Lénine, Staline et le terrorisme d'Etat

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Lénine, Staline et le terrorisme d'Etat

Messagede vroum le Lun 19 Sep 2011 23:31

Lénine, Staline et le terrorisme d'Etat

Le terrorisme russe, sous ses diverses formes, avait contribué à affaiblir l'État russe et à faire le lit de la Révolution de 1917. Avec celle-ci, la technique de la terreur allait bientôt se confondre avec l'État soviétique. Lénine allait mettre en place un système que Staline portera aux extrêmes.

Pour le jeune Lénine, la terreur n'est qu'un des moyens de la révolution. Si, en 1899, il rejette son usage, c'est parce qu'il pense que les problèmes organisationnels sont, à ce moment-là, primordiaux. En 1901, dans un article d'Iskra, il écrit ne pas avoir rejeté le "principe de la terreur", tout en critiquant les révolutionnaires socialistes pour leur usage du terrorisme, sans aucune considération pour les autres formes de combat.

Pour Lénine, la technique terroriste s'inscrit dans le contexte d'une stratégie politico-militaire et son usage doit être appliqué avec méthode et circonspection, ce que n'ont pas compris les révolutionnaires socialistes pour qui le terrorisme est, selon Lénine, devenu une fin en soi. Pour Lénine, la terreur n'est pas l'instrument principal de la lutte révolutionnaire. Il ne devait donc pas, selon lui, devenir une "méthode régulière" de la lutte armée.

Afin que la technique terroriste soit efficace, il fallait selon Lénine qu'elle dépasse le stade des attentats commis par des individus ou des groupuscules. C'est le terrorisme des masses populaires qui devait aboutir au renversement de la monarchie (et du capitalisme) lorsque les forces armées se joindraient au peuple. Lénine était résolument hostile au terrorisme régicide, dans lequel il ne voyait aucun avenir. Au deuxième congrès du Parti ouvrier social-démocrate de 1903, il fit une intervention virulente contre le terrorisme. C'est à cette occasion que le parti se scinda en deux, avec les bolcheviks d'un côté, les mencheviks de l'autre.

C'est parce qu'il dénonça systématiquement le terrorisme des révolutionnaires socialistes que Lénine est parfois perçu comme peu favorable au terrorisme. En fait, Lénine fut, depuis ses débuts d'activiste politique, un apôtre de la terreur mais dans une perspective complètement différente. S'il critiquait ces "duels" contre les autorités tsaristes,qui ne menaient à rien sinon à l'apathie des masses qui attendaient en spectateur le prochain "duel", sa position va rester inchangée jusqu'à la prise de pouvoir des bolcheviks en 1917 : "La terreur, mais pas maintenant." L'attente ne fera que multiplier la force avec laquelle la terreur sera déclenchée une fois le pouvoir entre les mains de Lénine. En fait, ce n'est pas l'excès de terreur qu'il critiquait, mais tout le contraire. La terreur, pour être appliquée efficacement, devait être une terreur de masse, contre les adversaires de la Révolution.

Dès 1905 et le troisième congrès du Parti social-démocrate qui a lieu au printemps à Londres – la Révolution de s'est produite au mois de janvier –, Lénine commence à parler de terreur de masse, faisant référence à la Révolution française. Pour éviter plusieurs "Vendée", une fois la Révolution enclenchée, Lénine juge insuffisant d'exécuter le tsar. Pour que la Révolution réussisse, il faut faire de la "prévention" afin de tuer dans l'oeuf toute forme de résistance antirévolutionnaire. A cet effet, la technique de la terreur est la plus appropriée. Pour écraser la monarchie russe, il faut agir selon lui comme les Jacobins, à travers la "terreur de masse".

Toujours en 1905, Lénine rédige ses instructions pour la prise de pouvoir révolutionnaire. Il prône deux activités essentielles, les actions militaires indépendantes et la direction des foules. Il encourage la multiplication d'actes terroristes mais_ une perspective stratégique, car il continue de dénoncer les attentats terroristes qui sont le fait d'individus isolés et sans rapport avec les masses populaires :

"Le terrorisme à petite échelle, désordonné et non préparé n'aboutit, s'il est poussé à l'extrême, qu'à éparpiller et gaspiller les forces. C'est vrai, et il ne faut certes pas l'oublier. Mais d'autre Part, on ne saurait non plus en aucun cas oublier que le mot d'ordre de l'insurrection est déjà lancé aujourd'hui. Que l'insurrection a déjà commencé. Commencer l'attaque, si des conditions favorables se présentent, n'est pas seulement le droit, mais l'obligation directe de tout révolutionnaire."

L'échec de la Révolution de 1905 est selon lui dû à un manque de volonté, de fermeté et d'organisation. Il faut aller plus loin et déclencher la violence généralisée. Mais, à ce moment-là, Lénine est un homme impuissant qui doit se contenter de rédiger des critiques virulentes à l'encontre des révolutionnaires à partir de son lointain exil (en Finlande puis en Suisse). En 1907, il envoie ce message aux révolutionnaires socialistes : "Votre terrorisme n'est pas le résultat de votre conviction révolutionnaire. C'est votre conviction révolutionnaire qui se limite au terrorisme."

L'année suivante, il approuve l'assassinat du roi Carlos du Portugal (et de son fils) mais regrette que ce genre d'attentat soit un phénomène isolé et sans but stratégique précis. Toujours ce manque de vision stratégique chez les terroristes, malgré leur courage. La Révolution de 1917 corrobore ses avertissements : c'est effectivement au moment opportun, lorsque la situation est suffisamment "mûre", que l'action directe parvient à faire basculer les événements.

Alors qu'éclate la guerre, Lénine se démarque encore davantage des autres courants socialistes avec lesquels il refuse toute collaboration. Dans son essai classique, L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, il expose sa position : la révolution socialiste peut se réaliser dans un pays économiquement arriéré si elle est dirigée par un parti d'avant-garde prêt à aller jusqu'au bout, c'est-à-dire prêt à recourir aux moyens d'une violence extrême et sans crainte d'une effusion de sang massive. Le moment est propice à la dictature du prolétariat (c'est-à-dire en fait du parti d'avant-garde).

Les bolcheviks, Lénine à leur tête, s'engouffrent dans l'espace gigantesque qui se libère soudainement par l'effondrement brutal de la Russie. Dans ce vide politique, les bolcheviks, avec moins de vingt-cinq mille membres, s'emparent du pouvoir après que les autres mouvements politiques révolutionnaires se sont montrés incapables de maîtriser le cours des événements consécutifs à la révolution de Février.

L'historiographie de la révolution d'Octobre a suivi d'une certaine manière celle de la Révolution de 89. La thèse de "l'accident" a alimenté l'école historique russe depuis l'effondrement de l'union soviétique en 1991, après que l'école soviétique a interprété pendant des décennies cet événement comme l'aboutissement historique d'une révolution des masses populaires entreprise par le biais du travail des bolcheviks. Entre les deux, la thèse du "dérapage" entrevoit une révolution entreprise par les masses mais récupérée par un petit groupe abusant de son pouvoir. Nous souscrivons plutôt à l'analyse de Nicolas Werth pour qui la Révolution de 1917 "apparaît comme la convergence momentanée de deux mouvements : une prise de pouvoir politique, fruit d'une minutieuse préparation insurrectionnelle, par un parti qui se distingue radicalement, par ses pratiques, son organisation et son idéologie, de tous les autres acteurs de la Révolution ; une vaste révolution sociale, multiforme et autonome."

Quoiqu'il en soit, le minuscule Parti bolchevik se retrouvait à la tête d'un immense pays aux prises avec une crise menant à la guerre civile, au milieu de la plus grande guerre qu'ait connue l'Europe jusque-là ! Mais le Parti bolchevik était constitué de telle sorte qu'il put résister au choc combiné de toutes ces forces et qu'il put, grâce à l'habileté de ses dirigeants, se maintenir au pouvoir.

Très rapidement, Lénine dévoila son caractère et ses convictions politiques. Lorsque le congrès des soviets décida d'abolir la peine de mort (26 octobre / 8 novembre 1917), Lénine jugea "inadmissible" cette "erreur" et il s'empressa de rétablir la peine de mort. Un peu plus tard, ces quelques lignes d'Izvestia annonçaient modestement la création d'un des plus formidables outils de terreur jamais conçus :

"Par décret du 7 décembre 1917 du soviet des commissaires du peuple est créée la Tchéka panrusse de lutte contre le sabotage et la contre-révolution.

La Tchéka est domiciliée au n° 2 de la rue Gorokhovaya. Réception de 12 à 17 heures tous les jours."

Ainsi était créée la police politique soviétique, ancêtre du KGB, qui enverra durant 35 années des millions de personnes au goulag. Quelques mois plus tard seulement, un nouveau décret annonce la création de "tchékas locales de lutte contre le sabotage et la contre-révolution", étant entendu que ces tchékas "combattent la contre-révolution et la spéculation, les abus de pouvoir, y compris par voie de presse" et que "dorénavant, le droit de procéder aux arrestations, perquisitions, réquisitions et autres mesures susmentionnées appartient exclusivement à ces tchékas, tant à Moscou que sur place."

La terreur fut un terme employé de plus en plus souvent par les dirigeants politiques, comme le montre cette lettre écrite par Lénine à Zinoviev, après qu'il eut appris que les ouvriers menaçaient de faire une grève générale suite à la réaction des bolcheviks, marquée par les arrestations massives (fin juin 1918) qui suivirent l'assassinat d'un de leurs dirigeants, Volodarski : "Nous venons seulement d'apprendre que les ouvriers de Petrograd souhaitaient répondre par la terreur de masse au meurtre du camarade Volodarski et que vous (pas vous personnellement mais les membres du comité de Petrograd) les avez retenus. Je proteste fermement ! Nous nous compromettons : nous prônons la terreur de masse dans les résolutions du Soviet, mais, lorsqu'il faut passer aux actes, nous ralentissons l'initiative absolument fondée des masses. C'est inadmissible ! Les terroristes vont nous considérer comme des chiffes molles. L'heure est à la militarisation. Il est indispensable d'encourager l'énergie et le caractère de masse de la terreur dirigée contre les contre-révolutionnaires, en particulier à Petrograd où l'exemple doit être décisif."

La situation durant l'été 1918 était des plus précaires. Pour les bolcheviks, tout semblait pouvoir basculer d'un seul coup. Non seulement ils ne maîtrisaient qu'une modeste partie de territoire, mais ils devaient faire face à trois fronts antirévolutionnaires et durent subir près de cent quarante insurrections durant l'été.

Pour résorber la crise, les instructions aux tchékas locales se firent de plus en plus précises : arrestations, prises d'otages dans la bourgeoisie, établissement de camps de concentration. Lénine demanda que soit promulgué un décret établissant que "dans chaque district producteur de céréales, vingt-cinq otages désignés parmi les habitants les plus aisés répondront de leur vie pour la non-réalisation du plan de réquisition."

Toujours durant l'été, le Parti bolchevik entame la destruction systématique des protections légales de l'individu. La guerre civile, selon certains membres, ne connaît pas de "lois écrites", celles-ci étant réservées à la "guerre capitaliste". La terreur est déjà en marche, alors que le pouvoir est loin d'être assuré, et va permettre aux bolcheviks de s'imposer définitivement. La logique révolutionnaire est la même que celle de la France en 1793-1794 Lénine va profiter de deux incidents pour déclencher une campagne de terreur. Le 30 août 1918, deux attentats, sans relation l'un avec l'autre, avaient ciblé le chef de la Tchéka à Petrograd ainsi que Lénine lui-même. Le premier attentat était un acte de vengeance commis par un jeune étudiant agissant de manière isolée. Le second, attribué à une militante anarchiste, Fanny Kaplan – exécutée immédiatement sans jugement –, fut peut-être un acte de provocation initialement organisé par la Tchéka. Néanmoins, dès le lendemain, la Krasnaïa Gazeta (Petrograd) donnait le ton : "A la mort d'un seul, disions-nous naguère, nous répondrons par la mort d'un millier. Nous voici contraints à l'action. Que de vies de femmes et d'enfants de la classe ouvrière chaque bourgeois n'a- t-il pas sur la conscience ? Il n'y a pas d'innocents. Chaque goutte de sang de Lénine doit coûter aux bourgeois et aux Blancs des centaines de morts." On entend le même son de cloche chez les dirigeants du parti avec cette déclaration signée Dzerjinski : "Que la classe ouvrière écrase, par une terreur massive, l'hydre de la contre-révolution !" Le lendemain, 4 septembre, on pouvait lire dans Izvestia "qu'aucune faiblesse, aucune hésitation ne peut être tolérée dans la mise en place de la terreur de masse."

De fait, ce qu'on appellera la "terreur rouge" prend corps à ce moment, avec le décret officiel du 5 septembre : "[...] il est de première nécessité que la sécurité de l'arrière du front soit garantie par la terreur. [...] De même, afin de protéger la République soviétique contre ses ennemis de classe, nous devons les isoler dans des camps de concentration. Toutes les personnes impliquées dans des organisations de gardes blancs, dans des complots ou des rébellions, doivent être fusillées." Le décret se terminait par la déclaration suivante : "Enfin, il est indispensable de publier les noms de tous les fusillés et les causes de l'application de la mesure qui les frappe." Dans la réalité, seule une petite proportion du nombre de fusillés est recensée officiellement. Quant aux "causes" de leur exécution, il faudra les chercher dans l'arbitraire rationnel de la terreur institutionnalisée. Il n'existe pas de chiffres exacts de la terreur rouge, et pour cause. Selon les estimations, le nombre de victimes de la terreur, entre 1917 et 1921, se situerait dans une fourchette allant de 500 000 morts à près de 2 millions. On voit qu'il n'a pas fallu attendre l'arrivée de Staline au pouvoir pour que la terreur institutionnalisée fasse ses premiers ravages. Quant aux comparaisons avec la période tsariste, elles sont encore plus éloquentes : durant les deux premiers mois de la terreur rouge — 10 à 15 000 exécutions — on recense plus de condamnés à mort que durant la période 1825- 1917, soit près d'un siècle (6 321 condamnations à mort pour raisons politiques, dont 1310 en 1906).

Dès l'instauration du régime de terreur en septembre 1918, on trouve déjà la plupart des éléments qui vont caractériser non seulement la terreur pratiquée par Lénine — puis, avec une tout autre intensité, par Staline —, mais celle que vont pratiquer d'autres régimes politiques se revendiquant héritiers du marxisme-léninisme dont la Chine de Mao Zedong, le Cambodge de Pol Pot, ou plus récemment la Corée du Nord. Au XXè siècle, le terrorisme d'État dirigé contre les masses populaires aura fait infiniment plus de victimes que le terrorisme dirigé contre l'État (souvent au nom de ces mêmes masses populaires). Alors que le bilan du terrorisme dirigé contre l'État s'élève à quelques milliers de victimes, celui du terrorisme d'État se chiffre en dizaines de millions. Selon les auteurs du Livre noir du communisme, la terreur d'État fait en Union soviétique quelque 20 millions de morts. La Chine voisinerait les 65 millions de victimes. L'Allemagne nazie, dans un laps de temps extrêmement court, dépasse largement les dix millions.

"Qu'est-ce que la terreur ?" demande Isaac Steinberg, qui fut aux avant-postes en tant que commissaire du peuple à la justice entre décembre 1917 et mai 1918. Réponse : "La terreur, c'est un système de violence qui vient du sommet, qui se manifeste ou qui est prêt à se manifester. La terreur, c'est un plan légal d'intimidation massive, de contrainte, de destruction, dirigé par le pouvoir. C'est l'inventaire, précis, élaboré, et soigneusement pesé des peines, châtiments et menaces par lesquels le gouvernement effraie, dont il use et abuse afin d'obliger le peuple à suivre sa volonté. [...] "L'ennemi de la révolution" prend de gigantesques proportions lorsqu'il n'y a plus au pouvoir qu'une minorité craintive, soupçonneuse et isolée. Le critère s'élargit alors sans cesse, embrasse progressivement tout le pays, finit par s'appliquer à tous, sauf à ceux qui détiennent le pouvoir. La minorité qui dirige par la terreur étend tôt ou tard son action grâce au principe que tout est permis à l'égard des piliers de 'l'ennemi de la révolution'."

Mais le terrorisme d'État, c'est-à-dire le terrorisme du fort au faible, et le terrorisme du faible au fort ont de nombreux points en commun. La campagne de terreur a pour but de répandre un sentiment d'insécurité générale qui doit pouvoir atteindre n'importe qui, n'importe quand. On verra que lors des grandes purges staliniennes, les personnages parmi les plus haut placés du régime terroriste tomberont victimes du système sans que personne, à part Staline, ne soit à l'abri.

L'arbitraire caractérise presque toutes les formes de terrorisme, à l'exception du tyrannicide, dès lors que certaines victimes sont prises pour cibles plutôt que d'autres. Dès l'instauration de la terreur rouge est institué un système de prise d'otages arbitraire. À Novossibirsk, par exemple, les autorités avaient institué un jour de prison de manière périodique pour assigner la population à résidence et effectuer des rafles plus facilement. A Moscou, une rafle avait été effectuée un jour dans un grand magasin. Pour la victime de la terreur soviétique, le premier réflexe est l'incompréhension : innocent(e), il ou elle devrait être relâché(e), une fois l'erreur prouvée. Même chose pour la victime du terrorisme d'Al Qaida : lors d'une attaque à Ryad (9 octobre 2003), une victime interrogée par les journalistes montrait son incompréhension devant le fait qu'une bombe pouvait viser des musulmans plutôt que des Occidentaux (le but de l'opération étant logique- ment de déstabiliser le régime saoudien). C'est là toute l'essence du terrorisme, d'en haut ou d'en bas, dont la force repose sur l'arbitraire du choix des victimes. C'est cette psychose généralisée que recherche le terroriste, qu'il soit au pouvoir ou qu'il le combatte. Seule différence : le terrorisme contre l'État cherche à déstabiliser le pouvoir, alors que le terrorisme d'État cherche au contraire à le stabiliser (tout en déstabilisant les populations). Souvent l'État terroriste s'est approprié le pouvoir au terme d'une lutte où le terrorisme a joué un rôle. Il maîtrise donc les paramètres de cette arme stratégique et psychologique. Entre les deux formes de terrorisme, les moyens ne sont pas les mêmes. L'État terroriste dispose de toutes les ressources de l'appareil d'État. Le terroriste "privé" tente au contraire d'exploiter les faiblesses de l'État, ou celles de la société qu'il est censé représenter et protéger. D'une certaine manière, l'Etat terroriste agit de façon préventive, de façon à tuer dans l'oeuf toute tentative de contester son pouvoir (y compris par des terroristes).

Pour l'État terroriste, une fois le pouvoir acquis, il s'agit d'éliminer l'ancien pouvoir jusqu'aux racines – ce qu'accomplissent les bolcheviks, action symbolisée par l'assassinat du tsar et de sa famille. Second objectif : éliminer tous les postulants potentiels au pouvoir et tous les opposants. C'est cette situation qui avait déjà caractérisé la Révolution française en 1793-1794. Lénine saura tirer les leçons de l'échec de Robespierre en maîtrisant l'instrument terroriste. Mais il s'attelle rapidement à la tâche d'éliminer ses adversaires politiques ou idéologiques, à commencer par les anarchistes, qui sont les premiers à dénoncer le dérapage de la révolution et la dictature bolchevique. Ceux-là figurent parmi les premières victimes ciblées de la terreur rouge. Le terrorisme ante- anarchiste commence même avant septembre 1918 et se poursuit lorsque l'appareil d'État, notamment l'armée, est suffisamment fort pour appliquer la terreur généralisée. En avril, Trotski organise la première campagne de terreur contre les "anarcho-bandits". Après la Russie, les persécutions contre les anarchistes s'étendent à l'Ukraine. La campagne anti-anarchiste n'est pas uniquement une campagne destinée à éliminer un adversaire politique. Bientôt, la pensée anarchiste est elle-même interdite. Les autorités utilisent cette campagne de répression pour écraser toute volonté de résistance que pourraient entretenir d'autres groupes.

La terreur touche aussi les individus vaguement associés à un anarchiste,par exemple un parent éloigné. Logiquement, la terreur est dirigée contre tous les rivaux politiques, à commencer par les mencheviks et les socialistes révolutionnaires de droite, leurs rivaux les plus dangereux, et de gauche (ces derniers quittèrent le gouvernement après le traité de Brest-Litovsk au printemps 1918, les autres furent expulsés du Comité exécutif central des soviets). La dirigeante des socialistes-révolutionnaires de gauche, Maria Spiridonova, condamna la terreur et fut promptement éliminée par les bolcheviks en 1919. Condamnée par le tribunal révolutionnaire, elle fut la première personne à être internée dans un asile psychiatrique pour raisons politiques (elle s'évada et reprit dans la clandestinité la tête de son parti, alors interdit). Les mencheviks et les socialistes révolutionnaires de droite, parfois associés, furent pris pour cible par la Tchéka à partir de 1919.

Quant aux ouvriers, pour qui la révolution avait théoriquement été accomplie, ils ne sont pas épargnés. Qu'une grève survienne et c'est toute l'usine qui est soupçonnée de trahison. Les meneurs, évidemment, sont arrêtés puis exécutés, avec d'autres ouvriers. En novembre, l'usine d'armement de Motovilikha subit cette répression de la part de la Tchéka locale, encouragée par l'autorité centrale. Une centaine de grévistes sont exécutés. On observe le même scénario au printemps suivant à l'usine Poutilov. Ailleurs, les (nombreuses) grèves sont réprimées sévèrement, comme à Astakhan et Toula. La terreur anti-ouvrière atteint son apogée en 1921 lors de l'épisode de Cronstadt, où, sur ordre de Trotski, l'Armée rouge envahit la ville et massacre les marins révoltés du Petropavlovsk.

Les paysans qui se révoltèrent eux aussi, à Tambov ou ailleurs, subirent la même loi. Dans les unités de l'Armée rouge, qui était composée essentiellement de soldats issus de couches paysannes, les mutineries éclatèrent et furent également réprimées avec brutalité. La répression à l'encontre des Cosaques montra que la terreur ne se limitait pas aux catégories sociales et économiques mais qu'elle pouvait toucher aussi des groupes particuliers.

Très vite, il fallut trouver une base juridique à l'internement des prisonniers, ce qui fut accompli en organisant de manière systématique les camps de concentration. Par le décret de 1919, on distingua alors deux types de camps, les camps de redressement par le travail et les camps de concentration à proprement parler, distinction en réalité toute théorique. L'univers concentrationnaire, le Goulag, avec ses millions de zeks, deviendra l'un des fondements du régime politique et le symbole, légué à la postérité par les Soviétiques, de la terreur d'État.

Entre 1923 et 1927, le pays connaît une "trêve" qui dure jusqu'à ce que la succession de Lénine soit assurée (malade depuis mars 1923, il décéda le 24 janvier 1924). Au sein du gouvernement, des voix se font entendre pour que le système s'assouplisse. Mais, dans le contexte de la lutte pour la succession, la police politique va servir les intérêts de Staline qui cherche à éliminer ses rivaux, Trotski au premier chef. Une fois le pouvoir assuré et les rivaux éliminés, Staline et son entourage purent reprendre la politique de terreur qui s'était momentanément, et relativement, relâchée. Nous sommes à la fin des années 1920. Le système terroriste est déjà bien ancré dans la politique soviétique. Staline va profiter du formidable tremplin offert par Lénine pour étendre encore beaucoup plus loin les limites établies par son aîné. Seules les horreurs de la terreur nazie parviendront à occulter pendant un moment au reste du monde celles qui ont lieu en URSS. Comme le dira avec justesse Hannah Arendt, "par une ruse de la raison idéologique, c'est l'image des horreurs des camps nazis qui est chargée de masquer la réalité des camps soviétiques".

Staline ou la terreur d'Etat

Au début des années trente, Staline expérimenta la technique de la terreur contre la paysannerie, par la fameuse campagne de "dékoulakisation". La collectivisation forcée qui l'accompagna provoqua une famine qui fit près de six millions de victimes. Le début des années trente marqua aussi une reprise de la terreur généralisée contre certains secteurs de la population, en attendant la Grande Terreur des années 1936-1937. Staline exploita l'appareil d'État imposé par Lénine, c'est-à-dire la dictature du parti, et le transforma en un instrument du pouvoir d'un homme. Pour imposer à son tour ce système, solution à ses yeux aux problèmes de la modernisation et de l'industrialisation du pays, Staline recourut au seul moyen de cette politique : la terreur. Sous Lénine, l'appareil de répression servait le parti. Avec Staline, c'est le parti qui va servir l'appareil répressif.

La terreur des années trente est organisée en plusieurs étapes. Les purges de 1933 sont suivies par la trêve de 1934. Fin 1934, les purges reprennent jusqu'à la fin de 1935. Début 1936, une courte pause précède la Grande Terreur de 1936-1938 qui culmine avec l'année 1937. La terreur stalinienne affecte la base et l'élite, et s'attaque aux paysans et aux ouvriers d'une part, de l'autre aux personnalités à la tête de l'appareil politique (et militaire), ainsi qu'à tous les membres du Parti en général. L'objectif de Staline est de créer un appareil politique entièrement renouvelé et entièrement dévoué à sa cause. Jusqu'en 1936, la vieille garde a survécu avant d'être frappée de plein fouet lors des procès de Moscou.

Ce sont ces grands procès, où les anciens compagnons de Staline avouent leurs "crimes" devant un tribunal, qui vont frapper l'opinion publique internationale. En fait, les procès occultent en partie la campagne de terreur généralisée sévissant dans tout le pays, et qui frappe les populations de toutes les provinces de l'URSS sans distinction de classe ou de nationalité.

Pour les populations, c'est la peur quotidienne. La peur que quelqu'un frappe à votre porte au milieu de la nuit et la peur de disparaître à tout jamais. Collectivement, les effets psychologiques sont terribles et impossibles à mesurer. L'insécurité, la peur, le règne de l'arbitraire font partie de la vie quotidienne. Au travail, et même à la maison, la suspicion est omniprésente. N'importe quel faux pas, aussi infime soit-il, n'importe quel propos peut vous envoyer à la mort ou au goulag. À l'horizon, aucun espoir que cela cesse un jour. Aucune garantie non plus qu'un comportement irréprochable vous épargne. En termes de victimes réelles, le terrorisme stalinien peut s'enorgueillir d'avoir éliminé plusieurs millions de personnes sans qu'on connaisse jamais le chiffre exact ou même approximatif. À partir du choc psychologique que peut provoquer sur une nation un attentat terroriste faisant quelques dizaines de morts, imaginons les effets sur un peuple où tout le monde connaît de près au moins une victime de la terreur stalinienne, un parent, un proche, un voisin, un collègue, sinon tous ceux-là à la fois.

Le système instauré par Staline est d'une perversité sans équivalent : non seulement il est le grand architecte de la terreur généralisée, mais c'est de lui que les populations attendent d'être protégées de la terreur dont elles ont du mal à comprendre les mécanismes. Contre l'arbitraire de la terreur, Staline est perçu par beaucoup comme le dernier rempart. Comme dans tous les régimes totalitaires, la perversion tient aussi à la volonté des dirigeants de recouvrir d'une apparence de légalité un système fondé sur le règne de la peur, de l'arbitraire et de l'illégalité.

De tous les régimes totalitaires, l'Union soviétique fut, entre 1929 et 1953, l'incarnation la plus parfaite du terrorisme d'État. Aucun autre pays n'avait auparavant subi de manière aussi systématique la terreur imposée par un appareil d'État policier. Mais l'URSS fera de nombreux émules en Europe et en Asie qui parfois rivaliseront de perversité dans l'application de la terreur institutionnalisée. Le comble est atteint avec le Cambodge des années 1970, qui mêle le terrorisme d'État d'inspiration soviétique avec la soif exterminatrice des nazis. C'est à cette époque aussi qu'un autre genre de terrorisme apparaît sur les devants de la scène, lui aussi se réclamant du marxisme. Mais il tire aussi sa source d'une longue maturation qui trouve ses origines dans l'expérience de la Seconde Guerre mondiale et des guerres de libération nationales qui lui emboîtèrent le pas.


Gérard CHALIAND et Arnaud BLIN

In Histoire du terrorisme de l'Antiquité à Al Qaida (collectif)
"Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la vous-mêmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs." (N. Makhno)
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Re: Lénine, Staline et le terrorisme d'Etat

Messagede Ovocube le Mer 28 Sep 2011 12:38

Le titre devrait être "Lénine, Trotski, Staline et le terrorisme d'Etat".
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Re: Lénine, Staline et le terrorisme d'Etat

Messagede M(A)TT le Sam 23 Aoû 2014 18:54

http://www.asmp.fr/travaux/communications/2003/werth.htm


M. Nicolas Werth
LENINE

séance du lundi 20 janvier 2003

" Camarades, le soulèvement koulak dans vos cinq districts doit être écrasé sans pitié. Les intérêts de la révolution tout entière l’exigent, car partout la lutte finale avec les koulaks est désormais engagée. Il faut 1°) Pendre ( et je dis pendre de façon que les gens le voient ) pas moins de cent koulaks, richards, vampires connus. 2°) Publier leurs noms. 3°) S’emparer de tout leur grain. 4°) Identifier les otages comme nous l’avons indiqué dans notre télégramme hier. Faites cela de façon qu’à des centaines de verstes à la ronde, le peuple voie, tremble, sache et s’écrie : ils étranglent et continueront d’étrangler les koulaks-vampires. Télégraphiez que vous avez reçu et mis à exécution ces instructions. Votre Lénine.

P.S. Trouvez des gens plus durs.

Ce télégramme de Lénine, daté du 11 août 1918, véritable appel au meurtre, fait partie des quelques milliers de textes du fondateur de l’Union soviétique qui n’ont jamais été inclus dans aucune des cinq éditions canoniques des « Œuvres Complètes » de Lénine, parues entre 1920 et 1965. Depuis l’implosion de l’Union soviétique et l’ouverture de ses archives, les historiens ont eu accès aux textes du « Lénine censuré », du Lénine inconvenant pour l’édification des masses.

Disons-le d’emblée – la publication, il y a trois ans, d’une large sélection de textes inédits de Lénine, n’a pas révolutionné la connaissance que l’on pouvait avoir du fondateur du bolchevisme, de sa personnalité comme de son action politique – à condition de se donner la peine de lire son œuvre. Ces textes accentuent plutôt certains traits du personnage, certains aspects de sa vision de la politique et du monde, de son entreprise révolutionnaire. Pourquoi ne furent-ils pas publiés ? Quelle limite franchissaient-ils?

Dans une note confidentielle rédigée en décembre 1991, quelques jours avant la disparition de l’Etat fondé par Lénine, le Directeur de l’Institut du marxisme-léninisme, où étaient pieusement conservés les 30 820 textes autographes du Fondateur, expliquait pourquoi 3 724 documents non seulement n’avaient pas été publiés, mais ne devaient pas l’être « dans la situation présente et à l’avenir ». Trois considérations principales étaient mises en avant.

Une partie de ces documents montraient à quel point Lénine « avait encouragé la subversion révolutionnaire et la violence visant à déstabiliser toute une série d’Etats indépendants » et « tenté d’instrumentaliser des tensions nationales ou ethniques ». Une autre partie des documents non publiés de Lénine prônaient trop ouvertement « une politique de terreur, de répression et d’épuration sur une grande échelle » à l’encontre des couches les plus diverses de la société et à des moments où aucune menace ne pesait sur le régime (par exemple, au début de la NEP, en 1922). Enfin, un certain nombre de documents révélaient des « aspects contradictoires » de Lénine – euphémisme que nous nous permettrons d’interpréter librement, en insistant, à la suite de l’historien américain Richard Pipes, sur la mentalité policière et conspirative de Lénine, telle qu’elle se dévoile avec force dans ces textes inédits.

Autour de quelques textes du « Lénine censuré », ce sont trois aspects, indissociables, du fondateur du bolchevisme que nous tenterons d’esquisser maintenant : l’utopiste de la révolution mondiale, le chantre de la terreur et de l’épuration , le policier-conspirateur.



L’un des inédits de Lénine les plus intéressants est le compte-rendu sténographique du long discours qu’il prononça, à huis-clos, le 20 septembre 1920, à l’occasion de la IXème Conférence du Parti communiste. Lénine y reconnaissait sans ambages (mais en demandant aux délégués de ne pas prendre de notes) que l’invasion, trois mois auparavant, de la Pologne par l’Armée rouge avait pour objectif non seulement de soviétiser la Pologne, mais de déstabiliser toute l’Europe, en poussant la révolution « le plus loin possible vers l’ouest ». Pour Lénine, il apparaissait clairement, en cet été 1920, que « l’étape défensive de la guerre contre l’impérialisme mondial était achevée et que nous pouvions, donc devions, exploiter la situation militaire pour passer à l’offensive ». Un télégramme adressé par Lénine à Staline le 23 juillet 1920 éclaire cet utopique « plan de soviétisation » de l’Europe en ces jours d’euphorie : « La situation dans l’Internationale communiste est splendide. Zinoviev, Boukharine et moi considérons que la révolution en Italie doit être activement et immédiatement aiguillonnée. Dans ce but, il faut soviétiser la Hongrie, et sans doute la Tchécoslovaquie et la Roumanie ». Analysé dans son contexte, que je ne développerai pas ici, ce document permet de comprendre les raisons pour lesquelles Staline, Commissaire politique de l’ Armée rouge sur le front sud, n’engagea pas ses troupes dans une offensive sur Varsovie, inaction que Trotsky critiqua vertement par la suite, allant jusqu’à attribuer à Staline l’échec de la prise de Varsovie et la débâcle ultérieure de la campagne polonaise. En réalité, aveuglé par les chimères de la Révolution mondiale, c’est Lénine, pour lequel la Galicie était « la base stratégique pour partir à la conquête de tous les pays européens », qui avait ordonné à Staline de se tenir prêt à marcher vers Budapest plutôt que sur Varsovie, scellant ainsi le sort de cette campagne de l’été 1920.

Revenons au discours de Lénine du 20 septembre 1920. S’il reconnaît une erreur stratégique, Lénine refuse d’admettre toute erreur politique « sur le plan, plus général, de l’Histoire ». Et improvise alors une grande leçon de prospective historique que je résume très rapidement. La Grande guerre a profondément transformé les rapports de force dans le monde. Sur le long terme, le traité de Versailles n’est pas viable, et la Russie bolchevique devra systématiquement œuvrer à sa destruction. Dans cette tâche, elle a pour partenaire naturel l’Allemagne, et plus précisément, « un bloc fait de patriotes allemands extrêmes et de communistes». « Deux forces comptent aujourd’hui dans la politique mondiale : l’une est la Société des Nations, qui a produit le traité de Versailles ; l’autre, la République des soviets, qui a déjà commencé à saper le traité de Versailles, plus le « bloc contre-nature » des Allemands ». Comment ne pas penser, en lisant ces lignes, qu’elles portent en germe, au-delà de Rapallo, le pacte germano-soviétique du 23 août 1939 ? Et que dire des instructions données par Lénine, en juillet 1920, à Gueorgii Tchitcherine à propos du projet de traité de paix avec la Lituanie –« nous devons nous assurer que d’abord nous soviétisons la Lituanie quitte à ensuite la rendre aux Lituaniens », - sinon qu’elles annoncent précisément la politique que mènera, vingt ans plus tard, à l’égard des Etats baltes le « meilleur disciple de Lénine » ?

Comme le montre cet étonnant discours inédit de Lénine, si l’objectif à long terme est clair – le bouleversement de l’ordre mondial – les moyens d’y parvenir sont multiples, et peuvent être même « contre-nature ». La théorie ne doit jamais émousser ce que François Furet a justement caractérisé comme « le sens extraordinaire de l’occasion, le flair pour le pouvoir caractéristique du génie de Lénine homme d’action ». Sens extraordinaire de l’occasion – dont Lénine a fait preuve, seul contre tous, en avril, puis en octobre 1917 ( ces faits sont naturellement trop connus pour que j’y revienne ). Sens très aigü aussi du caractère exceptionnel des circonstances qui l’avaient porté au pouvoir et de la fragilité de l’inversion historique qui venait de se produire ( « C’est le fait d’être un pays arriéré qui nous a momentanément permis d’être en avance »). Pour Lénine, la Russie n’est que l’objet d’une expérience commencée à l’échelle planétaire. Dans cette expérience, deux pays sont appelés à jouer un rôle fondamental, la Russie et l’Allemagne, « les deux moitiés séparées du socialisme », ces deux pays incarnant respectivement la réalisation des conditions politiques et des conditions économiques du socialisme. Malgré les échecs répétés des « forces révolutionnaires », Lénine resta, jusqu’à la fin de sa vie, convaincu de

l’ inéluctabilité de la chute, à court terme, du système capitaliste. En 1922, dans les instructions qu’il envoie à son ministre des Affaires étrangères pour « saborder la conférence de Gênes », il termine par cette phrase : « Chez eux, tout s’écroule. Faillite et banqueroute totale ( Inde, etc). Tout ce qu’il nous reste à faire, c’est de pousser légèrement et comme par hasard cet homme chancelant – mais pas avec nos mains ! »



Parmi les autres documents inédits les plus significatifs figure une directive confidentielle adressée par Lénine aux membres du Politburo le 19 mars 1922. Précisons que ce texte n’est pas, à proprement parler, un inédit. Sortie illégalement des archives du Comité central, cette directive avait été publiée pour la première fois en langue russe à Paris, en 1970, dans Le Messager du mouvement chrétien . A l’époque, son authenticité avait été fortement mise en doute : Lénine pouvait-il vraiment faire preuve d’une telle violence et surtout d’un tel cynisme – exploiter la plus terrible famine qu’ait jamais connu la Russie – six millions de morts – pour « porter un coup mortel » à l’Eglise orthodoxe russe ?

Rappelons brièvement le contexte. En février 1922, le gouvernement bolchevique a lancé une grande campagne de confiscation des objets précieux appartenant aux églises. La vente de ces objets doit servir à venir en aide aux paysans affamés des régions de la Volga. En réalité, depuis plusieurs mois déjà, les plus hautes autorités ecclésiastiques s’activent à secourir les affamés, par l’intermédiaire d’un Comité panrusse d’aide aux victimes de la famine, qui regroupe les derniers survivants d’une société civile laminée par cinq années de révolutions et de guerres civiles. Menées manu militari , les opérations de confiscation donnent lieu à de nombreux incidents. Les plus graves éclatent le 15 mars 1922 à Chouïa, une petite ville industrielle non loin de Moscou. La troupe tire sur la foule des fidèles qui s’oppose à la confiscation des objets religieux. Lénine veut voir dans ces incidents le signe d’une résistance organisée de l’Eglise orthodoxe, dernière institution indépendante de l’Etat-Parti bolchevique. Il envoie alors, au Politburo, une longue directive dont je vous cite les principaux extraits :

« Il apparaît parfaitement clairement que le clergé Cent-Noirs est en train de mettre en œuvre un plan élaboré visant à nous engager dans une bataille décisive (…). Je pense que notre ennemi est en train de commettre une erreur stratégique monumentale en essayant de nous entraîner dans une bataille décisive à un moment particulièrement sans espoir et désavantageux pour lui. Pour nous, au contraire, le moment est non seulement exceptionnellement favorable, mais c’est un moment unique où nous avons quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de frapper mortellement l’ennemi à la tête avec un succès total et de nous garantir des positions essentielles pour les décennies à venir. Avec tous ces gens affamés qui se nourrissent de chair humaine, avec les routes jonchées de centaines, de milliers de cadavres, c’est maintenant et seulement maintenant que nous pouvons ( et par conséquent devons) confisquer les biens des églises avec une énergie farouche, impitoyable, et réduire toute résistance. C’est précisément maintenant et seulement maintenant que l’immense majorité des masses paysannes peut nous soutenir ou, plus exactement, peut ne pas être en mesure de soutenir la poignée de cléricaux Cent-Noirs et de petits-bourgeois réactionnaires (…). Aussi j’en arrive à la conclusion que c’est le moment d’écraser le clergé Cent-Noirs de la manière la plus décisive et la plus impitoyable, avec une telle brutalité qu’il s’en souvienne pour des décennies ( …) Plus le nombre de représentants du clergé réactionnaire et de la bourgeoisie réactionnaire passés par les armes sera important, et mieux cela sera pour nous. Nous devons donner une leçon à tous ces gens de telle sorte qu’ils ne songeront même plus à quelque résistance que ce soit des décennies durant ( …) ».

A la suite de cette directive, Lénine demanda à être informé quotidiennement du nombre de membres du clergé exécutés. Dans les mois qui suivirent, environ 8 000 prêtres, moines et moniales furent passés par les armes, de manière sommaire ou à la suite d’un procès public.

Cette campagne, qui se déroule plus d’un an après la promulgation de la NEP, une « Nouvelle politique économique » censée refermer la parenthèse du « Communisme de guerre » et inaugurer de nouveaux rapports, apaisés, entre le pouvoir bolchevique et la société, s’inscrit en réalité dans une permanence : celle de la politique léniniste de terreur et d’épuration du pays, du corps social, de tous ses « ennemis », de tous ses « éléments socialement nuisibles », de tous ses « parasites ».

L’épuration, chez Lénine, va de pair avec la terreur, une terreur se déployant sur la durée ( et non comme phénomène ponctuel, dicté par les circonstances), une terreur organisée, qui canalise et transcende la violence, sans laquelle il n’y a pas de politique. Comme l’écrit fort justement Dominique Colas, chez Lénine, « la violence est la vérité de la politique, son condensé, le révélateur des rapports de force, l’épreuve où se séparent révolutionnaires et opportunistes, l’ordalie matérialiste ». « La force seule, affirme Lénine, peut résoudre les grands problèmes historiques ».

Dans tous ses écrits, Lénine n’a cessé d’appeler à une amplification de la violence sociale, force motrice d’une Histoire entièrement soumise à la lutte des classes. A l’occasion du 12ème anniversaire du déclenchement de la révolution de 1905, Lénine donna, devant un public clairsemé, une conférence à la Maison du Peuple de Zurich, sa dernière ville d’exil. On était en janvier 1917, un mois avant la « révolution de février », un événement qui allait d’ailleurs le prendre totalement de court. Dans son discours, Lénine regretta que les paysans n’eussent détruit en 1905 « qu’un quinzième des domaines, un quinzième seulement de ce qu’ils auraient dû détruire pour débarrasser définitivement la terre russe de cette putréfaction qu’est la grande propriété foncière », avant de conclure : « Nous, les anciens, nous ne vivrons sans doute pas assez vieux pour voir les batailles décisives de la révolution à venir ! ».

Une fois parvenu au pouvoir, considérant que la guerre civile était la « continuation, le développement et l’accentuation naturels et, dans certaines circonstances, inévitables de la guerre des classes », Lénine encouragea, chaque fois que l’occasion se présentait, « l’énergie et le caractère de masse de la terreur », ne cessant de pester contre la « mollesse » du peuple russe, et affirmant à plusieurs reprises : « Notre régime est incroyablement doux, c’est du kissel ( une gelée aux baies) et non de l’acier ». « Trouver des gens plus durs »- le post-scriptum du premier texte de Lénine que j’ai cité au début de ma communication n’est, assurément, pas fortuit.

Violence organisée, canalisée, la terreur doit permettre de « forcer » le cours de l’Histoire dans un pays marqué par un « faible développement des forces productives » et du « passé faire table rase ». Dans un article publié en novembre 1917 dans La Vie nouvelle , l’un des derniers journaux non-bolcheviques autorisés à paraître en Russie jusqu’à l’été 1918, Maxime Gorki compare Lénine à un chimiste faisant, en laboratoire, des expériences sur le corps social. « La vie dans sa complexité est étrangère à cet homme. Il ne connaît pas les couches populaires. Il n’a jamais vécu avec le peuple, mais il a appris, dans les livres, comment faire se cabrer les masses, comment surtout exciter furieusement les instincts des foules. La classe ouvrière est pour Lénine ce que le minerai est pour l’ouvrier métallurgiste. Est-il possible, étant donné les circonstances, de fabriquer avec ce minerai un état socialiste ? Tout donne à penser que non. Ceci dit, pourquoi ne pas essayer ? ».

Chimiste ou chirurgien ? Pour Lénine, la tâche essentielle sur la voie du socialisme, du progrès, c’est l’élimination des « éléments nuisibles » du corps social, la chasse aux « parasites ». Ce discours hygiéniste, qui appelle en permanence à se débarrasser des « survivances de la maudite société capitaliste », de « l’arriération des campagnes », des « déchets de l’humanité », des « membres irrémédiablement pourris et gangrénés » se développe avec force dans un texte de décembre 1917, Comment organiser l’émulation ? , admirablement commenté par Alexandre Soljenitsyn dans les premières pages de L’Archipel du Goulag . Les masses organisées et conscientes sont appelées à « contrôler, recenser, épurer la terre russe de tous les insectes nuisibles, des puces ( les filous) et des punaises ( les riches) ». « Ici, poursuit Lénine, on mettra en prison une dizaine de riches, une douzaine de filous, une demi-douzaine d’ouvriers qui tirent au flanc ( …). Là, on les enverra nettoyer les latrines. Ailleurs, on les munira, au sortir du cachot, d’une carte jaune afin que le peuple entier puisse surveiller ces gens nuisibles jusqu’à ce qu’ils se soient corrigés. Ou encore on fusillera sur place un individu sur dix coupables de parasitisme ( …) Plus on expérimentera de moyens de la sorte, et plus rapidement et sûrement le socialisme vaincra, car c’est dans la pratique que se forgent les armes les plus efficaces ». Ce texte, écrit à un moment où aucune force d’opposition, étrangère ou intérieure, ne menace le nouveau régime issu du coup d’Etat du 25 octobre 1917, appelle deux commentaires. Le premier – sur l’animalisation de l’ennemi, ravalé au rang de parasite. Dans les textes léninistes, les « koulaks », ces paysans un peu plus aisés, et surtout plus entreprenants que la moyenne, ne sont jamais autrement qualifiés que comme des « vampires », des « scorpions », des « sangsues », des « buveurs de sang », des « poux ». Il en est de même des « popes », des « bourgeois » et des « riches ». On notera aussi, dans Comment organiser l’émulation ? , l’étonnante – mais ô combien productive - distinction entre les puces ( les filous) et les punaises (les riches). Doivent être épurés, en effet, non seulement les représentants des classes ennemies, les « riches », mais aussi les « éléments nuisibles, les canailles, les filous, les hooligans » infiltrés dans les rangs du prolétariat - bref, les « faux-ouvriers », la derevenschina ( les bouseux, dont Lénine a horreur ), qu’ils fassent partie de « l’aristocratie ouvrière » ou des « éléments arriérés et politiquement inconscients du prolétariat ». Une tâche assurément herculéenne, qui justifie une purge permanente, jamais achevée.

En découvrant le bestiaire léniniste, comment ne pas penser au bestiaire stalinien, tel qu’il se dévoile notamment dans les diatribes du Procureur général Andreï Vychinski, qualifiant les dirigeants bolcheviques de la « Vieille garde léniniste » désormais assis dans le box des accusés lors des grands procès de Moscou de 1936-1938, de « vipères lubriques », de « hyènes puantes », de « croisements monstrueux de porc et de renard » ?

Chez Lénine, l’impératif d’épuration ne se limite pas au corps social. Il s’applique aussi au Parti, à l’Etat, à la bureaucratie. Mais, à la différence du corps social, auquel doit être appliqué un traitement chirurgical, qui peut aller de l’élimination physique à l’enfermement dans un camp de concentration ou une colonie de travail (c’est de l’été 1918 que datent les premiers appels de Lénine à « enfermer les koulaks, les popes, les Gardes-blancs, les prostituées et autres éléments douteux dans des camps de concentration »), le traitement appliqué à la bureaucratie et au Parti, est un « traitement lent ». Lent et minutieux, car le parasite infiltré dans les organes du Parti-Etat est, le plus souvent, un mutant , un « faux-communiste » (Staline préfèrera le terme d’ « homme à double face »). « Que faire ? s’interroge Lénine. « Lutter encore et encore contre cette souillure et, si elle parvient malgré tout à s’infiltrer, nettoyer, balayer, surveiller, nettoyer encore et encore ».

La langue française ne peut guère rendre compte de l’extraordinaire variété du champ sémantique de l’épuration dans les textes de Lénine. Grâce au jeu, si riche, des préverbes, des suffixes et des aspects verbaux dans la langue russe, ce champ porte toutes les nuances possibles allant de la « purge douce » (osera-t-on dire -presque confraternelle ?) jusqu’à l’éradication totale, l’extermination physique.

Quittons, à cette étape, l’écrit pour la praxis. « Déployée sur tous les plans – international, national, économique et social, écrit non sans emphase, l’auteur de l’article Lénine dans l’Encyclopedia Universalis , l’activité révolutionnaire de Lénine se veut praxis ». Pour cet économiste marxiste, la praxis léniniste trouve son application principale – et positive- dans deux domaines: la fondation d’un Parti unique dans l’Histoire, la création d’un Etat unique dans l’Histoire. Mais qu’en est-il de la mise en pratique de la terreur et de l’épuration inlassablement prônées par Lénine? Sans revenir naturellement à une interprétation strictement intentionnaliste de cette période extraordinairement complexe, de ce nouveau « Temps des troubles » que furent, pour l’ex-Empire tsariste, les années 1917-1922, force est de constater que les directives terroristes, les appels au meurtre et à l’épuration lancés par Lénine furent largement appliqués par la « base », dans un contexte de brutalisation sans précédent des comportements sociaux– une brutalisation consécutive à la Grande guerre et assurément antérieure à la prise du pouvoir par les bolcheviks. J’ai longuement développé la question de la dynamique entre violences sociales « d’en-bas » et terreur politique « d’en-haut » dans ma contribution au Livre noir du communisme . Je me bornerai ici à rappeler que les idées léninistes de contrôle, de recensement et d’affectation au travail ( le plus souvent à des tâches dégradantes) des « riches » furent très largement mises en pratique par des comités de quartier où les plébéiens avides de revanche sociale faisaient la « chasse aux bourgeois ». Que le système des otages pris parmi les byvchie ljudi ( « gens du passé ») se généralisa, dès les premiers mois du nouveau régime. Que le qualificatif de « poux Gardes blancs » attribué par Sergueï Kirov, le président du Comité militaire révolutionnaire d’Astrakhan, aux ouvriers grévistes de cette ville qui protestaient contre l’arrestation de militants socialistes, « justifia » le plus grand massacre d’ouvriers commis ( en mars 1919) par le pouvoir bolchevique avant celui de Kronstadt. Quant à la chirurgie visant à couper les « membres irrémédiablement pourris et gangrénés » du corps social, elle fut expérimentée avec la « décosaquisation », lancée à la suite d’une résolution secrète du Comité central du parti bolchevique, datée du 24 janvier 1919 : « Au vu de l’expérience de la guerre civile contre les Cosaques, pouvait-on y lire, il est nécessaire de reconnaître comme seule mesure politiquement correcte une lutte sans merci, une terreur massive contre les riches Cosaques, qui devront être exterminés et physiquement liquidés jusqu’au dernier ». En quelques semaines, des milliers de Cosaques furent exécutés. Le président du Comité révolutionnaire du Don, chargé de l’opération, reconnut que « nous avons eu tendance à mener une politique d’extermination massive des Cosaques sans la moindre distinction sociale ». Est-il enfin incongru de suggérer un lien entre la parasitophobie de Lénine et le gazage, en mai 1921, de paysans insurgés de la province de Tambov, mis en œuvre par le général Toukhatchevski ?



Pour Lénine, « tout bon communiste est un bon tchékiste ». Des textes inédits de Lénine ressort avec force la mentalité policière du fondateur du bolchevisme. Aucun chef de l’Okhrana , la police politique tsariste, n’a traqué avec autant de persévérance et de maniaquerie les intellectuels dissidents. Lénine demande à Felix Dzerjinski, le chef de la Tcheka, de lui fournir des « listes complètes d’intellectuels aidant la contre-révolution ». Il ordonne à tous les membres du Politburo de passer « au moins deux ou trois heures par semaine » à éplucher les publications littéraires afin d’y repérer tout signe d’hétérodoxie. Le 17 juillet 1922 (c’est délibérément que je choisis des textes léninistes de la période de la NEP), Lénine envoie à Staline un long mémorandum, dans lequel il revient longuement sur la necessité de « nettoyer la Russie une fois pour toutes ».

« Sur la question de l’expulsion de Russie des mencheviks, socialistes-populaires, KD (constitutionnels-démocrates) et autres, écrit-il, j’ai quelques questions, car cette opération, commencée avant mon départ en congé, n’est toujours pas achevée. Alors, bien décidés à extirper tous les socialistes populaires ? Pechekhonov, Miakotine, Gornfeld, Petrischev et les autres ? Je pense qu’ils devraient être tous expulsés. Ils sont plus dangereux que les SR parce que plus malins. Et aussi Potressov, Izgoiev et toute la rédaction de L’Economiste ( Ozerov et beaucoup, beaucoup d’autres). Et aussi les mencheviks Rozanov ( un médecin, rusé), Vigdortchik ( Migulo, un nom comme ça), Lioubov Nikolaevna Radtchenko et sa jeune fille ( à ce qu’on dit, les plus perfides ennemis du bolchevisme), Rojkov (incorrigible, à expulser) ( …). La commission Mantsev-Messing devra établir des listes de plusieurs centaines de ces messieurs, qui devront être tous expulsés sans pitié. Nous nettoierons la Russie une fois pour toutes ( …). Ozerov, comme toute la rédaction de L’Economiste , sont des ennemis impitoyables. Pour tous – expulsion immédiate. Tout ça doit être fini avant le procès des SR. Arrêtez-en plusieurs centaines et sans donner de raisons – dehors, messieurs ! Aussi, tous les auteurs de la Maison des Ecrivains , et de la Pensée de Petrograd . Kharkov doit être fouillé de fond en comble, nous n’avons aucune idée de ce qui s’y passe, on y est en « pays étranger ». Il faut purger rapidement et en finir avant la fin du procès des SR. Occupez-vous aussi des auteurs et écrivains de Petrograd (leurs adresses figurent dans Le Nouveau Livre russe, 1922, n°4, p. 37) et aussi de la liste des éditeurs privés ( p. 29) ».

Cette obsession policière transparaît aussi dans les innombrables instructions, extrêmement détaillées, données par Lénine lui-même, concernant l’infiltration, par des agents de la police politique, de délégations étrangères se rendant en URSS : à cet égard, la mise sur pied d’une commission spéciale chargée de noyauter l’Américan Relief Association venue apporter une aide décisive aux dizaines de millions de personnes frappées par la famine, est très révélatrice de l’état d’esprit de Lénine, persuadé que « l’ennemi étranger » usait des mêmes méthodes d’infiltration et de subversion si prisées des bolcheviks. Un état d’esprit profondément marqué par trente ans de vie conspirative, faite d’intrigues féroces, de disputes byzantines et de règlements de comptes, dans un climat d’intolérance et de méfiance réciproque. Arrivés au pouvoir, les bolcheviks n’ont rien changé à la konspiratsia , le « principe conspiratif », au cœur de la pratique politique bolchevique. Au plus haut niveau de l’Etat-Parti, l’information reste strictement cloisonnée, et la suspicion de règle, y compris – fait remarquable - au sein du « premier cercle » des dirigeants bolcheviques. Les textes censurés de Lénine regorgent de notules acerbes et désobligeantes sur ses plus proches collaborateurs : Kamenev – un « pauvre type, faible, effarouché, ayant peur de tout ». Rykov – « un casse-pied permanent ». Trotsky - « un fanatique de l’organisation, mais en politique, absolument pas fiable ». Les historiens ont abondamment glosé sur la « collégialité » de la direction du Parti sous Lénine, par opposition à la dictature personnelle imposée plus tard par Staline. Les textes inédits de Lénine n’en montrent pas moins que celui-ci se considérait comme l’unique dirigeant « politiquement fiable », le seul en mesure de décerner un brevet aux uns et aux autres. Et pas seulement un brevet en bolchevisme, mais en santé mentale ! En janvier 1922, dans le cadre de la préparation de la conférence de Gênes, le Commissaire du peuple aux Affaires étrangères, Tchitcherine propose à Lénine d’introduire un amendement mineur à la Constitution de l’URSS pour « satisfaire les demandes américaines d’institutions représentatives en Russie soviétique ». En échange, explique-t-il, les Etats-Unis sont prêts à fournir une aide économique, particulièrement bienvenue alors que la famine fait rage. Lénine, hors de lui, écrit dans la marge : « ??? Folie ! » Et envoie aussitôt une note au Politburo, indiquant que la proposition de Tchitcherine montre « qu’il est malade, et très sérieusement malade. Il faut l’envoyer immédiatement, et de force, dans une maison de santé ». Débattue à plusieurs reprises au Politburo, « l’affaire Tchitcherine » se termina plutôt bien pour l’intéressé, invité à « prendre du repos ». Deux mois plus tard, cependant, profitant du passage à Moscou d’une délégation de médecins allemands spécialistes des pathologies nerveuses, Lénine envoie une note au secrétariat du Comité central proposant qu’un « certain nombre de camarades » fussent examinés par les spécialistes allemands, assistés de médecins russes. La liste devrait impérativement inclure, poursuit Lénine, Tchitcherine, Ossinski, Kamenev, Trotsky, Staline et, sans aucun doute, beaucoup d’autres ».

Comme l’a montré Dominique Colas, « le parti léniniste est un dispositif producteur d’hystérie ». Lénine stigmatise comme hystériques ceux qui ne se plient pas à sa suggestion, n’obéissent pas à ses mots d’ordre, résistent – Martov, le grand dirigeant menchevique, dès 1903 ; Maria Spiridonova, la passionaria socialiste-révolutionnaire, en 1918. Mais les bolcheviks aussi – excepté Lénine, bien sûr- sont guettés par la maladie, même Boukhartchik, diminutif affectif attribué par Lénine à Boukharine, le « favori du Parti », critiqué vertement, en 1920, d’avoir effectué sur la question des syndicats « un tournant plus hystérique qu’historique ». Conspirateur, policier, hypnotiseur, Lénine n’est – il pas d’abord, comme le suggérait Maxime Gorki, cet « immense misanthrope dont l’amour pour l’Humanité se projetait loin vers l’avenir , à travers les brumes de la haine » ?



A la question « Qui de Staline ou de Lénine était le plus dur ? », Viatcheslav Molotov, le seul dirigeant bolchevique qui avait servi ces deux maîtres, répondit, sans hésiter : « Lénine, bien sûr ! », avant d’ajouter « C’est lui qui nous a tous formés ». Si l’aura de Staline a été ternie par la déstalinisation, l’image de Lénine – révolutionnaire, stratège de la prise du pouvoir par les bolcheviks, fondateur de l’Union soviétique- n’a guère été écornée, ni dans l’URSS de la perestroïka (l’objectif initial de Mikhaïl Gorbatchev n’était-il pas un utopique « retour aux normes léninistes » ?), ni dans la Russie d’aujourd’hui, ni dans le monde. Aucune statue de Lénine n’a été enlevée en Russie, la momie de Vladimir Ilitch continue de reposer dans son mausolée, et les lycéens français apprennent toujours à distinguer le « bon Lénine » qui a sauvé la Russie soviétique de la « contre-révolution blanche, appuyée par des forces d’intervention étrangères » du « mauvais Staline », qui a gouverné son pays « par la terreur ». Quand viendra le temps de la « déléninisation » ? Et de la condamnation unanime de l’idéologue et du praticien de l’intolérance et de la violence ?

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M(A)TT
 
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Re: Lénine, Staline et le terrorisme d'Etat

Messagede M(A)TT le Sam 23 Aoû 2014 18:55

http://www.asmp.fr/travaux/communications/2003/werth.htm


M. Nicolas Werth
LENINE

séance du lundi 20 janvier 2003

" Camarades, le soulèvement koulak dans vos cinq districts doit être écrasé sans pitié. Les intérêts de la révolution tout entière l’exigent, car partout la lutte finale avec les koulaks est désormais engagée. Il faut 1°) Pendre ( et je dis pendre de façon que les gens le voient ) pas moins de cent koulaks, richards, vampires connus. 2°) Publier leurs noms. 3°) S’emparer de tout leur grain. 4°) Identifier les otages comme nous l’avons indiqué dans notre télégramme hier. Faites cela de façon qu’à des centaines de verstes à la ronde, le peuple voie, tremble, sache et s’écrie : ils étranglent et continueront d’étrangler les koulaks-vampires. Télégraphiez que vous avez reçu et mis à exécution ces instructions. Votre Lénine.

P.S. Trouvez des gens plus durs.

Ce télégramme de Lénine, daté du 11 août 1918, véritable appel au meurtre, fait partie des quelques milliers de textes du fondateur de l’Union soviétique qui n’ont jamais été inclus dans aucune des cinq éditions canoniques des « Œuvres Complètes » de Lénine, parues entre 1920 et 1965. Depuis l’implosion de l’Union soviétique et l’ouverture de ses archives, les historiens ont eu accès aux textes du « Lénine censuré », du Lénine inconvenant pour l’édification des masses.

Disons-le d’emblée – la publication, il y a trois ans, d’une large sélection de textes inédits de Lénine, n’a pas révolutionné la connaissance que l’on pouvait avoir du fondateur du bolchevisme, de sa personnalité comme de son action politique – à condition de se donner la peine de lire son œuvre. Ces textes accentuent plutôt certains traits du personnage, certains aspects de sa vision de la politique et du monde, de son entreprise révolutionnaire. Pourquoi ne furent-ils pas publiés ? Quelle limite franchissaient-ils?

Dans une note confidentielle rédigée en décembre 1991, quelques jours avant la disparition de l’Etat fondé par Lénine, le Directeur de l’Institut du marxisme-léninisme, où étaient pieusement conservés les 30 820 textes autographes du Fondateur, expliquait pourquoi 3 724 documents non seulement n’avaient pas été publiés, mais ne devaient pas l’être « dans la situation présente et à l’avenir ». Trois considérations principales étaient mises en avant.

Une partie de ces documents montraient à quel point Lénine « avait encouragé la subversion révolutionnaire et la violence visant à déstabiliser toute une série d’Etats indépendants » et « tenté d’instrumentaliser des tensions nationales ou ethniques ». Une autre partie des documents non publiés de Lénine prônaient trop ouvertement « une politique de terreur, de répression et d’épuration sur une grande échelle » à l’encontre des couches les plus diverses de la société et à des moments où aucune menace ne pesait sur le régime (par exemple, au début de la NEP, en 1922). Enfin, un certain nombre de documents révélaient des « aspects contradictoires » de Lénine – euphémisme que nous nous permettrons d’interpréter librement, en insistant, à la suite de l’historien américain Richard Pipes, sur la mentalité policière et conspirative de Lénine, telle qu’elle se dévoile avec force dans ces textes inédits.

Autour de quelques textes du « Lénine censuré », ce sont trois aspects, indissociables, du fondateur du bolchevisme que nous tenterons d’esquisser maintenant : l’utopiste de la révolution mondiale, le chantre de la terreur et de l’épuration , le policier-conspirateur.



L’un des inédits de Lénine les plus intéressants est le compte-rendu sténographique du long discours qu’il prononça, à huis-clos, le 20 septembre 1920, à l’occasion de la IXème Conférence du Parti communiste. Lénine y reconnaissait sans ambages (mais en demandant aux délégués de ne pas prendre de notes) que l’invasion, trois mois auparavant, de la Pologne par l’Armée rouge avait pour objectif non seulement de soviétiser la Pologne, mais de déstabiliser toute l’Europe, en poussant la révolution « le plus loin possible vers l’ouest ». Pour Lénine, il apparaissait clairement, en cet été 1920, que « l’étape défensive de la guerre contre l’impérialisme mondial était achevée et que nous pouvions, donc devions, exploiter la situation militaire pour passer à l’offensive ». Un télégramme adressé par Lénine à Staline le 23 juillet 1920 éclaire cet utopique « plan de soviétisation » de l’Europe en ces jours d’euphorie : « La situation dans l’Internationale communiste est splendide. Zinoviev, Boukharine et moi considérons que la révolution en Italie doit être activement et immédiatement aiguillonnée. Dans ce but, il faut soviétiser la Hongrie, et sans doute la Tchécoslovaquie et la Roumanie ». Analysé dans son contexte, que je ne développerai pas ici, ce document permet de comprendre les raisons pour lesquelles Staline, Commissaire politique de l’ Armée rouge sur le front sud, n’engagea pas ses troupes dans une offensive sur Varsovie, inaction que Trotsky critiqua vertement par la suite, allant jusqu’à attribuer à Staline l’échec de la prise de Varsovie et la débâcle ultérieure de la campagne polonaise. En réalité, aveuglé par les chimères de la Révolution mondiale, c’est Lénine, pour lequel la Galicie était « la base stratégique pour partir à la conquête de tous les pays européens », qui avait ordonné à Staline de se tenir prêt à marcher vers Budapest plutôt que sur Varsovie, scellant ainsi le sort de cette campagne de l’été 1920.

Revenons au discours de Lénine du 20 septembre 1920. S’il reconnaît une erreur stratégique, Lénine refuse d’admettre toute erreur politique « sur le plan, plus général, de l’Histoire ». Et improvise alors une grande leçon de prospective historique que je résume très rapidement. La Grande guerre a profondément transformé les rapports de force dans le monde. Sur le long terme, le traité de Versailles n’est pas viable, et la Russie bolchevique devra systématiquement œuvrer à sa destruction. Dans cette tâche, elle a pour partenaire naturel l’Allemagne, et plus précisément, « un bloc fait de patriotes allemands extrêmes et de communistes». « Deux forces comptent aujourd’hui dans la politique mondiale : l’une est la Société des Nations, qui a produit le traité de Versailles ; l’autre, la République des soviets, qui a déjà commencé à saper le traité de Versailles, plus le « bloc contre-nature » des Allemands ». Comment ne pas penser, en lisant ces lignes, qu’elles portent en germe, au-delà de Rapallo, le pacte germano-soviétique du 23 août 1939 ? Et que dire des instructions données par Lénine, en juillet 1920, à Gueorgii Tchitcherine à propos du projet de traité de paix avec la Lituanie –« nous devons nous assurer que d’abord nous soviétisons la Lituanie quitte à ensuite la rendre aux Lituaniens », - sinon qu’elles annoncent précisément la politique que mènera, vingt ans plus tard, à l’égard des Etats baltes le « meilleur disciple de Lénine » ?

Comme le montre cet étonnant discours inédit de Lénine, si l’objectif à long terme est clair – le bouleversement de l’ordre mondial – les moyens d’y parvenir sont multiples, et peuvent être même « contre-nature ». La théorie ne doit jamais émousser ce que François Furet a justement caractérisé comme « le sens extraordinaire de l’occasion, le flair pour le pouvoir caractéristique du génie de Lénine homme d’action ». Sens extraordinaire de l’occasion – dont Lénine a fait preuve, seul contre tous, en avril, puis en octobre 1917 ( ces faits sont naturellement trop connus pour que j’y revienne ). Sens très aigü aussi du caractère exceptionnel des circonstances qui l’avaient porté au pouvoir et de la fragilité de l’inversion historique qui venait de se produire ( « C’est le fait d’être un pays arriéré qui nous a momentanément permis d’être en avance »). Pour Lénine, la Russie n’est que l’objet d’une expérience commencée à l’échelle planétaire. Dans cette expérience, deux pays sont appelés à jouer un rôle fondamental, la Russie et l’Allemagne, « les deux moitiés séparées du socialisme », ces deux pays incarnant respectivement la réalisation des conditions politiques et des conditions économiques du socialisme. Malgré les échecs répétés des « forces révolutionnaires », Lénine resta, jusqu’à la fin de sa vie, convaincu de

l’ inéluctabilité de la chute, à court terme, du système capitaliste. En 1922, dans les instructions qu’il envoie à son ministre des Affaires étrangères pour « saborder la conférence de Gênes », il termine par cette phrase : « Chez eux, tout s’écroule. Faillite et banqueroute totale ( Inde, etc). Tout ce qu’il nous reste à faire, c’est de pousser légèrement et comme par hasard cet homme chancelant – mais pas avec nos mains ! »



Parmi les autres documents inédits les plus significatifs figure une directive confidentielle adressée par Lénine aux membres du Politburo le 19 mars 1922. Précisons que ce texte n’est pas, à proprement parler, un inédit. Sortie illégalement des archives du Comité central, cette directive avait été publiée pour la première fois en langue russe à Paris, en 1970, dans Le Messager du mouvement chrétien . A l’époque, son authenticité avait été fortement mise en doute : Lénine pouvait-il vraiment faire preuve d’une telle violence et surtout d’un tel cynisme – exploiter la plus terrible famine qu’ait jamais connu la Russie – six millions de morts – pour « porter un coup mortel » à l’Eglise orthodoxe russe ?

Rappelons brièvement le contexte. En février 1922, le gouvernement bolchevique a lancé une grande campagne de confiscation des objets précieux appartenant aux églises. La vente de ces objets doit servir à venir en aide aux paysans affamés des régions de la Volga. En réalité, depuis plusieurs mois déjà, les plus hautes autorités ecclésiastiques s’activent à secourir les affamés, par l’intermédiaire d’un Comité panrusse d’aide aux victimes de la famine, qui regroupe les derniers survivants d’une société civile laminée par cinq années de révolutions et de guerres civiles. Menées manu militari , les opérations de confiscation donnent lieu à de nombreux incidents. Les plus graves éclatent le 15 mars 1922 à Chouïa, une petite ville industrielle non loin de Moscou. La troupe tire sur la foule des fidèles qui s’oppose à la confiscation des objets religieux. Lénine veut voir dans ces incidents le signe d’une résistance organisée de l’Eglise orthodoxe, dernière institution indépendante de l’Etat-Parti bolchevique. Il envoie alors, au Politburo, une longue directive dont je vous cite les principaux extraits :

« Il apparaît parfaitement clairement que le clergé Cent-Noirs est en train de mettre en œuvre un plan élaboré visant à nous engager dans une bataille décisive (…). Je pense que notre ennemi est en train de commettre une erreur stratégique monumentale en essayant de nous entraîner dans une bataille décisive à un moment particulièrement sans espoir et désavantageux pour lui. Pour nous, au contraire, le moment est non seulement exceptionnellement favorable, mais c’est un moment unique où nous avons quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de frapper mortellement l’ennemi à la tête avec un succès total et de nous garantir des positions essentielles pour les décennies à venir. Avec tous ces gens affamés qui se nourrissent de chair humaine, avec les routes jonchées de centaines, de milliers de cadavres, c’est maintenant et seulement maintenant que nous pouvons ( et par conséquent devons) confisquer les biens des églises avec une énergie farouche, impitoyable, et réduire toute résistance. C’est précisément maintenant et seulement maintenant que l’immense majorité des masses paysannes peut nous soutenir ou, plus exactement, peut ne pas être en mesure de soutenir la poignée de cléricaux Cent-Noirs et de petits-bourgeois réactionnaires (…). Aussi j’en arrive à la conclusion que c’est le moment d’écraser le clergé Cent-Noirs de la manière la plus décisive et la plus impitoyable, avec une telle brutalité qu’il s’en souvienne pour des décennies ( …) Plus le nombre de représentants du clergé réactionnaire et de la bourgeoisie réactionnaire passés par les armes sera important, et mieux cela sera pour nous. Nous devons donner une leçon à tous ces gens de telle sorte qu’ils ne songeront même plus à quelque résistance que ce soit des décennies durant ( …) ».

A la suite de cette directive, Lénine demanda à être informé quotidiennement du nombre de membres du clergé exécutés. Dans les mois qui suivirent, environ 8 000 prêtres, moines et moniales furent passés par les armes, de manière sommaire ou à la suite d’un procès public.

Cette campagne, qui se déroule plus d’un an après la promulgation de la NEP, une « Nouvelle politique économique » censée refermer la parenthèse du « Communisme de guerre » et inaugurer de nouveaux rapports, apaisés, entre le pouvoir bolchevique et la société, s’inscrit en réalité dans une permanence : celle de la politique léniniste de terreur et d’épuration du pays, du corps social, de tous ses « ennemis », de tous ses « éléments socialement nuisibles », de tous ses « parasites ».

L’épuration, chez Lénine, va de pair avec la terreur, une terreur se déployant sur la durée ( et non comme phénomène ponctuel, dicté par les circonstances), une terreur organisée, qui canalise et transcende la violence, sans laquelle il n’y a pas de politique. Comme l’écrit fort justement Dominique Colas, chez Lénine, « la violence est la vérité de la politique, son condensé, le révélateur des rapports de force, l’épreuve où se séparent révolutionnaires et opportunistes, l’ordalie matérialiste ». « La force seule, affirme Lénine, peut résoudre les grands problèmes historiques ».

Dans tous ses écrits, Lénine n’a cessé d’appeler à une amplification de la violence sociale, force motrice d’une Histoire entièrement soumise à la lutte des classes. A l’occasion du 12ème anniversaire du déclenchement de la révolution de 1905, Lénine donna, devant un public clairsemé, une conférence à la Maison du Peuple de Zurich, sa dernière ville d’exil. On était en janvier 1917, un mois avant la « révolution de février », un événement qui allait d’ailleurs le prendre totalement de court. Dans son discours, Lénine regretta que les paysans n’eussent détruit en 1905 « qu’un quinzième des domaines, un quinzième seulement de ce qu’ils auraient dû détruire pour débarrasser définitivement la terre russe de cette putréfaction qu’est la grande propriété foncière », avant de conclure : « Nous, les anciens, nous ne vivrons sans doute pas assez vieux pour voir les batailles décisives de la révolution à venir ! ».

Une fois parvenu au pouvoir, considérant que la guerre civile était la « continuation, le développement et l’accentuation naturels et, dans certaines circonstances, inévitables de la guerre des classes », Lénine encouragea, chaque fois que l’occasion se présentait, « l’énergie et le caractère de masse de la terreur », ne cessant de pester contre la « mollesse » du peuple russe, et affirmant à plusieurs reprises : « Notre régime est incroyablement doux, c’est du kissel ( une gelée aux baies) et non de l’acier ». « Trouver des gens plus durs »- le post-scriptum du premier texte de Lénine que j’ai cité au début de ma communication n’est, assurément, pas fortuit.

Violence organisée, canalisée, la terreur doit permettre de « forcer » le cours de l’Histoire dans un pays marqué par un « faible développement des forces productives » et du « passé faire table rase ». Dans un article publié en novembre 1917 dans La Vie nouvelle , l’un des derniers journaux non-bolcheviques autorisés à paraître en Russie jusqu’à l’été 1918, Maxime Gorki compare Lénine à un chimiste faisant, en laboratoire, des expériences sur le corps social. « La vie dans sa complexité est étrangère à cet homme. Il ne connaît pas les couches populaires. Il n’a jamais vécu avec le peuple, mais il a appris, dans les livres, comment faire se cabrer les masses, comment surtout exciter furieusement les instincts des foules. La classe ouvrière est pour Lénine ce que le minerai est pour l’ouvrier métallurgiste. Est-il possible, étant donné les circonstances, de fabriquer avec ce minerai un état socialiste ? Tout donne à penser que non. Ceci dit, pourquoi ne pas essayer ? ».

Chimiste ou chirurgien ? Pour Lénine, la tâche essentielle sur la voie du socialisme, du progrès, c’est l’élimination des « éléments nuisibles » du corps social, la chasse aux « parasites ». Ce discours hygiéniste, qui appelle en permanence à se débarrasser des « survivances de la maudite société capitaliste », de « l’arriération des campagnes », des « déchets de l’humanité », des « membres irrémédiablement pourris et gangrénés » se développe avec force dans un texte de décembre 1917, Comment organiser l’émulation ? , admirablement commenté par Alexandre Soljenitsyn dans les premières pages de L’Archipel du Goulag . Les masses organisées et conscientes sont appelées à « contrôler, recenser, épurer la terre russe de tous les insectes nuisibles, des puces ( les filous) et des punaises ( les riches) ». « Ici, poursuit Lénine, on mettra en prison une dizaine de riches, une douzaine de filous, une demi-douzaine d’ouvriers qui tirent au flanc ( …). Là, on les enverra nettoyer les latrines. Ailleurs, on les munira, au sortir du cachot, d’une carte jaune afin que le peuple entier puisse surveiller ces gens nuisibles jusqu’à ce qu’ils se soient corrigés. Ou encore on fusillera sur place un individu sur dix coupables de parasitisme ( …) Plus on expérimentera de moyens de la sorte, et plus rapidement et sûrement le socialisme vaincra, car c’est dans la pratique que se forgent les armes les plus efficaces ». Ce texte, écrit à un moment où aucune force d’opposition, étrangère ou intérieure, ne menace le nouveau régime issu du coup d’Etat du 25 octobre 1917, appelle deux commentaires. Le premier – sur l’animalisation de l’ennemi, ravalé au rang de parasite. Dans les textes léninistes, les « koulaks », ces paysans un peu plus aisés, et surtout plus entreprenants que la moyenne, ne sont jamais autrement qualifiés que comme des « vampires », des « scorpions », des « sangsues », des « buveurs de sang », des « poux ». Il en est de même des « popes », des « bourgeois » et des « riches ». On notera aussi, dans Comment organiser l’émulation ? , l’étonnante – mais ô combien productive - distinction entre les puces ( les filous) et les punaises (les riches). Doivent être épurés, en effet, non seulement les représentants des classes ennemies, les « riches », mais aussi les « éléments nuisibles, les canailles, les filous, les hooligans » infiltrés dans les rangs du prolétariat - bref, les « faux-ouvriers », la derevenschina ( les bouseux, dont Lénine a horreur ), qu’ils fassent partie de « l’aristocratie ouvrière » ou des « éléments arriérés et politiquement inconscients du prolétariat ». Une tâche assurément herculéenne, qui justifie une purge permanente, jamais achevée.

En découvrant le bestiaire léniniste, comment ne pas penser au bestiaire stalinien, tel qu’il se dévoile notamment dans les diatribes du Procureur général Andreï Vychinski, qualifiant les dirigeants bolcheviques de la « Vieille garde léniniste » désormais assis dans le box des accusés lors des grands procès de Moscou de 1936-1938, de « vipères lubriques », de « hyènes puantes », de « croisements monstrueux de porc et de renard » ?

Chez Lénine, l’impératif d’épuration ne se limite pas au corps social. Il s’applique aussi au Parti, à l’Etat, à la bureaucratie. Mais, à la différence du corps social, auquel doit être appliqué un traitement chirurgical, qui peut aller de l’élimination physique à l’enfermement dans un camp de concentration ou une colonie de travail (c’est de l’été 1918 que datent les premiers appels de Lénine à « enfermer les koulaks, les popes, les Gardes-blancs, les prostituées et autres éléments douteux dans des camps de concentration »), le traitement appliqué à la bureaucratie et au Parti, est un « traitement lent ». Lent et minutieux, car le parasite infiltré dans les organes du Parti-Etat est, le plus souvent, un mutant , un « faux-communiste » (Staline préfèrera le terme d’ « homme à double face »). « Que faire ? s’interroge Lénine. « Lutter encore et encore contre cette souillure et, si elle parvient malgré tout à s’infiltrer, nettoyer, balayer, surveiller, nettoyer encore et encore ».

La langue française ne peut guère rendre compte de l’extraordinaire variété du champ sémantique de l’épuration dans les textes de Lénine. Grâce au jeu, si riche, des préverbes, des suffixes et des aspects verbaux dans la langue russe, ce champ porte toutes les nuances possibles allant de la « purge douce » (osera-t-on dire -presque confraternelle ?) jusqu’à l’éradication totale, l’extermination physique.

Quittons, à cette étape, l’écrit pour la praxis. « Déployée sur tous les plans – international, national, économique et social, écrit non sans emphase, l’auteur de l’article Lénine dans l’Encyclopedia Universalis , l’activité révolutionnaire de Lénine se veut praxis ». Pour cet économiste marxiste, la praxis léniniste trouve son application principale – et positive- dans deux domaines: la fondation d’un Parti unique dans l’Histoire, la création d’un Etat unique dans l’Histoire. Mais qu’en est-il de la mise en pratique de la terreur et de l’épuration inlassablement prônées par Lénine? Sans revenir naturellement à une interprétation strictement intentionnaliste de cette période extraordinairement complexe, de ce nouveau « Temps des troubles » que furent, pour l’ex-Empire tsariste, les années 1917-1922, force est de constater que les directives terroristes, les appels au meurtre et à l’épuration lancés par Lénine furent largement appliqués par la « base », dans un contexte de brutalisation sans précédent des comportements sociaux– une brutalisation consécutive à la Grande guerre et assurément antérieure à la prise du pouvoir par les bolcheviks. J’ai longuement développé la question de la dynamique entre violences sociales « d’en-bas » et terreur politique « d’en-haut » dans ma contribution au Livre noir du communisme . Je me bornerai ici à rappeler que les idées léninistes de contrôle, de recensement et d’affectation au travail ( le plus souvent à des tâches dégradantes) des « riches » furent très largement mises en pratique par des comités de quartier où les plébéiens avides de revanche sociale faisaient la « chasse aux bourgeois ». Que le système des otages pris parmi les byvchie ljudi ( « gens du passé ») se généralisa, dès les premiers mois du nouveau régime. Que le qualificatif de « poux Gardes blancs » attribué par Sergueï Kirov, le président du Comité militaire révolutionnaire d’Astrakhan, aux ouvriers grévistes de cette ville qui protestaient contre l’arrestation de militants socialistes, « justifia » le plus grand massacre d’ouvriers commis ( en mars 1919) par le pouvoir bolchevique avant celui de Kronstadt. Quant à la chirurgie visant à couper les « membres irrémédiablement pourris et gangrénés » du corps social, elle fut expérimentée avec la « décosaquisation », lancée à la suite d’une résolution secrète du Comité central du parti bolchevique, datée du 24 janvier 1919 : « Au vu de l’expérience de la guerre civile contre les Cosaques, pouvait-on y lire, il est nécessaire de reconnaître comme seule mesure politiquement correcte une lutte sans merci, une terreur massive contre les riches Cosaques, qui devront être exterminés et physiquement liquidés jusqu’au dernier ». En quelques semaines, des milliers de Cosaques furent exécutés. Le président du Comité révolutionnaire du Don, chargé de l’opération, reconnut que « nous avons eu tendance à mener une politique d’extermination massive des Cosaques sans la moindre distinction sociale ». Est-il enfin incongru de suggérer un lien entre la parasitophobie de Lénine et le gazage, en mai 1921, de paysans insurgés de la province de Tambov, mis en œuvre par le général Toukhatchevski ?



Pour Lénine, « tout bon communiste est un bon tchékiste ». Des textes inédits de Lénine ressort avec force la mentalité policière du fondateur du bolchevisme. Aucun chef de l’Okhrana , la police politique tsariste, n’a traqué avec autant de persévérance et de maniaquerie les intellectuels dissidents. Lénine demande à Felix Dzerjinski, le chef de la Tcheka, de lui fournir des « listes complètes d’intellectuels aidant la contre-révolution ». Il ordonne à tous les membres du Politburo de passer « au moins deux ou trois heures par semaine » à éplucher les publications littéraires afin d’y repérer tout signe d’hétérodoxie. Le 17 juillet 1922 (c’est délibérément que je choisis des textes léninistes de la période de la NEP), Lénine envoie à Staline un long mémorandum, dans lequel il revient longuement sur la necessité de « nettoyer la Russie une fois pour toutes ».

« Sur la question de l’expulsion de Russie des mencheviks, socialistes-populaires, KD (constitutionnels-démocrates) et autres, écrit-il, j’ai quelques questions, car cette opération, commencée avant mon départ en congé, n’est toujours pas achevée. Alors, bien décidés à extirper tous les socialistes populaires ? Pechekhonov, Miakotine, Gornfeld, Petrischev et les autres ? Je pense qu’ils devraient être tous expulsés. Ils sont plus dangereux que les SR parce que plus malins. Et aussi Potressov, Izgoiev et toute la rédaction de L’Economiste ( Ozerov et beaucoup, beaucoup d’autres). Et aussi les mencheviks Rozanov ( un médecin, rusé), Vigdortchik ( Migulo, un nom comme ça), Lioubov Nikolaevna Radtchenko et sa jeune fille ( à ce qu’on dit, les plus perfides ennemis du bolchevisme), Rojkov (incorrigible, à expulser) ( …). La commission Mantsev-Messing devra établir des listes de plusieurs centaines de ces messieurs, qui devront être tous expulsés sans pitié. Nous nettoierons la Russie une fois pour toutes ( …). Ozerov, comme toute la rédaction de L’Economiste , sont des ennemis impitoyables. Pour tous – expulsion immédiate. Tout ça doit être fini avant le procès des SR. Arrêtez-en plusieurs centaines et sans donner de raisons – dehors, messieurs ! Aussi, tous les auteurs de la Maison des Ecrivains , et de la Pensée de Petrograd . Kharkov doit être fouillé de fond en comble, nous n’avons aucune idée de ce qui s’y passe, on y est en « pays étranger ». Il faut purger rapidement et en finir avant la fin du procès des SR. Occupez-vous aussi des auteurs et écrivains de Petrograd (leurs adresses figurent dans Le Nouveau Livre russe, 1922, n°4, p. 37) et aussi de la liste des éditeurs privés ( p. 29) ».

Cette obsession policière transparaît aussi dans les innombrables instructions, extrêmement détaillées, données par Lénine lui-même, concernant l’infiltration, par des agents de la police politique, de délégations étrangères se rendant en URSS : à cet égard, la mise sur pied d’une commission spéciale chargée de noyauter l’Américan Relief Association venue apporter une aide décisive aux dizaines de millions de personnes frappées par la famine, est très révélatrice de l’état d’esprit de Lénine, persuadé que « l’ennemi étranger » usait des mêmes méthodes d’infiltration et de subversion si prisées des bolcheviks. Un état d’esprit profondément marqué par trente ans de vie conspirative, faite d’intrigues féroces, de disputes byzantines et de règlements de comptes, dans un climat d’intolérance et de méfiance réciproque. Arrivés au pouvoir, les bolcheviks n’ont rien changé à la konspiratsia , le « principe conspiratif », au cœur de la pratique politique bolchevique. Au plus haut niveau de l’Etat-Parti, l’information reste strictement cloisonnée, et la suspicion de règle, y compris – fait remarquable - au sein du « premier cercle » des dirigeants bolcheviques. Les textes censurés de Lénine regorgent de notules acerbes et désobligeantes sur ses plus proches collaborateurs : Kamenev – un « pauvre type, faible, effarouché, ayant peur de tout ». Rykov – « un casse-pied permanent ». Trotsky - « un fanatique de l’organisation, mais en politique, absolument pas fiable ». Les historiens ont abondamment glosé sur la « collégialité » de la direction du Parti sous Lénine, par opposition à la dictature personnelle imposée plus tard par Staline. Les textes inédits de Lénine n’en montrent pas moins que celui-ci se considérait comme l’unique dirigeant « politiquement fiable », le seul en mesure de décerner un brevet aux uns et aux autres. Et pas seulement un brevet en bolchevisme, mais en santé mentale ! En janvier 1922, dans le cadre de la préparation de la conférence de Gênes, le Commissaire du peuple aux Affaires étrangères, Tchitcherine propose à Lénine d’introduire un amendement mineur à la Constitution de l’URSS pour « satisfaire les demandes américaines d’institutions représentatives en Russie soviétique ». En échange, explique-t-il, les Etats-Unis sont prêts à fournir une aide économique, particulièrement bienvenue alors que la famine fait rage. Lénine, hors de lui, écrit dans la marge : « ??? Folie ! » Et envoie aussitôt une note au Politburo, indiquant que la proposition de Tchitcherine montre « qu’il est malade, et très sérieusement malade. Il faut l’envoyer immédiatement, et de force, dans une maison de santé ». Débattue à plusieurs reprises au Politburo, « l’affaire Tchitcherine » se termina plutôt bien pour l’intéressé, invité à « prendre du repos ». Deux mois plus tard, cependant, profitant du passage à Moscou d’une délégation de médecins allemands spécialistes des pathologies nerveuses, Lénine envoie une note au secrétariat du Comité central proposant qu’un « certain nombre de camarades » fussent examinés par les spécialistes allemands, assistés de médecins russes. La liste devrait impérativement inclure, poursuit Lénine, Tchitcherine, Ossinski, Kamenev, Trotsky, Staline et, sans aucun doute, beaucoup d’autres ».

Comme l’a montré Dominique Colas, « le parti léniniste est un dispositif producteur d’hystérie ». Lénine stigmatise comme hystériques ceux qui ne se plient pas à sa suggestion, n’obéissent pas à ses mots d’ordre, résistent – Martov, le grand dirigeant menchevique, dès 1903 ; Maria Spiridonova, la passionaria socialiste-révolutionnaire, en 1918. Mais les bolcheviks aussi – excepté Lénine, bien sûr- sont guettés par la maladie, même Boukhartchik, diminutif affectif attribué par Lénine à Boukharine, le « favori du Parti », critiqué vertement, en 1920, d’avoir effectué sur la question des syndicats « un tournant plus hystérique qu’historique ». Conspirateur, policier, hypnotiseur, Lénine n’est – il pas d’abord, comme le suggérait Maxime Gorki, cet « immense misanthrope dont l’amour pour l’Humanité se projetait loin vers l’avenir , à travers les brumes de la haine » ?



A la question « Qui de Staline ou de Lénine était le plus dur ? », Viatcheslav Molotov, le seul dirigeant bolchevique qui avait servi ces deux maîtres, répondit, sans hésiter : « Lénine, bien sûr ! », avant d’ajouter « C’est lui qui nous a tous formés ». Si l’aura de Staline a été ternie par la déstalinisation, l’image de Lénine – révolutionnaire, stratège de la prise du pouvoir par les bolcheviks, fondateur de l’Union soviétique- n’a guère été écornée, ni dans l’URSS de la perestroïka (l’objectif initial de Mikhaïl Gorbatchev n’était-il pas un utopique « retour aux normes léninistes » ?), ni dans la Russie d’aujourd’hui, ni dans le monde. Aucune statue de Lénine n’a été enlevée en Russie, la momie de Vladimir Ilitch continue de reposer dans son mausolée, et les lycéens français apprennent toujours à distinguer le « bon Lénine » qui a sauvé la Russie soviétique de la « contre-révolution blanche, appuyée par des forces d’intervention étrangères » du « mauvais Staline », qui a gouverné son pays « par la terreur ». Quand viendra le temps de la « déléninisation » ? Et de la condamnation unanime de l’idéologue et du praticien de l’intolérance et de la violence ?

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