Le Mouvement Anarchiste en Mai 68

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Le Mouvement Anarchiste en Mai 68

Messagede vroum le Dim 5 Oct 2008 23:49

Le Mouvement Anarchiste en Mai 68

Par Léo

in L'Encre Noire # 1 avril 2008, « Journal libertaire de Caen et d'ailleurs... »

Article réalisé notamment grâce aux archives de la F.A. Rouen et à celles de Gérard de la C.N.T.14. Merci à eux…

A la veille des événements de Mai 68, le mouvement libertaire apparaît divisé. La Fédération Anarchiste s’est séparé de nom-breux militants, notamment parmi les jeunes, suite à l’expul-sion des groupes et individus proches du situationnisme aucongrès de Bordeaux de mai 1967. D’autres groupes quit-tent la F.A., critiquant sa rigidité idéologique, et son manque d’activisme.

Cette remise en cause de l’anarchisme traditionnel s’était déve-oppé au cours des années 50, surla question de l’Algérie entre autres, puiss’est prolongée dans les années 60, notamment suite à la création de l’U.G.A.C. (Union des Groupes Anarchistes Communistes),d’abord tendance de la F.A. en 1960, puis autonome en 1964. L’U.G.A.C. souhaite l’unité avec d’autres révolutionnaires, prend en compte les luttes de libération nationales… De plus, la tendance O.R.A. (Organisation Révolutionnaire Anarchiste), créée en 1967 et d’orientation plateformiste, tend à s’émanciper de plus en plus de la F.A., préfigurant la scission définitive de 1970. Des individus ayant choisi l’ouverture idéologique et le débat sont regroupés autour de Noir et Rouge, à la fois groupe et revue thé-orique, qui jouera un rôle important lors des événements, et dont on retrouvera l’influence dans le Mouvement du 22 Mars. Ce groupe-revue est d’ailleurs proche d’autres groupes spécifiquement étudiants, comme la L.E.A. (Liaison desEtudiants Anarchistes), active à la facultéde Nanterre ou le C.L.J.A. (Comité de Liaisondes Jeunes Anarchistes). Les J.A.C. (Jeunesses Anarchistes Communistes), dissidents de la FA crées en 1967, sont actives dans les lycées parisiens et partiiperont aux Comités d’Actions Lycéens (C.A.L.).D’autres organisations anarchistes exis-tent, mais au vu de leur caractère grou-pusculaire ou de leur faible activité politi-que, nous n’en tiendrons pas compte ici. On peut citer toutefois l’A.O.A. (Alliance Ouvrière Anarchiste), qui connaîtra plustard une dérive d’extrême-droite, ou encore l’U.F.A. (Union Fédérale Anarchiste). L’U.G.A.C. publie à partir de 1968 Tribune Anarchiste Communiste (T.A.C.) et restera connue sous ce nom. La C.N.T. quant à elle est alors réduite à une poignée de militants. «La C.N.T. n’est donc plus une centrale syndicale, mais un groupe de quelques militants qui restent fidèles à une certaine pureté anarcho-syndicaliste. Ainsi, à la veille de Mai 68, la C.N.T. est complètement résiduelle et, condamnée àrester dans l’expectative, elle ne peut évi-demment pas peser sur les événements.» (1)… Il ne s’agit ici que d’un aperçu du mouvement anarchiste en 68, vu surtout à traversle prisme des organisations officielles. Elle ne tient pas compte des nombreux in-dividus se réclamant de l’anarchisme, mais n’adhérant pas à un groupe, ni de la multitude de petits groupes «autonomes», plus ou moins éphémères, mais non moins actifs. La Fédération Anarchiste en 1968 : une unité impossible.

Fidélité à l’anarchisme ou conservatisme idéologique ?

Entre 1960 et 1968, la F.A. avait connu divers bouleversements, qui expliquent enpartie sa rigidité idéologique, ou plutôt sa fidélité à l’anarchisme traditionnel, et notamment à la synthèse de Sébastien Faure. Elle vit dans le souvenir de “l’affaire Fontenis” (2) , et semble craindre en perma-nence un complot marxiste et un noyautage de l’organisation. La figure emblématique de la Fédération Anarchiste reste Maurice Joyeux, du groupe Louise Michel, représentant d’un anarchisme ouvrier très antimarxiste. Ainsi, en 1964, suite au congrès de Paris, l’U.G.A.C., tendance communiste libertaire organisée au sein de la FA, doit quitter celle-ci, une partie du congrès la jugeant “fraction de type léniniste”. Le problème vient en fait des jeunes qui adhèrent à la FA, dont la culture politique s’est forgée autour de la question d’Algérie,ou encore de la révolution cubaine : «Lesévénements d’Algérie d’abord, de Cuba ensuite, vont rabattre chez nous une jeunesse turbulente dont nos éternels marxistes libertaires vont se servir pour reprendre le vieux rêve des politiciens : transformer notre mouvement en un parti politique marxiste de préférence, simplement agrémenté de cette morale libertaire qui fait bien dans les salons.» (3).

Le Mouvement Anarchiste en Mai 68

Concernant la révolution cubaine, la F.A. a adopté au congrès de 1965 une motion en faveur du Mouvement Libertaire Cubain en Exil, critiquant ainsi ouvertement le régime castriste, qui alors était une référence pour toute l’extrême-gauche française, jusque dans les rangs libertaires, parfois même chez les communistes libertaires de la F.A. On peut lire dans Le Monde Libertaire, dans un article signé «La rédaction» (en fait M. Joyeux) : « Fidel Castro n’a pas caché son intention d’en finir avec les méthodes libérales, voire libertaires ! Non plus d’ailleurs que son admiration pour Lénine. Tout cela suppose la création rapide d’un parti uniquedoté d’un appareilunique, d’une presse unique sous le contrôle de l’État. Apartir de là, les es-poirs mis dans la révolution cubaine auront vécus […] » (4).Position clairvoyante mais peu courante pour l’époque,tant le prestige d’un Castro ou, encore plus, d’un Guevara, est immense. La dérive de la révolution anticoloniale en Algérie conforte la FA dans la position qu’elle tenait lors du conflit : celle d’une méfiance vis-à-vis des luttes de libération nationale, refusant alors le soutien au F.L.N., lui préférant le concept de «défaitisme révolutionnaire» (5). Certains jeunes adhérents découvrent les théories marxistes critiques, comme le conseillisme, la revue «Socialisme ou Barbarie» (6) ou, plus tard, le situationnisme. Ces jeunes veulent apporter un souffle nouveau à la FA, en ajoutant à l’anarchisme traditionnel des apports issus de penseurs marxistes dont les idées peuvent leur paraître libertaires, mais aussi aborder des thèmes sous-estimés comme la liberté sexuelle, le féminisme, les problèmes du monde étudiant…M. Joyeux résume ainsi la situation : «Nous sommes aujourd’hui un certain nombre de vieux militants d’une part, un certain nombre de jeunes gens qui viennent au mouvement libertaire d’autre part, avec ce fossé creusé par l’absence d’une génération intermédiaire. Il va fal-loir qu’on se comprenne.».

Le choc situationniste

La diffusion d’une nouvelle théorie politique dans les milieux libertaires, le situationnisme, va entraîner à nouveau un très vif débat au sein de la Fédération. Décembre 1966 marque l’arrivée sur la scène politique française de l’Internationale Situationniste (7). Au départ mouvement assez confidentiel issu des milieux intellectuelset artistiques, se réclamant entre autres du surréalisme, ce courant prône un mélange de conseillisme, modernisée par la critique de la société duspectacle (titre du célèbre ouvrage de Guy Debord), et la condamnation des structures révolutionnaires traditionnelles. Elle fait irruption dansles milieux étudiants à Strasbourg en prenant la tête de l’association locale des étudiants, section de l’UNEF, en profitant pour la dissoudre. C’est à ce moment qu’est publiée la célèbre brochure «De la misère en milieu étudiant», pamphlet qui n’épargne aucun groupe révolutionnaire, pas même les anarchistes : «Quant aux divers groupuscules “anarchistes”, ensemble prisonniers de cette appellation, ils ne possèdent rien d’autre que cette idéologie réduite à une simple étiquette. L’incroyable “Monde Libertaire”, évidemment rédigé par des étudiants, atteint le degré le plus fantastique de la confusion et de la bêtise. Ces gens-là tolèrent effectivement tout, puis-qu’ils se tolèrent les uns les autres.». Maurice Joyeux y répond par un article virulent, qu’il peine à faire passer auprès du comité de rédaction du Monde Libertaire, tant le ton employé est acerbe :«Les gesticulations verbales des situationnistes ne tirent pas à conséquenceet nous pouvons rassurer le lecteur, nousles retrouverons dans quelques années, le casier judiciaire vierge, les fesses charnues, le compte en banque confortable […] De toute manière, l’ultra-gauchisme reste le tremplin idéal pour les «Marie-Louise» de la bourgeoisie occupées à jeter leur gourme.» Au même moment paraît dans Le Monde Libertaire un article signé Guy Antoine, «Qu’est-ce que le situationnisme ?». Or ce dernier fait partie du comité de lecture du Monde Libertaire. « Parmi nous ce fut la stupeur. Voilà des zigotos auxquels nous avions offert une page de notre journal pour exposer leur point de vue et qui, sans aucune analyse de nos propositions, nous traînaient dans la boue.» (8). On s’interroge alors sur un éventuel complot situationniste. Pourtant, il semblerait qu’aucun membre de l’Internationale Situationniste n’était alors à la F.A., on y trouvait tout au plus des sympathisants, dans les jeunes adhérents. Concernant l’éventuelle noyau-tage de la F.A., M. Joyeux avoue lui-même : « Ils n’en avaient ni les moyens, ni l’envergure, ni même l’idée au départ». Maurice Laisant, alors secrétaire général de la Fédération et aussi de l’AEDPR (Association Pour l’Etude et la Diffusion des Philosophies Rationalistes, qui sert de structure juridique à la F.A.), dissout le comité de lecture. Le nouveau comité est alorsconstitué presque uniquement de membres du groupe Louise Michel. Cette décision, jugée autoritaire, fera polémique. Joyeux interprète ainsi les événements : «La situation s’aggrava encore lorsque Laisant […] évacua quelques-uns de ces foutriquets du comité de presse de notre journal où ils étaient parvenus à s’introduire. Pour ma part je nettoyais le siège de notre mouvement de ces “étudiants” qui n’avaient rien à faire et qui passait leur après-midi à dire du mal de la fédération et de ses militants à tout ceux qui venaient prendre contact avec l’anarchie.» (9). Le congrès de Bordeaux, entre le 13 et le 15 mai1967, sera décisif. Roland Biard y distingue quatre tendances :
«1- Une tendance, qualifiée de “pro-situationniste”, décidé à rompre (2 groupes). Ce qu’elle fit d’ailleurs dès l’ouverture du Congrès ; après avoir dénoncé la sclérose du mouvement.
2- Une tendance qui engagera la bataille pour l’abrogation des pouvoirs de l’Association (une centaine de militants).
3- Une tendance à la fois hostile aux deux premières et aux “chefs historiques”, qui n’interviendra pas dans le Congrès mais se constituera en tendance peu après, pour former, par la suite, l’O.R.A.
4- Enfin la “majorité” regroupée pour la circonstance autour de Maurice Joyeux et de Maurice Laisant. Fermement décidée à contrôler la F.A., cette tendance alla jusqu’à menacer de faire scission… en gardant Le Monde Libertaire et les locaux.» (10).
Finalement, le congrès de Bordeaux voit le départ d’une douzaine de groupe. Les militants s’éparpilleront dans divers autres groupes anarchisants, comme Noir et Rouge, I.C.O. (Informations Correspondances Ouvrières), ou, plus tard, le Mouvement du 22 mars (notamment J.P. Duteuil). Alors qu’elle était passée de 47 groupes (dont 2 en formation) en 1966 à 67 groupes (dont 23 en formation) au congrès de Bordeaux en mai 1967, elle revient, suite à ce tumultueux congrès, à 47 groupes et 10 “liaisons”. Toutefois, il faut relativiser ces chiffres, car comme le fait remarquer Jean Maitron, «il convient de distinguer parmi les groupes ceux qui fonctionnent, cotisent, et ceux qui n’existent que “sur le papier” (11) ». Suite à ces événements, M. Joyeux écrira une brochure intitulée L’Hydre de Lerne, la maladie infantile de l’anarchisme, véritable réquisitoire antimarxiste, où il dénonce tous les complots, réels ou supposés, ayant touché la FA depuis 1953.

L’O.R.A., ou la plateforme dans la synthèse

A l’origine de cette tendance de la FA, on trouve Maurice Fayolle. Celui-ci, entre 1960 et 1967, intervient lors de chaque congrès pour pousser à la radicalisation de l’organisation. Dès 1960, au congrès de Trélazé, il évoque la création d’une nouvelle organisation : «Comment peut se définir une organisation révolutionnaire ? Premier point : ne peuvent se rassembler dans une organisation que ceux qui acceptent le principe même de l’organisation, sans aucune restriction. Deuxième point : ne peuvent se rassembler dans uneorganisation anarchiste que ceux qui sontdécidés à oeuvrer pour une transformation des structures sociales actuelles orientées vers des finalités libertaires.Troisième point : ne peuvent se rassembler dans une organisation anarchiste que ceux qui, selon un propos de Bontemps, dès le départ «refusent de se considérer comme des minoritaires de propos délibérés».[…] Donc, ORGANISATION, parce que tout mouvement exige des structures organisationnelles ; ANARCHISTE, parceque le but est l’édification d’une société libertaire ; REVOLUTIONNAIRE, parce que c’est ainsi que se nomme, dans le dictionnaire, «un changement dans l’ordredes choses du monde, quels que soient les moyens employés» (12). S’en suit un exposé sur la nécessité de la violence révolutionnaire, à laquelle s’opposent les non-violents, puis sur l’organisation interne de la future structure. Fayolle critique ici les humanistes et les pacifistes, représentants du courant individualiste dans la synthèse. C’est bel et bien la vieille synthèse de Faure qu’il remet en cause, en prônant une plateforme organisationnelle, sur le modèle de celle des anarchistes russes (Archinov). On retrouve là un vieux débat d’avant guerre. Il faudra attendre 1967 pour voir réellement se constituer cette tendance O.R.A. : elle sera issue de la rencontre entre Fayolle et un certains nombre de groupes critiques dans la F.A., principalement composés de jeunes. Un groupe de jeunes publie une déclaration en septembre 1967 dans laquelle il déclare rompre avec la J.A.C. (Jeunesse Anarchiste-Communiste), créé récemment par des dissidents de la F.A. Elle s’allie avec le groupe Juillet de Paris, le groupe de Lille et le groupe du 18è pour former les J.R.A. (Jeunes Révolutionnaire Anarchistes). Les J.R.A. seront parmi les membres fondateurs de l’O.R.A.. Une assemblée de groupes et individus en accord avec la création d’une organisation réellement révolutionnaire est organisée en octobre 1967, suite au congrès mouvementé de Bordeaux : Fayolle y propose la création d’une O.R.A., mais aucune décision n’est prise. Les groupes parisiens présents décident toutefois de se fédérer en une «région Paris-banlieue sud». En décembre, le groupe Albert Camus (14è et 6è arrondissement) publie une motion demandant que la F.A. se transforme en une“confédération de tendances”. En janvier 1968 parait le premier numéro de L’Organisation Libertaire. On y trouve en introduction un texte de Michel Cavallier, qui précise : «Nous préparons le terrain pour une future O.R.A. […] Ce mouvement sera partie intégrante de la F.A., bien qu’autonome, ou en dehors, ou alors sera la F.A., selon les structures que cette dernière se donnera lors du prochain congrès». Guy Malouvier, alors secrétaire aux relations internationales, reprend cette analyse dans un “Plaidoyer pour une confédération des anarchistes de France” : «Ces crises périodiques sont dues, en partie, à un malaise profond, réel, que ressentent presque uniquement les socialistes libertaires, la sensation de s’être fourvoyés au milieu d’humanistes, respectables certes, mais dépourvus de toute dynamique révolutionnaire, qui opposent victorieusement leurs théories pacifico-évolutionistes et individualistes aux conceptions des révolutionnaires anarchistes» (13). On retrouve ici l’opinion que Fayolle n’a cessé d’exprimer au cours des années 60. Lors d’une réunion clandestine de militants O.R.A., il est décidé de s’emparer de la FA lors du prochain congrès, ce qui échouera : l’O.R.A. deviendra une organisation autonome en 1970.

En marge des organisations officielles, Noir et Rouge : le «groupe non-groupe»

C’est à l’origine le nom de la revue anarchiste publiée par les G.A.A.R. (Groupes Anarchistes d’Action Révolutionnaire (14)). Les G.A.A.R. scissionnent en 1961, 7 groupes ayant rejoint la Fédération Anarchiste au congrès de Montluçon pour former l’U.G.A.C.. (Union des Groupes Anarchistes Communistes), avec d’autres groupes de la F.A. Une autre partie maintient la revue Noir et Rouge, se destinant plus à la réflexion qu’à l’action, «sans aucune ambition de représentativité ni de regroupement organisationnel (15)». En plus de la revue, le groupe publie des brochures ronéotées ou imprimées. « De 1960 à 1967, Noir et Rouge publie une série de textes remettant en cause certaines positions anarchistes traditionnelles (ce sera notamment le cas en ce qui concerne la Franc-maçonnerie, l’individualisme) et s’efforce d’amener une réflexion systématique sur la pensée anarchiste. A partir de 1965, Noir et Rouge consacre plusieurs numéros à l’autogestion, notamment à travers les collectivités, en Espagne, en Yougoslavie, en Algérie… (16) ». La revue critique l’orientation synthésiste de la F.A., développant la théorie selon laquelle l’indi-vidualisme scléroserait le mouvement libertaire. «Si la tendance elle-même n’est pas remise en cause, c’est plutôt l’esprit qui en découle qui est considéré comme néfaste et responsable en partie d’une confusion chez les militants (17)».

La critique de la Franc-maçonnerie est aussi une critique indirecte de la Fédération Anarchiste, qui compte quelques francs-maçons en son sein. Noir et Rouge fera des conférences communes avec l’U.G.A.C. Au départ très confidentielle, l’audience de la revue augmente defaçon spectaculaire. Ainsi, le tirage dela revue passe de quelques dizainesau début, alors qu’elle est encore l’or-gane des G.A.A.R., à plusieurs milliersen 1968 (3 500 après Mai 68. Au milieu des années 60, le groupe-revue s’accroît grâce à l’arrivée de jeunes, surtout étudiants. C’est dans ce milieu étudiant qu’il a la plus grande influence. Il participe au C.L.J.A. (Comité de Liaison des Jeunes Anarchistes) et aussi à la L.E.A. (Liaison des Etudiants Anarchistes). Suite au congrès de Bordeaux de la Fédération Anarchiste, plusieurs dizaines de militants rejoignent le groupe. Il avait été particulièrement pris pour cible lors du congrès, du fait des critiques récurrentes de la revue vis-à-vis de la FA. De plus, le groupe juge que la FA est en phase de bureaucratisation, du fait du trop grand pouvoir de l’A.E.D.P.R., et la compare à l’O.P.B. des années 50 (voir note 2), ce qui est l’avis d’une partie des congressistes, qui rejoindront Noir et Rouge. Ce nouvel apport de militants va l’orienter à partir de décembre 1967 vers le concept de “groupe non-groupe”, et va permettre à Noir et Rouge de se tourner vers une activité plus militante, en plus de son travail théorique. Il pourra dès lors “jouer le rôle d’un pôle de recherches et d’agitation”. La revue est alors parfaitement en phase avec les préoccupations des jeunes militants : «le nouvel apport se ressent aussi dans les nouveaux articles où des discussions sont établies sur la question vietnamienne ou sur la situation universitaire en France (18)».

Le C.L.J.A., la LEA et le Mouvement du 22 Mars

Le C.L.J.A. (Comité de Liaison des Jeunes Anarchistes) est créé en 1965 à l’initiative de militants de l’U.G.A.C., des Jeunes Libertaires19 , de la F.A., de la F.I.J.L. (Fédération Ibérique des Jeunes Libertaires) (20) , de Noir et Rouge et d’autres groupes autonomes. «Ce comité, qui ne vise nullement à se substituer aux organisations de jeunes déjà existantes, se propose de raffermir les contacts entre tous les jeunes anarchistes, en maintenant une liaison permanente et des échanges effectifs. A travers ce comité peuvent également être envisagées des actions concertées sur les problèmes qui nous intéressent tous. (21)». Le comité prend l’initiative d’organiser à Paris une rencontre européenne des jeunes anarchistes où seront présents 29 groupes de six nationalités (France, Belgique, Espagne, Angleterre, Pays-Bas, Italie et Suède) . On trouve à l’ordre du jour : les jeunes et la dépolitisation en Europe ; les mouvements in-surrectionnels dans le Tiers Monde ; la lutte antifranquiste, l’électoralisme, le syndicalisme, l’organisation ; le Viet-nam. On y parla longuement du mouvement “Provo” hollandais, mouvement très en vogue dont la pensée s’affirme lors de “provocations spectaculaires contre l’aliénation culturelle et l’aliénation des loisirs”, pour “obliger les autorités à se montrer sous leur véritable aspect, c’est-à-dire oppresseur (22)”. Il inspira fortement les situationnistes français, et plus largement la jeunesse révolutionnaire des universités. Daniel Cohn-Bendit et Jean-Pierre Duteuil y feront des interventions, notamment sur le phénomène “Yéyé”, qui est selon eux un paravent mis en place par la société du spectacle pour dépolitiser la jeunesse, et aussi en critiquant radicalement les organisations réformistes, partis et syndicats. «On pourrait ainsi multiplier les exemples et montrer com-bien ce courant anarchiste contrairement aux autres mouvements – anarchistes ou non – a “senti” Mai 68 (23)». Toutefois, le comité se refuse à être une organisation, et la Conférence ne veut pas prendre de posi-tions officielles. Des coordinations autour de thème précis (Vietnam, sexualité, gestion directe…) sont malgré tout créées, mais auront une existence éphémère. Créée en 1964 en même temps que le C.L.J.A., la L.E.A. (Liaison des Etudiants Anarchistes) n’a d’activité politique réelle qu’à partir de 1966. Elle apparaît en décembre 1965 à l’université de Nanterre en publiant une brochure qui rencontrera un certain succès : «Positions sur l’enseignement et le syndicalisme». Outre des revendications classiques sur les besoins en locaux, en professeurs, on y trouve aussi une critique de fond, d’orientation libertaire, de l’Education Nationale : « On voit donc que, loin de vouloir répondre à des soucis d’humanisme ou de culture, la classe dirigeante qui organise l’éducation nationale ne vise en fait qu’à renforcer les positions des monopoles sur le marché du travail.» ;« Par exemple, l’enseignement de l’histoire décrit celle-ci au niveau bureaucratique et abstrait des couches dirigeantes (explication des guerres par les seules ruptures diplomatiques).» ; « l’évaluation scolaire présentée aux élèves comme fin de l’enseignement les éduque dans un état d’esprit arriviste et de compétition qui prépare l’acceptation de la concurrence capitaliste. (24)». S’en suivent une critique du syndicalisme réformiste étudiant et enseignant, et la proposition de création d’une tendance révolutionnaire : la T.S.F.R. (Tendance Syndicale Révolutionnaire Fédéraliste). Début 1967, elle présente une liste aux élections de l’U.N.E.F. en philosophie / sociologie / psychologie et sera élue, grâce à l’absence d’une partie du bureau. Elle s’inspire notamment des Provos hollandais et des situationnistes : «Les Provos hollandais nous ont montré UN des moyens de créer ce type de situation qui aggrave les conflits, libère les énergies, montre à chacun son vrai rôle. Nous pouvons nous en inspirer ou, mieux, trouver des moyens encore plus adaptés à notre situation. - Dénonciation et provocation systématiques de toute forme de répression : atteinte aux libertés individuelles, politiques, syndicales, culturelles. - Actions directes (et non dénonciations verbales, pétitions, etc.), susceptibles de produire des situations créatives : occupations du restau-U, du bâtiment des filles de la cité, et une foule d’autres actions auxquelles nous n’avons pas pensé mais que c’est aux étudiants eux-mêmes qu’il appartient de déterminer. (25) ». Elle signe d’ailleurs ses tracts “le bureau bidon de Philosocio-psycho” ou bien encore “G.E.F.” (Groupe des Etudiants Fantômes)”. La L.E.A. est en relation étroite, voir se confond, avec le Groupe Anarchiste de Nanterre, lui aussi issu du C.L.J.A.. Il a été au départ créé par J.P. Duteuil comme groupe de la F.A., mais deviens autonome suite à l’éviction des pro-situationnistes du comité de lecture du Monde Libertaire. Daniel Cohn-Bendit participera à ce groupe. On ne peut pas qualifier le Mouvement du 22 Mars (26) de spécifiquement anarchiste. Il est pourtant inspiré par le groupe-revue Noir et Rouge, et on trouve à sa création des membres de la L.E.A. ou du Groupe Anarchiste de Nanterre, comme J.P. Duteuil ou D. Cohn-Bendit. Mais diverses opinions coexistent dans ce groupe, puisque l’on y trouve aussi des membres des J.C.R. (Jeunesses Communistes Révolutionnaires, trotskystes), des maoïstes de l’U.J.C.M.L. (Union des Jeunesses Communistes Marxistes-Léninistes), et des militants sans étiquette définie. «Le 22 mars, c’est en son noyau la fusion du léninisme et de l’anarchisme, dans l’action révolutionnaire souple et ardente, qui refuse l’organisation d’un parti, mais accepte librement l’adhésion dans l’action de tous les courants révolutionnaires. Le 22 Mars, c’est une formule originale de front d’action avec le minimum d’organisation et en même temps le maximum d’intelligence stratégique et tactique. Le 22 Mars est révolutionnaire dans sa substance, et partout où il s’impose s’instaure un nouvel ordre, démocratie directe, élus révocables, un ordre soviétique […]. Le 22 Mars mime toute les révolutions passées, la guerre d’Espagne, la révolution culturelle, Octobre 17, la Commune de Paris, pour s’efforcer de vivre et faire vivre le socialisme des conseils. (27) ». Les propos de M. Joyeux traduisent bien la position des anarchistes “traditionnels” vis-à-vis du Mouvement : «Ils créeront le Mouvement du 22 Mars qui rassemblera des personnages se réclamant de l’anarchie, d’un certain anarchisme, et dont la caractéristique fut justement de n’être en rien anarchiste, ce qu’ils proclameront d’ailleurs après, lorsque cela devint moins “convenable” d’y prétendre. (28)».

L’intervention anarchiste lors des «Evénements»

A la veille de Mai 68, on peut finalement distinguer deux pôles dans le mouvement libertaire. D’un côté, une structure qui semble figée et imperméable aux courants marxisants, garante de la pureté idéologique de l’anarchisme historique, la Fédération Anarchiste, et de l’autre, plusieurs groupes, très souvent composés de jeunes, parfois issus des rangs de la F.A., l’ayant quitté suite aux polémiques des années précédentes. Ces derniers semble plus en phase avec les revendications politiques de la jeunesse et de ses combats d’alors, et s’est ouvert à d’autres courants, souvent d’inspiration marxiste, au prix parfois d’alliances “contre-nature”, comme par exemple au sein du Mouvement du 22 Mars, et de constructions idéologiques floues, privilégiant la spontanéité. Reste que c’est bel et bien ce courant qui a “senti venir” Mai 68, et qui, toutes proportions gardées, en est à l’origine.

Une révolte libertaire ?

De par bien des aspects, les événements de mai ont indéniablement un caractère libertaire. Des thèmes chers au mouvement anarchiste ressurgis-sent à l’occasion des événements de Mai : l’organisation à la base, la démocratie et l’action directe, l’autogestion, la liberté sexuelle… Les drapeaux noirs, ou noirs et rouges, concurrencent largement la nuée de drapeaux rouges lors des grandes manifestations. Pourtant, malgré ce que craignait alors la police et une bonne partie de la presse, de gauche comprise, on ne peut pas parler d’une présence massive des anarchistes, tout simplement du fait de leur faible nombre, qui ne leur permet pas une réelle emprise sur les événements. «La floraison de drapeaux noirs, sous lesquels se trouvaient souvent des têtes inconnues et aux idées parfois imprécises, a permis d’attribuer à notre mouvement une surface qu’il n’a pas dans la réalité. (29)». R. Biard fait une estimation des “effectifs” anarchistes en 1968 : «Noir et Rouge – groupes indépendants : 100 à 130 militants, répartis essentiellement à Paris et à Nanterre ; FA : 200 à 300 militants répartis sur toute la France (…) ; C.N.T. et Jeunesses Syndicalistes Révolutionnaires : une centaine au plus sur toute la France (chiffre ne comprenant pas les réfugiés politiques espagnols) ; U.G.A.C. : 30 à 40 militants, la plupart sur Paris ; Jeunesses Anarchistes Communistes : une centaine de lycéen mais sans coordination ; Groupes divers (autonomes) (30) : une dizaine regroupant au plus une centaine de militants.»

La présence massive de drapeaux noirs, notamment à la grande manifestation du 13 mai et au stade Charléty le 27 mai, est donc le fait de manifestants qui se reconnaissent dans ce symbole, sans toutefois adhérer à une organisation. Parmi eux, d’anciens militants anarchistes ou tout simplement des sympathisants. De plus, l’adoption du drapeau noir permet aussi de se démarquer des groupuscules gauchistes, qui tout au long des événements tenteront de grossir leurs rangs. «Le drapeau noir devient très rapidement, non plus l’emblème des anarchistes “historiques”, mais celui de tous ceux qui s’opposent aux prétentions avant-gardistes d’états majors jusque-là sans troupes, et fort désireux d’en avoir !(31)».

Mais le caractère très spontané des Journées de Mai fait qu’aucune organisation ne parvient à coller réellement à la réalité. Les divers groupes anarchistes n’ont pas le temps de rédiger des tracts, le manque de recul du fait de l’enchaînement rapide des événements rendant difficile la production écrite, celle-ci nécessitant en plus la réunion du groupe au préalable. Or, bien souvent, les militants sont pris par leur activisme politique, ce qui rend impossible la concertation. C’est ce qui explique que J. Maitron ne trouve à la Sorbonne occupée qu’un tract de l’O.R.A. et un du groupe Louise Michel de la F.A. (32) . Ce dernier tiendra d’ailleurs une table de presse durant l’occupation.

Notes :
1 Histoire de la C.N.T. française, première partie : de 1945 à 1995, brochure C.N.T.-AIT, p 37. A noter qu’il existe aussi en France une C.N.T. espagnole en exil.
2 George Fontenis avait créé une organisation secrète au sein de la F.A. en 1950, l‘O.P.B. (Organisation Pensée Bataille), qui permit à ses partisans de récupérer celle-ci, qui devient la F.C.L. (Fédération Communiste Libertaire). La F.C.L. se présenta aux législatives de janvier 1956, et disparut peu après.
3 M. JOYEUX Sous les plis du drapeau noir, souvenir d’un anarchiste , T2, ed. du Monde Libertaire, 1988, p 227
4 Ibid, p228
5 C’est-à-dire combattre pour mettre fin à la guerre, ce qui peut provoquer une situation révolutionnaire en métropole, et rejeter la phase bureaucratique qui s’installerait une fois l’Algérie débarrassée du colonialisme.
6 Groupe et revue du même nom, d’abord tendance du P.C;I. (trotskiste) en 1946, puis qui scissionne en 1948. Animé par des intellectuels comme Cornélius Castoriadis ou Claude Lefort (qui le quitte en 1959). La revue s’interrompt en 1964 et le groupe se disperse.
7 Issues de plusieurs groupes créateurs qui s’unifient en 1958 : Internationale Lettriste, Internationale des artistes expérimentaux, mouvement COBRA (Copenhague-Bruxelles-Amsterdam)…. Au départ contestation des formes artistiques existantes, l’I.S. et transpose son analyse à l’ensemble de la société, critiquant la séparation entre art et vie.
8 Ibid, p 243
9 M. JOYEUX Sous les plis du drapeau noir, souvenir d’un anarchiste, p244
10 R. BIARD Histoire du mouvement Anarchiste 1945-1975, Galilée, 1976, pp 144-145
11 J. MAITRON Le mouvement anarchiste en France, T2, de 1914 à nos jours, Maspero, 1975, p 132
12 R. BIARD Histoire du mouvement Anarchiste 1945-1975, pp 136-137
13 Bulletin intérieur n°72 de la F.A., mai 1968
14 Groupe communiste libertaire crée en novembre 1955 par des anciens de la Fédération Communiste Libertaire. Editent la revue Noir et Rouge à partir d’avril 1956. Les G.A.A.R. seront très actifs dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie.
15 Noir et Rouge n°28, 1964, cité par J. MAITRON Le mouvement anarchiste en France, T2, p 99
16 R. BIARD Dictionnaire de l’extrême-gauche de 1945 à nos jours, Belfond, 1978, pp 248-249
17 C. GUERIN Pensée et action des anarchistes en France : 1950-1970, mémoire de maîtrise, Lille 3,2000,p77
18 Ibid, p 80
19 organisation anarchiste indépendante issu des Auberges de Jeunesse, crée vers 1952.Le groupe qui participe au C.L.J.A. en 1965 semble être un des derniers à exister. On perd toute trace de ce mouvement après 1965.
20 Composée d’anciens membres de l’organisation espagnole du même nom (et de leurs fils ou petit fils), en marge du mouvement libertaire ibérique. Elle organise des campings internationaux avec des jeunes anarchistes français de 1961 à 1965, où s’effectuent débats et échanges.
21 Action Libertaire n°3 (organe de la section française de la F.I.J.L.)
22 R. BIARD Histoire du mouvement Anarchiste 1945-1975, p 167
23 Ibid, p 168
24 L.E.A., Anarchistes en Mai 68 à Nanterre (textes et tracts), Acratie, 1998, p 3 à 22
25 Programme de la Tendance Syndicale Révolutionnaire Fédéraliste, in Ibid, p 35 à 40
26 Appelé au départ Mouvement des 142. Le 22 mars 1968, 142 étudiants de la faculté de Nanterre occupent la salle du Conseil de la Faculté des Lettres, pour protester contre l’arrestation de 6 membres du Comité Viêt-nam.
27 E. MORIN, C. LEFORT, J.M. COUDRAY Mai 68 : la Brèche, premières réflexions sur les événements, Collection « Le monde sans frontières », Fayard, 1968
28 M. JOYEUX Sous les plis du drapeau noir, souvenir d’un anarchiste, T2, p 267
29 intervention de M. Joyeux au congrès extraordinaire de la F.A. à Paris les 29 et 30 juin 1968. Bulletin intérieur n°74 de la F.A., novembre 1968
30 R. BIARD Histoire du mouvement Anarchiste 1945-1975, p177-178. Ces chiffres sont confirmés par J. Maitron, qui estime les cotisants, toutes organisations confondues, à environ 600.
31 Ibid, p 180
32 « La Sorbonne par elle-même », Le Mouvement Social n°64, juillet-septembre 1968, p 10-11
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Re: Le Mouvement Anarchiste en Mai 68

Messagede Alayn le Lun 6 Oct 2008 00:12

Bonsoir ! Super-intéressant ! Merci Vroum !

Je suis justement en train de relire "L'Anarchie dans la société contemporaine" de Maurice JOYEUX, très éclairant sur cette période.

Salutations Anarchistes !
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Re: Le Mouvement Anarchiste en Mai 68

Messagede qierrot le Lun 6 Oct 2008 00:40

et justement, ce texte de "l'encre noire" donne une lecture un peu plus objective que...
qierrot
 

Re: Le Mouvement Anarchiste en Mai 68

Messagede Alayn le Lun 6 Oct 2008 00:58

Que quoi, cher ami ?
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Re: Le Mouvement Anarchiste en Mai 68

Messagede qierrot le Lun 6 Oct 2008 01:34

que Joyeux et ce que tu voudrais faire dire à l'histoire...
il y a d'autres textes sur cette période des années soixantes
ici : viewtopic.php?f=5&t=601#p11045
ici : viewtopic.php?f=5&t=601#p11056
et ici : viewtopic.php?f=5&t=635#p11066
Et je trouve que la démarche présente de vroum est louable car ne propose pas une lecture complètement subjective de l'histoire, et celà est important pour que l'on puisse avoir les éléments de compréhension, les éléments de notre histoire du mouvement libertaire dont nous faisons tous partie. Celà contribue à la recherche d'une certaine qualité sur notre forum, dont tu ne peux te prévaloir...car non seulement tu participes à desservir l'organisation dans laquelle tu es, mais aussi à décrédibiliser le monde organisé. En tout cas, on se retrouve sur différents topics à avoir beaucoup d'éléments et c'est très bien. Et, je l'ai déjà dit, si celà participe de notre "héritage", nous ne sommes aucunement responsables les uns et les autres de ces évènements passés, et s'en servir pour discréditer les militants actuels procède de la malhonnèteté.
qierrot
 

Re: Le Mouvement Anarchiste en Mai 68

Messagede Alayn le Lun 6 Oct 2008 02:04

Bonsoir ! Mais c'est quoi l'histoire ? Tu veux avoir le dernier mot ? Avoir raison ? (c'est ce qui transparait dans tes propos, excuses-moi !)

J'ai mis en ligne des textes ici d'Alexandre Skirda ou bien encore de Jean Maîtron ou de Roland Bosdeveix... (pas que du Maurice Joyeux, tu m'auras pas sur ce coup-là !), j'essaye d'être objectif malgré ton sectarisme marxisant...

Et du Skirda, j'en ai d'autres dans ma musette, et va falloir que tu t'accroches aux branches ! (arf !)

J'ai même encore du Joyeux sous le coude (comment tu vas faire ? arf !)

Pour ta gouverne, mon intention n'est pas de décribiliser quelque militant(e) actuel-e, c'est juste d'éclairer une période historique (hautement intéressante !) de toutes les manières possibles. Point-barre !(et que tout le monde en profite et en tire des leçons !)

Mais où tu vas ? Tu te te prends pour qui ?

Bien sûr, je comprends que çà te gêne aux entournures...

Salutations Anarchistes !
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Re: Le Mouvement Anarchiste en Mai 68

Messagede vroum le Mer 4 Mar 2009 23:12

GUÉRIN, Cédric. Anarchisme français de 1950 à 1970

Mémoire de Maitrise

Mémoire de Maîtrise : Histoire contemporaine : Lille 3 : 2000, sous la direction de Mr Vandenbussche. Villeneuve d’Ascq : Dactylogramme, 2000. 188 p. ; 30 cm. Bibliogr. p. 181-186

LILLE 3 : Bibliothèque Georges Lefebvre

[b]Chapitre I Enseignements et conséquences des journées de Mai-juin 1968


“ Tous les anarchistes sont révolutionnaires car tous veulent supprimer l’élément de base sur lequel se sont bâties toutes les sociétés et qui est l’inégalité. Et la révolution a pour eux un caractère universel car toutes les sociétés ont édifié leurs lois politiques et culturelles à partir de l’inégalité. Mais la révolution n’est pas seulement une définition d’un mouvement mécanique ou un symbole politique ou social, il singularise une méthode d’action et cette méthode d’action que lui a conférée l’Histoire est basée sur la violence. Bien sûr, la révolution envisagée simplement comme moyen tactique pour faire triompher une cause devient discutable et il est des anarchistes pour et d’autres contre. Pour un non-violent par exemple, le terme révolution employé dans le sens de la violence que la tradition lui a consacré est à rejeter, même si la non-violence est elle-même une méthode révolutionnaire dans le sens symbolique et par rapport aux méthodes traditionnelles de lutte. ”

L’anarchisme non-violent existe toujours avant les événements de Mai, notamment à travers les réflexions d’Anarchisme et non-violence ou les actions de Louis Lecoin. Si on prend cet exemple, c’est dans le but de caractériser l’importance, pour les mouvements révolutionnaires en général et libertaires en particulier, de la révolte étudiante. En effet, que ce soit dans Le Monde Libertaire, dans Noir et Rouge ou n’importe quelle parution libertaire, il va être bien difficile de défendre la non-violence et l’évolution vers une société libertaire, “ l’intellectualisme de salon n’aura plus lieu d’être ”. C’est dans cet esprit que se situe cette étude de la révolte de mai-juin 1968, ses rapports à l’anarchisme et ses conséquences théoriques, tactiques et organisationnelles dans le mouvement. L’événement ne sera pas ici le fil conducteur, étant l’œuvre de plusieurs groupuscules révolutionnaires. Il s’agira bien plus de mesurer la résonance libertaire des revendications et des actions, car “ l’apparition, dès le 6 mai à Paris, du drapeau noir sur les premières barricades et les polémiques entraînées par cette apparition ont été l’un des grands faits du mouvement de Mai. ”

Une fois mesurés l’impact et le contenu du “ choc ” de Mai, autant chez les anarchistes que dans la société, il sera plus aisé de comprendre l’évolution du mouvement anarchiste et plus particulièrement de sa “ tendance ” organisée, la Fédération anarchiste. Ainsi, on pourra savoir quelle place doit-on donner aux événements du printemps 1968, dans l’évolution immédiate de la pensée et de l’action du mouvement ? En outre, les événements consacrent-ils la justesse d’analyse de tel ou tel groupe, de telle ou telle tendance, ou les renvoient-ils tous dos à dos, connaissant l’état général du mouvement en 1968 et sa parcellisation en différentes chapelles ? Les réponses données détermineront dans une large mesure l’évolution du mouvement anarchiste dans l’élaboration théorique d’une part, et dans la pratique des méthodes d’action et de lutte d’autre part. C’est pourquoi il faudra s’attacher dans un premier temps à établir les rapports entre Mai 1968 et l’anarchisme, autant dans la pratique des révolutionnaires que dans les enseignements théoriques. A partir de là, on verra les conséquences directes des événements pour l’organisation nationale.

A) Mai 1968 et l’anarchisme

“ Il flotte au dessus des autres sur la cour de la Sorbonne. Il a traversé Paris avec le cortège du 13 mai, puis de Montparnasse à Austerlitz. Ainsi a-t-il sa place dans l’histoire de Mai 68, de ses origines universitaires à ses développements les plus populaires. Mais d’où vient-il ce drapeau noir que les foules françaises avaient paru oublier depuis les luttes pour Sacco et Vanzetti et qui les étonnait encore lorsqu’elles le voyaient flotter sur Barcelone ou sur les Asturies et que M. Jacques Duclos vient de dénoncer à Lyon ? ”

Si tous les observateurs des événements sont attentifs à l’apparition du drapeau noir dans les manifestations, l’effet de surprise caractérise aussi le mouvement libertaire. Il s’agira ici d’étudier les thèmes libertaires envisagés tout en sachant d’où vient l’impulsion. De ces analyses découleront les premiers enseignements de la révolte.

L’esprit libertaire

On peut se demander tout d’abord, comme l’ont affirmé la presse et le giron politique, s’il y a eu à proprement parler une intervention anarchiste concertée, structurée et coordonnée ? Au regard des effectifs et de l’état général du mouvement, la réponse semble être négative. En effet, l’ensemble des forces organisées ne dépasse pas le millier de militants. Néanmoins, on peut tenir compte de deux phénomènes qui complètent cette présence anarchiste. Tout d’abord, beaucoup d’anciens militants ou sympathisants anarchistes ont pu se reconnaître dans les événements et y participer. De plus, beaucoup de jeunes militants, ouvriers comme étudiants ou lycéens, se sont reconnus spontanément dans l’étiquette anarchiste. Ce phénomène est décelable dans toutes les manifestations de cette période. Dans les deux cas, on ne peut savoir l’apport quantitatif de ce militantisme.

Pendant les deux mois, la présence anarchiste saute aux yeux des militants organisés et des observateurs. La présence des drapeaux noirs lors du défilé du 13 mai et lors de la réunion du stade Charlety le 27, démontre la prégnance des idées libertaires. On peut voir aussi une participation des militants aux conférences et sur les barricades. Dans la phase estudiantine, le drapeau noir flotte dans les combats de rue et les comités d’occupation…laissant peu de place à l’organisation : M. Perrot, M. Rebérioux et J.Maitron ne récoltent que peu de traces d’une présence effective des organisations anarchistes, tout juste deux tracts (Organisation révolutionnaire anarchiste et groupe Louise Michel) ainsi qu’une table presse de la Fédération anarchiste dans la phase d’occupation de la Sorbonne. Sur la phase ouvrière, les militants participent sur les lieux de travail aux prises de décisions, aux comités de grèves dans une volonté de développer les idées libertaires. Etudiants et ouvriers anarchistes participent encore “ aux comités étudiants-ouvriers, sis au centre universitaire de Censier : comités Citroën, Renault, Thomson-Houston, et autres où il fallut intervenir dans les premiers jours pour déclencher les occupations et les grèves. ”

Ce qui semble important, c’est la place en demi-teinte des organisations. En effet, la rapidité de la révolte laisse les organisations dépassées et la participation individuelle des militants s’avère beaucoup plus concrète : “ Les groupes anarchistes proprement dits, n’ont pas toujours été, dans leur expression écrite, à la hauteur. ” Pourtant, la présence des drapeaux noirs ne suffit pas à caractériser le retour des idées libertaires. Ce retour se détecte surtout dans les revendications des grévistes et des occupants. Surtout, un mot va symboliser cette révolte : la spontanéité. Elle prend avec les étudiants et les affrontements une nouvelle dimension pour les mouvements révolutionnaires et anarchistes. Notamment, elle permet de nouvelles perspectives en termes d’action et remet en cause la notion d’avant-garde. En effet les aspirations libertaires et gauchistes se démarquent par le refus de toute direction révolutionnaire d’en haut, de chef : “ L’absence aujourd’hui d’un chef à la tête de notre mouvement correspond à sa nature même. Il ne s’agit pas de savoir qui sera à la tête de tous, mais comment tous formeront une seule tête. Plus précisément, il n’est pas question qu’une quelconque organisation politique ou syndicale déjà constituée avant la formation du mouvement se l’approprie ”.

Les anarchistes de 1968 remettent en question l’avant-garde au sens léniniste du terme et lui substitue la notion de minorités agissantes qui doit servir de levier de la révolution, mais sans la diriger : “ Ce qui s’est passé depuis deux semaines constitue à mon avis une réfutation de la fameuse théorie des “avant-gardes révolutionnaires ” considérées comme les forces dirigeantes d’un mouvement populaire. A Nanterre et à Paris, il y a eu simplement une situation objective, née de ce qu’on appelle d’une façon vague “ le malaise étudiant et de la volonté d’action d’une partie de la jeunesse. La minorité agissante a pu, parce qu’elle était théoriquement lus consciente et mieux préparée, allumer le détonateur et foncer dans la brèche. Mais c’est tout. ”

Cette situation condamne de fait les directions révolutionnaires : “ Cela montre qu’il faut abandonner la théorie de “ l’avant-garde dirigeante ” pour adopter celle –beaucoup plus simple, beaucoup plus honnête- de la minorité agissante qui joue le rôle d’un ferment permanent, poussant à l’action sans prétendre la diriger. ” L’action de la minorité se situe dans un cadre d’explosion spontanée des masses : “ Dans certaines situations objectives – les actions d’une minorité agissante aidant – la spontanéité retrouve sa place dans le mouvement social. C’est elle qui permet la poussée en avant, et non les mots d’ordre d’un groupe dirigeant. ” Ces réflexions remettent en cause les méthodes révolutionnaires traditionnelles marxistes, et par leur caractère négateur des directions et des bureaucraties, elle adoptent dans une large mesure un trait libertaire.

L’autogestion et le conseillisme apparaissent comme les nouveaux mots d’ordre, notamment à travers les formules incisives des slogans et des tracts : “ La Sorbonne aux étudiants. L’usine aux ouvriers. ”, et comme les moyens retrouvés de l’émancipation révolutionnaire : “ L’arme absolue de tous les travailleurs luttant pour la révolution est la gestion directe de leur moyen de liaison et de production. ” La grève revendicative doit être dépassée par l’autogestion, moyen ultime de la mise en place d’une économie socialiste : “ Camarades, l’occupation des usines doit maintenant signifier que vous êtes capables de les faire fonctionner sans l’encadrement bourgeois qui vous exploitait. Il faut maintenant permettre au mouvement révolutionnaire de vivre, de se développer, d’organiser la production sous votre contrôle. Vous retirez ainsi aux capitalisme son moyen d’oppression. Assurez la production, la distribution pour que l’ensemble de la classe ouvrière démontre qu’un pouvoir ouvrier, propriétaire de ses moyens de production, peut instituer une réelle économie socialiste. ”

L’autogestion devient un mot magique avec les événements, le Mouvement du 22 Mars lui réserve aussi une place particulière dans les moyens révolutionnaires : “ Pour nous, l’établissement d’une société sans classe passe d’abord par l’autogestion. Quand les ouvriers vont reprendre le travail, ils se poseront la question : comment et pour qui va-t-on le reprendre ? Pourrait-on faire tourner l’entreprise sans les patrons ? Il faut que l’autogestion s’instaure pour détruire le capitalisme. ”

Ce pouvoir sans intermédiaire a commencé à s’esquisser à Nantes, ville où l’influence anarchiste a toujours été importante. Le 6 novembre 1967 s’étaient déroulés à Nantes les premiers états généraux ouvriers-paysans. Alexandre Hébert, secrétaire départemental Force-Ouvrière, en fut un des participants remarqués. Comme le groupe anarchiste nantais, Hébert voit en Fernand Pelloutier un maître à penser. Il affirme n’être pas un “ anarchiste de salon ”, considère que “ le drapeau noir est le drapeau du courant socialiste non autoritaire et le rouge celui du courant autoritaire et marxiste ” , et pense que “ l’unité ouvrière ne sera réelle que lorsqu’elle se fera sous un drapeau rouge et noir. ” C’est par ailleurs à l’usine nantaise Sud-Aviation qu’éclate en mai la première grève avec occupation d’usine. Très vite, un comité intersyndical qui regroupe la CGT, la CFDT, la CGT-FO, la FEN, l’UNEF anarchisante, siège à la mairie et assure le fonctionnement des services publics et le ravitaillement des grévistes. Ses délégués contrôlent les prix dans la ville, obligent les commerçants à les maintenir. Des comités de quartiers en liaison avec les organisations paysannes des villages voisins s’occupent de nourrir les familles des grévistes. Tous ces faits permettent à Tribune du 22 mars d’affirmer : “ S’il y avait 10, 20 Nantes, la révolution se ferait réellement concrètement par la base, c’est-à-dire durablement. S’il y avait 10, 20 Nantes, nous n’aurions pas à devoir compter avec les bureaucraties en place, nous pourrions éviter cette gigantesque fumisterie, cette gigantesque récupération que serait une révolution de Palais amenant la gauche à prendre ce pouvoir administratif auquel nous opposons cet autre pouvoir, celui des masses et de la démocratie directe. ”

A Nantes, les anarchistes, loin de dénigrer les organisations syndicales, travaillent franchement avec elles. Il en va de même à Limoges où deux motifs poussent les anarchistes à développer leur activité dans les syndicats. Tout d’abord l’organisation anarchiste ne doit pas, en tant que telle, être utilisée pour élargir l’audience des idées libertaires. Les résultats obtenus par l’intermédiaire d’une organisation anarchiste ne sont guère convaincants : “ Ainsi, à Limoges, l’expérience que nous avons tentée et qui consistait à mettre sur pied un “ Cercle d’études sociales Proudhon ” a été un échec dans la mesure où les conférence et les débats que nous avons organisés n’ont attiré que très peu de personnes. Pour avoir une action efficace, il faut donc agir dans le cadre des organisations syndicales existantes et utiliser toutes les possibilités qui nous sont offertes d’exposer notre point de vue (réunions, débats,…) sans nous replier sur nous-mêmes. ” Par ailleurs, la présence des anarchistes dans les comités de base surgis ici et là exploite le mécontentement “d’une certaine frange de syndicalistes ou d’autres individus qui ont été écœurés par l’attitude du PC et de la CGT. ” Pour conduire la révolution, certains anarchistes constatent en effet qu’il a manqué “ une avant-garde ( !) syndicaliste révolutionnaire, suffisante en quantité comme en qualité ”. Et ce, au moment même où les idées essentielles du syndicalisme révolutionnaire s’exprimaient dans la lutte quotidienne, par le biais de la grève généralisée.

Néanmoins, cesser le travail, arrêter la production, occuper les usines n’apportent pas la victoire. Certes, la paralysie est totale, mais une deuxième étape est indispensable : la remise en route de l’économie par les travailleurs eux-mêmes, et bien des anarchistes croient à l’efficacité des syndicats. “ L’usine est à nous, pourquoi recommencer de travailler pour le patron ? ” demande Cohn-Bendit. Le concept d’autogestion est lancé tout naturellement, non pas comme un mot d’ordre par une soi-disant direction du prolétariat, mais tout simplement comme une réponse spontanée à un problème concret : “ Il faut prouver l’autogestion en autogérant. Il faut produire sans maître, sans profiteur, et répartir selon d’autres lois. Il faut aller chercher auprès des agriculteurs qui répandent leurs récoltes sur les routes de quoi alimenter, à des prix sans concurrence, les familles ouvrières des villes… A la spontanéité dans le refus, la négation des structures sociales actuelles, doit succéder la spontanéité dans l’affirmation, la réalisation de nouvelles structures. ” C’est qu’à défaut de cette prise en main de l’appareil économique par les producteurs eux-mêmes, cette grève générale de mai-juin 1968 avec ses huit à dix millions de grévistes ne peut être qu’un échec. “ Autogestion – spontanéité ” apparaissent comme les deux axes principaux d’une même révolte et d’une même méthode révolutionnaire pour les anarchistes. Ce sont ces deux axes qui renforcent le caractère profondément libertaire de Mai 68.

La révolte de Mai apparaît aussi comme une protestation étudiante contre l’intégration dans le cadre de la société bourgeoise bureaucratique, mais dans un cadre plus général la bureaucratie est fortement dénoncée. Ainsi, l’influence des thèses de Socialisme ou Barbarie semble habiter les revendications étudiantes sur les rapports enseignants/enseignés. La secousse de mai-juin rompt leurs rapports traditionnels. Et, pour les anarchistes, le front de lutte des lycéens doit lui aussi être encore renforcé. C’est le sens de l’appel de Dominique Fargeau en novembre 1968 à ses camarades lycéens : “ La révolte de mai nous a permis de franchir un pas vers la révolution sociale. Il s’agit, en tant qu’anarchistes révolutionnaires, de s’opposer par tous les moyens à la reprise “ normale ” des cours ronronneurs. ”

Au regard des arguments avancés, il apparaît que les événements de mai 1968 ont permis au mouvement anarchiste, tel qu’il s’est développé depuis le début des années soixante, de s’extérioriser d’une manière telle, qu’il reste sa plus belle et frappante expression. Pourtant, une question se doit d’être posée : d’où vient l’impulsion première et plus précisément, vient-elle du mouvement organisé ? En outre, Mai 68 apparaît comme le plus bel exemple des revendications de cette génération contestataire des années soixante, “ les préludes de mai ont été modulés dans les universités du monde entier, à Turin comme à Varsovie, à Berlin comme à Berkeley, à Dublin comme à Moscou ou Pékin. ” Les thèmes abordés pendant les journées de révoltes ont sensiblement le même contenu que ceux envisagés dans les mouvements de contestation généralisée des années soixante. L’anarchisme, philosophie de liberté et de libération de l’homme, peut ainsi apparaître comme la théorie révolutionnaire adéquate à ce bouleversement de la société ; ce qui rend enthousiaste les militants : “ Si le mouvement libertaire n’est pas beaucoup apparu en tant que tel au cours des récents événements, l’esprit libertaire, lui, est largement apparu, et qui plus est, sans notre intervention. ”

Néanmoins, ce ralliement apparent aux thèses libertaires amène à constater deux faits : d’une part l’inefficacité des organisations anarchistes et d’autre part une “ connexion ” entre gauchisme et anarchisme, car si on entend par gauchisme “ cette fraction du mouvement révolutionnaire qui offre, ou qui veut offrir, une alternative radicale au marxisme-léninisme en tant que théorie du mouvement ouvrier et de son évolution ” , les étudiants et militants plus ou moins jeunes apparaissent alors comme la “ composante anarchiste ” du gauchisme, et inversement, par leur digestion des écrits marxistes, ils apparaissent comme la composante gauchiste de l’anarchisme institutionnel. En développant cette idée, et en analysant les traits caractéristiques des idées gauchistes, il semble qu’un lien très fort le relie à l’anarchisme, ou plutôt à un certain anarchisme.

Il peut paraître étonnant que R. Gombin ne mette pas en relation directe ces deux théories. L’anarchisme s’est efforcé tout au long du siècle d’étudier et de dénoncer la pratique révolutionnaire communiste, dans le même sens, le gauchisme “ est une multitude de courants qui font la consistance d’un mouvement de pensée qui se pose en successeur d’une théorie révolutionnaire identifiée avec le mouvement ouvrier depuis plus de cinquante ans. ” Si on ne peut associer les deux théories, car l’anarchisme de 1968 n’est pas le même que celui prôné dans la FA ou dans certaines publications, force est de constater leur convergence d’une part dans la critique des organisations révolutionnaires traditionnelles, et d’autre part des sociétés modernes. Le phénomène bureaucratique, une relecture des philosophes, la critique de la vie quotidienne, la contestation des formes d’autorité et des fondements de la société et la théorie du communisme de conseil sont autant d’éléments fondateurs du gauchisme que l’on retrouve dans les réflexions des jeunes anarchistes depuis le début des années soixante et même de ceux qui ne s’en réclament pas spécialement : “ En tant que Mouvement du 22 Mars, les questions suivantes se sont posées : le mouvement ouvrier avait connu un échec vers 1920, et les promesses du marxisme et du léninisme n’avaient pas été tenues. Nous en avons trois conclusions : que l’organisation est incapable de mettre en pratique sa théorie, que la théorie elle-même est à réétudier, que la société dans laquelle se sont produits ces mouvements révolutionnaires est à transformer. ”

Tous ces éléments s’apparentent à la volonté d’ouverture et de réactualisation de la pensée anarchiste affichée au début de la décennie. Mai consacre cette ouverture et la rupture au sein du mouvement semble être alors consommée, les militants et sympathisants n’hésitent plus entre l’émergence des idées libertaires et la relecture de Marx : “ La vieille génération anarchiste condamne en bloc tous les idéologues du communisme. Ils mélangent tout. Pour eux, Marx est à rejeter autant que Staline. De même que pour les marxistes, les anarchistes sont tous des petits bourgeois, de même pour les vieux “ anars ” les marxistes sont tous des staliniens. ”

Il ne faut pas douter de l’itinéraire des jeunes libertaires, venu à l’anarchisme par une critique acerbe du marxisme, qui n’est pour autant plus à rejeter sans nuance. Ainsi, “ les jeunes anarchistes, eux, acceptent la critique marxiste de la production ”, tout en rejetant “ le rôle qui est accordé à l’État dans la période transitoire entre le capitalisme et le socialisme car c’est par cette justification théorique qu’on est arrivé au stalinisme. ” Certaines analyses marxistes sont dénoncées (analyse des crises cycliques par exemple) tout comme le primat accordé à l’économie et au prolétariat : “ Une situation révolutionnaire ne naît pas forcément d’un déséquilibre économique. Je nie aussi le rôle que prêtre le marxisme à la classe ouvrière considérée comme seule classe révolutionnaire. Quand la masse des ouvriers sera réduite à 15% de la population active, on voit mal ce qu’elle pourra faire toute seule. ”

La base de cette “ nouvelle ” pensée anarchiste part donc des enseignements et des dérives du stalinisme : “ On ne dira jamais assez combien le XXème congrès du Parti communiste soviétique et la révolution hongroise de 1956 ont contribué à la constitution des groupuscules dont on a découvert la force depuis quelques semaines. Ces événements permettent de constater dans les faits que les communistes ont trahi. ” Cette proximité entre l’anarchisme des années soixante et le gauchisme prend toute sa signification chez Daniel Cohn-Bendit. Appartenant au groupe Noir et Rouge, il théorise avec son frère ses idées dans les mois qui suivent les événements dans Le gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme. Il distingue deux étapes dans la lente “ construction ” des théories gauchistes, l’une partant de 1947 : “Toute une maturation s’était faite silencieusement à l’intérieur du mouvement ouvrier. Cette prise de conscience de la vraie nature des bureaucraties ouvrières ne se manifeste encore que par une hostilité passive, mais sa lente progression permet seule de comprendre les aspects les plus fondamentaux du mouvement de mai-juin 1968. ” Cette première période s’achève en 1956, par la fin de l’hégémonie stalinienne sur le mouvement ouvrier français, en effet, avec le XXème congrès et la révolte hongroise, “le mythe du “ paradis socialiste ” est définitivement détruit. C’est de l’année 1956 que date le réel essor des groupes gauchistes. ” De 1956 à 1968, c’est une deuxième phase qui consacre la formation d’une bureaucratie sous tous les aspects : “ Pour le moins, 1968 sera aussi importante pour la prise de conscience des exploités que l’année 1956. En 1956, le vrai visage de la bureaucratie soviétique et des démocraties dites populaires s’était démasqué là où elles avaient le pouvoir. En 1968, la bureaucratie a prouvé sa véritable nature là où elle ne l’avait pas encore fait. ”

Au regard de ces connexions “ gauchistes-anarchistes ”, une différence de taille se dessine avec l’anarchisme institutionnel et traditionnel de la Fédération. La “ victoire ” dans les faits de la première tendance amène les militants à s’interroger sur cette défaillance. La FA fut surprise, c’est un fait. Ses militants n’avaient nullement prévu ni suspecté l’explosion. Le manque de coordination tout d’abord, et le manque d’ouverture ensuite, apparaissent comme les deux éléments qui ont manqué à l’organisation nationale, il faut y voir “ une certaine méconnaissance des problèmes que nous avons eus à résoudre. ” Les anarchistes organisés ne peuvent intervenir pour empêcher le dévoiement du mouvement après mai. Ils restent plus ou moins spectateurs. “ Puristes ”, ils n’essaient guère de profiter du moment pour étoffer leurs rangs : “ La plupart des groupes se contentèrent “ d’ouvrir des bureaux ”, à la Sorbonne ou à Censier…qui devinrent rapidement des hauts lieux du verbe. ”

Pourtant, Maurice Joyeux n’oublie pas l’immense service rendu à l’anarchie par les étudiants : “ Seuls les étudiants ont posé le problème sur la vraie base ; pour eux c’est la société qu’il faut rejeter et, pris d’une frénésie de destruction, ils ont remis en question son économie, sa structure et sa morale de comportement. ” Néanmoins, il est dommage que les ouvriers n’aient pas suivi le mouvement étudiant : “Ils ont été incontestablement plus loin que les ouvriers qui, eux, n’ont que timidement déposé la revendication, et pour lesquels l’autogestion ou plutôt la gestion ouvrière reste un objet étrange. En réalité, les étudiants nous ont rendu un grand et merveilleux service en reprenant le vieux langage et en marchant sous les plis du drapeau noir sans trop savoir ce qu’il représentait, ou plutôt en y accolant ce qui était leurs sentiments propres, sans bien se soucier si cela correspondait avec ce qu’en avaient dit les théoriciens anarchistes. ”

L’inaptitude du mouvement organisé et la résurgence des idées anarchistes élaborées depuis le début des années soixante en dehors du mouvement officiel sont deux faits qui ressortent des événements. La phraséologie libertaire réapparaît dans le rejet de la société par les étudiants et dans une moindre mesure les ouvriers. Les journées de Mai changent la donne dans le milieu anarchiste et confirment le recul de la FA comme centre névralgique du mouvement. Dans chaque côté, chaque tendance, l’heure du bilan et des enseignements va s’avérer décisive.

Les enseignements de Mai

Les événements, aux yeux des militants, ont pour principal apport de confirmer la justesse et l’actualité des analyses libertaires. Pendant les mois qui suivent, Mai suscite les plus grands espoirs et déceptions : “Pendant ces décennies, les anarchistes avaient semé sur une terre ingrate, gelée par le frimas social, un grain qui pourrissait. Le printemps est venu. Pour les anarchistes, le temps de la quiétude est terminé. A la vie végétative succède le moment de la confrontation entre la pensée et la dure réalité. Le cadeau somptueux que Mai nous a fait, il va falloir l’assurer. Pour les anarchistes, le temps de la réflexion qui accompagne l’action est venu. ” L’enthousiasme des anarchistes pour les barricades trouve également un écho chez les observateurs qui voient cette résurgence des idées libertaires : “ La grève populaire ne clame aucun nom, alors que la révolte étudiante, révolte d’une masse juvénile, avait trouvé son visage dans Cohn-Bendit, le rouquin sans patrie, le démocrate de rue, portant en lui anarchisme et marxisme, mêlant les deux drapeaux dont l’accouplement est le symbole de la révolte étudiante : le noir et le rouge. ”

L’action des étudiants a révélé les possibilités révolutionnaires immédiates, l’œuvre des militants doit alors prendre un nouveau souffle et suivre la jeunesse qui a pris le flambeau de la liberté : “ La lutte engagée par les étudiants et les ouvriers révolutionnaires n’était pas la lutte traditionnelle de la droite contre la gauche pour s’emparer du pouvoir, mais une lutte d’une société qui s’éteignait de ses convulsions internes contre une autre qui se frayait un chemin vers un socialisme égalitaire et libertaire. Ce que veulent les étudiants, c’est construire une société non seulement par ses structures économiques, mais également par son aspect moral. Ce qu’ils ne veulent pas, c’est composer avec l’adversaire. Ce qu’ils désirent, c’est un socialisme de forme libertaire même s’ils donnent à ce terme un contenu différent de ce que nous lui donnons. Ce qu’ils refusent, c’est de borner leur lutte à des formes destinées à installer les hommes le moins mal possible dans la société capitaliste. Leur langage, la signification des mots qu’ils emploient sont différents du langage traditionnel du monde politique. Ils ont réappris le vieux langage révolutionnaire. Ils prennent au sérieux des idées que les cadres syndicaux ou politiques ont prostituées. Ils sont l’avenir devant le passer qui ne les comprend pas. ”

Néanmoins, plusieurs éléments laissent les militants sur leur faim. Dans cette optique, l’union étudiants-ouvriers ne s’est pas faite, au grand dam de la face ouvrière de la FA. Joyeux appelle à dépasser “ les particularismes de l’âge et du métier ”. Pourtant, la FA n’a jamais fait preuve d’ouvriérisme restrictif et a considéré le mouvement étudiant plus ou moins comme une force révolutionnaire. Mais si l’organisation a fait cette démarche intellectuelle, le caractère étudiant de la révolte peut être une réponse au peu d’engagement des ouvriers qui ne se reconnaissent pas forcément dans leurs revendications. Dans une autre perspective, on a vu que la défense des positions non-violentes dans une période révolutionnaire devenait difficile. Dans le même ordre d’idée, Mai ramène aussi la conception de libération de l’homme dans tous les domaines. Cette résurgence du surréalisme trouve son expression dans le “Changer la vie ” ou “ Sous les pavés la plage ” scandés par les étudiants. Inspirée dans une certaine mesure par les thèses situationnistes, la possibilité révolutionnaire renaît clairement pendant les journées de mai : “ Ce qui de toute façon, restera, c’est qu’un monde nouveau apparaît au grand jour, un monde où l’imagination sera au pouvoir, où nos désirs seront des réalités et où les mots médiocrité et injustice resteront dans votre vocabulaire en souvenir des années passées dans un monde à l’image de son ancien créateur. Car rien n’est terminé, et les barricades, demain comme hier et aujourd’hui auront la saveur du poème. Mais nous savions déjà que la poésie est révolutionnaire, éternellement révolutionnaire. ” Après Mai, la question sur les formes et les caractères de la révolution ne se pose donc plus. En effet, comment condamner la révolution violente ouverte à l’autoritarisme marxiste et au totalitarisme ? En juin 1969, A.A Milos, dans un article du Monde libertaire, reprend la distinction de Fayolle entre l’attitude et la morale anarchiste. Il refuse cette distinction autoritaire et qui n’a pas de sens car un anarchiste ne peut être que révolutionnaire. Les débats qui avaient amené Fayolle à cette distinction semblent loin.

L’éducation et la lente maturation des masses n’atteindront leur but que par la révolution. Les réflexions et discussions sur les modalités de la révolution reprennent à la veille du congrès de 1969. Avant tout, il apparaît nécessaire aux militants de clamer leur ardeur révolutionnaire : “ Tous les systèmes de ce monde reposent sur l’autorité, sous ses aspects les plus variés et, les anarchistes étant, par définition, les ennemis déclarés de toute autorité, ils sont et ne peuvent qu’être révolutionnaires. ” Les formes de la révolution doivent trouver leurs origines dans l’explosion de mai, les journées insurrectionnelles accréditent ainsi les thèses du courant révolutionnaire : “ Le monde actuel met face à face ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés, ceux qui exploitent et ceux qui sont exploités, ceux qui décident et ceux qui subissent. Entre les uns et les autres, il existe et ne peut exister qu’un antagonisme manifeste ou latent, qui met la société dans un déséquilibre constant. Pour que ce déséquilibre prenne fin, il faudrait que les premiers fassent abandon de leurs prérogatives, qu’ils renoncent à l’autorité qu’ils font peser sur autrui, qu’ils cessent de gouverner, d’exploiter, de légiférer, de juger. Il est possible d’envisager que cet état de grâce puisse toucher certains d’entre eux, il apparaît illusoire de supposer qu’il puisse rallier l’unanimité des profiteurs du système. La violence révolutionnaire opposée à la violence permanente de la société apparaît donc inévitable. ”

Mais la violence, si elle est nécessaire, ne doit pas être un but : “ L’obstacle à la révolution est beaucoup plus d’ordre moral que d’ordre matériel, ce qui implique une révolution des esprits. ” Cette “ révolution des esprits ” semble s’être faite chez les étudiants. On l’a vu lors des affrontements avec les CRS, la violence n’est pas rejetée. Néanmoins, les enragés de Nanterre développent de nouvelles méthodes de lutte qui caractérisent une nouvelle fois l’influence d’autres mouvements révolutionnaires. On peut d’ailleurs mettre en parallèle l’occupation des universités avec le mouvement de contestation de Berkeley. En effet, le mouvement yippie, synthèse entre courant gauchiste et hippie, et personnalisé par Jerry Rubin, a montré la voie sur les méthodes (d’occupation notamment) à suivre. La provocation et l’action exemplaire deviennent également les moyens de montrer le caractère autoritaire de la classe dirigeante. Dans cette optique, les activités des Provos, aux Pays-Bas, ont certainement été un exemple. Surtout, l’explosion des idées libertaires se caractérise dans tous les domaines. Désormais, les militants ne peuvent pas ignorer les aspects culturels, moraux, sexuels, psychanalytiques (…) de l’aliénation. Si la Tribune d’action culturelle avait déjà commencé cette entreprise, les réflexions et les actions de Mai prouvent la nécessaire généralisation des théories libertaires (on retrouvera cette évolution par exemple dans la consécration de Reich, du MLF ou de l’écologisme politique).

Dans la grande tourmente qui bouleverse ainsi pendant deux mois les structures du pays, les anarchistes ont développé leurs affirmations et leurs revendications. Par ailleurs, un effort de réflexion se développe chez les anarchistes moins engagés dans les combats de rue ou les occupations. Pour ces derniers, la grève des bras croisés n’est pas synonyme de victoire, la paralysie de l’économie nationale n’est pas le gage des transformations fondamentales. Les producteurs doivent être capables par eux-mêmes et pour eux-mêmes de faire tourner les usines, rouler les moyens de transports… L’autogestion présuppose l’éducation des travailleurs. L’esprit révolutionnaire doit se doubler d’une parfaite compétence. Prendre la terre, les machines, occuper les universités n’est qu’un préambule, indispensable certes, mais insuffisant. Sans cet immense effort de réflexion et d’éducation sur les formes de gestion et de production, la révolution semble condamnée. Dans ce cas, l’opinion de Sartre se trouve justifiée : “ Par un paradoxe aisément explicable, cette logique destructrice plaît aux conservateurs : c’est qu’elle est inoffensive ; abolissant tout, elle ne touche à rien. ” Les revendications exprimées dans les idées libertaires rejoignent donc les aspirations de ceux pour qui le refus est exigence de dignité.

B) L’après-Mai et la Fédération anarchiste

La déception sur le rôle de la FA au cours des journées de mai ne fait que renforcer les critiques des militants qui voyaient avant 1968 les difficultés de l’organisation. Le congrès de 1967 avait vu Maurice Fayolle reprendre ses thèses sur la formation d’une organisation anarchiste révolutionnaire. Néanmoins, le congrès ne choisit pas la distinction émise. A son terme se constitue une tendance organisée, affirmant son soutien à Fayolle et à laquelle il se rallie, qui prend pour nom tendance “ Paris-Banlieue-Sud ”. Mais comme l’a annoncé Fayolle, la constitution d’une tendance doit se faire dans certaines conditions. Autour de cela, deux événements s’intercalent dans le temps intermédiaire nécessaire aux conditions de sa constitution : d’une part les débats autour du congrès international de Carrare qui amènent une cristallisation des tendances et des opinions. D’autre part ce sont les journées de Mai qui vont consacrer la formation de la tendance révolutionnaire. En reprenant les débats qui ont amené la constitution de la tendance, on verra comment les deux événements précités vont accélérer le cours des choses. Dans cette optique, la reprise des discussions autour et pendant le congrès de Carrare détermine les nouvelles prises de positions du mouvement anarchiste.

Vers le congrès international et une nouvelle tendance

Dès 1967, la préparation du congrès international de Carrare donne lieu à de nouvelles critiques traditionnelles au nom de la liberté individuelle et des contraintes liberticides qu’implique toute organisation, contre la structuration des rapports entre militants. “ Réservé ” aux seules Fédérations nationales, le congrès apparaît comme un nouveau ferment de division et d’exclusivité pour les autres anarchistes : “Limiter ce congrès aux fédérations nationales, c’est dessécher la pensée anarchiste et renforcer le mythe de l’organisation unique, pour elle-même. C’est contre cela qu’il faut protester. ”

Au fur et à mesure des mois précédant le congrès se forme une tendance hostile à la constitution d’une internationale des Fédérations anarchistes, sans faire appel aux autres groupes. Dans le même temps, Maurice Fayolle, qui avait annoncé son départ pour finalement rejoindre la nouvelle tendance, déclare ne plus voir dans la FA qu’une liaison de tendances et agir en fonction : “ Je ne considère pas la FA comme une organisation, mais, sinon comme une amicale, selon le terme impropre que j’ai employé, du moins comme un rassemblement hétérogène de camarades se réclamant tous de l’anarchisme. en raison même des profondes divergences qui séparent ses composants, ce rassemblement ne peut admettre ni structures organiques, ni définition idéologique. ” Les adhésions devraient être alors “ non collectives mais strictement individuelles. ” Le Monde libertaire perdrait son caractère actuel d’information pour devenir “ une revue d’études et de confrontations ” et n’aurait plus la mention “ Organe de la Fédération anarchiste ”, “ ce qui ferait penser que la FA soit une organisation, mais plutôt une formule sans confusion possible ”. Les congrès seraient des colloques et ne prendraient plus de décisions, dont le seul objectif serait “ de permettre des confrontations. ” Le but est simple, “ c’est de laisser le terrain libre à une future organisation anarchiste révolutionnaire et à un journal de propagande qui ne soient concurrents ni à la FA ni au Monde libertaire. ”
Maurice Fayolle semble toutefois méfiant face aux éternels problèmes de la FA et émet les conditions nécessaires à l’adhésion : “ Cette future organisation ne serait pas une tendance organisée au sein de la Fédération –l’expérience a prouvé que c’était irréalisable- mais une organisation totalement autonome. ” Il n’oublie pas non plus les difficultés qu’il a dû surmonter depuis dix ans pour imposer ses vues, et appelle dans ce sens une “ confédération ” anarchiste qui ne risquerait pas d’engendrer les mêmes problèmes qui étaient apparus avec l’UGAC, car pour “ les partisans de l’actuelle FA, rien ne s’oppose à ce que (c’est d’ailleurs prévu dans les statuts) la tendance révolutionnaire s’organise et se dote de son journal. En principe, non, en réalité, il y a un obstacle majeur.

Si les anarchistes révolutionnaires créaient leur organisation AVANT que la FA se soit définie clairement comme un rassemblement inorganique de tendances et d’individualités, il y aura inévitablement rivalité entre les deux organisations. ” La première réunion du groupe “ Paris-Banlieue-Sud ” a lieu en octobre 1967, avec la composition suivante : Groupe Eugène Varlin (15ème et 7ème arrondissements), Jules Vallès (13ème et 5ème arrdts), Albert Camus (14ème et 6ème arrdts), Pierre Kropotkine, Durutti de Marseille, groupe de Versailles et plusieurs individualités dans lesquelles on retrouve Maurice Joyeux et Guy Malouvier. Parallèlement, la tendance devient une liaison des anarchistes révolutionnaires de France, qu’ils soient ou non membres de la FA : “ Cette liaison aura pour objectif d’étudier les possibilités de création d’une organisation spécifique anarchiste révolutionnaire structurée sur le double plan idéologique et organisationnel. Cette organisation sera totalement indépendante, mais non séparée de la FA dans la mesure où celle-ci se définira comme une union pluraliste. ”

La définition qu’en donne Maurice Fayolle, dans L’organisation libertaire, bulletin de liaison des anarchistes révolutionnaires, reprend trait pour trait ses analyses : “ Organisation parce que telle est la base immuable et nécessaire de toute action collective, concertée et orientée vers un objectif. Parce qu’il n’y a jamais et qu’il n’y aura jamais d’autres moyens, pour parvenir à des réalisations concrètes que de s’organiser, de se définir et d’orienter les activités dans une direction préalablement élaborée en commun. Anarchiste, parce que nous nous réclamons d’un socialisme antiautoritaire et fédéraliste dont, face à Marx et à Engels, Proudhon et Bakounine définirent les grandes lignes, tout en prophétisant avec une rare clairvoyance le bourbier tyrannique et sanglant où, un siècle plus tard, devait sombrer le socialisme autoritaire. Révolutionnaire, parce qu’on n’a pas trouvé d’autres termes pour d ”finir un changement dans l’ordre des choses et sue nous refusons l’ordre existant. Notre lutte n’a de raison et de sens que dans la perspective d’une transformation radicale des bases mêmes de la société, dans le sens d’un socialisme authentique qui fera de chaque individu un être libre et responsable. ”

Le problème majeur qui se pose à l’anarchisme reste le même : c’est cette tendance qui l’éloigne des luttes révolutionnaires en prônant l’éducation et l’éthique. Michel Cavallier reprend la distinction de Fayolle entre morale et attitude anarchiste, ferment de la stagnation du mouvement : “ Pour certains, l’anarchisme se résume à une manière de vire et l’action-lutte n’est là que pour entretenir une espérance que l’on sait vaine et tenter de se créer un petit monde à part, où grâce à des artifices de toutes sortes on arrive à se persuader que l’on représente quelque chose dans la médiocrité universelle. C’est à l’anarchiste, au sommet de sa montagne, qui indique les sentiers caillouteux qui mènent lui, en évitant que trop de monde y parvienne à la fois de peur que des pieds trop nombreux n’écartent les cailloux du chemin et ne rendent celui-ci moins pénible à l’homme. ”

Les mois qui précèdent l’explosion de mai, voient donc l’esquisse d’une tendance révolutionnaire organisée au sein de la FA, selon les vœux émis par Fayolle dix ans plus tôt. Pourtant, les conditions émises par Fayolle ne sont pas encore précisées dans la FA. Les événements de mai changent la donne et devant l’urgence de la situation, la tendance Organisation Anarchiste Révolutionnaire est consacrée, notamment par la distribution d’un tract signé ORA. L’émergence d’une situation révolutionnaire en France contraint les anarchistes révolutionnaires à précipiter la constitution de leur tendance, sans attendre que la FA se soit déclarée comme une confédération. Dans un deuxième temps, Guy Mallouvier, chargé de la Commission préparatoire au congrès international, appelle une nouvelle fois les militants à faire un choix. A la veille du congrès, son exaspération est à son comble, les discussions autour de Carrare “ m’ont persuadé qu’il était incontestablement profondément utopique d’entreprendre un travail quelconque à l’intérieur des structures actuelles (si l’on peut employer ce terme) de la Fédération anarchiste. Par contre, notre bonne vieille FA est admirablement aménagée pour celui ou ceux qui, investis d’une responsabilité, trouvent agréable ou habile de n’y rien entreprendre, se contentant d’être, comme les statuts le leur demandent, d’hypothétiques boîtes aux lettres. ”

Mallouvier, présent à la première réunion de la tendance “ Paris-Banlieue-Sud ”, s’exaspère devant l’inefficacité évidente de la FA. Sa critique est à mettre dans la même optique que celles émises par la tendance : “ Je crois qu’une révision et une transformation des structures est aujourd’hui, rendue nécessaire par l’évolution des rapports de force à l’intérieur même de notre fédération. Je pense donc qu’il stérile, parce qu’il n’existe pas de terrains d’entente, de solutions signifiant autre chose comme l’immobilisme, la léthargie idéologique et la mort, de poursuivre l’expérience d’une cohabitation illusoire entre les idées que je peux avoir et, par exemple, les armandistes marseillais. ”

Cette prise de position largement en faveur de constitution de tendance organisée trouve, comme les critique depuis 1953, son origine dans la critique de l’humanisme libertaire, cette morale qui contraint les militants et qui sclérose le mouvement : “ Ces crises périodiques sont dues en partie, à un malaise profond, réel, que ressentent presque uniquement les socialistes libertaires, la sensation de s’être fourvoyés au milieu d’humanistes, respectables certes, mais dépourvus de toute dynamique révolutionnaire, qui opposent victorieusement leurs théories pacifico-évolutionnistes et individualistes aux conceptions des révolutionnaires anarchistes, qu’ils traitent au mieux d’utopistes (Bontemps), ou au pire de dictateurs (Armand). ”

Après ces réflexions, il semble qu’une nouvelle fois la FA soit divisée en “ tendances ” opposées sur les méthodes tactiques et organisationnelles. La formation après mai 1968, de deux tendances hostiles et favorables à la participation au congrès de Carrare, renforce les positions entrevues plus haut. La intention d’y participer, les dissensions redoublent. Dans son ensemble, le mouvement international est assez hostile au leader de Nanterre, on ne lui pardonne pas son rôle dirigeant ni les questions embarrassantes qu’il pose au mouvement. La FA convoque ainsi un congrès extraordinaire les 29 et 30 juin 1968. Aussi, adopte-t-on le principe de l’envoi de deux délégations. L’une serait la représentation des groupes favorables au congrès et à l’Internationale ( Guy Mallouvier, Michel Cavallier, Maurice Joyeux), l’autre serait hostile aux dites assises (René Bianco, Aristide Lapeyre). Les membres de la région Paris-Banlieue-Sud se retrouvent parmi les partisans de la participation au congrès international.

Le congrès de Carrare s’ouvre le 31 août 1968. Néanmoins, ce congrès est le fruit du travail d’un certain nombre d’organisations qui n’ont pas participé aux événements de mai (FA ibérique, Union des anarchistes bulgares, FAI). Le mouvement français semble quant à lui s’être cristallisé pendant et après les événements. Une profonde cassure s’est faite entre les éléments traditionnels du mouvement (FA et ORA) et Cohn-Bendit et ses camarades. Chacune de ces tendances estiment avoir joué le rôle “ fondamental ”. Carrare sera le champ clos où vont s’affronter “ spontanéistes ” et “ organisationnels ”. l’élément essentiel de discussion porte dès le début sur la nature du spontanéisme. La polémique essentielle ne surgira pas de ceux qui protestaient au nom de la pureté des principes, mais de ceux qui nient ces mêmes principes. La contestation, incarnée par Daniel Cohn-Bendit, est une contestation globale à l’égard de l’anarchisme institutionnel et traditionnel, et vise à substituer à celui-ci de nouveaux concepts. La rupture qui se produit n’a pas lieu entre organisations, mais entre militants. Si dans un premier temps le but essentiel est d’éviter tout affrontement …physique entre congressistes, Cohn-Bendit arrive ensuite à exposer ses thèses sur le spontanéisme qui caractérise le “ nouvel ” anarchisme : “ Pourquoi nous dresser contre la marche de ce congrès ? Parce qu’il tourne le dos à la spontanéité qui est, selon nous, la clef de la révolution. (…) Nous disons que vous êtes dans l’erreur, car ce n’est pas en vous enfermant, en jetant des exclusives, en poursuivant l’éternel débat entre Bakounine et Marx, que vous ferez avancer la cause de la révolution. Pour nous le problème n’est pas entre marxisme et anarchisme. Il est de découvrir et mettre en œuvre les nouvelles méthodes les plus radicales en vue de la révolution. ”

Les vues de Cohn-Bendit sont rejetées ; cette prise de position démontre un réel antispontanéisme des militants traditionnels, au nom de l’antimarxisme. Pourtant, cette volonté marque dans une certaine mesure le vide idéologique du congrès, à la grande déception de la tendance organisationnelle de la FA : “ Ce congrès, au lieu d’être un congrès d’anarchistes menant une lutte actuelle et désirant s’inscrire dans les nouvelles données économiques et politiques, laissant cela aux néo-marxistes “ cohn-bendistes ”, a laissé passer la chance qui s’offrait au mouvement anarchiste mondial de jouer un rôle qui lui revient à cause de son refus de s’adapter aux données nouvelles. ”

Il n’existe pas de compte-rendu des motions acceptées pendant le congrès. On se basera sur le récit du Monde libertaire. La troisième motion apparaît aux yeux des congressistes comme primordiale : “ Il est nécessaire de préciser que l’anarchisme et le marxisme sont complètement différent et opposés dès l’origine, et qu’on ne peut envisager u bon marxisme avec lequel nous pourrions trouver des terrains d’entente et nous allier. L’application actuelle du marxisme n’est pas une déviation, c’est le marxisme dans sa réalité. Vouloir mélanger l’anarchisme et le marxisme c’est méconnaître profondément l’anarchisme, en avoir une vue superficielle. ” Il paraît inutile de préciser et d’expliquer les motivations et les raisons qui ont conduit la délégation française à insister sur cette motion. Les autres motions concernent la jeunesse, la religion et la faim dans le monde. Le congrès de Carrare est-il un échec ? Il a semblé en tout cas incapable d’une remise en cause de sa tradition et a montré son incapacité à résoudre une situation politique. Mai 1968 et Carrare apparaissent comme le double visage d’un même échec. Le mouvement libertaire rate l’occasion d’une confrontation générale et la possibilité de démontrer l’actualité des ses réflexions.

Autour de l’Organisation Révolutionnaire Anarchiste

L’ORA signe son acte de naissance au congrès de Carrare. Assez vite les oppositions vont se formaliser au sein de la Fédération anarchiste et éclater au congrès de Marseille en décembre 1968. Une attaque en règle fut menée par la majorité de la FA. Deux types de réactions sont à enregistrer, d’une part l’attaque de ceux qui critiquaient et s’opposaient à la façon dont le congrès de Carrare s’était déroulé et d’autre part ceux qui voyaient dans l’ORA un danger pour la FA et une source de contestation : “ Les gens de l’ORA, je les connais bien, ils sont passés nombreux dans notre groupe libertaire Louise Michel, on n’a pas toujours été d’accord avec eux, ils ont un sentiment de l’organisation qui est un peu différent du notre, nous en sentons les dangers… ” Face à ce “ danger ”, tous les membres de l’ORA se voient “ éliminés ” des postes de responsabilités. Le précédent UGAC, comme constitution d’une tendance organisée, et la l’officialisation de l’ORA avant que la FA ne soit devenue une confédération, sont deux facteurs qui jouent en faveur d’une séparation. D’ailleurs, on a vu que l’ORA n’a pas attendu le congrès pour s’éloigner de la FA et mettre en cause les structures de cette organisation. L’échec du congrès de Marseille accélère le processus de scission.

En avril 1969 paraît L’Insurgé, sous une nouvelle forme qui indique dans son sous-titre que celui-ci est l’organe de l’ORA. Les principes futurs de la société libertaire y sont détaillés et l’acceptation du vote comme outil de décision est un des faits les plus marquants : “ La communauté refusant de se dessaisir au profit des élus, de tout pouvoir de décision, il faut donc qu’elle se décide elle-même. Cela sur deux plans : D’abord, en définissant un programme, ensuite en désignant les mandataires chargés d’exécuter ce programme. La communauté pourra appliquer les deux méthodes qui se complètent. La première consiste en une simple discussion entre les divers projets proposés, discussion dont le but est d’arriver à un compromis acceptable pour tous. En ce cas, la discussion se terminera par un vote unanime : c’est la solution idéale. Mais il faut souvent prendre les décisions rapidement. Or, les opinions sont extrêmement diversifiées d’autant plus qu’elles seront formulées par des millions d’hommes. On recourra donc à un vote à la majorité entre les divers projets proposés, quitte à revenir sur le problème si ce choix s’avère mauvais. ”

En mai 1969, les militants de l’ORA définissent leur conception de la révolution qui sera violente, comme l’exige la réalité et comme l’ont démontré les révolution passées : “ A Prague, quand la population a refusé de collaborer avec les troupes occupantes, elle a pratiqué l’action directe : de même elle a incendié les chars d’assaut soviétiques. C’est cette forme de combat que nous estimons capable de défendre une révolution anarchiste, refusant une armée de techniciens, équipée de bombes atomiques et de bombardiers lourds, les révolutionnaires devront détruire le matériel, l’encadrement militaire et l’armement des envahisseurs ; mais ne pas considérer la troupe comme ennemi : fusiller les cadres, désarmer les soldats, les renvoyer chez eux après leur avoir fait comprendre leur rôle, permet de défendre la révolution en respectant l’Internationalisme prolétarien. Mieux, c’est la seule méthode qui permette de saper l’arrière des armées occupantes et de provoquer sa désorganisation intérieure. Nous nous inscrivons donc résolument dans cette optique de l’action directe, refusant toute autre voie qui ne peut être que réformiste et contre-révolutionnaire. ”

Les conceptions de l’ORA sont opposées à la fois au spontanéisme qu’incarne le mouvement du 22 mars comme aux tentations réformistes et évolutionnistes de certains courants anarchistes : “ Prétendre miner le capitalisme de l’intérieur en créant des organismes économiques à caractère socialiste est une pure chimère. ” Le mouvement anarchiste doit faire son analyse et clarifier ses positions face à certains courants qui le paralysent. En novembre 1969, l’organisation reprend l’analyse de l’individualisme et son influence historique qui au nom “ de la pureté des principes où une mystique de l’unité ont constamment entravé la création ou le fonctionnement d’une organisation anarchiste sérieuse, valable, solide. ”

La scission ORA-FA consacre la rupture entre différentes formes d’organisation : synthèse et plate-forme. L’ORA reproduit en 1969 la plate-forme d’Archinoff, crée en 1926 et “ qui avait pour but de remédier à l’état d’impuissance du mouvement anarchiste déjà à cette époque, par une prise de conscience de la réalité de la lutte révolutionnaire. ” Les perspectives révolutionnaires offertes par cette forme d’organisation trouvent aux yeux de l’ORA une justification d’importance dans l’histoire de l’anarchie. Les événements de Mai ont montré l’importance pour les organisations anarchistes de l’organisation pour permettre l’efficacité de l’action. Dans ce sens, le mouvement espagnol représente l’exemple à suivre : “ Il est à noter que le mouvement espagnol, dès cette époque, commençait à s’organiser sur des bases proches de celles de la plate-forme ; on sait ce qu’il représentera par la suite. ” La synthèse est rejetée pour ses inconséquences organisationnelles et pratiques : “ Les rassemblements hétéroclites allant de l’individualisme au communisme libertaire ont toujours été un frein à une clarification et à une cohésion théorique. La synthèse de Faure est une utopie dans le cadre d’un mouvement qui se sent révolutionnaire. ” Surtout, la synthèse est un frein à l’extension des concepts anarchistes : “ La séparation des tendance amènera incontestablement un approfondissement théorique. ”

Le congrès de Lorient en mai 1969 est l’avant-dernier auquel l’ORA participe. L’ORA crée au sein de la FA un déséquilibre des forces en présence, et de par son existence, repose la question d’une définition des structures organisationnelles. L’ORA à l’intérieur de la FA représente un nouvel échec pour les partisans de tendance organisée. Le nombre de groupes qui suivent les militants de l’ORA après la scission est restreint. Certains des groupes initiateurs ont d’ailleurs abandonné. L’ORA se présente à son origine comme un groupe réduit essentiellement parisien, dont la création a été hâtée par des raisons “diplomatiques ” et qui ne semblent pas répondre à l’attente du plus grand nombre des militants. Dès novembre 1969, l’absence d’idées nouvelles, sinon celles qui, en matière organisationnelle, sont directement inspirées de la plate-forme d’Archinoff, renforce cette tendance à la désaffection. Seule la volonté tenace de quelques militants à “ continuer ” l’organisation provoquera un sursaut et engagera l’ORA vers de nouvelles perspectives. Celle-ci se sépare définitivement et “ officiellement ” de la FA au congrès de Limoges en 1970. En octobre 1970, l’ORA publie un nouvel organe, Front Libertaire des luttes des classes, qui se déclare “ CONTRE les capitalismes bourgeois et bureaucratiques et leurs impérialismes ” et “ POUR la gestion directe ouvrière et internationale. ”

Cette parution fait suite à l’échec de l’existence de l’ORA dans la FA et à un début de rapprochement avec un autre mouvement qui réclame lui aussi une définition idéologique et une organisation communes : le Mouvement communiste libertaire. L’ORA se fixe deux objectifs précis : “ clarifier le mouvement anarchiste, aussi bien au niveau de ses structures qu’au niveau de ses théories, et développer une stratégie offensive communiste libertaire face au capitalisme, à l’état, et aux organisations léninistes. ” Néanmoins, l’ORA de 1970 n’a plus la même connotation que celle des années précédentes. La mort de Maurice Fayolle en 1969 et les désaccords théoriques entre certains militants lui font perdre cette unité indispensable pour être efficace rapidement.

Au delà de l’évolution de l’organisation, il convient de constater le nouvel échec d’une tendance au sein de l’organisation synthésiste. Plus généralement, les événements de Mai ont brusqué la rupture dans la FA entre les partisans d’une organisation claire et d’une définition idéologique précise et les partisans d’une organisation la plus large possible.
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Re: Le Mouvement Anarchiste en Mai 68

Messagede vroum le Mar 26 Mai 2009 17:08

Un extrait du bouquin de Skirda pour relancer le topic :

Alexandre SKIRDA

AUTONOMIE INDIVIDUELLE ET FORCE COLLECTIVE

Les anarchistes et l’organisation de Proudhon à nos jours


La sortie du tunnel : mai 1968


Tous ceux qui ont été, soit expulsés de la FA sous contrôle fonteniste, soit l'ont quittée d'eux-mêmes, se retrouvent fin 1953 pour la recréer, puisque l'autre s'appelle dorénavant FCL. Traumatisés par cette singulière aventure, ils adoptent des structures organisationnelles très lâches, correspondant à la coexistence des divers courants et tendances se réclamant de l'anarchisme :

«a) possibilité et nécessité de connivence de toutes les tendances ; b) autonomie (c'est-à-dire absence d'autorité) de chaque groupe ; c) suppression de tous les organes centralisateurs (genre Comité National) ; d) responsabilité personnelle (jamais collective) ; e) organe du mouvement situé au-dessus des tendances et libertés pour chacun d'éditer des organes particuliers [...], ainsi d'ailleurs qu'à toute activité s'exerçant dans le cadre de la culture, de la recherche, de l'action ou de la propagande anarchiste ; f) relations cordiales, compréhensives, avec les mouvements allant dans le sens anarchiste sur un point particulier.»184

Les classes sociales ne jouent plus le même rôle dans la lutte, les «positions d'esprit» les remplacent. Enfin, des Statuts précis sont élaborés et une Association de sauvegarde créée, afin d'éviter tout nouveau coup de force contre l'organisation. Les groupes Louise Michel, du quartier Montmartre de Paris, et Sébastien Faure, de Bordeaux, sont les piliers de la nouvelle FA et de son organe, Le Monde libertaire.

Après une tentative de mise sous tutelle de la FA, en 1949, la CNT a repris sa pleine liberté d'action, mais le fait que la plupart de ses adhérents soient espagnols, ligotés politiquement par leur statut de réfugiés, l'amène à se replier sur elle-même et à se consacrer à la question ibérique. Le Combat Syndicaliste, son organe, sert de plus en plus de couverture à la centrale espagnole, jusqu'à être, hormis les première et dernière pages, rédigé dans cette langue.

Plusieurs groupes dissidents de la FCL, dont le groupe Kronstadt, se lient ensemble sous le nom de «Groupes anarchistes d'action révolutionnaire» (GAAR), publiant une revue épisodique, Noir et Rouge. Dans leur Déclaration de principes, en 1957, ils prennent note également de l'expérience de la FCL, tout en se situant nettement dans la lignée plateformiste :

« Sur le plan de l'action directe, l'organisation anarchiste communiste accepte l'alliance avec des militants ou groupes de militants prolétariens dans des actions communes, sur des buts immédiats ou limités, pourvu que l'enjeu de la lutte représente un progrès dans le sens de l'émancipation ouvrière. Elle se réserve, en tout cas, le droit de présenter ses propres positions.
La participation au travail de notre organisation doit être volontaire. Elle doit, cependant, comporter un sens suffisant de la responsabilité pour que les inclinations et les antipathies de chacun soient subordonnées librement et volontairement à l'intérêt d'une organisation suffisante afin d'effectuer efficacement la coordination des activités des groupes.

L'organisation spécifique anarchiste communiste est constituée par une fédération de groupes affinitaires qui se sont mis d'accord sur le principe de l'unité idéologique, en vue de présenter un front uni des anarchistes engagés dans la lutte sociale. L'unité idéologique n'est pas constituée par des principes rigides, elle pourra être révisée en fonction des adaptations nécessaires à la situation économique et sociale. L'unité idéologique entraîne l'unité tactique. Pour nous, l'unité tactique, c'est la constatation par l'organisation tout entière de la réussite de telle ou telle méthode par tel ou tel groupe et l'engagement libre de la part des autres de l'employer à leur tour. C'est la constatation par tous les groupes de la nécessité d'employer une tactique commune sur tel ou tel problème précis reconnu par tous comme se posant à l'ensemble. Pour le reste, il est conforme au fédéralisme que chaque groupe agisse comme il l'entend. Nous élaborerons, ainsi, les bases sur lesquelles des individus libres peuvent s'organiser pour une action efficace et cependant demeurer libres. Dans cet esprit, avec les idéaux, et en tendant vers le but exprimé dans cette déclaration, allons de l'avant, librement et solidairement, dans la fraternité.»185

Entre temps, la guerre d'Algérie bat son plein, arrive mai 1958 et l’installation du général De Gaulle au pouvoir. La plupart des anarchistes font ce qu'ils peuvent, sans être ridicules, il s'en faut, car la solidarité avec les insoumis et déserteurs sera concrètement affirmée (une filière en fera passer près de 600 en Suisse). Ils sont également présents lors de toutes les manifestations de rue, surtout en 1961 et 1962. Certains participent à des réseaux de soutien au FLN algérien (cela ne fera pas l'unanimité, loin de là et on peut s’interroger sur l'utilité de cette attitude avec le recul du temps). Le mouvement remonte lentement la pente, une partie des GAAR décide de rejoindre la FA et se constitue en Union des Groupes Anarchistes Communistes (UGAC) ; l'autre partie poursuit le travail de «débroussaillage» entrepris avec la revue Noir et Rouge et publie des études sur la lutte de classes, l'anticléricalisme révolutionnaire, la franc-maçonnerie, le nationalisme, le marxisme et les expériences autogestionnaires en Espagne, en Israël (Kibboutz), etc.



Après la disparition accidentelle de Paul Zorkine, d'origine montenégrine et ancien combattant des maquis yougoslaves, son principal animateur, ainsi que l'effacement de son camarade intime Henri Kléber, l'UGAC effectue un revirement spectaculaire. Estimant toute activité valable impossible au sein de la FA, elle recouvre son autonomie et se lance dans une stratégie quelque peu bizarre. Renonçant à une activité autonome, elle se veut composante d'un «Front révolutionnaire international», regroupant d'autres «révolutionnaires», tels que les trotskystes de la tendance marxiste révolutionnaire de la IVe Internationale (pablistes) et des pro-chinois suisses ! Dans sa Lettre au mouvement anarchiste international, publiée en 1966, elle constate que le centre de gravité de la révolution s'est déplacé vers les pays du tiers-monde (pays coloniaux ou colonisés) et il «serait dangereux que les anarchistes y soient absents». Elle se demande aussi si les «peuples qui se libèrent, ne libèrent pas aussi l'humanité tout entière».186 En quelque sorte, elle y voit le nouveau prolétariat mondial et transforme les travailleurs occidentaux en «bourgeois». L'Autogestion, existant en Algérie et en Yougoslavie (!?) (plus tard elle ira jusqu'à en voir des embryons chez le FLN vietnamien !), doit servir à ses yeux d'exemple à suivre. La Lettre conclut que «si, hélas, notre appel n'était pas entendu, nous disons nettement que l'anarchisme sombrerait dans le réformisme, dans les plus basses complicités et que, de toute manière, il serait mort historiquement. Qui prendrait notre héritage ?»187 Ce qui va sombrer de plus en plus dans le ridicule et le reniement, ce sont plutôt les membres de l'UGAC qui, continuant leur coude-à-coude avec les «révolutionnaires», au nom d'une autogestion mythique et trafiquée, iront s'intégrer après 1968 dans des rassemblements composés de staliniens dissidents et de quelques bureaucrates en mal de compagnons de route. Citons le jugement de quelques-uns de ses ex-membres qui l'abandonnèrent à ce sort peu enviable : «elle enferme les anarchistes dans le wagon de queue d'un mouvement révolutionnaire à locomotive léniniste. De tels calculs de sa part révèlent soit une naïveté consternante, soit un parti-pris confusionniste.»188

La même année, l'historien Daniel Guérin essaie de marier l'anarchisme et le marxisme (la carpe et le lapin) : «En prenant un bain d'anarchisme, le marxisme d'aujourd'hui peut sortir nettoyé de ses pustules et régénéré».189 Il élabore dans ce sens un «marxisme libertaire», auquel il prête toutes les qualités. Maurice Fayolle apporte, lui, une véritable innovation en analysant soigneusement quelques points-clé de l'anarchisme. Retenons-en particulièrement la distinction qu'il établit entre le pouvoir de décision et celui d'exécution dans la pratique organisationnelle. C'est cela qui différencie un responsable anarchiste d'un quelconque bureaucrate, car sa délégation ne lui donne que le droit d'exécuter les directives ou mandats précis confiés par son organisation. Il donne également un approche intéressante quoique traditionnelle, sur le rôle et le comportement de la minorité :

Premièrement : la minorité ne peut, en aucun cas, au nom d'une fausse discipline (celle de la caserne), être tenue d'appliquer les décisions prises par la majorité : celle-ci et celle-ci seulement est responsable de leur application. Par contre, la minorité s'interdit (et là, il s'agit d'une discipline vraie) de faire obstacle aux décisions prises majoritairement en congrès. Elle se réserve seulement le droit et la possibilité de faire basculer cette majorité à son profit.
Deuxièmement : pour que cette proposition soit une réalité pratique, il faut que la minorité (serait-elle même constituée par un seul individu) puisse s'exprimer librement dans toutes les instances et tous les organes du mouvement, sans que la majorité puisse le lui interdire sous quelque prétexte que ce soit.»190



Le monde estudiantin est secoué ces années-là par toutes sortes de mini-problèmes (droit de visite chez les pavillons de filles, dans les résidences universitaires, polémiques avec quelques mandarins archaïques, etc.) Sur le campus de Nanterre, des membres du «groupe-non groupe» — excroissance de la revue Noir et Rouge — et des Enragés, proches des situationnistes, provoquent des incidents qui, transportés au quartier latin, à Paris, dégénèrent en violents affrontements avec les forces de l'ordre. Toutes les organisations dites de gauche et révolutionnaires sont prises de court, parfois à un point loufoque : le 6 mai 1968, rue Soufflot, à la fin de la manifestation, pacifique celle-là, nous avons entendu un binoclard probablement normalien appeler à «venir rédiger des tracts sous la direction des ouvriers, à l'École Normale Supérieure, toute proche !» Survient le 10 mai et la nuit des barricades, capitale pour la suite des événements. Apportons notre témoignage personnel pour affirmer qu'aucun membre des groupuscules trotskystes, maoïstes ou staliniens du PCF (UEC), n'y participa. Bien au contraire, tous ceux qui furent là au début, avant de se retirer de couardise, cherchèrent en «révolutionnaires sérieux et responsables» à empêcher les «provocateurs» de dépaver et d'œuvrer à une occupation intelligente et passionnée des lieux. Autant dire qu'ils furent rembarrés sans ménagement. Ceci ne les gêne nullement aujourd'hui pour s'attribuer tous les mérites de Mai 1968. Les acteurs de cet événement marquant furent en majorité des jeunes gens — dont une majorité d'étudiants ou d'ex-étudiants —, retrouvant naturellement la vieille tradition révolutionnaire des pavés parisiens.

Les anarchistes présents sur les lieux cette nuit-là firent leur devoir de révolutionnaires : ils édifièrent plusieurs barricades et les défendirent jusqu'au petit matin, en particulier celles donnant sur la Rue Mouffetard : les Rues Blainville, Thouin, de l'Estrapade, du Pot de fer, Lhomond et Tournefort. Ils eurent un renfort opportun avec les membres de la FA et du public de la Mutualité, où avait lieu le même soir un gala du Monde Libertaire, avec Léo Ferré en vedette. Par la suite, certains d'entre eux participèrent activement aux Comités étudiants-ouvriers, sis au centre universitaire de Censier : comités Citroën, Renault, Thomson-Houston, et autres où il fallut intervenir dès les premiers jours pour déclencher les occupations et les grèves. Chose difficile, car ces usines étaient contrôlées par des piquets de syndicalistes ; malgré tout, les résultats furent des plus satisfaisants. Il y eut comités et comités, signalons-en un «bidon» de Renault : un soir deux jeunes ouvriers de Renault leur furent présentés et il s'avéra qu'il n'y avait là qu'une trentaine d'étudiants ou intellectuels, probablement pro-chinois, fantasmant sur la «citadelle ouvrière», mais n'ayant aucun lien concret avec elle. Il fallut donc faire le tri et vérifier les qualités des uns et des autres et même procéder à l'expulsion musclée de trotskystes de la FER (Fédération des Étudiants Révolutionnaires) et de membres du PCF qui eurent l'outrecuidance de vouloir s'installer à Censier. Les Comités y occupèrent les 3e et 4e étages et travaillèrent plus utilement qu'à la Sorbonne, transformée en bazar oriental du gauchisme. Signalons la mise sur pied, par un compagnon, d'un Comité Paris-Province, qui envoya dans toutes les directions des équipes et du matériel d'agit-prop : tracts et affiches des Beaux-Arts, dont l'atelier fut mis à contribution dès le début sur demande de ce comité.191 Un service de sécurité d'une dizaine de membres fut chargé de veiller aux allées et venues à l'intérieur de Censier. Il eut son utilité pour dépister des éléments «suspects». D'autres compagnons tinrent un journal mural et une tribune permanente de discussion au carrefour des Gobelins. Toute cette activité dura trois semaines, jour et nuit, gîte et couvert sur place (une cantine fonctionna tout ce temps, le CLEOP, Comité étudiants-paysans organisé par des étudiants de l'Institut agronomique, veillant, par l’intermédiaire de routiers «sympas», à un approvisionnement régulier). Ce n'est là qu'un exemple que nous pouvons certifier personnellement, mais il y eut d'autres libertaires qui se dépensèrent également sans compter durant mai et qu'il serait intéressant un jour de faire connaître.



La présence des anarchistes fut très remarquée lors des défilés du 13 mai et du stade Charléty, à cause de la multitude des drapeaux noirs déployés. Les nombreux slogans libertaires et inscriptions subversives sur les murs, affiches publicitaires détournées et autres espaces, réhabilitèrent le lyrisme révolutionnaire. La subjectivité effectua un retour fracassant, tout redevint possible. Cependant, malgré quelques tentatives de coordination des Comités d'Action et d'organisation économique parallèle, la volonté collective ne fut pas assez forte pour trouver une solution de substitution au pouvoir d'État déliquescent. Les staliniens de la CGT, conformément à leur vocation contre-révolutionnaire, accomplirent ce que le gouvernement gaulliste ne parvenait pas à réaliser : par des votes truqués, ils firent reprendre le travail à la RATP et du jour au lendemain, le système se remit en marche. Toutefois, pour ceux qui avaient participé et vécu intensément ces journées, rien ne pouvait plus être comme avant et l'esprit libertaire de mai leur redonna de la vigueur et de l'enthousiasme.

Donné pour moribond, sinon disparu dans les oubliettes de l'Histoire, l'anarchisme retrouve une extraordinaire actualité et et suscite une non moins grande curiosité. Cette circonstance permet la publication d'ouvrages sur ce thème, avec des tirages relativement importants ; bien sûr, dans le lot il y a du bon et du moins bon, mais cela contribue à tirer de l'oubli quelques auteurs fameux (Déjacques, Cœurderoy, Proudhon, Bakounine, etc.) et surtout de restituer leur vraie valeur aux expériences historiques de l'anarchisme. Une ribambelle de bulletins, brochures, tracts, affiches envahissent les librairies militantes.

Sur le plan organisationnel, c'est d'abord le spontanéisme qui donne le ton, puis disparaissant dans les limbes, il cède la place à des essais d'organisations plus consistantes. Laissons Maurice Fayolle tirer les leçons des événements :

«En mai-juin 1968, nous avons durement payé quinze années d'absence et de vide organisationnel. Les incessantes activités de quelques camarades et de quelques groupes, n'ont pu combler ce vide et, alors que Paris se couvrait de drapeaux noirs, nous sommes passés à travers ces événements comme un ectoplasme à travers le brouillard, c'est-à-dire sans en tirer tout le bénéfice qui y ont puisé d'autres formations gauchistes. Si nous avions eu à cette époque une organisation valable, telle que la FA après la guerre de 39-45, avec ses structures et son journal hebdomadaire, il y aurait aujourd'hui en France plus de deux cents groupes organisés, une presse au tirage multiplié, bref un mouvement anarchiste nombreux, fort cohérent, qui pourrait faire entendre sa voix dans ce pays.»192

Ce n'est pas en ces termes — concurrentiels vis-à-vis des gauchistes et quantitatifs —, que nous aurions posé la question, plutôt sur un plan plus général au niveau de l'impact des idées libertaires, sans qu'il y ait suffisamment de militants pour les assumer, mais cela revient à peu près au même car Maurice Fayolle estime que la «maladie infantile» de l'anarchisme — son inorganisation — a handicapé le mouvement lors de circonstances éminemment favorables «comme il s'en produit peu au cours d'un siècle». Les «efforts méritoires de quelques camarades et de quelques groupes n'auront guère eu d'autres résultats que de tirer les marrons du feu pour d'autres». Son analyse prend valeur de testament car il allait décéder peu après. Aussi prêtons-lui toute notre attention. Il considère l'organisation comme un outil et non, bien entendu, comme une fin en soi. Cependant, c'est un outil indispensable. Ses conditions essentielles sont que les décisions doivent être prises à un niveau collectif, par l'ensemble des militants. Elles doivent être prises «non au sommet, mais à la base, non au centre, mais à la périphérie». Vu l'étendue géographique et la difficulté de réunir les groupes en permanence, il est nécessaire d'avoir des délégués, prenant ces décisions lors des congrès, instance souveraine. Il ne faut pas confondre congrès et «colloque», lieu de confrontations d'idées. Afin de veiller à ce que les responsabilités des organismes de coordination et d'exécution ne se transforment en appareils de direction ou en bureaucratie inamovible, il faudrait qu'«existe un contrôle permanent de la base et qu'une rotation fréquente des responsables ait lieu».



Au même moment, un groupe autonome, le groupe Kronstadt (rien à voir avec celui du Mémorandum), publie un Projet de principes organisationnels193d'une organisation communiste libertaire. C'est le fruit d'une dizaine d'années d'expérience et en tant que tel essaie de tenir compte de ses enseignements. Après une déclaration liminaire sur la nature et le rôle d'une organisation révolutionnaire,194 il y est affirmé la pluralité de telles organisations, à savoir qu'il peut en exister plusieurs se qualifiant de révolutionnaires, mais «aucune ne peut prétendre au monopole», toutes «doivent tendre à s'unifier dans le fait révolutionnaire, se fondant alors dans les organismes unitaires de base des luttes, embryons des Conseils des travailleurs». C'est une rupture avec le patriotisme organisationnel si répandu jusque-là, ainsi que le refus de tout avant-gardisme. Il est précisé ensuite qu'une telle organisation, «en tant que moyen, doit correspondre au but fixé, à savoir dès sa constitution et dans son développement, elle doit abolir en elle les séparations et divisions mentales et sociales dirigeants-exécutants, ne pas se laisser reproduire les rapports pyramidaux existant dans la société dominante. Ne pas combattre l'aliénation sous des formes aliénantes».

Ce projet spécifie qu'il «va de soi que l'adhésion à une organisation révolutionnaire est incompatible avec l'appartenance à une autre organisation, dont la nature et les moyens ne correspondraient pas aux objectifs révolutionnaires». La pratique organisationnelle s'inspire directement de la Plate-forme, remise à jour dans sa formulation. Il est fait mention d'une ligne politique qui fonde la démarche collective de l'organisation. Par ligne politique, il faut comprendre un ensemble de prises de positions générales et particulières sur les questions de fond et d'actualité ; elle n'est pas figée car soumise à la «confrontation permanente des analyses et expériences de l'ensemble des militants». Un point-limite fondamental est constitué par l'application obligatoire par tous les adhérents des décisions prises collectivement. La pratique organisationnelle est très détaillée ; en fait, elle récapitule tous les acquis des pratiques organisationnelles précédentes : les Statuts de l'Alliance bakouninienne, la quintessence des textes plateformistes et l'expérience des années 1960 (cf. texte en partie reproduit en annexe). Ce projet est à la base de la création du Mouvement communiste libertaire, rassemblement d'une centaine de militants, dont Georges Fontenis, réapparu en mai 1968 au sein du Comité d'Action de Tours, qui est d'ailleurs chargé de rédiger le texte de base de l'organisation. Peu après, des négociations sont entamées avec l'Organisation Révolutionnaire Anarchiste (ORA), fondée à partir des réflexions de Maurice Fayolle, d'abord à la FA puis, à la suite d'un désaccord sur l'organisation du Congrès anarchiste international prévu en 1971, à Paris, devenue autonome.

Les conceptions organisationnelles des deux organisations sont proches (voir en annexe le Contrat organisationnel de l'ORA), mais des questions personnelles et des manœuvres scissionnistes empêchent la réunification. L'ORA poursuit sa réflexion théorique, présentée sous forme de rapports au Congrès international de Paris, en août 1971, sans rencontrer d'échos positifs, car ce Congrès passe son temps à régler des comptes personnels et politiques (expulsion honteuse d'Augustin Souchy, le vieil anarchiste allemand, délégué de la Fédération anarchiste cubaine, accusé de contacts avec la CIA !) Notons que la pratique organisationnelle de l'ORA connaît un certain succès, surtout avec la création d'une centaine de cercles Front libertaire, jusqu'à ce que cette progression soit compromise et stoppée par toute une série de provocations politiques et policières,195 d'une part, et par une conception quelque peu zombiste de l'activité militante, due à une surenchère gauchiste, d'autre part. Remarquons également le rôle prédominant d'un «noyau historique» des fondateurs de l'ORA, jouant le rôle d'une direction politique occulte, bien que connue et surtout tolérée par la majorité de l’organisation.



Les années 1970-1976 sont ainsi secouées par de nombreuses scissions ou simples disparitions (comme celle de la revue Noir et Rouge).196 Au bout du compte, l'ORA et l'OCL (ex-MCL) finissent par céder la place à deux organisations stables : l'OCL (transmutation de l'ORA) et l'UTCL (Union des Travailleurs communistes libertaires, teintée de conseillisme et de marxisme), qui se réclament jusqu'à ce jour du courant communiste libertaire. Le déchet est énorme par rapport aux milliers de militants s'en étant réclamés depuis 1968. A quoi cela tient-il ? Peut-être à une période de digestion des idées, nécessaire pour échapper au confusionnisme, mais également au contexte global du pays, au repli sur leurs problèmes personnels de beaucoup, et puis surtout à l'absence d'une alternative libertaire crédible au système actuel.

Depuis une dizaine d'années, le mouvement anarchiste français s'est assagi et ne connaît plus ces soubresauts. La FA, l'organisation la plus importante, a franchi un cap en se dotant de bons moyens de propagande : une radio, un journal hebdomadaire et une excellente librairie. En outre, elle a remis à jour ses principes de base, reconnaissant l'existence de la lutte de classe, dont «la finalité doit être l'instauration d'une société anarchiste» ; elle «incite les travailleurs et l'ensemble des exploités à combattre les médiations qui vont à l'encontre de leurs intérêts de classe, et à opter pour l'action directe (c'est-à-dire pour des actions décidées et menées sans intermédiaires) et sa coordination sur le mode fédéraliste». Tout en renouant avec l'anarchisme social, elle conserve néanmoins un caractère organisationnel synthésiste, rejetant la responsabilité collective, et prônant la personnalisation des responsabilités. Elle s'appuie sur plusieurs dizaines de groupes, dont certains très bien implantés localement, publiant souvent des périodiques d'excellente facture.

Parallèlement, il y a des anarcho-syndicalistes — disséminés parmi les divers syndicats —, et un certain nombre de groupes liés à la publication de revues, magazines et journaux de qualité. Ajoutons plusieurs coopératives libertaires : librairies, restaurants, imprimeries (8 à un moment en France), et même des fermes autogérées. Il est regrettable que l'information ne circule pas davantage sur toutes ces réalisations ; souhaitons que cette lacune soit réparée de sorte que ce courant coopératif libertaire s'accentue.

Pour qui a connu la traversée du désert des années 1958-1968, toutes ces manifestations et réalisations — signes de vie du mouvement —, sont réjouissantes, et ne faisons donc pas trop la fine bouche, pour déplorer qu'il n'y ait pas une plus grande intervention dans les luttes sociales. Souhaitons uniquement une collaboration sereine et positive de tous ceux qui se réclament de l'anarchisme dans tous les domaines.
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Re: Le Mouvement Anarchiste en Mai 68

Messagede vroum le Sam 20 Fév 2010 13:21

Les anarchistes en Mai-Juin 1968

texte partiellement publié dans le Monde libertaire en juin-juillet 2008

par le Flutiste

(A l’occasion du 40e anniversaire de mai 68)

LE "GRAND SOIR" DES ANARCHISTES: la nuit des barricades du 10 Mai 1968
"La société est une fleur carnivore" -"Vive la Commune du 10 Mai".
(Écrit en grandes lettres rouges sur un mur, à l'angle des rues Lhomond et d'Ulm, dans la nuit du 10 au
11 mai 1968)

Dédié à Germinal Clemente, Christian Lagant, Slimane et à quelques autres compagnons, qui
n'ont pas supporté le retour à la "normalité" et ont choisi d'anticiper sur le terme de la vie.
Nous ne les oublions pas.


La commémoration du 40 ème anniversaire de Mai 68 donne lieu à toutes sortes
d'interprétations, souvent contradictoires. Entre la volonté de la droite de le "liquider" et les
rodomontades des uns et des autres se présentant comme d'ex-soixante-huitards, s'auto glorifiant à
coups de cymbales, grosses caisses et tambours médiatiques, l'essentiel est passé sous silence: qui
étaient à ce moment sur les barricades et affrontèrent les forces de l'ordre lors de la nuit du 10 mai 68
qui a servi de détonateur pour la période? Les mêmes qui ont embrayé ensuite dans les Comités
d'Action Étudiants-Ouvriers pour aller se coltiner avec les piquets de grève devant les grandes usines,
tenus par les chiens de garde cégétistes-PC, afin de déclencher les grèves solidaires? Que l'on
permette à ce sujet à un anonyme, témoin, observateur et acteur de ces journées, de jouer un peu de sa
flûte pour fournir quelques notes discordantes dans ce concert de menteries et mythomanies.

CEUX QUI ÉTAIENT LA ET CEUX QUI N'Y ÉTAIENT PAS.

Tout d'abord, il faut dissiper une confusion de terminologie: à cette époque, il y avait des
groupes, composés d'étudiants ou de jeunes pour la majorité, se réclamant soit des idées libertaires ou
assimilées; à savoir la Fédération anarchiste, laquelle tenait d'ailleurs ce même soir du 10 mai 1968
son gala annuel à la Mutualité avec Léo Ferré en vedette; d'autres groupes anarchistes comme "Noir et
Rouge", transformé en groupe-non-groupe à la fac de Nanterre, et dont les membres s'étaient engagés
dans le Mouvement du 22 mars (avec Dany Cohn-Bendit et Jean-Pierre Duteuil) , puis l'UGAC
(Union des Groupes Anarchistes-Communistes), L'Union Anarcho-Syndicaliste (LIAS), la CNT
française, et un certain nombre d'individus et groupes autonomes, dont par exemple Gaston Leval et
son cercle des Cahiers de l'Humanisme libertaire. La plupart des membres parisiens de ces
organisations étaient présents, comme s'ils s'étaient donnés rendez-vous ce soir-là; soit au nombre
total de 3 à 400, parmi les quelques milliers de manifestants. II faut leur ajouter un nombre non
négligeable de membres des groupes surréaliste; lettriste, situationniste et ultragauche (dits 'marxistes

révolutionnaires'), également présents en cette heure fatidique. En dehors d'eux, parmi ceux qui
n'étaient pas là et ne participèrent pas à cette fameuse nuit, il y avait ceux qui eux-mêmes se
qualifiaient de"gauchistes', c'est-à-dire se situant à la gauche du Parti communiste et faisant
surenchère de démagogie pour séduire sa supposée clientèle ouvrière, c'est-à-dire toutes les variétés
possibles de trotskystes et maoïstes. C'est par abus de langage que les medias ont attribué cette
appellation de "gauchistes" aux participants de Mai. En revanche, ce sont ces mêmes"gauchistes" qui
s'en sont attribués le mérite, alors qu'ils n'en ont été que les récupérateurs, pour ne pas dire les
"charognards". En dépit des faits têtus, car ils étaient complètement à côté de la plaque, n'avaient rien
compris à la situation; pour eux, les étudiants n'étaient que des petits-bourgeois, les jeunes en général
quantité négligeable et, en conséquence, ils n'y prêtaient guère attention, ne visant que les "ouvriers";
lesquels dans leur majorité n'en avaient que foutre. Autre différence, ces 'gauchistes' mettaient en
avant la lutte anti-impérialiste contre la- guerre du Vietnam menée par les américains, alors que les
libertaires avaient été pour la plupart guéris du tiers-mondisme, échaudés par l'évolution de l'Algérie
après son indépendance, et n'entretenaient aucune illusion sur les régimes dictatoriaux
africains, nés de la décolonisation, ni sur le castro-guévarisme, caricature stalinienne d'une révolution,
ayant éliminé de la même manière ses participants libertaires qui l'avaient aidée à
triompher.

II y avait donc une nette séparation et même une forte hostilité entre ces deux tendances. Les
premiers étaient mobilisés par les luttes antifranquiste en Espagne et anticapitaliste en France et dans
le monde, y compris contre le capitalisme d'Etat des pays dits 'socialistes' de l'Est. II faut rappeler ici
comment les insurrections antitotalitaires de Berlin-Est en 1953 et des Conseils ouvriers hongrois de
1956, écrasées par les chars de Moscou, avaient été déclarées comme 'fascistes' et "réactionnaires" par
les communistes et leurs fidèles (dont beaucoup de futurs trotskystes et maoïstes). Cela, alors que les
crimes staliniens venaient d'être été dénoncés peu auparavant, lors du XXe congrès du Parti
communiste soviétique de 1956, par le même Khrouchtchev qui avait fait tirer à la suite sur les
insurgés de Budapest. Le masque était alors tombé et nombreux furent ceux qui avaient abandonné le
'camp progressiste', devenu à leurs yeux l'incarnation odieuse d'une dictature totalitaire, où le
mensonge était roi. Malgré cela, les "gauchistes" en étaient encore à glorifier les dinosaures
marxistes-léninistes et à se pâmer devant leurs disciples vietnamiens ou castro-guévaristes.
L'agitation estudiantine depuis plusieurs semaines avait fini par cristalliser la volonté d'en
découdre, non seulement d'étudiants engagés, mais des jeunes en général. Et lorsque Dany Cohn-
Bendit fit circuler ce soir-là, par haut-parleur, le mot d'ordre ( probablement le seul acte à mettre à son
actif, le personnage étant par ailleurs "imbuvable"), "d'occuper le Quartier Latin", puisque la "police
occupait la Sorbonne"; il fut bien entendu et certains manifestants se mirent immédiatement à
l'oeuvre: se servant des poteaux des panneaux de signalisation ( cassés en les oscillant de gauche à
droite), comme de barres à mine, ils commencèrent à dépaver la chaussée des rues situées entre la
Place Edmond Rostand ( en face du jardin du Luxembourg), les rues Soufflot, Gay-Lussac, Saint-
Jacques, Claude Bernard; et celles à l'arrière du Panthéon, jusqu'à la Contrescarpe et la rue
Mouffetard.

Fait remarquable: les quelques étudiants de gauche ou "gauchistes" présents tentèrent de
dissuader de dépaver et de construire des barricades; traitant leurs constructeurs de "provocateurs". Ils
furent promptement éconduits: il fut ainsi vivement conseillé à certains de ces "modérateurs" de
retourner sur leurs prie-dieu au centre Richelieu (situé à l'angle de la Place de la Sorbonne et du
Boulevard Saint-Michel, c'était à l'époque le grand centre des étudiants catholiques, remplacé depuis
par une boutique à fripes), ils se virent alors obligés d'avouer piteusement qu'ils étaient de l'UEC
(Union des Etudiants Communistes)! En peu de temps, toute cette partie du Quartier latin fut couverte
de barricades. Un engin de terrassement, opportunément présent rue Gay-Lussac, fut mis à
contribution par un habile technicien. Ce n'est que lorsque la police chargea vers minuit passé, que des
voitures stationnées là furent dressées et utilisées comme remparts; il est même probable que leur
incendie se déclara avec la pluie de grenades lancées par les policiers, mettant le feu à l'essence
répandue par terre.

Les affrontements furent extrêmement violents: de nombreux jeunes refusèrent de se replier
et, véritables kamikazes, s'engagèrent dans des combats de corps à corps. J'ai vu de mes propres yeux,
rue Gay-Lussac, un jeune se dissimuler, un pavé à la main, derrière une porte cochère pour attendre
que la première ligne des policiers soit devant lui, afin de leur balancer le pavé! On n'ose pas imaginer
ce qu'il est advenu de lui après. Faisons ici une mise au point sur le mythe du lancer de pavés: il aurait
fallu être un champion olympique de poids ou de javelot pour pouvoir en envoyer efficacement à plus
de 4-5 mètres: ils n'étaient bons qu'à la construction des barricades et ne constituaient surtout que le
symbole des traditions révolutionnaires parisiennes. A signaler que les habitants du quartier, témoins
indignés des brutalités policières, prirent le parti des étudiants, lancèrent des seaux d'eau pour atténuer
l'effet des grenades de gaz lacrymogène et recueillirent des manifestants chez eux, ce qui n'empêcha
pas les policiers de pénétrer dans les immeubles et d'y poursuivre les manifestants jusqu'à l'intérieur
des appartements.

Dans la soirée, au gala du Monde Libertaire, lorsqu'on apprit les événements, Léo Ferré fit
une annonce invitant les volontaires à aller se joindre aux combattants de la rue. Ce renfort fut très
précieux et aida à repousser à plusieurs reprises les charges policières dans les petites rues à l'arrière
de la Contrescarpe, les habitants envoyant de leurs fenêtres de l'eau contre les gaz Iacrymogènes.
Toutes ces dernières barricades furent tenues principalement par des anarchistes: celles de l'Estrapade,
de Thoin, Blain; Tournefort - quelques-uns y établirent une barrière de voitures en feu. ce qui
empêcha la barricade de la rue du Pot de Fer (la bien nommée!) d'être prise à revers: elle fut la
dernière à tomber après 5 heures du matin.

Réfugié de justesse au Laboratoire de l'Ecole Normale Supérieure de la rue Lhomond,
j'entendis de derrière la grille l'interrogatoire d'une femme (peut-être même une 'femme du monde',
sortie d'une séance de cinéma ou d'un théâtre du quartier, prise par l'ambiance festive et ludique du
moment, comme on en avait vues certaines manier les pavés pour construire des barricades ce soir-là),
par un policier lui demandant de montrer ses mains. Comme elles devaient être sales -preuve du
maniement de pavés aux yeux du pandore-, elle eût droit à sa ration de matraque! (Comme avec
Gallifet pendant la Commune de 1871 qui demandait aux communards prisonniers de montrer leurs
mains, afin de reconnaître les ouvriers et de les envoyer à l'abattoir). Monté sur le toit de l'immeuble
vers 6 heures, alors qu'il commençait à faire jour, je vis des corps étendus dans les rues avoisinantes et
des secouristes qui s'affairaient autour d'eux. Vu l'âpreté des combats, il y eût indubitablement
beaucoup de victimes parmi les manifestants: blessés, mutilés, gazés ou peut-être même décédés, car
il y eût curieusement, à cette époque, des victimes d'accidents de la circulation à quelques dizaines de
km de Paris, présentant la particularité de ne posséder ni voiture, ni même le permis de conduire!
Parmi les amis et connaissances qui se fréquentaient au resto universitaire Jean Calvin et dans les
bistrots du quartier, situés alentour de la rue Mouffetard, ayant participé à cette mémorable soirée, il y
en a qui n'ont jamais été revus. Comme on se connaissait que de vue ou par des prénoms, il fut
difficile d'élucider leur absence ou disparition. Le Mouvement du 22 mars et le SNESUP organisèrent
bien des commissions d'enquête à ce sujet. Ils se heurtèrent souvent au silence des familles,
probablement intimidées et dont le domicile était gardé par la police.

Les CRS "ratonnèrent" dans le quartier de la Mouff une partie de la matinée, tâchant de
cueillir des manifestants isolés. Ne m'en doutant pas, je descendis (1) de mon abri vers 7 h 30,
gagnai la rue Mouffetard quand, après la Place de la Contrescarpe, une escouade de CRS me
repéra, à cause de ma veste de cuir abîmée par une grenade, et se mit à me suivre sans oser me
courser, car il y avait déjà pas mal de monde dans la nue. Je les surveillai du coin de l'oeil, prêt à
piquer un sprint au cas, où ils voudraient me mettre le grappin dessus. Je vis tout à coup un copain qui
marchait à ma hauteur sur le trottoir; il avait, bien entendu, également participé à la nuit, mais son
manteau de cuir était immaculé et ne voilà-t-y pas que ce plaisantin me dit: " Pourquoi tu te dépêches,
regarde: moi, je marche normalement!". Je lui répondis vertement sans m'étendre et me hâtai vers la
Place Monge pour descendre dans le métro. Descendu sur le quai, j'allai tout à fait à l'arrière de la
station; quand je vis venir à l'autre bout mes CRS: ils m'avaient bien suivi, ce n'était pas une illusion
optique; heureusement, le métro arriva et je me mêlai aux passagers. Mes anges gardiens restèrent sur
le quai, dépités d'avoir raté leur proie.

Toutes ces circonstances expliquent le choc provoqué dans l'opinion: les syndicats,
organisations et partis de gauche se virent obligés de réagir en appelant à manifester le 13 Mai.
Ce n'est qu'à reculons, les jours suivants, qu'ils suivirent les grèves spontanées de solidarité
déclenchées dans le pays. C'est à ce moment que les "gauchistes", complètement largués
jusque-là, commencèrent à tenter de récupérer le mouvement, à étaler leur camelote dans la
cour de la Sorbonne et à monter des comités bidon, mais ceci est une autre page de la période.

GREVE GENERALE ET OCCUPATIONS EN MAI-JUIN 1968.

Au lendemain de cette fameuse nuit des barricades du 10 mai, véritable insurrection
urbaine, que dans tout le pays on avait suivie sur les radios périphériques RTL et Europe 1, tous furent
choqués par la brutalité répressive du pouvoir gaulliste. Une grève générale de protestation fut
proposée et une manifestation décidée par les syndicats étudiant ( UNEF), de l'Enseignement
supérieur (SNESUP), CGT, CFDT et autres pour le lundi 13 mai, du centre de Paris à la place
Denfert-Rochereau devant le lion de Belfort.

Pendant tout le week-end des 11 et 12, beaucoup de monde vint visiter les lieux dévastés des
affrontements: les rués dépavées, couvertes des carcasses de voitures et autres restes des
barricades, véritable paysage de guerre. Les journaux publièrent de nombreux témoignages et
photos. Ce fut comme une secousse électrique à travers l'opinion, quelque chose de très grave venait
de se passer et on ne pouvait rester indifférent. Aussi, le lundi 13 mai, une foule immense,- on a parlé
de 500.000 et même d'un million de personnes-, s'était amassée pour défiler.

UNE FORET DE DRAPEAUX NOIRS ET ROUGES.

Commotionné par une grenade et les gaz, j'avais décidé d'aller attendre la manifestation
directement à Denfert-Rochereau. Juché sur le lion de Belfort; curieux tel le Fabrice de Stendhal, (à
travers lui, I"auteur s'était dépeint lui-même assistant à la bataille fatidique de Waterloo), je
m'apprêtai à vivre un grand moment. Je vis d'abord défiler devant moi la tête de la manif composée
des bonzes syndicaux, et de leurs affidés; puis suivirent de nombreux quidams, plus ou moins
anonymes comme le situationniste Guy Debord, aperçu isolé avec un de ses amis. Tout à coup,
spectacle incroyable: une forêt de drapeaux noirs et rouges, parsemée de drapeaux noirs, se présenta
devant mes yeux! Essayant de compter, je calculai plusieurs milliers de participants groupés derrière
les bannières. Je reconnus des membres de la CNT-française, dont le futur parolier à succès Etienne
Roda Gil, (fils d'un militant anarchiste espagnol de renom, il avait commencé à s'exercer déjà en
1965, avec une chanson sur " le Vietcong qui boit du saké dans le Delta du Mékong" -citée de
mémoire, je ne sais si elle a été chantée), disparu il y a peu (salut l'artiste!). En fait, les gros bataillons
de porteurs de drapeaux noirs et rouges étaient surtout constitués de membres de la CNT-FAI: les
compagnons espagnols étaient là, compacts et solidaires. Les libertaires français n'étaient pas absents, loin de là,
mais moins visibles, mêlés et marchant derrière des drapeaux noirs. Cette vision prenait aux tripes: les
anarchistes étaient là et bien là, de retour sur l'arène historique.

Cela ne passa pas inaperçu des journalistes, photographes et autres témoins de la scène.
C'est à partir de là que naquirent soudainement la curiosité et l'intérêt pour les idées anarchistes dans
le public. L'Anarchie, que les staliniens et les socialistes en général –sans parler des bourges- avaient
déclarée morte en terre d'Utopie, renaissait telle le Phénix de ses cendres! Son permis d'inhumer était
caduc, au grand dam de tout ce beau monde. On pût encore s'en rendre compte quelques jours plus
tard, au stade Charléty, à l'arrivée d'une autre manifestation, moins importante cette fois-ci car
organisée par la gauche non communiste, Mendès-France et Mitterand en tête, voulant se poser en
alternative à de Gaulle. L'apparition de drapeaux noirs fut saluée par des salves d'applaudissements,
mais aussi par quelques huées de la gauche bien-pensante, marrie de se trouver en si "mauvaise
compagnie". C'est depuis ces deux occasions, que l'utilité d'arborer des drapeaux noirs ou noirs et
rouges (mais non uniquement rouges, car c'est la couleur du sang des révolutionnaires massacrés au
cours du XXe siècle par les congénères de ceux-là mêmes qui portent ces drapeaux, héritiers du
marxisme-léninisme), devînt évidente à mes yeux, ne serait-ce que pour révéler notre présence, puis
pour narguer nos ennemis.

La manifestation du 13 mai se termina pacifiquement, la police étant très discrète. Des
manifestants allèrent sur le Champ de Mars. J'en vis quelques-uns- dont un, blême et un bout de bois à
la main-, clamer :"Allons prendre l'Elysée!". Cela montrait la tension générale et la détermination de
certains. La Sorbonne ayant été ouverte, sur l'ordre du rusé Pompidou, pour désamorcer la tension, je
me dirigeai vers le Quartier Latin.

LA SORBONNE.

Ce soir-là, la vieille maison fût envahie par une foule joyeuse et débridée. Un piano, installé
dans la cour, distilla des airs de jazz, couvrant tout le brouhaha ambiant. Des annonces commencèrent
à être faites par haut-parleur, des coordinations diverses s'organisèrent, la lutte continuait et
s'amplifiait. Me trouvant dans la galerie Rollin, d'où partaient les annonces au haut-parleur, j'assistai
aux premières inscriptions sur les murs, en particulier celle de "Jésus-Christ, le crapaud de Nazareth"!,
ainsi qu'en bas à l'entrée du grand amphithéâtre, l'ajout d"'interdit" au-dessus "d'interdit de fumer",
premier mot barré et complété par "re" à la fin, ce qui donna le fameux "interdit d'interdire", promis à
un avenir confus. II y a eu aussi la fameuse bulle inscrite par le situationniste René Vienet sur le
tableau - au style dit pompier- de Philippe de Champaigne, en bas dans le couloir central de la cour de
la Sorbonne: "L'humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec
les tripes du dernier capitaliste"! Extraordinaire formule réadaptée du curé Meslier. II y aura ainsi de
nombreuses inscriptions sur les murs, oeuvres de surréalistes, lettristes et situationnistes, habitués de
ce genre d'expression, négligé jusque-là. Rappelons celle concernant les communistes et leurs
partisans: "Quand ils parlent de révolution, ils ont un cadavre dans la bouche!". C'étaient autant de
projectiles de gros calibres tirés contre les idéologies dominantes. Je ne me doutais pas alors du succès
foudroyant qu'aurait par la suite cette manie scripturale, à la fois poétique et brutale (2).
La fête battit son plein toute la nuit, pour rie plus s'arrêter durant plusieurs semaines. Une
foule considérable s'y rendit tous les jours, surtout des badauds, mais aussi tous les gauchistes,
"recalés des barricades', venus profiter du lieu et de l'ambiance pour afficher de grands portraits de
leurs idoles Marx, Mao, etc., et étaler leur littérature de pacotille. II y eût aussi un stand de la FA et
d'anars qui eût beaucoup de succès. Le grand amphi, qui ne désemplissait pas, connût des moments
rares comme celui de la conférence de Gaston Leval sur l'anarchisme: elle a été filmée et des
séquences figurent parfois dans les documentaires sur Mai 68. C'était tout de même phénoménal de
voir ce vieux propagandiste, fils d'un communard de Paris 1871, insoumis pendant près plus de trente
ans de la guerre de 1914, autodidacte complet devenu pédagogue d'écoles Francisco Ferrer en
Amérique du sud, puis extraordinaire reporter sur 200 collectivités espagnoles de 1936-39 (voir son
livre L'Espagne libertaire 1936-39), cet infatigable apôtre des idées libertaires aller prendre la parole
dans le grand 'Temple du Savoir Académique"! C'était un bon orateur, il parlait avec clarté et
précision, et l'auditoire lui fit un triomphe.

On se rendit rapidement compte qu'il était difficile d'oeuvrer efficacement dans la Sorbonne,
aussi on se replia sur son annexe, le centre Censier, situé à une encablure, derrière la rue Mouffetard.
C'était un bâtiment neuf de quatre étages, qui abritait habituellement les services
administratifs de la Sorbonne; des cours y avaient lieu dans les nombreuses salles et dans son
amphithéâtre. Je le connaissais bien et m'y installai: le partage des lieux fut le suivant: les
commissions étudiantes au 1er étage, le 2 ème réservé pour des réunions, et le 3 ème pour
les Comités d'Action Etudiants-Ouvriers, avec des dizaines d'individus, dont j'en connaissais une
bonne partie qui fréquentait le quartier Mouffetard (la Mouff) et qui avait été sur les barricades.
Certains mangeaient au resto Jean Calvin (à la Maison des Lettres), situé vers le bas de la rue
Mouffetard, où le menu était un peu meilleur que dans les autres restos universitaires. Nos lieux de
fréquentation était justement sa cafétéria, où on jouait aux échecs et le bistrot â proximité immédiate
dans la rue Mouffetard, tenu par un vieux couple bougnat (auvergnat) de l'ancien temps: lui, livrait
encore le charbon à domicile et sa femme nous servait pour pas cher des petites gnôles pousse-café.
Ils s'appelaient Moreau, mais on avait transformé cela en "Mort-aux-Vaches"! Or, y passait de bons
moments à débattre de tout et de rien. La plupart étaient des"inorganisés", comme on disait à l'époque,
mais affinitaires, en fait des individus autonomes - comme moi-même à ce moment -, mais tous
sympathisant ouvertement à la tournure libertaire des événements. L'orientation générale des esprits
était "Il conseilliste", c'est-à-dire pour les Conseils des Travailleurs, sur le modèle des Soviets russes
de 1917 et des Conseils ouvriers hongrois de 1957, dont les Comités d'Action devaient être
l'ébauche. Les coups d'éclat des situationnistes avaient, en outre, réhabilité le romantisme
révolutionnaire, aussi beaucoup étaient réceptifs sur cette longueur d'ondes.

LE MONDE ESTUDIANTIN AVANT 1968.

Bien qu’étudiant à la Sorbonne moi-même depuis 1961, ce qui était rare à ce moment pour
quelqu'un issu d'un milieu modeste mais non inculte), - il y avait cette année-là, autant que je m'en
souvienne, 160.000 étudiants, soit près de 15 ou 20 fois moins qu'aujourd'hui. Sorti de
l'embrigadement lycéen, j'attendais beaucoup de la Sorbonne. Je fus vite désabusé par l'enseignement
de l'Histoire et des sciences sociales, tenu principalement déjà par les communistes et leurs
"compagnons de route", à quelques exceptions près. Par exemple, j'eus en propédeutique (première
année de fac à l'époque), comme professeur principal d'Histoire, dans le grand amphi de la Sorbonne,
contenant jusqu'à 1.500 étudiants, Jean Bruhat, fameux pour ses éditoriaux dans l'Humanité des
années 1937-38, approuvant la condamnation à mort des accusés des procès de Moscou - les traitant
par-dessus le marché de "vipères lubriques"! Imaginons un petit "Goebbels" donnant des leçons
d'objectivité historique! En revanche, j'eus comme enseignant de philo Jean-François Lyotard, brillant
hégélien, excellent pédagogue (j'ai toujours son polycopié sur "Le Dire et le Faire"), qui était membre
à ce moment du groupe - issu du trotskisme-, de la revue Socialisme ou Barbarie (avec Castoriadis),
avant de scissionner en compagnie de Claude Lefort pour créer le bulletin Pouvoir ouvrier (singulier
pour de grands intellectuels!). Nous avions de bons rapports personnels: il me tutoyait, ce qui était un
signe d'égalité et de respect pour le jeune de 19 ans que j’étais, habitué aux "mandarins
universitaires", imbus de leur "savoir" et de leur petite personne. II apprécia mes dissertations emplies
de références aux conseils ouvriers ( il me dît que j'écrivais comme Daniel Mothé, l'ouvrier de service
du groupe, travaillant chez Renault à l'époque; cela, tout en ne me notant pas plus de 11 ou 12 sur 20,
ce qui était le maximum à ses yeux!). II comptait
probablement me recruter pour son groupe et me fit parvenir une collection de la revue S ou B,
mais un jour il me demanda si j'étais marxiste? A ma réponse négative, il jugea que "c'était mal". Je
lui répondis qu'il n'y avait pas besoin d'être marxiste pour expliquer économiquement l'Histoire, que
Marx était le "liquidateur" de la Première Internationale et que j'avais des convictions libertaires bien
ancrées. En effet, j'avais acquis une solide culture anarchiste à partir des auteurs classiques (Bakou,
Kropo, Reclus et de nombreux autres, découverts grâce aux bons soins de l'ami Louis Louvet, éditeur
de Contre-Courant et diffuseur d'un grand stock de brochures et de livres des Temps Nouveaux, de
Jean Grave, et de La Brochure Mensuelle de Bidault).

L'ironie de l'histoire, c'est qu'après 68, devenu la coqueluche des mondains de la pensée, JF
Lyotard inventa l' "économie libidinale" et affirma que Marx avait écrit d'une main Le Capital en se
branlant de l'autre! Ce qui, en fin de compte, bien que tardif; était assez amusant et caractéristique de
la masturbation intellectuelle de tous ceux qui se réclamaient de l'acariâtre barbu. Paradoxalement, à
la fin de sa vie, il y a quelques années, il commit un incroyable éloge d'André Malraux! Précisons
quel fut le sort des autres ténors de S ou B: Castoriadis devînt un auteur culte, un enseignant supérieur
et un psychanaliste apprécié du même milieu 'mondano de gauche'; Claude Lefort, professeur au
Collège de France! l' "ouvrier' Daniel Mothé, bonze et bureaucrate céfedétiste. Belles et pitoyables
promotions! Et ne parlons pas des "grandes têtes molles" de gôche qui occupèrent tous les fromages
possibles et imaginables de l'Etat, surtout après 1981. Le militantisme politique - et surtout "socialiste
et pseudo révolutionnaire" comme tremplin de la réussite professionnelle, procédé bien connu par tous
les "alpinistes" sociaux. Qu'il était loin le "refus de parvenir" prôné par les révolutionnaires d'antan !

Lyotard me conseilla d'aller suivre les cours de Raymond Aron sur les Sociétés industrielles.
Au bout de deux cours, la vertu dormitive de son discours monocorde eût raison de ma résistance à
l'ennui! J'eus à peine le temps de commencer à suivre les cours de sociologie de Georges Gurvitch,
avant qu'il ne disparaisse; mais ce participant aux soviets russes de 1917, se présentant comme
"l'exclu de la horde" universitaire, était un parfait connaisseur des auteurs du XIXe : Saint-Simon,
Proudhon et Marx. J'en ai profité et conservé ses excellents polycopiés sur ces auteurs, qu'il avait bien
lus et rendus. D'ailleurs, II contribua alors à réhabiliter Proudhon dans. Je monde universitaire post-
stalinien et le présenta même comme le grand inspirateur de la Commune de Paris de 1871, ce qui ne
fût pas une mince affaire en ce temps de domination stalino marxiste. Il fût également à l'origine, en
1964, de la revue Autogestion.

Poursuivre des études supérieures n'était pas facile durant ces années, si on n'avait pas de
parents aisés derrière soi. C'était mon cas et, dès le début, je dus subvenir à mes besoins, surtout que
la (petite) bourse dont je bénéficiais n'était accordée qu'au mois de février de l'année universitaire. Il
fallait donc tenir jusque-là, par conséquent travailler, faire des petits boulots durant les vacances et le
premier semestre, c'est-à-dire manquer les premiers cours, ce qui évidemment n'était pas apprécié par
les enseignants et comme les copies d'examen n'étaient - étonnamment- pas anonymes ( elles l'étaient
pourtant pour le bac: un rabat collé cachait le nom), je me faisais sacquer et il me fallait passer et
repasser les examens aux sessions de juin et d'octobre pour réussir les certificats de licence. Ceci
explique certainement le grand déchet d'alors et, peut-être de maintenant, parmi les étudiants des
premières années d'études. De toute façon, les enseignements n'étaient pas très attrayants et les
enseignants plutôt mauvais pédagogues, ne connaissant généralement que le petit créneau
correspondant à leur thèse de doctorat, et complètement nuls en dehors; à la différence de leurs
devanciers du XIXe et début XXe siècles, qui étaient souvent des hommes encyclopédiques,
conformément à la tradition héritée du siècle des "Lumières". Aussi, toute véritable étude sérieuse ne
pouvait vraiment reposer que sur un travail personnel.

La vie estudiantine présentait alors malgré tout certains avantages par rapport au salariat à
plein temps; tout en en bénéficiant, on pouvait vaquer à ses propres études et recherches, garder une
fenêtre ouverte sur le monde, hors du système clos et sclérosé de l'université. Cela permettait, en
attendant mieux, de ne pas rentrer dans le rang. Et puis, il y avait un esprit frondeur et contestataire
typiquement estudiantin qui rendait le Quartier Latin (Lapin en argot estudiantin) agréable à de
multiples points de vue; après 1968, tout cela a disparu peu à peu par la dispersion des établissements
universitaires hors du Quartier, tant on a voulu exorciser tout danger de révolte.

II y avait alors des personnages pittoresques, comme Ferdinand Lop (avec tous les jeux de
mots possibles à partir de son nom: sa- et anti-Lop etc. !), qui voulait prolonger le Boulevard Saint
Michel jusqu'à la Mer ou transporter la ville à la campagne (là, il a été exaucé, elle a été 'urbanisée'
jusqu'à plus soif!). II se présentait aux élections du Quartier et recueillait toujours bon nombre de
voix. II y avait le "postillon", personnage habillé exactement comme le postillon du vin du même
nom, qui déambulait, imperturbable, dans les rues du quartier, acceptant tout de même de boire un
"ballon" au comptoir! Mouna Aguigui (de son vrai nom Dupont, le "cosmonaute du subconscient",
cycliste-directeur de son petit canard) qui haranguait les passants Boulevard Saint-Germain, debout
sur une caisse, honnissant le "ca-ca-pi-pi-talisme"! et, possédant une sacrée collection de différents
couvre-chefs, ponctuant son discours en en changeant à chaque fois, en déclarant alors que la
"République avait changé de visage"! Plusieurs cafés propices aux rendez-vous et des librairies du
Boul’mich', où on pouvait faire connaissance avec la production éditoriale, qui faisaient le charme de
cette voie, tels le Dupont, le Soufflot, le Mahieu, les PUF (Presses Universitaires de France) etc. ont
disparu et fait place à des commerces de malbouffe et de frippes. Pareil pour les restaurants bon
marché pour les artistes et étudiants nécessiteux, et les chambres de bonne pas chères. II ne reste que
le jardin du Luxembourg, surnommé le"Luco", où on allait draguer les filles et où on s'amusait à
échapper aux petites vieilles (en noir, c'étaient probablement des veuves de guerre auxquelles l'Etat
avait "généreusement" accordé la charge de faire payer le droit de s'asseoir sur les chaises. On a peine
à imaginer ce que cela a pu être par rapport à l'actuel lieu sans âme, où tout est insipide et à base de
fric.

Devenu soutien de famille au décès de mon père, je fus obligé de travailler à plein temps,
occupant divers emplois sans rechigner: calculer les "courbes de vie des produits" (c'est-à-dire
combien de temps ils mettaient à se vendre!) aux Galeries Lafayette! Aide-comptable chez le pétrolier
Elf (l'actuel Total); avec dans ces deux établissements deux cantines différentes: pour les employés et
pour les cadres (méprisants, croyant sortir de la cuisse de Jupiter, issus d'une race supérieure), avec
des menus de qualités différentes. On ne pouvait faire mieux pour caractériser la lutte de classes:
dirigeants et exécutants. Emplois que je quittai soudainement, du jour au lendemain, au bout de
plusieurs mois, devant les tentatives des "petits chefs" de me briser ou de m'humilier avec des
rebuffades, me considérant comme un "rebelle"à leur autorité. A chaque fois, je les pris par surprise:
en pleine journée de travail en demandant mon compte! Ebahis, ils s'étonnèrent et me demandèrent
pourquoi je voulais partir, tentant même, probablement par mauvaise conscience, de me retenir; je
leur dis tout bonnement qu'il faisait beau dehors et que je devais immédiatement sortir! J'appris avec
plaisir plus tard qu'en mai 68, les employés grévistes des Galeries Lafayette avaient sorti les cadres à
coups de lance à eau d'incendie! D'ailleurs, je retrouvai sur les barricades certains de mes anciens
collègues de cette boîte infâme. Autre emploi mal rémunéré, mais sain et intéressant: après un stage
d'une semaine de formation, je fus pendant 3 mois, en 1965, Pèraub (Père(!) aubergiste : gérant d'une
auberge de jeunesse) dans les Vosges, où je fus accusé par certains adhérents locaux (C'était à
l'époque un pays de culs-bénis) d'être une sorte de commissaire bolchevique pour avoir interdit la
tenue d'une messe dans l'auberge!

Durant ces années, il était facile de trouver un emploi grâce au bureau de placement des
étudiants - le CROUS- et si on était pas fainéant et costaud - c'était mon cas - on pouvait accepter des
boulots manuels assez durs, pas très bien payés, mais très enrichissants humainement, tel d'être
bagagiste à Orly (commencer à 4 heures du matin, en chargeant et déchargeant un avion , 20 minutes
par heure pendant près de 9 heures) et des tas d'autres emplois du même genre durant des semaines ou
des mois selon les besoins. Dans ce milieu des humbles, ne pétant pas plus haut que leur cul, je me
sentais particulièrement à l'aise; les rapports y étaient simples et très cordiaux.

Début 1968, utilisant finalement ma licence de lettres, je me décidai à prendre un emploi à
long terme en tant que cadre A contractuel dans la fonction publique (tout le monde y est cadre de A à
D, sur le modèle de l'armée, ce depuis Napoléon! Cela avec des tas de statuts différents: contractuel,
auxiliaire etc. en attendant de réussir un concours pour être titulaire), où on me confia à diriger 40
employés! En apparence, j'étais passé de l'autre côté de la barrière et on fondait de grands espoirs sur
moi, bien que j'eusse prévenu avec humour que je n'étais "pas doué pour porter le képi", mais
l'humour et l'administration, ça fait deux. En réalité, je n'avais aucune envie de faire carrière; j'y étais
juste le temps de voir venir et parce que c'était à proximité de mon domicile. Aussi, je désertai sans
état d'âme ce poste de "commandement étatique" dès le début des manifestations de Mai.

LES GREVES

Dès les 14, 15 et 16 mai, des grèves s'étaient déclarées à Nantes et ailleurs, souvent à
l'instigation des militants trotskystes de la "Voix ouvrière" (l'actuelle Lutte ouvrière). C'était une sorte
de secte dont la religion était "l'ouvriérisme à tout va". Les ouvriers étant la "classe messie",
l'organisation prenait entièrement en mains la vie de ses militants: ils devaient aller distribuer des
tracts le matin très tôt à l'entrée des usines; devenir eux-mêmes des ouvriers, s'ils n'avaient pas le bac,
ou bien instituteurs s'ils l'avaient. C'étaient des"moines militants", à la différence près que leurs
moeurs étaient assez libres; mais cela restait en "famille": des couples de militants se formaient, et des
militantes aidaient parfois à "convertir' des sympathisants à la bonne cause, en payant de leur
personne. A force d'entrisme et de noyautage, ils avaient fini par déborder par ci par là les cégétistes
staliniens. C'est ce qui se passa à ce moment pour déclencher les premières grèves, il faut bien leur
reconnaître ce mérite.

II faut dire qu'après la grande manif du 13 mai; les syndicats n'en voulaient pas plus, sauf
parfois avec leurs sempiternelles revendications salariales et slogans creux (une copine allait défiler
avec eux pour crier exprès: "La semaine de 60 heures, la retraite à 40 ans!"). Aussi, il urgeait d'étendre
si possible le mouvement gréviste sans plus attendre. A Censier; des Comités d'Action Etudiants-
Ouvriers furent mis sur pied, en ciblant certaines grosses usines de la région parisienne: Renault, bien
sûr, Citroën, Thomson Houston et autres. Nous nous partageâmes par équipes de quatre avec une
voiture et "papillonnâmes" entre ces grosses boîtes. Tout de suite, nous nous heurtâmes aux piquets
cégétistes qui firent barrage pour nous empêcher d'entrer dans les lieux. Cela peut se comprendre, tant
ils avaient peur qu'on leur abîme leur fameux "outil de travail" - on a vu depuis ce qu'il est devenu,
sans qu'ils mouftent: délocalisé dans les ex-pays socialistes (présentés alors comme des " paradis"
pour les travailleurs, ne l'oublions pas) ou en Asie, où on paie les ouvriers à coups d'élastique! Ils
avaient, en outre, peur qu'on leur vole leurs "ouvriers". Malgré ces embûches, nous réussîmes à établir
de bons contacts chez Renault avec des jeunes cégétistes qui nous aidèrent et influèrent sur leur
syndicat. Chez Citroën, cela fut assez dur, car la plupart des ouvriers étaient
des immigrés portugais et d'autres nationalités, ne parlant parfois même pas français; c'était pas
évident de leur demander de se mettre en grève; mais là aussi de jeunes cégétistes nous épaulèrent; à
Thomson-Houston, nous nous heurtâmes à des cégétistes haineux mais, par contre, fûmes très bien
accueillis par des céfedétistes (CFDT), qui nous ravitaillèrent même plus tard en essence. Les contacts
furent pris et conservés.

Sous la pression de la base et surtout des jeunes, les syndicats finirent par se déclarer pour
la grève générale. II faut dire aussi que nous étions presque tous, plus ou moins des étudiants
travailleurs nous-mêmes, grévistes spontanés évidents; âgés en moyenne de 25 ans, ce qui nous
rendaient plus crédibles auprès de nos interlocuteurs. Du moins au début, car des ouvriers, des jeunes
et des moins jeunes, et différents travailleurs ne tardèrent pas à nous rejoindre dans les Comités
d'Action à Censier, ce qui grossit considérablement nos rangs.

Au bout d'une semaine, la grève fut générale: cas unique en France, même par rapport à
1935: neuf millions de travailleurs grévistes! La situation générale n'avait rien de révolutionnaire,
c'était surtout un ras-le bol général contre l'autoritarisme gaulliste et une société bloquée. La "grève
générale", celle dont avaient rêvé plusieurs générations; le prélude au "Grand Soir" et à la
"Révolution", était là et bien là. La Révolution devait être, par conséquent, à l'ordre du jour. Seul petit
problème, c'était inconscient, car il n'y avait pas de révolutionnaires! Si on ne comptait pas les
quelques centaines ou milliers à la limite, qui avaient une connaissance historique et une conscience
théorique, animés par conséquent d'une volonté révolutionnaire. Ce qui ne faisait qu'une goutte d'eau
dans l'ensemble du pays. C'était le résultat de décennies de décervelage marxiste-léniniste et de
démission de tout esprit critique. Les révolutions françaises de 1789; de 1848; de 1871, les russes de
1905 et 1917, les espagnoles de 1931 et 36-39, avaient été préparées par des générations entières de
révolutionnaires: ils avaient étudié attentivement les défauts du système dominant, lutté pied à pied
contre le pouvoir des puissants; réfléchi et élaboré des solutions pratiques pour éliminer,
l'injustice et l'exploitation. Certes, elles avaient toutes mal fini, mais ç'avait été surtout par une
Contre-révolution interne: des démagogues et des fourbes s'étaient infiltrés dans leurs rangs et avaient
trahi la cause au moment décisif, en misant sur leurs intérêts spécifiques de parti. On avait manqué de
vigilance critique pour ne pas se fourvoyer. Pour éviter un nouvel échec, il fallait les étudier toutes
avec minutie et explorer les raisons qui les avaient perdues. Rien de tout cela en 1968, la majorité des
travailleurs se berçait d'illusions sur un "pouvoir populaire", ou surtout sur un gouvernement de
"gauche", ne pensant même pas à changer les rapports aliénants dans le travail ou dans la vie; ils se
laissaient guider par des dirigeants corrompus par le système et complices des horreurs staliniennes.
Les leçons du passé n'avaient pas été retenues, on fonçait tête baissée dans les mêmes erreurs et
impasses. Que nous restait-il à faire, à nous qui nous voulions plus informés et motivés? II fallait y
aller et être présents partout le plus possible en intervenant dans un sens radical. En plus, montrer au
moins que nous pouvions changer les rapports entre nous, qu'on pouvait se passer d'une autorité
supérieure et organiser de manière autonome notre vie, à défaut de changer le monde. C'est ce que
nous avons tenté de faire, sur une petite échelle, lors de l'occupation de Censier.

L'OCCUPATION DE LA FAC DE CENSIER.

Nous nous installâmes à demeure à plusieurs dizaines: nous étions sur place jour et nuit,
dormant sur des lits de camps ou sur des matelas de fortune. Des étudiants de l'Institut d'Agronomie
montèrent le CLEOPS - Comité de Liaison Etudiants Ouvriers Paysans Solidaires- et organisèrent une
cantine, régulièrement approvisionnée par leurs contacts paysans; elle fonctionna à merveille durant
l'occupation. Nous montâmes un Comité de Liaison Paris Province, de manière très simple: nous
faisions des annonces par haut-parleur en demandant des volontaires, soit qui avaient une voiture, soit
qui n'en avaient pas, mais qui désiraient se rendre en province. Le but était de faire connaître dans le
pays ce qui se passait à Paris et d'établir des contacts. Après un bref entretien, pour savoir si c'étaient
des gens sérieux et dignes de confiance, je les mettais en contact les uns avec les autres et les
munissais de tracts et d'affiches que j'allai chercher à l'atelier de l'école des Beaux-Arts et chez les
différents comités. En effet, j'avais des contacts personnels avec certains des 'rapins', ayant mangé
longtemps à leur resto U situé juste à côté, rue des Beaux-Arts. J'assistai ainsi à la présentation des
premières sérigraphies de l'atelier: en fin d'après-midi, tous, enseignants et
élèves, se réunissaient pour choisir parmi les travaux proposés. C'était de la démocratie directe,
chacun argumentait son choix et la grande majorité choisissait, éliminant les autres. Celles qui avaient
été choisies devaient porter le tampon de l'atelier. J'en diffusai des centaines, dont la première que je
n'ai jamais revue: un poulet avec la tête de Pompidou cigarette au bec! Partie en province, on ne sait
où ! De même, des dizaines de la fameuse "CRS-SS", imprimée sur un papier de qualité. A tel point
qu'il m'en resta un bon paquet après la fin des événements et que je fus obligé de jeter, ayant peu de
place dans ma petite chambre de bonne (quand on pense à la valeur marchande qu'elle atteint
aujourd'hui!). C'est que je ne pensais pas à l'avenir, je vivais dans le présent immédiat; je traitais de
"nécrophages" ceux qui arrachaient les affiches et collectionnaient les tracts pour les archiver. Eh bah,
on peut se tromper et je suis bien obligé de reconnaître qu'en fin de compte ils ont fait oeuvre utile.
Des le premier jour d'occupation, nous fîmes une assemblée générale dans le grand amphi de
la fac, pour décider des actions à mener. Jean Jacques Lebel, proche des anarchistes et des
surréalistes, grand agitateur d'idées et des arts, introducteur en France et en Europe des fameux
"happenings", (sorte de fêtes d'étudiants des Beaux-Arts, où on déconnait à plein tube), proposa
d'occuper le théâtre de l'Odéon. Il voulait faire ainsi rebelote, car il l'avait déjà occupé avec des amis
quelque temps auparavant en signe de protestation contre une soirée d'hommage "officiel" dédiée aux
poètes de la "Béat génération". Jean Louis Barrault et Madeleine Renaud, qui dirigeaient alors le
théâtre, avaient subi avec stoïcisme cette première soirée d'occupation. Je proposai plutôt l'occupation
de l'Opéra de Paris, lieu plus central, mais Jean-Jacques avait son idée bien arrêtée et la majorité vota
pour l'Odéon. Presque tous partirent immédiatement investir les lieux. Cette fois-ci encore, Jean-Louis
Barrault accepta bon gré mal gré cette douce violence, ce qui lui vaudra d'être viré ensuite comme un
malpropre par André Malraux. Ce fût homérique: jour et nuit n'importe qui prenait et gardait la parole
sur tous sujets, comme à la Sorbonne, mais le lieu s'y prêtant mieux, ce fut une extraordinaire
représentation permanente, où le plus profond discours côtoyait le pire délire: c'était comme la langue
d'Esope. Deux drapeaux, rouge et noir, furent installés sur le fronton du théâtre. Le comité
d'occupation improvisé, un anarchiste de ma connaissance, Paul, à sa tête, logea dans les combles où
étaient entreposés les costumes de théâtre. On vit donc soudain un spectacle
invraisemblable: des gardes avec casques et hallebardes déambulant dans les couloirs du théâtre! En
tant que "conseiller technique", je conseillai de bloquer toutes les issues, sauf la principale, afin de
parer à toute intervention surprise de la police. Ce fût fait avec des cordes, mais une heure plus tard,
tout fut enlevé pour cause de sécurité en cas d'incendie ou de mouvement de foule, du moins c'est ce
qu'on m'expliqua.

LE FONCTIONNEMENT DE CENSIER OCCUPE.

Pour la même raison, j'organisai un petit service de sécurité à Censier: une dizaine de
membres surveillèrent les entrées et les allées et venues dans la fac, car des centaines d'étudiants et
curieux venaient chaque jour arpenter les couloirs des 3 étages: le premier pour les commissions
étudiantes, faisant "jou-jou" sur les "débouchés des études" ( l'un d'entre nous proposa de faire un
immense autodafé de tous les dossiers d'étudiants de la Sorbonne entreposés à Censier même, afin de
"résoudre une bonne fois pour toutes le problème étudiant", mais il n'y fut pas donné suite) , le 2 ème
étage pour des réunions de différents comités, le 3 ème étant réservé aux comités Etudiants-
Travailleurs et autres comités s'action. II y eût ainsi un comité d'action d'étrangers (où participa
Freddy Peerlman - disparu il y a quelques années-, lequel lança ensuite les éditions" Black and Red" à
Chicago).

Le rez-de-chaussée était pris par la cantine, les bureaux administratifs, les points de contacts
et le standard téléphonique. Le 4 ème étage était inoccupé (parfois utilisé comme alcôve, la volupté
s'accordant bien avec la passion révolutionnaire). La nuit, la porte d'entrée était fermée et surveillée et
on faisait des rondes dans les étages. Un jour, on vient m'informer que des étudiants communistes
veulent prendre une salie au 2 ème, je descends immédiatement avec des compagnons et leur intime
l'ordre de dégager au plus tôt, n'ayant pas combattu sur les barricades, n'ayant donc rien à faire ici. Ils
obtempèrent sans insister. Un autre jour, même topo: des étudiants de la FER (Fédération des
Etudiants Révolutionnaires, trotskyste, de la tendance lambertiste, celle dont était membre le "sous-
marin" Lionel Jospin), viennent s'installer tout de go dans une salle du 2 ème. Mon sang ne fait qu'un
tour, je descends quatre à quatre, avec 3 compagnons présents, et leur tiens un discours ferme et
catégorique: 'Vous n'avez pas été sur les barricades; donc vous n'avez rien à faire ici, nous vous
demandons de quitter immédiatement les lieux!" (Je reproduis de mémoire la substance de mes
paroles, il est possible que mon langage ait été moins "diplomatique"). Ils étaient une douzaine devant
nous quatre mais, derrière nous, des curieux s'étaient regroupés, sympathisants ou non, alors ils ont
pensé que nous étions une quinzaine ou une vingtaine et se sont dégonflés devant notre
détermination (l'un d'entre nous avait enlevé ostensiblement ses lunettes pour montrer qu'on
était prêt à castagner); alors, ils ont rangé leurs affaires et sont partis en menaçant de revenir à
"300 avec des manches de pioche"- "Quand vous voulez, on vous attend!"- ai-je rétorqué. Bien
entendu, on ne les jamais revus, mais nous restâmes vigilants et prêts à toute éventualité.
II y a eu un problème avec le standard du téléphone: celui qui s'en occupait n'en faisait qu'à
sa tête et on n'arrivait pas avoir les communications avec nos contacts des comités d'usine. Je lui ai
proposé alors de le relayer un moment; il s'est cru écarté de cette fonction et est revenu peu après avec
2 ou 3 gars (dont un "recalé" pour aller en province, qui m'avait paru peu sûr et qui avait gardé, par
suite, de la rancune à mon égard), menacer de me molester. Ils croyaient n'avoir affaire qu'à un
individu, sans se douter de ceux qui étaient derrière. Avertis tout de suite, une dizaine de membres du
3 ème étage, descendent et arrivent; décidés à régler leur compte aux agresseurs; je m'interpose,
expliquant clairement la situation au standardiste, en lui proposant de poursuivre sa tâche mais en
branchant directement et en priorité tous nos appels. S'étant rendu compte du rapport de forces, mon
discours calme et raisonneur produit son effet, le gars devient tout miel, accepte et promet de remplir
correctement cette responsabilité. Je pense avoir fait oeuvre de sagesse révolutionnaire en évitant un
affrontement physique; ayant démontré notre fermeté et surtout de ne pas m'être surchargé avec ce
nouveau poste. Par la suite, nous n'eûmes plus de problèmes de téléphone. En général, ai-je souvent
constaté, il faut appuyer les paroles par des actes pour être bien compris par certains "durs d'oreille".
Nous tenions presque chaque jour une assemblée générale d'occupation de la fac, afin de
traiter toutes les questions qui pouvaient se poser. Nous avions une sorte de comité informel de
coordination interne et externe, en relation avec les autres comités d'occupation. A chaque fois,
j'insistai sur notre démarche, disant que comme" Monsieur Jourdain (chez Molière: Le Bourgeois
gentilhomme), faisait de la prose sans le savoir'', nous "faisions de l'autogestion et de la démocratie
directe". J'estimais important d'appeler les choses par leur nom exact, surtout de bien définir notre
démarche de base. Autant que possible, nous remplissions toutes nos tâches par rotation, formant des
remplaçants, et "papillonnions" à plusieurs entre tous les comités, les usines, la Sorbonne, le 22 mars
à Nanterre, les Beaux-Arts etc., ne rentrant que le soir à Censier pour y manger et dormir.

En revanche, nous ne pûmes éviter deux provocs policières. L'une pas méchante: un gars,
genre étudiant de 3 ème cycle, se présenta un jour, prétendant être envoyé par le Comité d'occupation
de la Sorbonne, me déclarant que "là-bas, c'était le bordel, alors que d'après ce qu'il avait entendu dire,
à Censier ça marchait très bien"; en conséquence de quoi il voulait que je l'informe sur notre structure
et notre fonctionnement. Je lui fis visiter les lieux et lui expliquai le fonctionnement autogéré de
l'ensemble. C'est seulement après que j'appris que la Sorbonne n'avait jamais envoyé personne et, par
déduction, je compris la nature véritable du personnage. Cela dit, cette petite leçon sur la démocratie
directe ne lui fût peut-être pas inutile.

La deuxième fois, ce fut plus important par ses suites. Toujours le Comité d'occupation de la
Sorbonne qui nous contacta en nous demandant d'envoyer des membres de choc pour expulser ceux
qu'on avait surnommés les "Katangais", lesquels s'étaient approprié une partie de la Sorbonne. En
effet, c'étaient des loubards, dans la tradition des blousons noirs et autres 'en dehors' de la société, que
les marxistes appelaient les "lumpen"(prolétaires de la plus basse échelle à leurs yeux), plutôt
mythomanes, car certains d'entre eux se disaient anciens parachutistes ou mercenaires lors de la
guerre civile du Congo-Katanga, d'où leur surnom. Ils s'étaient bien battus sur les barricades, mais
depuis ils squattaient un coin de la Sorbonne et se pavanaient dans les couloirs, faisant des allées et
venues avec l'extérieur. On se demandait s'ils n'étaient pas en contact avec la Maison Poulaga, car
certains déambulaient avec une carabine à la main (je l'ai vu de mes propres yeux) et disposaient
d'autres armes dans leur local. Ces "mercenaires" de la Sorbonne avaient beaucoup de succès auprès
des badauds et surtout des "badaudes" venant les voir de plus près. On craignait que le fait qu'ils aient
des armes puisse justifier une intervention de la police et provoquer l'évacuation de la Sorbonne, donc
le projet était plausible. On passa une nuit blanche à une trentaine à attendre le signal de l'attaque de
leur repaire. Il vînt vers 6 heures du matin et ils furent expulsés manu militari. Le problème, c'est
qu'on ne savait pas exactement d'où provenait ce plan d'expulsion. La suite
montra qu'en fait ce devait être une opération "téléguidée", dûment planifiée en haut lieu, car dans
l'heure qui suivit, la police intervint et vida la Sorbonne. Deux heures après, ce fût le tour de l'Odéon.
L'opération contre les Katangais avait servi de prétexte pour mettre un terme à ces occupations. Une
meilleure solution aurait été d'aller les voir et de s'entendre avec eux sur un modus vivendi, comme je
l'avais fait avec le "standardiste" de Censier. Vaut mieux toujours une discussion franche et directe
que des manoeuvres de coulisses qui ne peuvent déboucher que sur des embrouilles.

Censier tomba tout seul peu de temps après; par l'évacuation volontaire des occupants,
prenant les devants sur une probable intervention de la police. Absent à ce moment, je constatai avec
amertume et déception le saccage délibéré et stupide de notre local par ceux que j'avais chargés de le
garder. Heureusement, j'avais évacué depuis plusieurs jours tous mes dossiers de contacts avec les
différents comités avec les archives, adresses, tracts et affiches.

LA CGT MET FIN À LA GREVE GENERALE.

II n'est pas inintéressant de faire connaître comment la CGT mît fin à la grève générale de
1968 à Paris d'abord et dans le pays ensuite. Après s'être mis d'accord, en compagnie de ses compères
de la CFDT, de FO etc., avec les représentants du patronat et de l'Etat sur une augmentation de 10 °/°
des salaires (bouffés en 6 mois par l'inflation!) et sur des prérogatives et privilèges syndicaux: gestion
des caisses d'assurance, de retraites et de divers organismes sociaux professionnels, où ils placèrent
leurs obligés- et surtout la multiplication de "permanents" (plusieurs dizaines de milliers aujourd'hui),
soi-disant employés et payés pour défendre les intérêts des travailleurs. II faut savoir que la CGT a
actuellement 5 fois moins de cotisants qu'à l'époque et cinq fois plus de permanents! C'est-à-dire de
bureaucrates payés à rien foutre et servant de troupes de manoeuvres, comme on le voit à chaque
manifestation avec les gros bras et les porteurs de pancartes et drapeaux rouges CGT (tous présents
sur ordre et pointés : gare aux absents!). Tout ceci sans parler de la "fluidification sociale en espèces"
du patronat, découverte récemment mais, selon les informations, qui ne date ni d'aujourd'hui ni d'hier,
mais plutôt d'avant-hier! Ce qui en dit long sur ce qui se passe dans les coulisses du "cinéma
syndical". Anecdotiquement, citons à ce propos que Ariette Laguiller, inusable candidate de
l'organisation trotskyste "Lutte ouvrière" aux élections présidentielles, avec sans cesse "Travailleurs,
travailleuses" plein la bouche, a été permanente pendant 26 ans!

Revenons à nos moutons de juin 68: la CGT fit voter le dépôt de bus Lebrun, aux Gobelins,
sur la reprise du travail, la majorité des votants s'exprima pour la poursuite de la grève; alors, les
cégétistes firent voter un autre dépôt de bus dans le 15 ème arrondissement de Paris (ou par là-bas, la
mémoire me fait défaut), en leur disant que ceux de Lebrun avaient voté la reprise. Par conséquent, ce
dépôt dût se plier à cette décision. A ce moment, on fit revoter le dépôt Lebrun en leur annonçant le
vote positif de l'autre dépôt. Cette fois-ci, la reprise fut adoptée et les bus recommencèrent à rouler.
Cela servit de signal général: le métro suivit logiquement et tous les grévistes en général aussi - y
compris moi-même -, pour ne pas perdre leur boulot. Tout le pays embraya. Le tour était joué et bien
joué, le pouvoir et les étatistes furent soulagés de voir terminée cette grève qui n'en finissait pas et le
char de l'Etat recommencer à rouler.
"Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la vous-mêmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs." (N. Makhno)
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Re: Le Mouvement Anarchiste en Mai 68

Messagede vroum le Sam 20 Fév 2010 13:23

Suite et fin :


RESULTAT DES COURSES.

Pour les travailleurs, la grève générale avait ouvert les yeux sur leur condition à nombre
d'entre eux et les rapports avec les petits et grands chefs, tout-puissants jusque-là, changèrent du tout
au tout, du moins pendant un temps. Le fait de se parler et de communiquer fit évoluer la mentalité
chez beaucoup, en particulier entre hommes et femmes; les relations sociales, familiales et
intergénérationnelles en furent également modifiées. Rien n'était plus pareil pour beaucoup, il y aurait
dorénavant un "avant" et un"après Mai 68: la vie avait retrouvé un sens.

Autre évolution sémantique: dans le discours des syndicalistes et des socialistes, les ouvriers
devinrent des "travailleurs", puis tout simplement des"salariés"- bonne méthode d' "attrape-tout" pour
élargir leur clientèle. L'aspiration des étudiants et enseignants "progressistes" et communistes à un
"contrôle continu" des études fut adoptée et appliquée par bon nombre de facs; ce qui exprima bien
leur volonté totalitaire de transformer les jeunes cerveaux en "singes savants", tout juste bons à
ânonner des leçons stéréotypées "dans le bon sens", en faisant l'économie d'un esprit critique et
autonome - en somme, â abolir toute curiosité, toute libre initiative et tout potentiel imaginaire.
Désormais, les étudiants "travaillent" et pensent "correctement", conditionnés qu'ils sont par
l'obtention d'une peau d'âne qui leur permettra de prendre place dans la société dominante! Le but du
nouveau système et de ses complices a été atteint: transformer tout le monde en spectateur de sa
propre vie, avec quelque succès il faut bien l'admettre.

II y eût des charrettes de licenciés parmi les grévistes, en particulier à l'ORTF (Radio-
Télévision), où le célèbre commentateur de rugby Roger Couderc s'était permis d'encourager ,avec
son accent 'cassoulet', les jeunes manifestants: "Allez, les petits!". Certains participants aux
événements partirent à l'étranger, il y en eût qui allèrent à New York vendre des affiches et des pavés
"de Paris" sur le trottoir, apprit-on, avec succès: des financiers de Wall Street s'en servirent comme
presse-papier! Parmi ceux qui avaient participé à la cantine, certains ayant de la suite dans les idées,
montèrent un restaurant. La plupart des participants actifs se fondirent dans le paysage pour éviter la
répression et ne se vantèrent pas de leurs actions. En revanche, les "gauchistes", qui avaient pris le
train en marche et fait de la surenchère démagogique, furent pris pour cible par le pouvoir et 11 de
leurs organisations furent interdites, certains de leurs dirigeants emprisonnés. Cela les réhabilita par
rapport à leur défection du début des événements et leur fournit une "auréole" auprès de leurs
sympathisants, ce dont ils usent et abusent sans vergogne jusqu'à maintenant.

Autres bénéficiaires: toute la tribu des publicitaires se régala des mots d'ordre et slogans de
Mai afin de rendre encore plus pernicieuses leurs méthodes de vente et de persuasion. Le quartier des
barricades devînt un haut lieu touristique et d'habitation - l'un des plus chers de Paris- pour les
bourges voulant s'encanailler: les fameux "bobos"(bourgeois bohèmes", avec la variante de pointe:
"Li-li -(libéraux libertaires)-bobos»). La "contestation" généralisée devînt à la mode, mais avec des
garde-fous bien marqués: "pas touche aux pépéttes!", car c'est depuis le règne incontesté des rapports
marchands, au nom desquels la"permissivité", bien délimitée idéologiquement, est encouragée.
D'ailleurs, nombre de pseudo participants revinrent dans leur giron bourge d'origine, considérant
qu'après cet intermède de jeunesse il fallait s'occuper de choses sérieuses avec toute la bonne
conscience de pseudo soixante-huitards: carrière professionnelle, fonder une famille, retomber dans le
mysticisme religieux ou s'engager dans les partis politiques (de gôche bien sûr) ! Bien entendu, une
minorité ne s'en laissa pas conter et entreprit de changer au moins ses conditions de vie, d'où de
nombreuses expériences individuelles ou collectives de vie communautaire, de coopératives etc. avec
des résultats divers. Malgré tout, pour tous ceux qui partageaient auparavant les aspirations
révolutionnaires, ce fût un formidable encouragement: on avait constaté la disparition totale de l'Etat,
tout en étant incapable de remplir le vide laissé, mais cela confortait toutes nos analyses sur la
révolution sociale et sur la survie d'un système qui ne fonctionnait que sur la passivité
complice de la majorité. De plus, les ennemis intérieurs - du PC-CGT aux "gauchistes" avaient été
démasqués publiquement, bien évidemment pour tous ceux qui "ont des yeux pour voir et des oreilles
pour entendre" et non, comme dit Brassens dans la chanson,"pour les aveugles et sourds volontaires",
car leur cas est alors désespéré.Pour moi, ce fut le grand tournant: mis au "placard" pour cause de grève, je m'exerçai à
rédiger des textes administratifs durant deux ans puis, le moment venu, à la déception de ceux qui me
prédisaient un bel avenir dans ce "club des enterrés vivants" , je "larguai tout" (selon le conseil avisé
d'André Breton) : II ne s'agissait pas de "réussir dans la vie", comme le voulait le modèle social
dominant, mais de réussir "sa" vie. Pour cela, il me fallait prendre un nouveau départ, ce qui ne sera
pas chose facile, car il n'est pas commode de ramer à contre-courant, mais au bout du compte plutôt
satisfaisant.

SUR DEUX JUGEMENTS D'AUJOURD'HUI SUR MAI 68.

Parmi les nombreuses publications qui ont commémoré ces événements, je suis tombé
par hasard sur 2 journaux qui traînaient, (car depuis de nombreuses années je n'en achète aucun ) :
l'un, L'Humanité, dont on disait en 1968 qu il ne fallait pas le lire à haute voix, car cela "donnait
mauvaise haleine!", contenant une interview de Georges Séguy, le secrétaire de la CGT à ce moment-
là, qui déclare avoir écouté à la radio la transmission des "affrontements d'une violence inouïe" de la
nuit du 10 mai. II accuse les "unités spéciales de la police qui avaient sévi au métro Charonne, en
1962, où neuf militants (sous-entendu de la CGT) avaient été assassinés" (3). Séguy poursuit en tirant
la couverture sur son syndicat, le présentant comme l'initiateur de la manifestation du 13 mai et ayant
joué "un rôle très important dans ce mouvement". Dans un autre article du même journal, c'est un ton
de contrition qui est adopté: "Le Parti communiste français, surpris par le mouvement étudiant dans
les premiers jours de Mai 68, condamne alors ceux qui poussent, selon lui, à "l'aventure" ". Plus loin,
on s'en prend à Daniel Cohn-Bendit "voulant ravaler 68 au rôle de folklore dépassé"! Quel paradoxe!
Celui qui s'en prenait jadis aux"crapules staliniennes" est critiqué à son tour par elles au nom des
événements de Mai 68 (4) !

Justement, je lis dans Le Figaro; des 17-18 mai 2008, un articulet de ce même Daniel Cohn
Bendit, où il écrit tout bonnement que "Forget it! "68", c'est fini!". Dans un entretien avec Sartre,
(qu'il semble ignorer être complètement "démonétisé" mais, voulant néanmoins se valoriser; il se
hisse à la hauteur du vieux "compagnon de route" des staliniens), il lui aurait dit n'être qu'un" haut-
parleur d'une révolte " et que "68 marque la fin des mythologies révolutionnaires (5)". II en profite
pour jeter son froc anarchiste aux orties "Quant aux anarchistes, leur utopie de l'autogestion
généralisée arrimée à des références historiques périmées apparaissait tout aussi inappropriée. Du rejet
initial des institutions politiques et du parlementarisme, nous avons compris, seulement après coup,
que le défi démocratique réside dans l'investissement d'un espace politique "normalisé" ". II
condamne irrémédiablement les anarchistes "confinés à leur grammaire politique minimaliste du
fameux "élections, pièges à cons" (6).

Qu'il ait été un "haut-parleur", soit une "grande gueule" en 68, personne n'en a jamais douté,
mais qu'il ait eu une conscience révolutionnaire, ça c'était déjà moins sûr et pas évident lorsqu’il s'est
mis à jouer au vedettariat médiatique. Ensuite, il a vite et bien compris qu'il lui fallait mordre dans le
fromage électoral, en vulgaire "politicard" qu'il était devenu. Cela n'a rien d'étonnant à la limite pour
ceux qui ont pu constater à l'époque son ego surdimensionné, sa véritable personnalité falote et son
vernis théorique et historique, car on savait bien que son frère aîné Gabriel lui servait de tête pensante.
En fin de compte, il s'en est émancipé et vole de ses propres ailes opportunistes vers un "espace
politique normalisé". II n'est pas le premier, ni le dernier à renier ses premières convictions, les
poubelles de l'Histoire en sont pleines. II serait intéressant malgré tout de connaître l'avis de tous ceux
qui criaient en 68: "Nous sommes tous des Juifs allemands" et qui manifestaient leur solidarité envers
l' "anarchiste allemand", dénoncé à ce moment par le stalinien Georges Marchais. Peut-être qu'ils
n'apprécieraient pas ces propos de Judas? Cette girouette, devenue "co-président des Verts
Alliance libre européenne au parlement européen", accro aux magouilles euro-écolo-politiciennes, a
en fait adopté la devise "éolienne" et "non périmée" du célèbre Wiil-le-Pétomane: "Je sème à tous
vents!".

Pour ma part, je dirais, bien au contraire, qu'il n'y a jamais lieu d'abdiquer ses convictions
libertaires - signe minimal d'humanité consciente-, car c'est cela qui donne un sens éthique à
l'existence et permet de vivre debout la tête haute: ni vaincu, ni victime, ni résigné!

Le Flûtiste.


Notes

1. Nous employons la première personne du singulier non par immodestie, mais pour faciliter la
narration et attester de sa véracité.

2. Sans y être opposé, j'étais réticent devant ce mode d'expression, depuis que le poète stalinien Paul
Eluard avait pondu des vers de mirliton sur "La liberté", dont il écrivait le nom partout sur les murs, y
compris sur ceux des latrines.

3. Cette dernière assertion n'est pas tout à fait exacte. Encore un mythe créé par les communistes, car
j'étais présent ce jour-là (le 8 Février 1962) et ai assisté à la scène: une employée imbécile de la RATP
(peut-être même adhérente à la CGT?) avait fermé l'accès à la bouche du métro Charonne, voulant
empêcher que des manifestants s'y réfugient. Fuyant la police, ceux-ci s'étaient agglutinés en bas des
marches de l'escalier devant la grille fermée de cette station. Coincés, urge dizaine de manifestants
avaient péri étouffés sous l'enchevêtrement des corps. La CGT et le PC avaient retourné ce
dramatique incident en leur faveur et cela a joué un rôle non négligeable pour mettre fin à la guerre
d'Algérie, ce, de la pire façon, en offrant le pouvoir au FLN et à ses généraux et non au peuple
algérien qui n'a pas eu droit à la parole.

4. L'Humanité du 13 mai 2008, page 4.

5. Une petite mise au point s'impose de même sur l'origine de la célébrité de Daniel Cohn-Bendit: son
scandale de protestation contre l'interdiction de pénétrer sans contrôle dans le pavillon des filles de la
résidence universitaire de Nanterre. J'ai habité 4 ans à la résidence universitaire d'Antony, de 1953 à
1967, et le même problème s'y était auparavant posé avec le libre accès au pavillon des filles. Des
agressions sexuelles y avaient été commises dans les toilettes communes et dans les chambres des
étudiantes, suite à quoi un contrôle avait été instauré et on devait justifier sa venue avant de pénétrer
dans le pavillon. Condition qui avait été présentée démagogiquement comme un acte insupportable
d'autorité par les communistes qui géraient la résidence. Leur manifestation avait provoqué
l'envahissement de la résidence par la police. A Nanterre, ce fut donc une répétition plus médiatique
du même phénomène, car ce "haut-parleur" avait apostrophé à ce sujet le ministre Missoffe, le père de
sa copine (la future Françoise de Panafieu).

6. Le Figaro, 17-18 mai 2008, page 18, paru sous le titre "L'insaisissable héritage de Mai 68".
Remarquons que le bonhomme ne publie pas n'importe où, ni à l'oeil.
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Re: Le Mouvement Anarchiste en Mai 68

Messagede Denis le Lun 12 Mar 2012 23:33

Mai 68 , "tu te souviens" documentaire sur la 5 en 2008



Luz à 12' 36" , la maman de Joachim LOPEZ (co-fondateur de la CGA) et d'Armonia LOPEZ (pas celle sous pseudo)
Denis
 

Re: Le Mouvement Anarchiste en Mai 68

Messagede vroum le Dim 23 Mar 2014 01:04

jean-pierre Duteuil -> les groupes politiques d'extrême-gauche à Nanterre

Tout cela n'enlève bien entendu rien au fait que, pour qu'un mouvement comme celui du 22 mars se constitue, il a fallu l'irruption sur la scène politique de nombreux inorganisés. La première étape fut l'occupation du bâtiment des filles en mars 1967, dans le contexte si particulier, on pourrait dire convivial, voire familial, de la cité universitaire…

-> jean-pierre Duteuil



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Re: Le Mouvement Anarchiste en Mai 68

Messagede vroum le Dim 23 Mar 2014 08:51

jean-pierre Duteuil -> libertaire et anarchiste

En 65, j’y ai connu Pinelli, Valpreda, des vieux qui avaient fait l’occupation des usines en Italie, des Espagnols, des Anglais, des Provos hollandais. À l’époque, on se côtoie dans des réunions internationales, mais aussi dans ce grand camping libertaire organisé par les Espagnols, où l’on reste quinze jours trois semaines, où l’on vit ensemble.

-> jean-pierre Duteuil



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