie détournée mais logique, au rétablissement de l’esclavage politique, social, économique des masses populaires » (Bakounine).

J. B.

Nota : Je dois quelques citations de Lénine à une étude, Classe et parti, de K. Papaioannou (revue Contrat social, juillet-août 1963). Enfin, le lecteur se procurera facilement en librairie La Guerre civile en France, Que faire ?, L’Etat et la Révolution, ouvrages dont l’étude est fort instructive.
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