Les permanents syndicaux en questionhttp://groupemartiguesfederationanarchiste.wordpress.com/2012/11/22/les-permanents-syndicaux-en-question/#more-10Suite à son dernier congrès de novembre 2012, une scission s’est opérée au sein de la CNT dites des Vignoles. Le communiqué indique que :
Les syndicats de la CNT ont réaffirmé, à une très large majorité, leur détermination autogestionnaire par le biais de modifications statutaires incluant le refus des permanents syndicaux, déchargés ou salariés.
Le 19 novembre 2012, on apprend par le biais d’une Adresse aux militants et aux sympathisants de la CNT qu’un certain nombre de syndicats, de structures et de militants de la CNT décidaient de refonder leur organisation sous le nom de CNT-Solidarité Ouvrière.
C’est à ma connaissance sur la question de l’existence au sein de la CNT-f de permanents syndicaux rémunérés en tant que tel que cette division s’est établie. La CNT-SO défendant l’expérience du syndicat CNT du nettoyage en région parisienne qui emploie un permanent juridique. Or une motion de 1996 refusait le principe des permanents : la pratique du syndicat du nettoyage en RP s’opposait à cette résolution. La CNT-f s’est déchirée sur cette question.
Il est important de préciser sur quoi se base cette scission car on a un peu de mal à y voir clair au-delà des traditionnelles invectives, accusations et attaques personnelles. Il y a bien une divergence de fond qui concerne à la fois l’usage de permanents rémunérés – pratique dont le syndicalisme français use et abuse – ainsi que la question de la lutte sur le plan juridique et la prégnance de plus en plus grande de celle-ci dans l’action syndicale – au dépend par exemple de l’action directe. C’est une vraie question.
Le groupe qui a scissionné a essayé de porter le débat hors de la Confédération en créant un site parallèle voire même une structure parallèle. Il y eut aussi cet article de Réné Berthier dans le Monde Libertaire. Ceux qui s’opposaient à la pratique des permanents ont semble-t-il essayé de garder la discussion en interne arguant que c’était à la CNT de régler seule ce problème par son fonctionnement statutaire. Cet argument est bien entendu parfaitement valable. Mais la question me semble importante. En débattre avec d’autres organisations libertaires ou syndicales y compris sur le plan international aurait peut-être permis d’approfondir la réflexion sur le sujet et aurait enrichi le débat pour tout le monde permettant d’éclairer la CNT dans ses décisions dans le respect total de son autonomie. Il ne me semble pas que le Combat syndicaliste se soit ouvert à ces questions en proposant des tribunes contradictoires. Il ne faut pas s’étonner dès lors que le débat se soit trop souvent cantonné à des invectives. Il fut un temps très lointain – la CGT à ses débuts par exemple - où le mouvement syndical ne craignait pas d’afficher ses divergences de positions à travers sa presse. C’est ainsi que le débat, la recherche d’informations, la réflexion et la pratique avançaient.
Bref. Voici quelques réflexions sur le sujet.
Un permanent, c’est quoi ?
Par permanent syndical, j’entends un salarié qui est rétribué par le syndicat, une entreprise, l’État, une collectivité locale ou tout autre employeur pour faire du syndicalisme sur l’essentiel de son temps de travail. À partir de quand devient-on un permanent syndical rémunéré en tant que tel ? Lorsque le volume horaire de travail syndical entériné statutairement devient conséquent ; un mi-temps syndical et a fortiori un plein temps. Les heures ou les journées qui seraient éventuellement accordées par le patron pour des réunions, assemblées générales, congrès, de la formation, de l’action ou de l’information syndicales ne rentrent pas à mon point de vue dans ce qui pose question. Certes dans ce cas, les syndicalistes sont rémunérés dans le temps d’action syndicale mais cela n’équivaut pas en terme horaire à un emploi. Au contraire, je pense que ces droits doivent être utilisés au maximum et de manière à les répartir de façon égalitaire entre les syndiqué-es. La question ne concerne pas bien entendu l’action qui consiste en elle-même à tenir une permanence syndicale. Elle ne concerne pas non plus la notion de représentation au sein d’une organisation syndicale qui est beaucoup plus vaste.
Pourquoi une confédération syndicale autogestionnaire aurait-elle besoin de permanent ?
Les syndicats autogestionnaires tels que la SAC en Suède ou bien la CGT en Espagne, dont les effectifs seraient de 20 000 à 30 000 adhérent-es pour l’une et de 60 000 pour l’autre, ont des permanents. Plus encore suite à la récente scission, la CNT-f ou la CNT-SO n’ont pas pour l’instant de tels effectifs. La question semble ainsi se poser : est-ce qu’un syndicat autogestionnaire comprendrait plus d’adhérents si il acceptait le concept de permanents syndicaux ? Ceux-ci à même de pouvoir effectuer un travail syndical dans des conditions plus confortables pourraient accroître l’efficacité de l’organisation et donc attirer les travailleurs qui seraient ainsi mieux défendus. De plus, le droit du travail étant devenu éminemment complexe, il ne peut plus être laissé à des amateurs. La nécessité d’avoir des permanent syndicaux s’imposerait aussi car l’action non salariée des camarades s’effectuant de manière gratuite conduirait à une sorte d’aliénation. Ou encore par ce qu’il vaut mieux avoir un permanent syndical qu’un avocat.
Ce dernier argument peut être rapidement déblayé. Avoir des permanents syndicaux n’empêche nullement de recourir à des avocats. Toutes les organisations syndicales de masse en France qui ont aujourd’hui pléthore de permanents font aussi inévitablement appel à des avocats. Dans une logique autogestionnaire, ne vaut-il donc pas mieux ne pas avoir de permanent et ponctuellement recourir à un avocat plutôt que de faire les deux ?
Concernant l’aliénation supposée de syndicalistes s’investissant bénévolement, nous touchons là, à la raison d’être du syndicat autogestionnaire. Un syndicat se réclamant de l’autogestion est un collectif dans lequel le pouvoir et la responsabilité sont partagés. Nul ne conteste que dans un syndicat chacun participe à sa façon et selon ses moyens. Certains plus que d’autres. Mais si un camarade s’investit au point de s’en sentir aliéné, il est de son devoir de le dire à ses camarades qui agiront de sorte à répartir les tâches et les mandats différemment, l’efficacité de la structure dût-elle en souffrir.
La question du droit et de la technique, fin et moyen dans le syndicalisme révolutionnaire
Sur la complexité du droit du travail, elle est indéniable. Mais celle-ci est le fruit d’un rapport de force qui n’a pas toujours été en défaveur des travailleurs. Ainsi l’arsenal juridique à disposition des salarié-es permet aujourd’hui de se défendre de bien meilleure manière qu’autrefois. La connaissance de ce droit est nécessaire, c’est là le rôle de la formation syndicale. Cette connaissance doit être partagée. Les moyens de communication à disposition aujourd’hui sont mille fois plus efficaces qu’auparavant. Il est possible de se documenter, de s’auto-former facilement : en utilisant internet ou bien en allant dans une bibliothèque. On peut se déplacer et échanger beaucoup plus rapidement que par le passé. Tout ceci va dans le sens d’un partage des connaissances juridiques et non d’un accaparement de celles-ci par des experts permanents.
Au-delà est-il nécessaire d’être juriste pour avoir la connaissance de sa condition d’exploité-e et les moyens de la combattre ? La technicisation de civilisation nous conduit à vivre dans un monde de moyens, sans plus aucun égard pour la fin. Un permanent rémunéré pour exercer un travail juridique dans un syndicat en est le véritable maître par ce qu’il entérine la façon dont fonctionne la domination de nos jours, sans rien proposer d’alternatif. Précisément par ce qu’aujourd’hui tout est technique, juridique et moyens. Or le syndicalisme révolutionnaire est porteur de moyens et de fins qui sont radicalement différents de ce que nous impose la civilisation capitaliste. Comment s’étonner de la passivité des individus, de leur atomisation ou des tentations fascistes, si plus aucune organisation ne défend une alternative au règne du marché et du droit de la bourgeoisie ?
Dans une perspective autogestionnaire et à l’inverse du droit bourgeois, les règles sont définies, appliquées et modifiables par tous. Les principes qui régissent la société devraient être connus de tous et non pas de quelques uns. De même d’ailleurs pour la technique : si celle-ci est conforme à nos buts alors tout le monde doit pouvoir se l’approprier. La juridiciarisation de la société est la résultante du libéralisme lequel ne définit la liberté que par ce qui « ne nuit pas à autrui ». Le libéralisme n’est pas capable de définir positivement et collectivement la liberté ni de dire ce que signifie « nuire à autrui » autrement que par la jurisprudence fruit d’un affrontement sans fin des rapports de force. Or la liberté commence avec autrui, personne n’est libre de façon atomisée, c’est là un des principes de base du syndicalisme et même de toute notion d’association. Personne n’est libre sans prendre une part active à sa propre liberté et à celle des autres.
Un syndicalisme sans permanent : une garantie de la pratique autogestionnaire
En ce sens, prétendre qu’accepter les permanents est un moyen de développer un syndicalisme autogestionnaire de masse n’est pas rationnel. Comment amener les travailleurs à s’autogérer dans des structures syndicales qui par avance ont renoncé à l’action directe en salariant des militants pour effectuer des tâches juridiques ou autres ? Comment inciter les adhérents à s’impliquer si tout est déjà fait par des spécialistes ? Comment ne pas voir dans une telle proposition l’ombre du discours dominant sur l’expertise ? Si les individus ne veulent pas s’impliquer collectivement c’est précisément par ce qu’on leur dit à longueur de journée que tout est complexe, qu’on ne peut pas faire grand-chose et que de toute en façon d’autres s’en occupent à leur place. Le tout à coup de statistiques, de pédagogie médiatique et d’images narcissiques encourageant à la passivité.
Or les individus ont un réel besoin de prendre une part active à leur vie, de ne plus en être spectateur. Le succès d’un concept tel que celui de l’interactivité en est par exemple le témoin. Mais bien sûr cette aspiration est récupérée par le consumérisme et l’idiotie capitaliste. Pourtant, comme on le voit à travers les récents exemples de Fralib et de SeaFrance, le mouvement des Indignés, de Occupy Wall Street ou les vagues de reprises en Argentine, l’aspiration autogestionnaire est toujours vivante et porteuse de solutions.
L’autogestion c’est le partage des tâches et la rotation des mandats. Si le nombre de militant-es est plus important, il y aura certainement plus de tâches et de mandats mais aussi plus de personnes pour les effectuer. Si la transmission des expériences fonctionne correctement, dans la solidarité, sans accaparement, sans permanent tout le monde peut mettre la main à la pâte.
Comment trouver le temps de se passer de permanent ?
Nous critiquons à juste titre la précarité, la flexibilité et le chômage de masse. Les statuts, les collectifs de travail ont été détruits au nom de la lutte contre le cloisonnement et la rigidité. Le salarié s’en est trouvé beaucoup moins protégé, soumis à une incertitude, à une insécurité grandissante. Ceci en contrepartie d’une illusion de liberté accrue : contrats à durée déterminée, intérim, auto-entreprenariat etc. Aujourd’hui, certains travailleurs préfèrent encore un CDD, de l’intérim, un contrat à temps partiel, une période d’inactivité plus ou moins choisie plutôt qu’un CDI à temps plein par ce qu’ils pensent à tort ou à raison que ceci leur laissera une plus grande autonomie. Pour les personnes en CDI ou les fonctionnaires, la réduction du temps de travail, l’augmentation des congés payés ont dégagés du temps libre. Bref la flexibilité imposée par le patronat si elle a engendré une plus grande instabilité de la situation des travailleurs a toutefois dégagé des plages de temps. Car le salariat s’est raréfié. Or nous pouvons utiliser ce que nous impose notre adversaire.
Le problème des permanents est bien un problème de temps. Nous bénéficions de beaucoup plus de temps libre que nos ancêtres. Le fait que le capitalisme nous encourage à utiliser ce temps pour la consommation et autres loisirs abrutissants n’est pas une fatalité. En dépit de tout ce qu’on nous rabâche, nombreux sont encore ceux qui préfèrent perdre du confort pour gagner du sens. Le partage du temps de travail doit rester une revendication vivante. Par ce qu’une société autogérée est une société où les humains ont le temps de s’occuper de ce qui les concerne. Le capitalisme en morcelant et en raréfiant le salariat ouvre une petite brèche pour pouvoir nous occuper de ce qui nous préoccupe sans besoin de spécialistes rémunérés. Pourquoi s’en priver ?
Pourquoi refuser les permanents aujourd’hui ?
La remise en question des élites qui traverse notre société touche aussi le monde syndical. Pas mal de travailleurs en ont assez de ces syndicalistes bureaucrates que l’on ne voit jamais au boulot car soit disant trop occupés par le travail juridique, le paritarisme ou la négociation avec les patrons quand ce n’est pas par la gestion de CE qui sont parfois de véritables entreprises. Comment alors défendre les collègues si soi-même on ne partage par leurs sorts, leurs conditions de travail ? Le permanent devient inévitablement membre d’une élite quand il ne devient pas carrément un familier des dirigeants. Comment défendre les camarades contre le patron si le syndicat est considéré comme un service à part entière de l’entreprise en bénéficiant de ses moyens ? Comment avoir pour but la révolution, si le syndicat n’est plus qu’une courroie de transmission du patron ? Comment enfin prétendre combattre les patrons lorsque le syndicat est un patron lui-même employant des salariés ?
Je ne doute pas que beaucoup de permanents font leur travail et ne comptent pas leurs heures, que pas mal sont parfaitement honnêtes et prêts à rendre des comptes. Mais la France est le pays d’Europe qui compte le plus grand nombre de permanents syndicaux par rapport au nombre de syndiqué-es. Ceci n’explique-t-il pas cela ? La professionnalisation entraîne une dépossession de l’action et empêche l’implication de la base. Certes dans certains pays la syndicalisation est quasi-obligatoire et en France les travailleurs sont capables de se mobiliser massivement et périodiquement sur des enjeux nationaux. Mais l’échec de certains de ces mouvements comme celui des retraites en 2010 ne s’explique-t-il pas en partie par la bureaucratisation et la sclérose des appareils confédéraux ? C’est-à-dire par l’importance de ces militants permanents déconnectés des réalités de ceux qu’ils sont censés défendre ?
La part des cotisations dans le financement des syndicats français étant minoritaire, leur autonomie vis-à-vis de l’État ou des patrons en devient douteuse. Un syndicat autogéré dont la trésorerie est basée principalement sur les cotisations perdrait son indépendance financière si il recourait aux permanents qu’il faudrait nécessairement payer. Faut-il devenir bureaucratique avant même d’être devenu de masse ?
La question du syndicalisme dit « de masse » ou « de service »
L’autogestion est efficace si le savoir, les tâches et les mandats sont répartis et qu’ils tournent. C’est à cela qu’on mesure l’efficacité de l’autogestion. Dans un sens révolutionnaire avoir fait 540 cartes pour un seul syndicat n’est pas un but en soi. D’un point de vue comptable et juridique, c’est sans doute efficace. Mais ce point de vue là est celui de notre ennemi pas celui d’un syndicalisme révolutionnaire. L’important est que ces 540 adhérent-es soient impliqué-es dans l’autogestion et qu’ils/elles soient à même ensuite de défendre leurs camarades. Chose qui semble difficilement réalisable si un permanent rémunéré s’occupe de tout sans rien transmettre. Le développement d’un syndicat autogestionnaire est une chose primordiale mais cela doit-il se faire au prix du sacrifice même de l’autogestion ?
La question du permanent notamment juridique implique celle du syndicalisme de service. C’est-à-dire qu’un travailleur en difficulté avec son employeur vient voir le syndicat pour qu’il assure sa défense au plan juridique. Dans cette démarche, la notion même d’action directe qui est à la base du syndicalisme révolutionnaire semble mise de côté. Le permanent joue le rôle de conseiller juridique voire remplit le rôle d’un avocat. Ce n’est pas le salarié qui se défend lui-même. C’est le permanent qui lui rend ce service et c’est pour cela qu’il est payé. L’implication du salarié dans l’action est très limitée : il paie peut-être son timbre de cotisations et il fait l’objet d’un accompagnement. L’action juridique est importante mais en se focalisant trop sur celle-ci, le syndicat ne tend-il pas à faire du travail social ou de l’humanitaire plus que du syndicalisme ? Le but émancipateur du syndicalisme n’est-il pas marginalisé au profit d’une assistance ?
On le voit la question est très complexe et si je prend parti ici je me garderai bien de toutes certitudes sur le sujet, de tout dogmatisme et encore moins de donner des leçons. La FA pour sa librairie Publico a me semble-t-il recours à un ou des salariés. Bien que la FA ne soit pas un syndicat, la problématique est voisine. Mais lorsque la tâche devient trop importante pour être assurée par des bénévoles, on pourrait très bien imaginer d’avoir recours à des coopératives ou SCOP qui fonctionneraient au plus près des principes autogestionnaires. Au-delà il existe des solutions économiques de moyen terme plus globales qui restent à discuter – notamment par rapport à l’objectif historique d’abolition du salariat – comme le salaire universel que défend Bernard Friot dans son livre L’Enjeu du salaire.
Alexis.