Le Congrès anarchiste d'Amsterdam en 1907

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Le Congrès anarchiste d'Amsterdam en 1907

Messagede vroum le Ven 25 Fév 2011 13:18

Anarchisme & Syndicalisme

Le Congrès Anarchiste International d’Amsterdam (1907)




Introduction d’Ariane Miéville et Maurizio Antonioli

Nautilus/Éditions du Monde libertaire, 1997



REMERCIEMENTS




Nous remercions toutes les personnes, amies ou camarades, qui, de quelque façon, nous ont aidé et encouragé dans la réalisation de cet ouvrage. En particulier, Naïma qui effectua la saisie d'une partie de ce document, Claude Templier pour la traduction de la partie italienne, Franck pour la relecture et les corrections d'usage.

Nous adressons toute notre sympathie à Jean-Louis qui nous suggéra l'idée même de cet ouvrage.



Les Éditeurs

Table des matières


INTRODUCTION



Entre anarchie et syndicalisme — Ariane MIÉVILLE 4

Errico Malatesta, le syndicalisme révolutionnaire et le Congrès d'Amsterdam — Maurizio ANTONIOLI 69



CONGRÈS ANARCHISTE TENU A AMSTERDAM (Août 1907)



Compte rendu analytique des séances et résumé des rapports sur l'état du mouvement dans le monde entier.


INTRODUCTION HISTORIQUE 80



LES PRÉLIMINAIRES 86

LE CONGRÈS




Première séance — Fixation de l'ordre du jour 91

Deuxième séance — Lecture des rapports sur l'état du mouvement 92

Troisième séance — Lecture des rapports sur l'état du mouvement (fin) 97

Quatrième séance — Anarchisme et organisation 101

Cinquième séance — Anarchisme et organisation (suite) 106

Sixième séance — Anarchisme et organisation (suite) 108

Septième séance — Anarchisme et organisation (fin) 110

Huitième séance — Constitution de l'Internationale 114

Neuvième séance — Syndicalisme et Anarchisme 117

Dixième séance — Syndicalisme et Grève générale — La révolution Russe 123

Onzième séance — Syndicalisme et Grève générale (suite) — La révolution Russe (suite) 124

Douzième séance — Syndicalisme et Grève générale (suite) — La révolution Russe (fin) 130

Treizième séance — Syndicalisme et Grève générale (fin) — L'antimilitarisme comme tactique de l'Anarchisme 133

Quatorzième séance — Séance commune du Congrès anarchiste et du Congrès antimilitariste 140

Quinzième séance — Alcoolisme et Anarchisme — L'Association de production et l'Anarchisme 141

Seizième séance — Constitution de l'Internationale (fin) 142

Dix-septième séance — Fin des débats — Clôture du Congrès 143

APPENDICE - Deux réunions syndicalistes 149




INTRODUCTION

ENTRE ANARCHIE ET SYNDICALISME





Lorsque l'on m'a proposé d'adapter le texte de mon mémoire,1 afin d'en faire l'introduction à la réédition du compte rendu du congrès d'Amsterdam, j'ai volontiers accepté ; même si mon travail, de caractère académique, n'avait pas précisément été réalisé dans ce but. Avec le recul, je constate qu'il n'est pas évident d'expliquer au public pourquoi il faudrait lire les actes d'un congrès anarchiste qui a eu lieu il y a quatre-vingt-dix ans.

L'événement est peu connu et peut-être même peu important. C'est en tout cas ce dont l'expert a voulu me convaincre au moment de ma défense ! Bien sûr, ce congrès n'a pas changé la face du monde et l'on peut imaginer que si les anarchistes venaient à disparaître, plus personne n'en parlerait. Mais le fait est qu'il existe aujourd'hui un public intéressé, et qu'il est utile de mettre à disposition des militants et des historiens un document difficilement accessible.

Ce congrès est surtout connu pour son débat sur le syndicalisme entre Errico Malatesta et Pierre Monatte. De celui-ci on retient généralement que le syndicalisme est réformiste voire conservateur pour Malatesta, alors qu'il est révolutionnaire pour Monatte. Quand j'ai choisi le sujet de ma recherche, c'est ce débat qui m'intéressait. Le problème tel qu'il était posé semblait condamner les anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires à des querelles scolastiques irréconciliables et éternelles. En me penchant sur le texte du congrès, mon ambition était de dépasser cette dispute stérile. Je pense y être en partie parvenue, en montrant notamment que les deux principaux acteurs de la rencontre sont passés à côté d'un fait nouveau qui n'entrait pas dans leur représentation de la réalité : l'émergence de l'anarcho-syndicalisme.

J'aurais aussi pu choisir d'autres pistes, car le compte rendu du congrès est très riche en informations fragmentaires qu'il faudrait vérifier, illustrer, approfondir... J'espère que sa diffusion suscitera de nouvelles vocations chez les historiens en herbe. Personnellement, je poursuis une réflexion sur les problèmes du mouvement libertaire2 et je peux affirmer qu'il reste du pain sur la planche.

La méthode que je me suis efforcée de suivre dans cette étude est celle de la sociologie compréhensive (Max Weber). Il s'agissait pour moi de restituer les raisonnements des acteurs dans leur contexte. J'ai essayé de me mettre à leur place en me demandant chaque fois : pourquoi tel ou tel affirme-t-il ce qu'il dit? Cette démarche étant bien sûr favorisée par le recul historique. Quand on connaît la suite (la guerre de 1914-1918), les déclarations de certains acteurs ont quelque chose de pathétique.

La recherche historique est rarement innocente. Les questions que l'on pose au passé sont souvent celles qui nous préoccupent et on espère y trouver des recettes pour l'action. C'est tout à fait légitime, mais il est important d'éviter les simplifications et les approximations. Certains trouveront peut-être que ce qui se passait à l'époque ressemble furieusement à des situations actuelles. Il ne faudrait pas aller trop vite en besogne. Des choses semblables à première vue, ne sont pas toujours comparables et c'est seulement lorsque les situations ont été suffisamment décrites que l'on peut savoir si une analogie est pertinente ou non. A la lecture du compte rendu, on peut cependant assez facilement relever certaines erreurs qui se reproduisent périodiquement.

Il est frappant de voir, par exemple, que les participants au congrès ne semblent pas tirer les leçons de la situation dans laquelle ils se trouvent. Le débat entre Monatte et Malatesta se présente comme un affrontement entre deux doctrines, entre deux stratégies révolutionnaires. Leurs arguments ne reposent pas sur une analyse approfondie de la réalité, mais sont construits à partir de la conception qu'ils se font de la révolution à venir. Cette façon d'opérer est fréquente dans la tradition socialiste. Le matérialisme historique de Karl Marx, par exemple, n'opère pas autrement. Mais cette manière d'appréhender le présent, ou même le passé, a un défaut, elle laisse de côté les éléments qui n'entrent pas dans la doctrine, d'où la stérilité des débats qui s'en suivent.

Le passé permet aussi de se construire une identité, de se donner une légitimité. Ce souci, qui est le nôtre aujourd'hui, était déjà celui des promoteurs du congrès anarchiste de 1907. Malgré leurs divergences, ils se considéraient comme les héritiers légitimes d'une histoire commune, celle de l'opposition révolutionnaire à l'évolution parlementaire de la social-démocratie. A Amsterdam, en 1907, ils se retrouvent pour la première fois vraiment seuls face à eux-mêmes... pour découvrir l'ampleur de leurs divergences.

Il s'agit d'un mouvement au sein duquel convergent plusieurs écoles. Nous trouvons des révolutionnaires en rupture avec la deuxième Internationale qui sont rejetés par les sociaux-démocrates dans le camp anarchiste et des anarchistes issus de la scission de la première Internationale. Ces anarchistes sont eux-mêmes divisés. Après la disparition de l'Internationale anti-autoritaire, en 1877, le mouvement a poursuivi sa propre évolution. Concevant la révolution comme imminente, il a adopté la «propagande par le fait» dans le but de provoquer les événements. L'échec de cette stratégie a entraîné une division entre un courant individualiste, qui refuse de sacrifier le présent à un avenir hypothétique et qui choisit de vivre sa révolte au quotidien, et un courant organisationnel qui tente de mettre en place une stratégie révolutionnaire cohérente.

L'anarchisme apparaît encore, en 1907, comme un référent favorable au sein du mouvement ouvrier. Le congrès se présente alors comme un congrès d'affirmation : affirmation de l'existence du mouvement anarchiste en tant que tel et, pour les militants, affirmation de la légitimité anarchiste de leur propre pratique : «notre anarchisme vaut le vôtre» déclare par exemple Pierre Monatte.

Comme cela se produit souvent, le mythe de l'unité constitue un argument puissant. A l'époque comme aujourd'hui, les anarchistes sont divisés tant sur le plan organisationnel que sur le plan doctrinal, mais ils représentent alors un mouvement d'opposition qui frappe l'imagination et qui, malgré ses évolutions disparates, est ressenti comme unitaire. C'est pourquoi nous verrons que ceux qui tentent de se construire une identité particulière, impliquant une division, soit du mouvement anarchiste, soit du mouvement ouvrier, ne parviennent pas à se faire entendre.

Avant d'entreprendre la lecture du compte rendu, il faut être conscient du fait que les éléments rapportés au congrès ne donnent pas un panorama exhaustif du mouvement libertaire de l'époque. Il y a de grands absents. Le mouvement anarchiste argentin, très puissant à l'époque, est représenté par un délégué italien qui s'exprime fort peu. Quant aux anarchistes espagnols, leur représentant, Fernando Tarrida del Marmol, n'est pas parvenu à rejoindre le congrès. On ne saura jamais si sa présence aurait modifié le contenu des débats, mais il est clair qu'une bonne connaissance de l'anarchisme hispanique3 constitue un complément indispensable pour avoir une vision générale du sujet qui nous préoccupe.



Pour entrer dans les débats qui ont lieu au congrès anarchiste d'Amsterdam en 1907, il est nécessaire de revenir en arrière. En suivant les indications qui figurent dans le compte rendu, nous allons brièvement présenter les événements dans la continuité desquels s'inscrit ce congrès. D'abord nous allons suivre et vérifier la chronologie que nous propose l'auteur du document, qui est vraisemblablement Amédée Dunois.4

Né en 1878 dans la petite bourgeoisie de province, Dunois est titulaire d'une licence en droit et d'une licence en lettres. Il s'agit d'un journaliste de talent qui fait ses premières armes aux Temps nouveaux où il a remplacé Paul Delesalle à la rubrique «Mouvement social».5

L'histoire qu'il nous présente est à situer dans une évolution faite à la fois de continuité et de ruptures. La continuité, c'est la persistance des «anarchistes, ou plus exactement ou [d'] un certain nombre d'entre eux» à vouloir «se rattacher spirituellement à la grande famille du socialisme universel».6 La rupture avec le mouvement socialiste, ou plutôt social-démocrate, est liée à l'antiétatisme des anarchistes qui va se cristalliser dans le rejet de l'activité électorale et parlementaire.



Des divergences anciennes



L'introduction du compte rendu situe le divorce «entre anarchistes et démocrates-socialistes» en France, au congrès du Havre, en septembre 1880. Le mouvement faisant ensuite tâche d'huile et s'étendant à tous les pays. En fait, ce n'est pas exactement ainsi que les choses se sont passées. En ce qui concerne la France la rupture a eu lieu en mai 1881, lors d'un congrès régional du mouvement socialiste.7

Mais les divergences entre les anarchistes et le reste du mouvement socialiste sur le thème de la participation électorale sont beaucoup plus anciennes. Jean Maitron en situe l'origine en Suisse en 1870, soit avant même la scission de la première Internationale. Déjà les «bakouninistes» rejetaient «toute participation de la classe ouvrière à la politique bourgeoise...» alors que les «marxistes» préconisaient comme moyen d'agitation «l'intervention politique et les candidatures ouvrières».8

On peut affirmer que nous touchons là à une question de principes. L'opposition à l'État, le rejet des pouvoirs constitués étant la base de l'anarchisme, les dirigeants élus ne sont pas plus légitimes, aux yeux des anarchistes, que ceux qui parviennent au pouvoir par d'autres moyens. De ce point de vue, celui qui va voter pour un candidat au parlement ou au gouvernement ne fait qu'abdiquer sa souveraineté personnelle. L'abstentionnisme libertaire témoigne aussi de la conviction révolutionnaire suivant laquelle il est pas possible de changer la structure du système capitaliste par des réformes politiques ; celles-ci pouvant, au contraire, consolider l'ordre existant.

Les anarchistes et les socialistes «autoritaires» sont anti-capitalistes. Ils poursuivent des objectifs communs, comme la suppression de l'exploitation de l'homme par l'homme, la disparition des classes sociales, de l'État... Leurs principales divergences portent sur les moyens, non sur les fins. Partant du principe suivant lequel les moyens mis en œuvre ne doivent pas être en contradiction avec les buts poursuivis, les libertaires rejettent l'idée de conquête du pouvoir politique et celle de son instrument : le parti politique centralisé. Pour eux, une organisation hiérarchique, parti ou État ouvrier, ne peut donner naissance à une société libre et égalitaire.

En 1871, dans la tourmente qui suit l'écrasement de la Commune de Paris, Michel Bakounine explique ainsi les divergences entre les deux tendances qui divisent le socialisme : «l'un et l'autre parti veulent également la création d'un ordre social nouveau, fondé uniquement sur l'organisation du travail collectif, (...) des conditions économiques égales pour tous, et (...) l'appropriation collective des instruments de travail. Seulement les communistes [d'État] s'imaginent qu'ils pourront y arriver par le développement et par l'organisation de la puissance politique des classes ouvrières et principalement du prolétariat des villes, avec l'aide du radicalisme bourgeois, tandis que les socialistes révolutionnaires, ennemis de tout alliage et de toute alliance équivoque, pensent, au contraire, qu'ils ne peuvent atteindre ce but que par le développement et par l'organisation de la puissance non politique, mais sociale, et par conséquent anti-politique, des masses ouvrières tant des villes que des campagnes, y compris tous les hommes de bonne volonté des classes supérieures qui, rompant avec tout leur passé, voudraient franchement s'adjoindre à eux (...). C'est la contradiction, devenue déjà historique, qui existe entre le communisme scientifiquement développé par l'école allemande (...) et le proudhonisme largement développé et poussé jusqu'à ses dernières conséquences...»9

Dans la première internationale, la scission entre socialistes «autoritaires» et socialistes «libertaires» se produit, au congrès de La Haye, en 1872. Un article des statuts, l'article 7a, adopté par la majorité «marxiste», indique que «dans sa lutte contre le pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu'en se constituant lui-même en parti politique distinct» et que «la conquête du pouvoir politique devient le grand devoir du prolétariat».10 A cette occasion, James Guillaume et Michel Bakounine, figures de proue de la minorité opposée à cet article, sont exclus de l'Internationale.

Suite à cette rupture et jusqu'en 1877, la Fédération jurassienne va poursuivre l'organisation des congrès internationaux de la branche libertaire de l'AIT.11 C'est en Suisse, au sein de cette Fédération, que vers 1876, sous l'impulsion de Kropotkine, apparaît un nouveau concept : celui du communisme anarchiste.



Communistes anarchistes



Pour se différencier des communistes «marxistes» au sein de l'Internationale, les partisans de Bakounine se déclaraient socialistes révolutionnaires ou collectivistes. Ce dernier terme signifiant, pour eux, que le travailleur devait avoir droit à l'intégralité du produit de son travail : «à chacun selon ses œuvres». La nouvelle conception prévoit quant à elle un autre mode de répartition du produit du travail : le mode communiste, c'est-à-dire : «à chacun selon ses besoins». C'est la «prise au tas» théorisée par Pierre Kropotkine, puis par de nombreux autres penseurs anarchistes de l'époque (Élisée Reclus, Jean Grave...). On imagine que si l'humanité était débarrassée de la propriété privée et de l'État, elle pourrait, grâce au développement scientifique et technique, satisfaire tous les besoins. On supprimerait l'argent, chacun se servirait, à son gré, des biens produits par tous.

Au moment où les disciples de Bakounine adoptent ce principe communiste, ceux de Marx, avec Jules Guesde, s'affirment collectivistes. Entre les deux écoles, il y a inversion des dénominations.

Donc, par le biais de la Fédération jurassienne, les anciens socialistes révolutionnaires «bakouninistes» deviennent les communistes anarchistes. Dès lors, ils vont constituer le principal, mais pas le seul courant du mouvement libertaire. Une école antérieure, celle du mutuellisme proudhonien, subsiste en particulier aux États-Unis où, avec Benjamin R. Tucker, elle évoluera vers l'anarchisme individualiste. La conception collectiviste reste encore dominante en Espagne.

Le principe communiste s'appuie sur une conception optimiste de l'évolution socio-économique. Un autre présupposé, qui lui est en quelque sorte complémentaire, va jouer un rôle fondamental dans l'évolution ultérieure ; c'est la croyance en l'imminence de la révolution. A ce moment-là, les anarchistes pensent qu'il suffirait d'une étincelle pour mettre le feu aux poudres. Comme le dira plus tard l'un d'eux : «ceux qui, à une rumeur lointaine au milieu de la nuit, couraient à leur fenêtre, pensant que c'était le peuple qui se révoltait, peuvent dire ce que fut notre espérance».12

Il ne faut pas confondre les espoirs révolutionnaires des anarchistes avec ceux des marxistes de cette époque. Pour ces derniers, c'est l'évolution économique, censée entraîner la prolétarisation des classes moyennes, qui doit inéluctablement mener à la révolution, à l'affrontement final entre la bourgeoisie et le prolétariat. Le modèle marxiste est évolutionniste et déterministe. L'aboutissement communiste constituant la fin d'une histoire déjà écrite, la conséquence du développement des forces productives.

Les communistes anarchistes tablent sur la spontanéité et l'esprit de révolte des masses. L'usure de l'économie libérale, ses crises, la misère et le chômage qu'elles engendrent constituant autant de failles propices, dont il faut saisir les potentialités à chaque moment. Kropotkine donne une justification «scientifique» à cette conception. Prenant à contre-pied l'idée qu'on se faisait alors du modèle darwiniste, Kropotkine prétend que c'est l'appui mutuel, au sein d'une même espèce et non la lutte pour la vie, qui garantit la survie et la prospérité de l'espèce en question. Le système capitaliste de concurrence généralisée est le résultat d'un dérèglement provisoire de l'espèce humaine et un logique retour de balancier devrait ramener les hommes à la société «naturelle», c'est-à-dire une société solidaire et égalitaire.



La propagande par le fait



Forts de la conviction que le bonheur est à portée de main, les compagnons adoptent une nouvelle stratégie, celle de la «propagande par le fait». Celle-ci est inaugurée le 5 avril 1877 par l'équipée du Bénévent en Italie. Errico Malatesta avec une trentaine d'hommes armés brûlent les archives de deux petits villages et distribuent au peuple l'argent trouvé dans le bureau du receveur des impôts. L'aventure se termine quelque jours plus tard, par l'arrestation, sans résistance, des protagonistes transis par le froid.

Les compagnons partaient de l'idée que les ouvriers et les paysans, harassés par leur dur labeur, seraient plus facilement convaincus par des démonstrations concrètes que par la propagande orale ou écrite. Cette équipée est aussi à situer dans le contexte italien de l'époque. Entre 1873 et 1877, des tentatives insurrectionnelles et des soulèvements populaires éclatent dans plusieurs régions d'Italie.

Malgré son piteux échec, l'affaire du Bénévent a un grand retentissement. Le procès des participants se termine même par un acquittement. Mais la propagande par le fait va évoluer dans le sens de l'attentat politique.

En juillet 1881, un congrès socialiste révolutionnaire se tient à Londres. Cette rencontre, organisée par les anarchistes, adopte la propagande par le fait comme moyen d'action privilégié. Il est recommandé aux organisations adhérentes de porter l'action «sur le terrain de l'illégalité, qui est la seule voie menant à la révolution...»13 Ce congrès est important à plus d'un titre. Au moment où l'anarchisme se présente comme une force politique distincte des autres écoles socialistes, des interprétations divergentes apparaissent en son sein. Alors que Kropotkine et Malatesta sont venus à ce congrès avec l'objectif de reconstruire l'Association internationale des travailleurs, c'est-à-dire de réorganiser les forces révolutionnaires, une majorité, échaudée par les abus commis antérieurement par le Conseil général de Londres, opte pour l'autonomie complète des groupes et des individus. C'est l'émergence d'un courant anti-organisationnel qui s'épanouira, par la suite, surtout parmi les anarchistes individualistes.14



L'introduction historique du compte rendu du congrès ne fait pas mention des attentats individuels qui ont pourtant fortement contribué à la notoriété des anarchistes au tournant du siècle. Comment, en effet, oublier les attentats de Ravachol en 1892 ou l'assassinat du président Carnot par Caserio en 1894, celui du roi d'Italie Humbert 1er par Bresci en 1900 et celui du président américain McKinley par Czolgocz en 1901... ? Pour ne citer que quelques affaires parmi les plus connues. Cette omission n'est probablement pas fortuite. Il est peut-être des événements sur lesquels Dunois, s'il est bien l'auteur de cette introduction, préfère ne pas insister. Cependant, personne, durant le congrès de 1907, ne va condamner les attentats, au contraire.

Max Baginski15 qui vient des États-Unis fera même l'éloge de Czolgosz. «L'acte de Czolgosz fut vraiment un acte de lutte de classe. En tuant Mac-Kinley, Czolgosz frappait le capitalisme américain, cette ploutocratie barbare qui se nourrit vraiment de chair humaine (...). L'exécution de Mac-Kinley valut aux anarchistes de longues persécutions ; nos idées cependant n'en ont pas souffert, loin de là».16

Pour Pierre Monatte, le terrorisme n'est tout simplement plus d'actualité. En 1907, le syndicalisme remplace en quelque sorte les attentats. «... le syndicalisme est né ; l'esprit révolutionnaire s'est ranimé, s'est renouvelé à son contact, et la bourgeoisie, pour la première fois depuis que la dynamite anarchiste avait tu sa voix grandiose, la bourgeoisie à tremblé !»17

Emma Goldman,18 dans une motion contresignée par Baginsky, qu'elle présentera à la fin du congrès, va proposer une nouvelle approche. L'acte de révolte individuel est un droit. Il doit avant tout être compris, d'un point de vue «socio-psychologique», comme la conséquence du système et non «loué ou condamné». D'autre part, dans certaines circonstances, il est utile. Cette motion sera approuvée à l'unanimité par le congrès. En voici l'essentiel :

«Le congrès anarchiste international se déclare en faveur du droit de révolte de la part de l'individu comme de la part de la masse entière.

Le congrès est d'avis que les actes de révolte, surtout quand ils sont dirigés contre les représentants de l'État et de la ploutocratie, doivent être considérés d'un point de vue psychologique.

(...) On pourrait dire, comme règle, que seul l'esprit le plus noble, le plus sensible et le plus délicat est sujet à de profondes impressions se manifestant par la révolte interne et externe. Pris sous ce point de vue, les actes de révolte peuvent être caractérisés comme les conséquences sociopsychologiques d'un système insupportable ; et comme tels, ces actes, avec leurs causes et motifs doivent être compris, plutôt que loués ou condamnés.

Durant les périodes révolutionnaires, comme en Russie, l'acte de révolte (...) sert un double but : il mine la base même de la tyrannie et soulève l'enthousiasme des timides...»19

Peut-on dire, comme le fait un peu rapidement Daniel Guérin, qu'à la suite de l'adoption de la propagande par le fait, l'anarchisme va s'isoler du mouvement ouvrier, s'étioler, s'égarer dans le sectarisme?20 Notre sentiment, c'est que les attentats anarchistes sont un peu comme l'arbre qui cache la forêt. A trop les regarder on néglige des mouvements de fond qui sont à l'origine du mouvement ouvrier moderne et dans lesquels les anarchistes jouent un rôle aussi bien concret que théorique. Aux États-Unis, par exemple, le congrès de Chicago en 1881, qui voit naître le parti socialiste révolutionnaire, ratifie les décisions de Londres et lance un appel aux organisations ouvrières pour qu'elles défendent, par les armes, toute atteinte à leurs droits.21 Or, dans la période qui suit, les anarchistes vont avoir une grande influence sur le mouvement ouvrier américain.

D'autre part, en France, avant même l'épidémie des attentats, les militants les plus en vue essaient de rectifier le tir et de réorienter les compagnons vers l'action de masse. En août 1888, durant la grève des terrassiers à Paris, Joseph Tortelier, accompagné par Louise Michel et Charles Malato, soutient déjà publiquement que seule la grève générale est capable de conduire à la révolution sociale.22 En mars 1891, Kropotkine écrit dans La Révolte «ce n'est pas par des actes héroïques que se font les révolutions (...). La révolution, avant tout, est un mouvement populaire (...). Ce fut (...) l'erreur des anarchistes en 1881. Lorsque les révolutionnaires russes eurent tué le Tsar (...), les anarchistes européens s'imaginèrent qu'il suffirait désormais d'une poignée de révolutionnaires ardents, armés de quelques bombes, pour faire la révolution sociale... Un édifice basé sur des siècles d'histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d'explosifs.»23

Un travail sérieux sur les effets réels des attentats anarchistes nécessiterait une étude comparative pour chacun des pays concernés. Ceci ne constituant pas le thème de notre recherche, nous ne nous y lancerons pas.

Ce qu'il faut dire, c'est que la propagande par le fait n'ayant pas eu l'effet escompté, celle-ci va être abandonnée au profit d'autres moyens d'action ; d'autant que la répression qui l'accompagne déstructure profondément les groupes. En ce qui concerne la France, il faut signaler que la flambée terroriste des années 1892-1894 a abouti à une scission entre le courant «sociétaire» ou «orthodoxe» de l'anarchisme qui préconise alors l'action dans les syndicats et les individualistes qui défendent la beauté du sacrifice personnel, voire la jouissance du poseur de bombe.24 A ce propos, il faut mentionner que les anarchistes individualistes américains, sous la houlette de B. R. Tucker, ont, dès le départ, rejeté le principe d'une organisation violente. De l'autre côté de l'Atlantique, la propagande par le fait a plutôt eu la faveur des communistes anarchistes.



Les anarchistes et les congrès de la deuxième Internationale



Revenons à l'introduction qui nous est proposée. L'auteur du document rappelle la participation d'anarchistes aux quatre premiers congrès de la deuxième Internationale, soit à ceux de Paris (1889), Bruxelles (1891), Zürich (1893) et Londres (1896). Nous nous arrêterons un peu longuement sur ces deux derniers congrès qui consacrent la rupture entre les deux orientations du mouvement ouvrier et qui sont le théâtre, en parallèle, des premières rencontres internationales «libertaires et communistes»25 depuis le congrès de 1881 à Londres. Rencontres «libertaires et communistes» donc, et non rencontres anarchistes.

Les chroniqueurs de l'époque, comme la plupart des historiens après eux, parlent de l'expulsion des anarchistes des congrès socialistes. En approfondissant la question, nous avons constaté que les opposants à l'évolution électoraliste et parlementaire du mouvement socialiste de l'époque ne peuvent pas tous, et loin de là, être définis comme anarchistes. Pour illustrer le problème, nous avons décidé de suivre l'itinéraire de l'un des protagonistes, celui du hollandais Christian Cornelissen. Cet homme constitue, à nos yeux, un fil conducteur entre Zurich (1893) et Amsterdam (1907) puisqu'il participe à toutes ces rencontres.26 Dire de lui qu'il était un anarchiste serait faire preuve d'une grande imprécision, en tout cas en ce qui concerne 1893.



Christian Cornelissen



Dans la brochure27 écrite par Cornelissen, en vue du congrès de Zürich, nous constatons que celui qui venait de réaliser la première traduction hollandaise du Manifeste communiste28était pour le moins autant marxiste que libertaire ; témoins les nombreuses citations de Marx sur lesquelles il s'appuie pour défendre son point de vue. Selon lui, la principale division au sein du mouvement socialiste international est liée à l'existence, d'une part, d'un courant purement parlementaire et d'autre part, à celle de groupes socialistes non parlementaires. Parmi ceux-ci, il range son parti : le parti ouvrier démocratique socialiste de Hollande, qui ne considère «les élections législatives (...) que comme un moyen d'agitation, et l'action des élus ouvriers dans les parlements que comme moyen de propagande.»29

S'opposant au credo des sociaux-démocrates allemands qui prétendent que la prise du pouvoir politique doit nécessairement précéder l'appropriation des moyens de production par la classe ouvrière, Cornelissen, qui s'appuie sur le principe marxiste suivant lequel l'infrastructure détermine la superstructure, affirme au contraire que «la classe ouvrière ne peut conquérir le pouvoir politique tant qu'elle n'aura pas socialisé les moyens de production».30

En lisant sa brochure, on constate qu'avant le congrès de Zürich, Cornelissen espérait rallier à son point de vue toutes les organisations privilégiant l'action économique de la classe ouvrière, c'est-à-dire les organisations de travailleurs comme les Bourses du travail en France... ou même la société du Grütli en Suisse. Pourtant il craignait que les socialistes parlementaires, parviennent à «exclure une fraction de leurs adversaires du congrès, sous le fallacieux prétexte “d'anarchisme”».31 Dans ce cas les socialistes parlementaires seraient responsables de la scission du mouvement ouvrier et du «deuxième congrès (dissident)»32 qui ne manquerait pas de s'organiser.



Zürich 1893 et Londres 1896



Ces deux congrès socialistes internationaux ont consacré, nous le savons, la scission définitive entre socialistes parlementaires et socialistes «anarchistes». Il n'est pas inutile de rappeler les circonstances de cette rupture.

A Zürich, le problème est posé lors du premier débat sur les conditions d'admission au congrès. Le comité d'organisation fait adopter une résolution suivant laquelle : «sont admis au Congrès tous les syndicats professionnels ouvriers, ainsi que ceux des partis et associations socialistes qui reconnaissent la nécessité de l'organisation ouvrière et de l'action politique».33

Afin de sanctionner l'expulsion des «anarchistes» un amendement, proposé par l'Allemand Bebel et accepté par la majorité précisait que «par action politique, il est entendu que les partis ouvriers emploient tous leurs efforts à utiliser les droits politiques et la machinerie législative (corps législatif, législation directe) en vue des intérêts du prolétariat et de la conquête des pouvoirs publics».34

Comme le craignait Cornelissen, avec cette résolution, le congrès ne mettait pas en marge que les anarchistes patentés ; des socialistes indépendants, comme les «jeunes socialistes» allemands, opposés au parlementarisme étaient aussi directement visés. Mais qu'en était-il des socialistes qui se situaient entre les deux camps, soit parce que pour eux l'action parlementaire n'était qu'une tactique parmi d'autres, soit parce qu'après l'avoir pratiquée, ils la rejetaient ?

Dans ce cas se trouvait F. Domela Nieuwenhuis, le principal leader socialiste hollandais, qui participa tout de même activement aux débats. Comme il l'avait déjà fait au congrès socialiste de Bruxelles en 1891, il défendit, sans succès, la grève générale et la grève militaire en cas de guerre. Cela dit, pour les anarchistes ainsi que pour certains des socialistes indépendants, l'essentiel des discussions va, dès lors, se dérouler à l'extérieur.

Plusieurs réunions ont lieu au Plattengarten de Zürich, groupant jusqu'à plus de 500 participants. On y discute des thèmes à l'ordre du jour du congrès officiel, comme de l'organisation du premier mai, de la grève générale et de la lutte économique qui doivent «préparer la révolution».35

Notons qu'un certain Werner de Berlin présente déjà le credo des socialistes antiparlementaires des deux décennies à venir. Son intervention commence par une critique libertaire de la social-démocratie qui, d'après lui, voudrait «seulement remplacer l'esclavage actuel par un autre esclavage en demandant la centralisation de la consommation des produits».36 Ensuite le même Werner fait une proposition concrète pour l'action : «nous voulons seulement des syndicats professionnels pour surveiller nos intérêts, et ces syndicats, nous les constituerons nous-mêmes...»37 Toute la difficulté va être de relier ces deux prémisses.

C'est à dessein que nous allons utiliser, pour le moment, le terme d'antiparlementaire plutôt que ceux d'anarchiste ou d’anti-autoritaire pour désigner les socialistes opposés au courant social-démocrate parlementaire qui va imposer son hégémonie au sein de la deuxième Internationale.

Dans le domaine politique, surtout en ce qui concerne les organisations révolutionnaires ou simplement d'opposition, l'utilisation d'une désignation adéquate et précise est toujours problématique. Il y a les termes par lesquels les acteurs se désignent eux-mêmes, qui sont souvent les plus neutres possibles et ceux, polémiques, que leurs adversaires emploient pour les désigner. En l'occurrence les sociaux-démocrates, et la presse «bourgeoise» parlent systématiquement d'anarchistes, alors que le terme d'antiparlementaire qui est utilisé par les protagonistes, est plus précis. C'est le terme que Cornelissen emploie pour désigner son camp.38 Il va également figurer dans le titre de la principale rencontre parallèle au congrès de Londres : «Meeting anarchiste et antiparlementaire».

Ce terme a le mérite d'englober tout ceux qui privilégient l'action directe, de base, sans nécessairement se revendiquer de l'idéologie libertaire ; c'est-à-dire les anarchistes qu'ils soient ou non syndicalistes, certains socialistes révolutionnaires et les futurs syndicalistes révolutionnaires. Nous reviendrons par la suite sur les divergences qui verront le jour dans ce conglomérat «antiparlementaire».

Les rapports officiels ou les comptes-rendus de la presse ne reflètent que très partiellement les échanges d'idées dont les congrès ouvriers sont le théâtre. Dans n'importe quelle assemblée de ce type, c'est souvent en coulisses que les discussions les plus importantes ont lieu. Les rapports directs entre les individus sont importants lorsque l'on analyse l'évolution des idées socialistes. Dans ses souvenirs, Cornelissen relate les promenades qu’il fit alors, dans la région Zürichoise, en compagnie de Domela Nieuwenhuis et de Jean Allemane.39 Il nous dit combien l'hostilité de son collègue français, vis-à-vis de l'ensemble des délibérations du congrès, le frappèrent : «il s'agissait chez lui littéralement d'une conversion : d'un passage, sinon carrément à l'anarchie, du moins à l'aile gauche des “socialistes indépendants”».40

Nous savons aussi que c'est à l'occasion du congrès ouvrier de Zürich que Christian Cornelissen va se lier d'amitié avec Fernand Pelloutier. Les liens personnels entre deux hommes qui vont occuper des responsabilités semblables dans le mouvement ouvrier de leurs pays respectifs méritent d'être relevés.41 Une étude plus approfondie permettrait peut-être de dire en quoi Cornelissen a directement influencé Pelloutier et en quoi la cohérence et le rayonnement ultérieur du syndicalisme révolutionnaire français est redevable au mouvement ouvrier hollandais.42



Au congrès de Londres (1896), le problème que l'on croyait avoir résolu à Zürich se posa avec plus d'acuité encore, au point qu'une bonne moitié de la rencontre lui fut consacré. Quand on met les anarchistes à la porte, ils rentrent par les fenêtres auraient pu s'écrier les leaders de la social-démocratie !

Officiellement toutes les chambres syndicales ouvrières avaient été invitées. Seuls les partis et organisations socialistes étaient tenus de reconnaître la nécessité de «l'action politique». Or, depuis quelques années, les anarchistes préconisaient l'entrée dans les syndicats. Des leaders extrêmement connus du mouvement libertaire allaient se présenter au congrès munis de mandats syndicaux. Malatesta, par exemple, disposait des mandats d'un syndicat français, de groupes italiens et de syndicats espagnols. Sur les quarante-trois représentants syndicaux français vingt étaient des anarchistes notoires. Le dilemme était donc le suivant : expulser les anarchistes, c'était fermer la porte à des représentants ouvriers.

Nous savons que cette situation n'était pas le simple résultat des circonstances. Par une action concertée, un groupe de militants avait décidé de tout tenter pour modifier l'évolution du mouvement socialiste.

L'idée de mener, à Londres, la lutte contre la social-démocratie venait de Fernand Pelloutier et d'Augustin Hamon en France. Si l'on en croit ce dernier, ce sont eux deux qui organisèrent, à Paris, la délégation «syndicalo-anarchiste». Hamon insiste sur la collaboration de Malatesta qui, vivant à Londres, était en rapport avec les milieux syndicaux anglais. Il relève aussi l'aide apportée par Cornelissen pour la Hollande.43 En effet, pour cette occasion, Cornelissen élabore un texte intitulé : Le communisme révolutionnaire. Projet pour une entente et pour l'action commune des Socialistes révolutionnaires et des Communistes anarchistes.44 L'entente préalable de libertaires et d'antiparlementaires est également attestée par le fait qu'un «comité anarchiste» de préparation du congrès, constitué dans un premier temps, est dissout et remplacé par un «anarchist socialist and antiparlementary committee».45

Avant le congrès, les anarchistes et leurs amis s'efforcèrent de démontrer que les sociaux-démocrates étaient des sectaires, coupables de diviser le mouvement ouvrier. Dans l'un de ses articles, Domela Nieuwenhuis déclare qu'en cas d'exclusion des anarchistes, il faudrait «admettre que ce ne serait plus un congrès socialiste, mais seulement un congrès parlementaire, un congrès réformiste des social-démocrates, un congrès d'une secte...».46

Le thème de l'unité du mouvement ouvrier est une constante dans l'argumentation des «anarchistes». Un article de Malatesta et d'Augustin Hamon paru en anglais dans le Labour leader l'hebdomadaire de l'Independant Labour Party47 et en français dans Parti ouvrier, l'organe des allemanistes, mérite d'être cité un peu longuement, car il synthétise assez bien le message que l'on voulait faire passer.

«Il est dans l'intérêt de tous les ennemis de la société capitaliste que les ouvriers soient unis et solidaires dans la lutte (...). Cette lutte est nécessairement de caractère économique. Ce n'est pas que nous méconnaissons l'importance des questions politiques (...) [mais] toute tentative pour imposer une opinion politique unique au mouvement ouvrier aboutirait à la désagrégation du mouvement et empêcherait les progrès de l'organisation économique». Et l'article de conclure : «si les social-démocrates veulent persister dans leur tentative d'embrigadement et semer ainsi la division entre les travailleurs, puissent ceux-ci comprendre et faire triompher la grande parole de Marx : Travailleurs du monde, unissez-vous !».48

La tentative des antiparlementaires ne fut pas couronnée de succès. Finalement les sociaux-démocrates l'emportèrent. Mais pour expulser définitivement les anarchistes, ils durent faire admettre qu'au prochain congrès socialiste, seules seraient admises les «organisations purement corporatives» reconnaissant «la nécessité de l'action législative et parlementaire».49 Ils acceptaient donc de porter la responsabilité de la division du mouvement ouvrier, ce qui allait éloigner d'eux, pour un temps en tout cas, un certain nombre de socialistes non «orthodoxes» ainsi que les syndicalistes qui n'étaient pas directement sous leur influence.50

Venons-en maintenant aux rencontres anarchistes et antiparlementaires qui ont lieu parallèlement au congrès socialiste. Le mardi 28 juillet un grand meeting est organisé. Selon Hamon51 l'assistance y est si nombreuses (plusieurs milliers de personnes) que l'on doit diviser le meeting en deux. Le premier des orateurs à s'exprimer n'est pas précisément un anarchiste puisqu'il s'agit de Keir Hardie,52 le président de l'ILP. Bien que partisan de l'action politique, Keir Hardie est venu souhaiter la bienvenue aux délégués anarchistes. Favorable à la solidarité entre tout ceux qui ont foi en le socialisme, il déclare à l'assemblée que «le crime des anarchistes c'est d'être la minorité». Ensuite c'est le secrétaire de l'ILP, le syndicaliste Tom Mann53 qui s'exprime. Il est encore plus chaleureux, et avoue que sur le plan tactique, il ne diffère pas beaucoup des anarchistes. Suivent de nombreux orateurs anarchistes ou antiparlementaires : Élisée Reclus, Christian Cornelissen, Louise Michel, Kropotkine, Tortelier, Malatesta, Domela Nieuwenhuis...

Les jours suivants, les socialistes anarchistes allemands, suisses et italiens qui ont été expulsés du congrès, rejoints par des Anglais, des Français et les socialistes antiparlementaires de Hollande organisent trois journées de débats et conférences. Dans ce cadre, il est beaucoup question de la priorité à accorder à la lutte et à l'organisation économique, c'est-à-dire syndicale. Pelloutier souligne les progrès de l'idée de grève générale, la propension des syndiqués à rejeter le parlementarisme... soit les thèmes du syndicalisme révolutionnaire, portés alors par les anarchistes.

Sur un autre sujet, la question agraire, un débat assez curieux oppose des socialistes anglais à plusieurs orateurs anarchistes. Alors que les premiers déclarent que la prolétarisation des paysans et la constitution de grandes propriétés constituent un préalable nécessaire à la diffusion des idées socialistes à la campagne, les seconds refusent cette conception déterministe.54 Parmi eux, Malatesta fait une remarque qui mérite d'être citée, en vue des débats ultérieurs auxquels nous allons nous intéresser. En voici l'essentiel : «Les marxistes ont abandonné les théories de Marx et les anarchistes les conservent trop précieusement. Les théories sont surannées en beaucoup de points. Pourquoi attendre la prolétarisation des paysans qui n'aura peut-être jamais lieu ? Les conditions économiques (...) peuvent changer ; elles sont à la merci d'une découverte, d'une invention. La centralisation (...) peut faire place à l'individualisation de l'industrie, si un moteur nouveau est trouvé. Donc il ne faut pas attendre que les paysans soient dépossédés pour (...) leur montrer la nuisance de l'État...»

L'adhésion aux idées socialistes est-elle tributaire de l'appartenance de classe et de l'évolution des rapports de production ou naît-elle de l'aspiration de l'homme à la liberté que la propagande peut réveiller ? Un débat de fond qui n'allait pas être résolu de sitôt.



Paris 1900 — le congrès interdit



Ce dilemme «lutte des classes» ou «propagande» apparaît à nouveau dans les contributions écrites pour le congrès ouvrier révolutionnaire international de 1900. Ce congrès, prévu pour les 19, 20, 21 et 22 septembre 1900, fut interdit au nom des lois françaises dites «scélérates»,55 mais on peut consulter les rapports rédigés pour l'occasion.56 Dans la présentation de ces textes, la filiation avec le congrès de Londres est affirmée. Il est dit que, suite aux incidents de 1896, «les groupes révolutionnaires de divers pays avaient reconnu la nécessité de se séparer de la social-démocratie dont l'intolérance voulait imposer à tous les groupements, mêmes syndicaux, la nécessité de l'action législative et parlementaire».57 On nous signale que le premier appel pour cette rencontre a été signé par F. Domela Nieuwenhuis, Fernand Pelloutier et Émile Pouget58 et qu'il a été adressé «aux groupes ouvriers, aux socialistes révolutionnaires et aux communistes anarchistes».59 On nous dit aussi que le congrès a été préparé «bien avant que les socialistes parlementaires eussent décidé de faire le leur à Paris».60 Cette remarque mérite qu'on s'y arrête un peu. Nous ne croyons pas que ces deux congrès aient été convoqués pratiquement à la même date par hasard. D'ailleurs, pour Jean Maitron «le congrès de 1900, qui se qualifiait d'antiparlementaire, était destiné à donner la réplique au congrès international socialiste qui devait se réunir à Paris en septembre 1900».61 Coïncidence non avouée, mais voulue. Elle révèle peut-être un désir, en partie inconscient, de prolonger la cohésion que, jusqu'ici, l'opposition aux «socialistes domestiqués» avait donnée au camp révolutionnaire. Avec l'éloignement de l'adversaire commun, les divergences allaient affleurer la surface.

Les sujets qui auraient dû être discutés à Paris étaient fort nombreux. En voici un aperçu : organisation de relations suivies entre les groupes communistes révolutionnaires d'un même pays et de pays différents ; propagande dans les syndicats ; publications et propagande par le placard, par la brochure à distribuer ; théâtre d'avant-garde ; élections de protestation ; publication d'un organe international ; question agraire ; les sans-travail ; enseignement libertaire ; coopérativisme et néo-coopérativisme ; la question de la femme ; la grève générale ; attitude des anarchistes en cas de guerre ; propagande antimilitariste, etc.



Outre de nombreux Français, des délégués étaient venus d'Amérique du Nord, d'Argentine, d'Angleterre, d'Allemagne, d'Italie, de Suisse, d'Espagne, de Belgique, de Hollande, de Bohème et de Russie. D'autres avaient envoyé leur adhésion par écrit de Bulgarie, de Roumanie, de Grèce, du Portugal, du Brésil, des Îles Sandwich et d'Uruguay. A noter aussi la participation de personnalités anarchistes connues comme Kropotkine, Élisée Reclus, Tcherkesoff, Domela Nieuwenhuis, Max Nettlau, Jean Grave ou Emma Goldman.

Comme pour les rencontres de Zürich et de Londres, les participants prévus n'étaient pas tous anarchistes. Les non libertaires n'étaient pas nombreux, mais des Français membres du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR allemaniste) s'étaient annoncés. La contribution qu'ils ont laissée, intitulée «Tactique libertaire, tactique révolutionnaire» a le mérite de présenter les divergences qu'ils perçoivent et de préciser certaines définitions. Pour les allemanistes, libertaires et révolutionnaires poursuivent les mêmes buts : «le renversement de la société capitaliste et son remplacement par une ère nouvelle (...) un état social sans gouvernement. (...) Tous les deux acceptent le principe de la grève générale...».62 Les divergences portent sur les moyens. Pour les allemanistes «le libertaire, en général, ne croit et n'espère que sur le mouvement individuel et l'évolution des cerveaux (...) seule l'idée (...) gouverne [les libertaires]».63 Le POSR est plus «pratique» puisqu'il propose «la conquête des pouvoirs publics comme moyen de propagande».64

L'entente sur ce point semble bien difficile, même si, une fois ou l'autre, des libertaires s'essayèrent à la propagande par le moyen de la candidature électorale.65 Ce qui est intéressant de noter, c'est la persistance du dialogue. Elle provient de la convergence existant à l'époque entre allemanistes et libertaires dans les syndicats.

Une dernière précision, à propos du terme libertaire. Les allemanistes croient que «les libertaires se sont ainsi dénommés pour se séparer des anarchistes opposés à tout groupement».66 A notre avis rien ne prouve que la frontière entre «libertaire» et «anarchiste» repose sur l'acception ou non de l'organisation. Mais l'existence des deux termes et l'analyse ainsi faite par le POSR montrent que les principales divergences tournent autour du thème de l'organisation.

Justement, comme l'a fait remarquer Jean Maitron, au cours de la préparation du congrès de 1900 apparaît, en France, «la première tentative depuis 1895 en vue d'établir des liens permanents entre les compagnons à la fois sur le plan national et international».67 L'initiative vient de Cornelissen et du groupe des Étudiants socialistes révolutionnaires internationalistes (ESRI).68 Leur préoccupation : remédier à l'état d'inorganisation du mouvement anarchiste par la constitution d'un «bureau de correspondance» et d'une «Fédération communiste libertaire internationale».69

Le rapport de Cornelissen pour le congrès «sur la nécessité d'établir une entente durable entre les groupes anarchistes et communistes révolutionnaires»70 constitue un appel, une supplique presque, pour que le mouvement s'organise. «Ce que nous voudrions, en un mot, c'est quelque chose qui nous permit de nous mettre en rapport les uns avec les autres...»71 Cornelissen qui vit depuis peu à Paris72 donne une image qui n'est guère optimiste du mouvement libertaire. «Les événements de ces dernières années, tant en France que dans les autres pays, ont montré que les révolutionnaires se trouvaient dispersés, que leurs forces étaient morcelées (...) ces derniers temps (...) nous n'avons rien pu entreprendre de sérieux».73 Sans doute fait-il référence à la période des attentats lorsqu'il ajoute que «si les révolutionnaires de France et, en particulier ceux de Paris avaient été plus unis (...) beaucoup d'erreurs auraient pu être évitées».74

Il est très sévère à l'encontre de la presse anarchiste. Regrettant que les journaux de propagande soient «considérés comme la propriété de telle ou telle personne», il prétend que «vis-à-vis des rédacteurs de ces journaux ou revues, [les] groupes sont aussi impuissants que vis-à-vis de la presse capitaliste».75

Conscient de ne pas pouvoir convaincre l'ensemble des participants, ni même sans doute la majorité, Cornelissen parle d'organiser une réunion après le congrès, avec ceux qui seraient d'accord de «créer des rapports réguliers entre les groupes».76 Il demande aussi à ceux qui sont opposés à ce projet de ne pas faire obstacle à sa réalisation.

Sage précaution, car les ennemis de l'organisation, ou plutôt les partisans de l'organisation naturelle et spontanée, tiennent alors le haut du pavé dans le milieu libertaire parisien. Jean Grave,77 par exemple, conteste vertement les critiques à la presse libertaire et les propositions d'organisation du mouvement, avancées par les ESRI et Cornelissen. Les arguments de Grave ne manquent pas de saveur et méritent qu'on s'y arrête. «[Les ESRI] pensent faire le procès des journaux anarchistes, en constatant qu'ils sont aux mains de ceux qui les font, et que le parti n'a aucun recours contre eux (...). En formulant cette critique, nos camarades du groupe des étudiants se montrent ignorants de ce que peut et de ce que doit être un journal pour faire de la bonne besogne, et ils n'oublient qu'une chose, que s'il y a un courant d'idées se dénommant anarchisme, courant qui a, en effet, quelques lignes générales nettement définies quant au but, par contre les façons d'en concevoir la réalisation sont multiples ; et la divergence est telle que l'on se traite, plus d'une fois, mutuellement de réactionnaire. Et ces divergences subsisteront toujours (...) et, loin de désirer à les voir s'atténuer, nous devons, au contraire, espérer qu'elles évolueront chacune dans leur direction. (...) Une unité de vue est irréalisable ; ensuite, elle serait funeste, parce que ce serait l'immobilité».78 Grave s'oppose au projet de bureau de correspondance, car il est «inutile de créer un rouage qui peut être une entrave».79 Les groupes n'ont qu'à correspondre les uns avec les autres au gré de leurs envies et de leurs besoins. L'existence de cette institution ne ferait que flatter «l'inertie des individus ; ceux-ci n'ayant que trop tendance à se reposer de la besogne à faire sur ceux qui leur promettent de les remplacer».80

Sur un thème syndicaliste comme celui de la grève générale, il est intéressant de comparer l'opinion de Grave à celle qu'expriment d'autres militants. Le rapport sur la grève générale des délégués de l'Union du Bronze reprend les principaux arguments élaborés quelques années auparavant par Fernand Pelloutier. Pour ces militants, la grève générale, c'est la révolution car «les temps épiques des barricades sont passés (...) il est aujourd'hui presque impossible de lutter contre la force armée avec les mêmes armes dont dispose celle-ci».81 D'autre part, en disant qu'une minorité de travailleurs est suffisante pour déclencher la grève générale, ils répondent implicitement à l'argument des sociaux-démocrates qui prétendent que, si tous les travailleurs étaient prêts à faire grève, celle-ci serait inutile.82 Selon les délégués du Bronze, il suffirait qu'une minorité de travailleurs conscients, situés dans les secteurs clé (les chemins de fer en premier lieu) cessent le travail pour que la désorganisation qui en résulterait fasse tourner la grève en révolution...

Jean Grave n'est pas du tout opposé à la grève générale, mais n'en fait pas une panacée. Il faut faire de la propagande pour la grève générale au même titre que de la propagande antimilitariste, pour le refus de l'impôt ou pour la résistance à certaines lois. On peut aussi essayer de disputer à l'État le monopole de l'éducation des enfants, en créant des écoles libertaires, ou s'associer pour organiser une entente économique visant à «se procurer des facilité de la vie».83 Grave se différencie aussi des syndicalistes sur le thème de la révolution. Il déclare que les «transformations catastrophiques (...) ne relèvent que de la foi à la providence»84 et dit «nous voulons la Révolution, d'accord. Mais la Révolution n'a aucune vertu par elle-même ; elle n'accomplira que ce que sauront faire ceux qui y participeront (...). Et puis la Révolution ne se fait pas d'un bloc, il faut qu'elle soit amenée par un état d'esprit, par une évolution d'idée qui la prépare».85

Au sein du camp antiparlementaire, propagande et idées anarchistes vont maintenant se confronter aux propositions pratiques et concrètes du syndicalisme révolutionnaire en gestation et non plus seulement à la conception «marxiste» d'une évolution inévitable des mécanismes économiques.



Le contexte



Nous avons suivi l'itinéraire du mouvement anarchiste international au travers des différentes étapes que nous suggérait le compte rendu du congrès de 1907. Avant de présenter la rencontre, il est utile de mentionner deux éléments qui caractérisent cette période : le développement du syndicalisme révolutionnaire en France et la révolution russe de 1905.

Le début du XXe siècle est une période d'expansion économique. Entre les crises de 1900 et de 1907, l'amélioration de la conjoncture favorise d'une manière générale une élévation, certes modeste mais bien réelle, du niveau de vie des ouvriers.

En France, la multiplication et surtout les succès des grèves revendicatives font évoluer les théories syndicalistes.

Jusqu'à la fin du XIXe siècle, les grèves partielles étaient «l'objet d'une défiance systématique de la part des dirigeants syndicalistes».86 On les rejetait parce que leurs résultats, quand ils n'étaient pas négatifs, étaient si modestes qu'ils décourageaient les ouvriers et les éloignaient de l'objectif de transformation sociale. On croyait à une «loi d'airain» des salaires, suivant laquelle de réelles améliorations salariales étaient impossibles en régime capitaliste. A partir du moment où les faits contredisent la théorie, une révision devient nécessaire.
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Re: Le Congrès anarchiste d'Amsterdam en 1907

Messagede vroum le Ven 25 Fév 2011 13:20

Les syndicalistes révolutionnaires français



Dès 1902, après l'accession de Victor Griffuelhes au secrétariat de la CGT, c'est toute une équipe de révolutionnaires qui va se trouver à la tête du mouvement syndical français.

Victor Griffuelhes (1874-1922) était cordonnier. Originaire du Cantal, il quitte l'école à quatorze ans pour devenir apprenti à Bordeaux. En 1893, il s'établit à Paris où il travaille pour les bottiers de luxe du faubourg Saint-Honoré. Tout en participant activement à la vie du syndicat général de la cordonnerie de la Seine, Griffuelhes adhère, vers 1896, au parti blanquiste. En 1899, il devient secrétaire de l'Union des syndicats de la Seine et en 1900, secrétaire de la Fédération nationale des cuirs et peaux. De par sa notoriété croissante dans le mouvement syndical, Griffuelhes est souvent sollicité par la direction blanquiste. En 1900, il se présente aux élections municipales comme candidat socialiste dans le Xe arrondissement de Paris. Pourtant, il a acquis la conviction que l'action syndicale est le seul moyen efficace pour libérer la classe ouvrière. En 1908, dans une brochure intitulée L'Action syndicaliste, il déclare : «... j'ai été au syndicat pour y lutter contre le patronat responsable direct de mon asservissement et contre l'État, défenseur naturel, parce que bénéficiaire, du patronat». En novembre 1901, il est élu secrétaire général de la CGT. C'est en 1902, sous son mandat (qui va durer jusqu'en 1909) que se réalise la fusion entre la CGT et la Fédération des Bourses du travail, dans laquelle prédominent les anarchistes. A l'époque qui nous intéresse, Griffuelhes87 est l'incarnation même du syndicalisme révolutionnaire français. Selon Jacques Julliard, Griffuelhes comme son collègue Merrheim «ne sont ni des théoriciens, ni des organisateurs : ce sont des meneurs de grève».88

Alphonse Merrheim (1871-1925) occupe une place charnière dans l'évolution du syndicalisme français. Il va jouer un rôle clé dans le passage du syndicalisme révolutionnaire du début du siècle au syndicalisme nettement plus raisonnable qui va suivre, à partir de 1909. Né dans une famille d'ouvriers, il quitte l'école à dix ans pour travailler dans une savonnerie. Il sera par la suite chaudronnier en cuivre. Après un bref passage au Parti ouvrier français (POF) de Guesde, puis chez les allemanistes, il devient simplement syndicaliste. Il sera alternativement secrétaire de la Fédération des métaux et de celle du cuivre. Œuvrant d'ailleurs pour réunir tous les métallurgistes en une seule fédération. Bien que très proche de Griffuelhes, il en diffère beaucoup, c'est un modéré. Merrheim est aussi opposé à la collaboration avec le parti socialiste, qu'au verbalisme révolutionnaire. Doué d'une grande puissance de travail, il étudie les mécanismes des grèves et publie en 1905 et 1906 des monographies dans Le Mouvement socialiste. A l'époque qui nous occupe, il commence à s'intéresser à l'étude des mécanismes économique. Son objectif : «adapter le syndicalisme à la lutte contre le grand patronat moderne». Son approche «réaliste» contraste avec celle d'autres membres de l'école syndicaliste révolutionnaire.89

Celui qui va tenter d'articuler la nouvelle pratique gréviste avec l'aspiration révolutionnaire des anarchistes, c'est Émile Pouget : un journaliste de talent qui a derrière lui un long passé d'anarchiste et de syndicaliste.

Originaire de l'Aveyron, Émile Pouget a quitté le lycée à quinze ans pour aller gagner sa vie à Paris. Vendeur dans un magasin de nouveautés, il fonde en 1879, à l'âge de dix-neuf ans, le premier syndicat du textile parisien. A cette époque, il fréquente déjà les cercles anarchistes. En 1883, Pouget participe, au côté de Louise Michel, à une manifestation de chômeurs organisée par la Chambre syndicale des menuisiers. Cette manifestation s'achève par le pillage de trois boulangeries. Pouget est arrêté. Il est condamné à huit ans de prison pour pillage et antimilitarisme. La police ayant trouvé chez lui six cents exemplaires d'une brochure intitulée A l'armée. Libéré trois ans plus tard, lors de l'amnistie de 1886, il vit alors de représentation de librairie. Cette occupation lui laisse du temps et, en 1889, il fonde Le Père Peinard, un périodique anarchiste rédigé par lui dans une langue imagée qui n'épargne rien ni personne. Voici ce qu'en dit Colette Chambelland : «A travers toutes les pages du journal, on sentait le style d'un grand pamphlétaire prolétarien (...) l'anarchisme de Pouget était essentiellement ouvrier. On y retrouvait tous les thèmes de la propagande anarchiste : contre le gouvernement, contre la politique et les députés (les bouffe-galette de l'aquarium), contre l'armée, contre les patrons. Il prônait la grève générale (...)».90 En 1894 Le Père Peinard est interdit et Pouget se réfugie en Angleterre. De retour à Paris, il publie d'abord La Sociale entre 1895 et 1896 puis à nouveau Le Père Peinard jusqu'en avril 1900. A partir du 1er décembre 1900 et jusqu'en 1908, il va être le responsable de la rédaction de La Voix du Peuple, l'hebdomadaire de la CGT. En renonçant à sa vocation de journaliste libertaire pour se consacrer à la propagande syndicaliste, Pouget, qui a alors quarante ans, va marquer de son influence la vie de la Confédération syndicale.

Le concept-clé qu'il développe est celui d'«action directe» ; une idée qui recouvre la grève générale bien sûr, mais aussi les grèves partielles, le sabotage, le boycott... La résistance ouvrière quotidienne constitue, pour Pouget, une «gymnastique révolutionnaire» qui permet à l'individu exploité d'échapper à sa condition de «zéro humain», de se préparer à l'émancipation intégrale. En 1890 déjà, Pouget avait réalisé la synthèse entre l'idée de grève générale révolutionnaire et la grève réformiste. Cette dernière «en est la préparation et c'est après une série de conflits allant s'élargissant de plus en plus que les travailleurs aboutiront à la grève finale».91

Pour compléter le tableau, il faut encore présenter deux syndicalistes anarchistes influents. Tout d'abord Georges Yvetot (1868-1942) qui était typographe. Devenu anarchiste sous l'influence de Pelloutier dont il était très proche, il reprend, à la mort de ce dernier en 1901, le poste de secrétaire de la Fédération des Bourses du travail. Fonction qu'il va occuper jusqu'à la guerre. A partir de 1902, suite à la fusion avec la CGT, Yvetot est en titre, le second dans la hiérarchie syndicale française. Yvetot était un anarchiste proudhonien et l'est resté en devenant syndicaliste. En décembre 1902, il fonde avec d'autres anarchistes, une ligue antimilitariste qui devient, après un congrès à Amsterdam en juin 1904, une section de l'Association internationale antimilitariste. Sa propagande très active dans ce domaine lui vaut de nombreuses arrestations et condamnations.92

Évoquons finalement Paul Delesalle (1870-1948). Ajusteur-mécanicien de précision, Delesalle était un ouvrier très qualifié. Il a construit, par exemple, l'appareil chrono-photographique des frères Lumière. Très jeune, il s'oriente vers l'anarchisme. Sa participation au mouvement, à Paris, est attestée à partir de 1891. En 1893, il adhère à la Chambre syndicale des ouvriers en instruments de précision. De 1895 à 1906, il collabore aux Temps nouveaux de Jean Grave où il tient la rubrique «Mouvement social». En 1897, il devient secrétaire adjoint de la Fédération des Bourses du travail, en même temps que secrétaire adjoint de la CGT. En 1901, au congrès de la CGT, il participe à une commission dont les conclusions préfigurent la Charte d'Amiens, puisqu'elle «invite le congrès à décider que l'action syndicale doit conserver sa vie propre (...) en dehors de toute influence politique, laissant aux individus le droit imprescriptible de se livrer au genre de lutte qui leur convient dans le domaine politique». De 1904 à 1906, il est très actif dans le cadre de la campagne en faveur des huit heures qui culmine avec la grève générale du 1er mai 1906, dont il sera question plus loin. Delesalle s'attache à démontrer que la lutte pour les huit heures est avant tout une lutte révolutionnaire, «un tremplin destiné à intensifier pendant un certain temps la propagande». En 1908, il ouvre une librairie ainsi qu'une petite maison d'édition à Paris. Devenu commerçant, il décide de quitter la CGT. Il se consacre, dès lors, à l'édition et à la diffusion de brochures syndicalistes, mais aussi d'œuvres littéraires. Il rédige lui-même quelque brochures sur le syndicalisme, dont : La Confédération générale du Travail (1907), Les Bourses du Travail et la CGT (1909), etc. Il est aussi l'éditeur du compte rendu du congrès anarchiste de 1907 que nous étudions.93



Vers la grève générale



Au congrès de la CGT à Bourges, en 1904, un jeune militant, Dubéros, représentant des coiffeurs, propose d'engager un vaste mouvement pour qu'au 1er mai 1906, les travailleurs cessent de travailler plus de huit heures par jours. Cette proposition, issue de la base, surprend Griffuelhes, elle est combattue par les réformistes tels que Keufer du Livre qui «suggère une action par paliers, ne s'interdisant pas le recours à des moyens législatifs».94 Par contre, elle obtient le soutien de Pouget qui attendait depuis longtemps une initiative de ce genre et qui parvient à convaincre la majorité. Cette proposition a le mérite d'associer à l'idée des huit heures, celle du 1er mai comme journée revendicative annuelle et celle de la grève générale.

A partir de ce moment-là, la CGT va entreprendre une vaste campagne de propagande : affiches, brochures, papillons... On ne lésine pas sur les moyens et chaque numéro de La Voix du Peuple revient sur le sujet. Grève revendicative ou révolution ? La CGT laisse planer le doute. Si pour ses dirigeants, la journée du 1er mai 1906 ne peut être conçue que comme une étape dans la perspective d'un mouvement révolutionnaire, certains ouvriers, syndiqués ou non, sont prêts à croire que le moment de l'émancipation est venu. Mais la grève générale décevra ces espoirs. D'abord un événement imprévu, la catastrophe de Courrières, le 10 mars 1906, dans laquelle périssent plus de 1.200 mineurs est à l'origine d'une grève et d'incidents violents qui se termineront par des arrestations et par un compromis négocié à la fin avril, au moment même où les autres syndicats vont engager la lutte. A la veille du 1er mai, le gouvernement interdit toute manifestation, on s'y attendait, mais Clémenceau crée la surprise en accusant les dirigeants syndicaux de comploter avec l'extrême-droite. Griffuelhes ainsi que Lévy, le trésorier de la CGT, sont arrêtés, tout comme le bonapartiste Durand de Beauregard.95

Il s'agit évidemment d'une affaire montée de toute pièce pour créer la confusion, mais qui sur le moment a dû faire son effet.

Certes il y eu grève le 1er mai 1906, ainsi que les jours suivants. Plus de 200.000 participants à Paris surtout dans le Bâtiment. Des manifestations aussi et des affrontements malgré (ou à cause de) l'interdiction et de la présence de 50.000 hommes de troupe dans la région parisienne. En province, les travailleurs des ports et des arsenaux militaires arrêtent le travail. Le mouvement est important dans les verreries du Nord, dans certaines grandes usines, chez les mineurs du Massif Central... mais ni les cheminots (sauf dans l'Hérault), ni les postiers ne se mobilisent. On voit des manifestations dans les grandes villes ou parfois, comme à Brest, Bordeaux et Toulon, les drapeaux noirs des anarchistes se mêlent aux drapeaux rouges des socialistes et des syndicalistes.

«La CGT avait suggéré deux méthodes différentes : ou bien commencer le 1er mai une grève illimitée en vue d'obliger les patrons à accepter les huit heures; ou bien à partir du 2 mai cesser le travail chaque jour à la fin de la huitième heure. Les terrassiers et les maçons ont suivi la seconde méthode, les ouvriers bijoutiers et les ouvriers du Livre ont employé la première. Tantôt on réclame les huit heures sans diminution de salaire, tantôt on réclame en même temps une augmentation. Le Livre a limité son ambition à neuf heures ; mais les métallurgistes demandent en outre la semaine anglaise.»96

Certaines de ces revendications seront satisfaites, certes pas les huit heures, mais tout de même des réductions d'horaire ou des augmentations de salaire dans certains secteurs comme le Livre, la Bijouterie, le Bâtiment... Les coiffeurs obtiennent un repos hebdomadaire à dater du 1er mai, mais on espérait plus. Dans la tête des syndicalistes révolutionnaires français, on fera mieux la prochaine fois. Et c'est auréolés de ce demi succès que certains d'entre eux se rendront au congrès anarchiste d'Amsterdam. Ils ignoraient alors que le 1er mai 1906 constitue l'apogée et que, malgré les nombreuses grèves revendicatives qui suivront, le mouvement a amorcé son déclin.

Nous avons vu combien l'empreinte anarchiste est importante dans le mouvement syndical français, pour la période qui nous occupe. Mais si influence il y a, celle-ci est réciproque : les militants anarchistes vont eux-mêmes modifier leurs idées au contact de la vie syndicale. Cette évolution connaît un moment décisif lors du congrès d'Amiens de 1906, à l'occasion duquel Pouget et ses camarades renoncent officiellement à leur identité d'anarchiste pour adopter celle de simple syndicaliste.



La Charte d'Amiens



La Charte d'Amiens qui constitue, aujourd'hui encore, la référence obligée du syndicalisme français est le résultat d'un compromis circonstanciel. D'une entente implicite entre le syndicalisme révolutionnaire majoritaire à ce congrès et l'aile modérée, réformiste, du mouvement syndical. A cette occasion, les deux tendances s'entendent pour condamner le troisième courant dirigé par le guesdiste Victor Renard, qui souhaite que des relations s'établissent entre la CGT et le parti socialiste réunifié SFIO.

La charte consacre certes la théorie syndicaliste révolutionnaire en articulant «l'œuvre revendicatrice quotidienne (...) l'accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d'améliorations immédiates...» avec les idées de d'«émancipation intégrale (...) [d'] expropriation capitaliste»,97 mais surtout, en décrétant que les syndicats n'avaient pas «à se préoccuper des partis et des sectes», elle constitue pour Pouget et ses camarades, une rupture avec leur anarchisme originel. A partir du témoignage de Paul Delesalle, Jean Maitron résume bien l'état d'esprit des militants anarchistes qui ont participé à la rédaction de cette charte.

Paul Delesalle : «A la première lecture, Pouget tenant la plume, je m'étais cabré sur le passage “les partis et les sectes”, les sectes visaient les anarcho-syndicalistes et, je ne sais pourquoi, ne me plaisaient pas. J'eus à ce sujet une prise de bec avec Griffuelhes et j'entends encore Pouget me répétant : “Qu'est-ce que cela peut te fiche ?” Au bout d'un instant, “la secte des égaux” me passe par l'esprit, j'étais vaincu et, ne voulant le paraître, je dis à Pouget : “C'est bien, je dirai que tu fais allusion aux communistes de 1797 et tout sera dit.” Je n'ai pas besoin de vous dire que tous mes camarades éclatèrent de rire.»

«Quel document curieux et qui montre l'évolution, consciente pour les uns, inconsciente pour les autres, qui s'était faite dans les esprits à cette époque, qui montre bien aussi le pouvoir attractif de la nouvelle doctrine, puisqu'un honnête militant comme Delesalle pouvait tranquilliser sa conscience anarchiste par le grossier mensonge qu'il nous rapporte plus haut, mensonge qui provoque les éclats de rire de ses camarades !»98



La révolution russe de 1905



Nous n'allons pas ici analyser les événements qui débutent par le massacre des manifestants venus remettre une pétition au Tsar, le dimanche 7 janvier 1905, à Saint-Pétersbourg et qui s'achèvent, en décembre de la même année, par l'insurrection de Moscou, écrasée elle aussi dans le sang. Ce qu'il faut retenir des événements, c'est que la grève générale révolutionnaire qui était jusque-là une idée abstraite devient une réalité concrète. Les événements de Russie sont, en effet, ponctués de mouvements de grèves jusqu'ici inconnus, prenant tout à tour un sens économique et politique. Plus d'un million de grévistes ont contraint le Tsar à renoncer au principe autocratique, donnant à la Russie sa première constitution. Mais les grévistes obtiennent aussi, dans certains cas, une réduction de la journée de travail et des hausses de salaires. D'autre part, le mouvement s'est étendu dans les campagnes et va contraindre le pouvoir à entreprendre une réforme agraire.99

Nous avons vu antérieurement, comment l'idée de conquête du pouvoir politique avait entraîné les sociaux-démocrates dans une stratégie électoraliste. L'obtention du suffrage universel, puis la conquête de la majorité de l'électorat, leur apparaissant comme le seul moyen réaliste d'arriver au socialisme. Les événements de 1905 changent les données du problème. Des marxistes comme Rosa Luxembourg, Lénine ou Trotski envisagent alors, chacun à leur manière, la grève générale comme une étape préparant l'insurrection,100 la conquête du pouvoir par les socialistes. Ce thème sera débattu lors du VIIe congrès socialiste de Stuttgart, en août 1907, où la grève générale est alors envisagée comme une arme politique à utiliser notamment en cas de guerre. Après 1905, il devient évident que, sur un plan théorique en tout cas, le champ révolutionnaire n'est plus le monopole des anarchistes.



La préparation du congrès



La volonté d'établir des relations durables entre les anarchistes des différents pays, qui s'était manifestée autour du congrès manqué de 1900, est aussi à l'origine de celui d'Amsterdam. Les sources disponibles montrent que nous n'avons pas affaire à un mouvement structuré qui décide périodiquement de se réunir, mais à une initiative qui part de quelques groupes et qui se propage ensuite.

L'idée du congrès, nous dit-on, était née «presque simultanément, dans l'esprit des compagnons belges et hollandais. Dès sa fondation (1905) la Fédération des communistes libertaires de Hollande avait émis le vœu de voir s'établir entre les anarchistes des relations internationales. Ce vœu, le jeune groupement communiste libertaire de Belgique songeait de son côté à le réaliser».101

Pour les Hollandais, nous avons affaire à une douzaine de groupes. Ceux-ci ont en commun un périodique bimensuel, Vrije Communiste (le communiste libre, de La Haye). Depuis la fondation de la Fédération, ils se sont réunis deux fois en assemblées générales, à Utrecht, le 23 septembre 1906 et à Haarlem, le 28 avril 1907. Les membres de la Fédération sont «partisans de l'action collective». Ils se déclarent à la fois «anarchistes, communistes et syndicalistes»,102 mais ils ne représentent qu'une minorité des anarchistes hollandais. Un intervenant au congrès, G. Rijnders, déclare à ce propos «que les groupes non fédérés sont beaucoup plus nombreux que les groupes fédérés».103

Le problème était le suivant : F. Domela Nieuwenhuis, le plus populaire des anarchistes hollandais,104 était devenu assez individualiste. Il était favorable aux groupes libres et indépendants, ne coopérant que pour des objectifs concrets et opposé à une organisation anarchiste nationale. D'autre part, la première centrale ouvrière hollandaise (NAS), de tendance syndicaliste révolutionnaire, avait connu un important échec105 en 1903 et ses effectifs avaient fondu (10.526 membres en 1902, plus que 3.250 en 1906). Dès 1906, le NAS doit aussi faire face à une nouvelle centrale syndicale concurrente, fondée par les syndicats socialistes liés au parti social-démocrate hollandais. Celle-ci, très réformiste, voit ses effectifs augmenter rapidement. Or les militants la Fédération des communistes libertaires de Hollande étaient justement ceux qui s'employaient à stimuler le NAS par leur propagande et leurs travaux théoriques.

Les membres du groupement communiste libertaire de Belgique (GCL) sont aussi partisans de l'organisation «bien que convaincus qu'une organisation quelconque ne possède, en elle-même, qu'une force émancipatrice relative».106 Le GCL est lui-même constitué de plusieurs sections et «chaque section se réunit au moins une fois par mois. Le GCL se réunit en assemblée générale au moins une fois par an».107 Constitué en 1905 lui aussi, il publie un organe hebdomadaire L'Émancipateur.108

La pression d'anarchistes individualistes109 semble moins forte en Belgique qu'en Hollande. Le syndicalisme n'est pas mentionné par les Belges ; l'objectif déclaré du GCL étant la propagande communiste-anarchiste. Toutefois le rapport présenté au congrès signale qu'Henri Fuss, de Liège, publie l'Action directe, un organe de propagande syndicaliste-révolutionnaire. Or c'est le même Henri Fuss qui prend la responsabilité de publier le bulletin de propagande gratuit pour le congrès.

Outre les Belges et les Hollandais, les premiers groupes qui adhèrent au projet110 sont la Fédération anarchiste d'Allemagne, la Fédération anarchiste de Bohème et la Fédération des anarchistes parlant le jeddish (yiddish) de Londres.

Ici une remarque d'ordre général s'impose. L'initiative part de groupes jeunes, d'orientation anarchiste communiste, partisans de l'organisation et du syndicalisme. Elle touche, dans un premier temps, des fédérations qui ont certes un certain poids, mais qui sont relativement «périphériques» et dont l'influence extérieure est limitée, ne serait-ce que pour des raisons de langues.111 En tout cas l'initiative ne vient pas des têtes de file de l'anarchisme. Elle ne vient pas non plus des pays du sud de l'Europe où les groupes sont traditionnellement plus importants.

Cornelissen s'exprime sur ce point, dans un appel lancé dans l'Almanach de la Révolution : «je suis sûr d'être l'interprète des camarades qui concourent à l'organisation du congrès si je déclare que nous ne pourrions être plus heureux que de voir en 1907, à Amsterdam, les pays méridionaux nous donner encore une fois le bon exemple de l'élan révolutionnaire et libertaire, et de rencontrer autant de camarades français, suisses, espagnols, italiens que d'Allemands, d'Anglais, de Belges, de Hollandais ou de Tchèques».112

L'attente est particulièrement manifeste vis-à-vis de la France. «Nous comptons vivement, dans les pays du Nord, que les groupes communistes anarchistes, les syndiqués révolutionnaires, les délégués de colonies communistes, des journaux et revues libertaires, etc. viendrons aussi de tous les côtés de la France (souligné par nous) en nombre considérable»,113 ajoute-t-il.



Un objectif du congrès : créer une internationale



L'objectif poursuivi s'affiche dans le titre même du bulletin de propagande, publié par le Belge H. Fuss, puisque celui-ci s'intitule Bulletin de l'Internationale libertaire. Son premier éditorial adressé «aux anarchistes» affirme que «l'Internationale libertaire sera créée d'ici quelques mois» même si «seul le congrès d'Amsterdam aura qualité pour l'édifier et lui donner les formes et l'allure qui lui conviennent».114 Cette façon de proclamer les résultats d'une rencontre avant qu'elle n'ait lieu fut diversement appréciée. Les individualistes de Paris, par la voix de L'Anarchie ne manquèrent pas de relever la contradiction et de railler l'enthousiasme des Belges en déclarant «voilà donc le congrès d'Amsterdam mué en Père Eternel. (...) sa baguette magique sera la majorité. Lui seul a qualité pour codifier libertairement. A quand les prochaines exclusions».115 Plus sérieux, Amédée Dunois signale aux Belges qu'ils anticipent sur les résultats du congrès et leur reproche aussi de vouloir «s'assigner pour objet l'organisation de toutes pièces (et par en haut, ce qui est bien un peu gouvernemental !) d'une Internationale nouvelle...».116



Le nom du congrès



Dans ce même article, Dunois soulève un autre problème, celui du nom que les organisateurs veulent donner au congrès : «congrès ouvrier libertaire et communiste international». Pour Dunois «ce titre est long (...) vague ; voulant embrasser trop, il étreint mal». De plus «l'adjectif libertaire ne manque pas seulement de bravoure mais de netteté et de force». Il exprime aussi «une objection plus grave. — Est-il exact que le congrès anarchiste d'Amsterdam sera un congrès ouvrier ? Pas le moins du monde. Il viendra à Amsterdam des congressistes de toutes les classes (...). Les questions qu'on y débattra, ne serons pas spéciales aux travailleurs (...). Ainsi ni par sa composition, ni par son objet, le congrès d'Amsterdam n'aura le “caractère ouvrier”. (...) Le congrès anarchiste international d'Amsterdam ne réunira pas les délégués d'une classe, mais les militants d'une idée».117

Les remarques de Dunois semble avoir eu un écho, puisque c'est le titre «congrès anarchiste» qui est finalement adopté. Mais évoquons d'abord la chronologie des changements de nom.

Dans le Bulletin de l'internationale libertaire n° 2, de novembre 1906, il est d'abord question d'un «congrès anarchiste international».

Cornélissen, dans son article pour l'Almanach illustré de la Révolution, parle d'un «congrès ouvrier révolutionnaire et libertaire international»,118 soit le titre du congrès de 1900 avec le mot «libertaire» en plus ; ce qui témoigne de sa volonté d'inscrire cette rencontre internationale dans la continuité de celles auxquelles il avait participé antérieurement. «En 1907, il s'agira de continuer l'œuvre entreprise en 1900, c'est-à-dire de discuter des rapports venus de tous les coins du monde (...) et de chercher ensemble les meilleurs moyens de propagande révolutionnaire et libertaire».119

La dénomination «congrès ouvrier libertaire et communiste international» apparaît dans le supplément au bulletin n° 3, de février 1907 et c'est à partir du bulletin n° 4, de mai 1907, que le titre «congrès anarchiste international» est définitivement adopté.



Anarchiste ou libertaire ?



Les mots ne sont pas neutres et ils n'ont pas le même sens suivant qui les utilise. Nous avons vu ci-dessus que le nom d'anarchiste fut attribué aussi bien aux communistes-anarchistes, disciples de Bakounine et de Kropotkine, qu'à des socialistes révolutionnaires qui ne s'identifiaient pas nécessairement à cette appellation.

Nous constatons maintenant que certains anarchistes se moquent du projet d'Internationale défendu par des groupes libertaires, alors que des fédérations anarchistes y répondent favorablement. Essayons de comprendre les enjeux du problème.

Une clé nous est donnée, une fois encore, par Cornelissen. Dans un article écrit en 1905, il nous explique pourquoi les membres de la nouvelle Fédération des communistes libertaires de Hollande ont renoncé à s'appeler anarchistes. «Les révolutionnaires hollandais, pour la plus grande partie accepteraient volontiers ce titre ; dans le pays, ils sont désignés sous le nom “d'anarchistes” par tous leurs adversaires. Et de même que les “gueux” acceptaient volontiers jadis l'épithète que leurs ennemis leur avaient lancée, personne de nous ne s'opposerait au titre d'anarchiste (...). Mais nous avons en Hollande des “anarchistes” de toutes nuances : des anarchistes mystiques, tolstoïens et chrétiens ; des anarchistes individualistes ; autant de fractions différentes qui n'ont avec les aspirations et la tactique de propagande des révolutionnaires communistes que très peu d'analogie». C'est donc pour «préciser plus encore le caractère du nouveau mouvement [que] les promoteurs de l'entente se sont qualifiés de Communistes libertaires».120 Tout au long de son article, il insiste sur la nécessité d'organiser le mouvement ouvrier dans une perspective révolutionnaire et il fustige l'esprit individualiste, facteur de désorganisation, d'abord des syndicats puis du mouvement libertaire et révolutionnaire en Hollande.121

La jeunesse libertaire italienne ressentit, elle aussi, la nécessité de mettre en rapport le titre donné au congrès et le rejet de l'individualisme, mais pour elle, l'utilisation du terme libertaire ne facilitait pas spécialement la compréhension. Voici de qu'elle en dit : «Le qualificatif de “libertaire”, ajouté à ce congrès ne doit pas engendrer d'équivoque. Il est maintenant avéré que la grande partie des anarchistes sont communistes (désignés communément en Italie sous le nom de socialistes-anarchistes) et que seulement un nombre très restreint d'individus professent encore un anarchisme tout à fait propre et original, (...) qui accepte bouche bée, sans les comprendre, les abstruses définitions de Nietzsche et de Stirner et qui (...) proclame infaillible son propre dogme...»122

En choisissant l'adjectif libertaire pour désigner leur propre fédération, les compagnons hollandais voulaient donc se différencier d'autres anarchistes. C'est pour cela qu'ils souhaitaient organiser un congrès libertaire international. Sans doute voulaient-ils aussi que ce congrès soit un congrès ouvrier, afin d'encourager les syndicalistes du NAS, en leur faisant rencontrer d'autres ouvriers libertaires.

Les termes «anarchiste» et «libertaire» bien que souvent synonymes ne recouvrent pas, dans le cas qui nous intéresse, les mêmes réalités. Le terme anarchiste apparaît comme plus vaste, puisqu'il peut être appliqué aussi bien aux individualistes, aux adversaires de l'organisation qu'à ses partisans. En l'utilisant, en convoquant un congrès anarchiste, on ratissait plus large, on revendiquait la légitimité, l'héritage de tout le mouvement.

En revenant à la remarque de Dunois, nous voulons bien admettre que l'adjectif anarchiste peut être considéré comme plus subversif, plus prestigieux, plus révolutionnaire... mais certainement pas qu'il embrasse bien, qu'il étreint mieux, qu'il est plus précis que celui de libertaire. C'est plutôt le contraire, pour la Hollande en tout cas. Le congrès anarchiste allait-il répondre aux attentes des libertaires hollandais ? C'est ce que nous essaierons de voir maintenant.



Le congrès



Quelques mots tout d'abord sur le meeting international qui a lieu la veille du congrès, le dimanche 25 août, dans un jardin public. Là, devant un millier de personnes, plusieurs orateurs prennent la parole. Deux d'entre eux évoquent le «congrès social-démocratique de Stuttgart» qui vient de se terminer. L'Autrichien Pierre Ramus123 pour montrer que «seuls, les anarchistes étaient restés fidèles à la cause de la révolution»124 et le Français René de Marmande125 pour affirmer le congrès de Stuttgart est une «banqueroute» et que «seuls les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes détiennent en leurs mains la force qui créera l'avenir».126 Une affirmation bien optimiste face à la petite foule venue écouter les anarchistes. A Stuttgart, un meeting public avait réunit 60.000 participants !

Nous ne savons pas si, une fois encore, les anarchistes avaient volontairement souhaité se mesurer à leurs rivaux de la deuxième Internationale. Mais en tous cas, la différence d'ordre de grandeur des meetings publics organisés par les uns et par les autres est éloquente, malgré l'optimiste affiché de de Marmande.

Pourtant il serait faux d'en conclure, qu'en 1907, l'anarchiste est une espèce en voie de disparition. Les différents rapports sur l'état du mouvement, présentés au congrès, témoignent plutôt d'un mouvement en expansion, et presque tous font référence au syndicalisme. Voyons plutôt.

Nous avons déjà parlé des groupes belges et hollandais. Relevons ici quelques éléments des rapports présentés sur le mouvement anarchiste dans les autres pays.

Le rapport sur la Suisse romande de Jean Wintsch de Lausanne, lu par Amédée Dunois, peut être comparé à celui du groupe révolutionnaire de Lausanne publié en 1900, par le supplément littéraire des Temps Nouveaux. Celui-ci expliquait qu'à la fin du siècle dernier les communistes anarchistes n'étaient plus que quelques «vieux internationalistes, perdus dans la masse des chauvins».127 En 1907, le mouvement apparaît comme beaucoup plus actif. Wintsch déclare que «la Fédération communiste-anarchiste de la Suisse romande compte 200 membres presque tous prolétaires (...). Leur principale activité se dépense donc au sein des syndicats [qui] sont entrés depuis deux ou trois années dans les voies du syndicalisme révolutionnaire».128 Le rapport se termine par un récit des grèves vaudoises de mars 1907. Mouvement «mémorable» et spontané, mais qui prit au dépourvu les anarchistes. Ceux-ci se trouvèrent alors dans l'impossibilité de lui donner «un caractère plus accentué de guerre sociale».129

K. Vohryzek de Bohème signale qu'«après les mouvements français et espagnols c'est peut-être notre mouvement anarchiste tchèque [qui est] le plus puissant d'Europe».130 Les anarchistes tchèques se déclarent «syndicalistes» mais le syndicalisme n'est pour eux «qu'un moyen d'action et non une fin». Ils y voient «un instrument de propagande anarchiste». Les syndicats des tisserands et des mineurs du nord de la Bohème sont sous leur influence et «la plupart de ces syndicats sont doublés d'un groupe anarchiste».131

Après un bref historique de leur mouvement, les américains Max Baginsky et Emma Goldman mettent surtout en évidence le travail de propagande effectué, par le biais de différentes publications, au sein de nombreuses communautés d'émigrés. Emma Goldman estime que c'est en partie sous l'influence des idées anarchistes que «la classe ouvrière, tend de plus en plus, surtout dans l'Ouest, à abandonner le vieux trade-unionisme (...) pour marcher dans les voies du syndicalisme révolutionnaire».132

Rudolf Lange présente, pour l'Allemagne, un mouvement en plein essor, après une stagnation de 1898 à 1904. Par contre «le syndicalisme révolutionnaire est encore dans les limbes». Lange porte ses espoirs sur les syndicats «localistes», c'est-à-dire ceux qui n'appartiennent pas aux fédérations nationales de métier. Il espère que la décision que les sociaux-démocrates prendront à leur sujet, lors de leur prochain congrès donnera «la première impulsion à un syndicalisme calqué sur celui de la Confédération générale du travail en France».133

Rudolf Rocker (1873-1958) présente le mouvement anarchiste juif de l'East-End de Londres. Voyons tout d'abord qui est Rocker. Il s'agit d'un Allemand, né dans une famille catholique, qui a appris le yiddish pour défendre des pauvres parmi les pauvres, les travailleurs immigrés juifs en Angleterre. Né à Mayence, Rocker a appris le métier de relieur. En 1890, il adhère au parti social-démocrate, mais il en est rapidement exclu. En 1891, son tour de compagnon l'amène à Bruxelles où il assiste au congrès socialiste international. C'est de là que date son adhésion à l'anarchisme. Impressionné par Domela Nieuwenhuis, il décide de ramener en Allemagne des brochures clandestines confiées par des anarchistes allemands. Son retour au pays sera de courte durée. Menacé d'arrestation à l'issue d'un meeting de chômeurs qu'il avait organisé, Rocker s'exile à Paris en décembre 1892. Là, il participe au Club des socialistes indépendants, un groupe constitué surtout d'exilés allemands. C'est dans ce cadre qu'il se lie d'amitié avec Max Baginsky qui passe par Paris avant d'émigrer aux États-Unis et Jean Wilquet (1866-1940) qui est comme lui originaire de Mayence. Ces trois participants au congrès de 1907 se connaissent donc de longue date.

En 1894, en butte à la police française, Rocker s'exile à Londres alors terre d'asile de bon nombre d'anarchistes. Il y rencontre Malatesta, Louise Michel... mais surtout il va se lier au mouvement anarchiste juif. C'est sa compagne Milly Witkop qui l'introduit dans ce milieu dont il va devenir, un peu malgré lui, le leader. A Paris où il se rend chaque fois qu'il en a l'occasion, Rocker s'imprègne des idées syndicalistes révolutionnaires. A Londres, il les met en pratique parmi les travailleurs juifs. Tour à tour orateur, journaliste, éditeur de journaux et brochures, Rocker est très actif.134

Venons-en maintenant aux travailleurs juifs vivant en Angleterre. C'est en 1886 qu'a débuté, parmi eux, la propagande anarchiste. Originaires pour la plupart de Russie orientale, leur mouvement se développe au gré des vagues d'immigrants que provoquent les pogroms en Russie. D'abord confondu avec l'athéisme, l'anarchisme développe dans leurs rangs, à l'époque qui nous intéresse, «les côtés sociaux et révolutionnaires de sa doctrine».135 Rocker fait état de l'influence de la révolution russe de 1905. Durant les événements, de nombreux compagnons sont rentrés au pays ou ont soutenu financièrement l'action révolutionnaire en Russie. Rocker parle aussi de syndicalisme. Entre 1904 et 1906, plusieurs grèves importantes, lancées par les syndicats juifs aboutissent à des succès. Parfois les syndicats anglais se montrent solidaires. Sur les quatorze syndicats ouvriers juifs de Londres, huit «sont révolutionnaires et l'influence des anarchistes peut y être considérée comme prépondérante».136

Karl Walter présente les anarchistes anglais. Ceux-ci ne constitueraient pas un véritable mouvement. Mais il y a des petits groupes relativement influents. Presque tous les travailleurs manuels anarchistes sont adhérents à des Trade-Unions où ils sont, à quelques exceptions près, peu influents. Autre cas de figure : certains anarchistes, également syndicalistes révolutionnaires, refusent de participer aux Trade-Unions existantes. Ils ont récemment créé leur propre organisation : l'«Union of Direct Actionnist» qui regroupe huit petits syndicats.

Pierre Mougnitch de Belgrade fait état des difficulté des anarchistes serbes et signale qu'ils «essaient d'implanter les idées syndicalistes révolutionnaires dans les syndicats fondés par les social-démocrates».137

Nicolas Rogdæf parle du développement récent (depuis cinq ans) du mouvement anarchiste en Russie. Il existerait une bonne cinquantaine de groupes, divisés en deux courants principaux : «le premier est le courant syndicaliste : les camarades qui en font partie ont fondé des syndicats de sans-travail dont l'objectif est d'obliger le gouvernement à donner du travail et qui emploient l'action directe. Le second est le courant anti-syndicaliste : les camarades de ce courant sont partisans de l'organisation, mais seulement entre anarchistes ; ils ne croient pas au mouvement ouvrier ni à la lutte de classes».138

La situation italienne que présente Errico Malatesta est particulièrement compliquée, les camarades se divisant «en organisateurs et anti-organisateurs d'une part, en syndicalistes et anti-syndicalistes de l'autre».139 Malgré tout, Malatesta a bon espoir, car «le prolétariat italien a toujours eu du goût pour l'action révolutionnaire».140 De plus, l'une des fractions du parti socialiste «celle qui se dit syndicaliste et anti-étatiste» devrait «si elle est logique»141 rejoindre l'anarchisme.



Les organisateurs avaient prévu un ordre du jour impressionnant et tous les sujets prévus ne purent être traités, par manque de temps, ou à cause de l'absence des rapporteurs. Ce fut le cas notamment des thèmes comme : la littérature moderne et l'anarchisme ; l'anarchisme et la religion ; l'anarchisme comme vie et activité individuelle.142

D'autres thèmes furent seulement abordés sans que le congrès ne parvienne à se prononcer sur la question ou sans être approfondis. Ce fut le cas des sujets suivants: alcoolisme et anarchisme ; les libertaires et la langue mondiale (l'Espéranto) ; l'antimilitarisme : objet sur lequel nous allons maintenant dire quelque mots.



Antimilitarisme: l'incident Domela Nieuwenhuis



Le congrès débute le lundi 26 août. Avant même que l'on fixe définitivement l'ordre du jour, un incident se produit. F. Domela Nieuwenhuis demande «que le congrès détache de son ordre du jour la partie relative à l'antimilitarisme»143 pour participer le vendredi suivant au congrès de l'Association internationale antimilitariste qui va avoir lieu à Amsterdam (et dont Domela est le secrétaire général). Le document nous dit que «cette proposition soulève une émotion considérable surtout parmi ceux des congressistes qui savent que, dès le premier jour, Domela s'est posé en adversaire du congrès anarchiste et l'a combattu de tout son pouvoir».144

Nous avons déjà parlé des divergences qui divisent les anarchistes hollandais. Venant d'un homme qui a alors soixante ans, l'intervention faite au début du congrès n'est pas une provocation puérile. Les organisateurs hollandais du congrès sont ses adversaires et son intervention est à comprendre dans ce cadre. La façon dont l'affaire du congrès antimilitarisme va être réglée est donc intéressante pour nous. Elle nous éclaire sur le rôle central que Malatesta va jouer tout au long de la rencontre. Suite à l'intervention de Domela Nieuwenhuis, Malatesta s'efforce d'affirmer la prééminence du congrès anarchiste en déclarant : «ou bien (...) le congrès [antimilitariste] de vendredi, ne réunira que des anarchistes, et alors il fera double emploi avec celui-ci, et je n'en saisis pas du tout la nécessité ; ou bien des éléments non-anarchistes, voire même des éléments bourgeois et pacifistes, participeront aussi à ce congrès, et alors notre devoir d'anarchiste est, avant de nous y rendre, de discuter ici-même, entre nous (...) la question de l'antimilitarisme».145 Malatesta parvient aussi à faire admettre que le congrès anarchiste ne peut préjuger, avant d'en avoir discuté, de sa participation ou non à la rencontre antimilitariste.

Pourtant le vendredi suivant, Malatesta renoncera facilement à ce que le congrès ait une discussion approfondie sur l'antimilitarisme en déclarant que, sur la question «tous les anarchistes sont bien d'accord».146 Et les deux congrès se réuniront en séance commune, malgré les réserves de Cornelissen qui souhaitait voir les anarchistes prendre position sur cette question après la résolution de Stuttgart.147 Il a été dit que cette résolution «jugée par les historiens comme le plus important document de l'histoire socialiste en matière de guerre se révéla destiné à couvrir les profondes divergences entre les socialistes».148 On pourrait sans doute en dire autant de la motion anarchiste approuvée sans discussion à Amsterdam. Celle-ci s'oppose de façon très générale à «toute force armée entre les mains de l'État : armée, gendarmerie, police, magistrature». Contre ces institutions tous les moyens sont bons : refus de servir isolé ou collectif, désobéissance passive et active, grève militaire. Et en conclusion les anarchistes «expriment l'espoir que tous les peuples intéressés répondront à toute déclaration de guerre par l'insurrection. Ils déclarent penser que les anarchistes donneront l'exemple».149 Incantations dérisoires quand on sait que, la guerre venue, les anarchistes seront complètement divisés sur l'attitude à adopter.150

Nous tenions à relever l'attitude de Malatesta face à Domela Nieuwenhuis et au congrès antimilitariste. Elle témoigne d'une volonté d'appuyer les organisateurs du congrès anarchiste tout en maintenant une unité du mouvement. Une attitude conciliatrice qui va aussi être la sienne sur le problème de l'organisation que nous allons aborder maintenant.



Le mardi 27 août, au matin, il avait été prévu à l'ordre du jour de discuter de la question du syndicalisme et de l'anarchisme. Mais, en l'absence du syndicaliste anglais John Turner,151 rapporteur annoncé sur ce thème, le congrès décida de traiter en premier lieu la question de l'organisation. Amédée Dunois avait été chargé de présenter ce sujet. L'objectif, nous le savons, était de constituer une Internationale. Il fallait donc légitimer ce projet en réfutant les objections possibles. Selon Dunois, celles-ci pouvaient provenir de deux horizons opposés : l'individualisme et le syndicalisme. Pour conserver une certaine cohérence à notre présentation, nous ne traiterons ici que du conflit entre individualisme et organisation, tel qu'il apparaît dans l'exposé de Dunois et chez les autres intervenants. Les aspects concernant le syndicalisme et l'organisation anarchiste seront traités ultérieurement.
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Re: Le Congrès anarchiste d'Amsterdam en 1907

Messagede vroum le Ven 25 Fév 2011 13:22

Le débat sur l'organisation



Dunois commence par évoquer les temps encore proches où «la majeure partie des anarchistes était opposée à toute pensée d'organisation».152 Il décrit une évolution qui mène à l'isolement, à l'individualisme. Dunois considère que cet épisode constitue une sorte de déviation du projet initial de l'anarchisme. Certains anarchistes «déniant toute réalité à la lutte de classe, ne consentaient à voir dans la société actuelle que des antagonismes d'opinion...».153 Or Dunois est partisan de la lutte des classes. Pour lui, l'anarchisme est issu du mouvement ouvrier, de la première Internationale. Il est «une des modalités du socialisme révolutionnaire. Ce qu'il nie, ce n'est donc pas l'organisation (...), c'est le gouvernement (...). L'anarchisme n'est pas individualiste ; il est fédéraliste, “associationniste”, au premier chef. On pourrait le définir : le fédéralisme intégral».154

Dunois reproche aux anarchistes d'avoir essayé de constituer leur propre idéologie, alors qu'ils auraient mieux fait de se contenter de rester «une protestation abstraite contre les tendances opportunistes et autoritaires de la social-démocratie».155 Pour conclure, il attribue la crise que connaît l'anarchisme (tout particulièrement en France) à l'absence d'organisation. C'est pourquoi, selon lui, l'objectif des anarchistes doit être de regrouper «autour d'un programme d'action pratique»,156 non pas tous ceux qui se réclament de l'idée d'anarchie, mais ceux qui sont prêt à travailler ensemble.

Dans le débat qui suit l'intervention de Dunois, on ne va pas discuter de ses arguments, ni de sa conception de l'anarchisme, de l'éventuel programme ou des modalités pratiques d'une organisation internationale anarchiste, mais d'un point particulier, celui du vote. L'un des participants, le Belge Georges Thornar, soulève une question de principe. Il se déclare opposé à tout scrutin et demande au congrès de reconnaître qu'il a agit déraisonnablement, la veille, en votant sur la proposition de Domela Nieuwenhuis... Finalement on se met d'accord pour reconnaître que le vote n'a pas un caractère décisionnel, mais qu'il n'est qu'un moyen de connaître l'importance des opinions en présence. Un sondage, dirions-nous aujourd'hui.



Le mardi après-midi, la parole est à l'individualiste H. Croiset d'Amsterdam. Son exposé donne une assez bonne idée du fossé qui divise alors les anarchistes individualistes et ceux qui sont partisans de l'organisation. Croiset commence sa démonstration par une définition de l'anarchie et non de l'anarchisme comme l'a fait Dunois. Celle-ci sera, d'après lui, «un état social dans lequel l'individu trouvera la garantie de sa liberté intégrale (...) dans lequel il sera donné à l'individu de vivre sans restriction d'aucune sorte».157 La devise de Croiset c'est : «moi, moi, moi... et les autres ensuite !»158 Opposition à toute organisation permanente, retour à une prétendue pureté ancienne des idées, tel est le credo de Croiset. Devenir pratique, s'organiser ? C'est une «vaine ambition» qui ne peut mener les anarchistes qu'à «se réconcilier avec l'autorité elle-même».159

Les interventions des orateurs qui suivent portent sur les possibilités de concilier la liberté individuelle et l'organisation, et il serait rébarbatif d'analyser ici toutes les nuances des opinions qui se manifestent sur le sujet. Il faut toutefois s'arrêter sur l’intervention de Malatesta qui, pour clore la discussion, essaie de manière assez habile, à la fois d'imposer le principe de l'organisation et de rassembler tout le monde.

Malatesta prétend d'abord que tout ce débat n'est qu'une querelle de mots et que «sur le fond même de la question (...) tout le monde est d'accord»,160 car dans la pratique les anti-organisateurs s'organisent, parfois même mieux que les autres ! Il dit aussi qu'«il arrive qu'on rencontre beaucoup plus d'autoritarisme effectif dans les groupements qui se réclament bruyamment de la “liberté absolue de l'individu”, que dans ceux que l'on regarde ordinairement comme autoritaires parce qu'ils ont un bureau et prennent des décisions»,161 et termine son intervention sur la nécessité de constituer une Internationale anarchiste. Chose qui sera réalisée, du moins sur le papier, le lendemain.

L'attitude extrêmement conciliatrice de Malatesta est confirmée par ce qu'il a écrit, à propos de ce débat : «Il y eut des camarades (principalement Creuze (sic) d'Amsterdam) qui insistèrent sur les droits de l'individu, sur la libre initiative et les dangers de l'oppression de l'individu par la collectivité et il y en eut (principalement Dunois) qui insistèrent par (sic) l'idée de solidarité, de coopération, d'organisation. Mais les différences ne dépendaient que du point de vue où chaque orateur se plaçait, et je ne sus découvrir dans tout ce qui fut dit aucune dissension fondamentale. Et tel dut être l'impression de tous les congressistes, si l'on peut en juger par l'accueil favorable que je reçus quand je fis remarquer cet accord général».162

Et bien nous ne sommes pas si sûrs que Malatesta croyait vraiment à l'inexistence de dissensions fondamentales. Il y avait en tout cas un participant qui dut difficilement être convaincu par le tour de passe passe auquel s'était livré Malatesta. Et cet homme lui était très proche, nous voulons parler de Luigi Fabbri.163

En prévision du congrès anarchiste italien de Rome (16-20 juin 1907) et de celui dont nous nous occupons, Luigi Fabbri avait rédigé un rapport sur l'organisation anarchiste. Dans ce rapport, il affirme l'impossibilité d'une entente entre les partisans de l'organisation, dont il fait partie, et les individualistes. «... la division qui existe sur ce point chez les anarchistes est beaucoup plus profonde qu'on le croit (...). Je dis cela pour répondre aux bons amis de l'entente à tout prix qui affirment : “nous ne faisons pas de problème de méthode ! L'idée est une seule, le but est le même ; nous sommes donc unis sans nous déchirer pour un petit désaccord sur la tactique”. Et, au contraire, je me suis rendu compte depuis longtemps que nous nous déchirions justement parce que nous sommes trop voisins, et que nous le sommes artificiellement. Sous le verni apparent de la communauté de trois ou quatre idées — abolition de l'État, abolition de la propriété privée, révolution, antiparlementarisme — il y a une différence énorme (...). La différence est telle qu'on ne peut pas prendre la même route sans se quereller, sans neutraliser notre travail réciproquement, (...) sans renoncer chacun à ce qu'il croit être la vérité».164

Pourquoi Malatesta, qui était nécessairement informé des oppositions existantes, tenait-il tant à faire prévaloir l'unité, ou du moins l'apparence d'unité du mouvement anarchiste. C'est ce que nous allons essayer d'expliquer maintenant.

Jean Maitron a écrit qu'au congrès de 1907, Malatesta «apparaissait comme le gardien vigilant de la pure doctrine anarchiste».165 Peut-être qu'une majorité des participants a eu cette impression. Impression que le doyen166 du congrès voulait sans doute donner. Cependant, il serait faux de croire qu'il y avait, à l'époque, une pure doctrine anarchiste et que Malatesta en ait été le réceptacle. Voyons qui était Malatesta et quelles étaient ses idées à ce moment-là.



Malatesta



Errico Malatesta (1853 - 1932) est né dans la région de Naples. Ses parents appartenaient à la classe moyenne. Rebelle précoce, une lettre anti-monarchiste écrite au roi Victor Emmanuel, lui vaut sa première arrestation à l'âge de quatorze ans. Il termine son lycée en 1869 et commence des études de médecine qu'il n'achèvera pas. L'année suivante, ses parents meurent et il vit désormais sous la tutelle d'une tante qui lui laisse beaucoup de liberté. Après les événements de la Commune de Paris, il adhère à la section napolitaine de l'Internationale, dont il devient rapidement le secrétaire. En septembre 1872, à Zurich, il rencontre Bakounine pour la première fois. Avec ce dernier, il participe aux différentes réunions de constitution de l'Alliance des révolutionnaires socialistes. Il se rend aussi au congrès de Saint-Imier.

Ce premier séjour en Suisse est le début d'une série de périples entre l'Italie, la Suisse, l'Espagne... pour propager et soutenir les thèses de l'Internationale anti-autoritaire et pour trouver des appuis en vue d'un mouvement insurrectionnel en Italie, que Malatesta considère comme imminent. Après la tentative du Bénévent, dont nous avons déjà parlé, commence une première période d'exil pour l'ancien étudiant en médecine.167 En Égypte, en Syrie, en France, en Suisse, en Roumanie, en Belgique... partout en Europe il est expulsé. Il trouve finalement asile à Londres en 1881, mais il n'y reste pas longtemps. Chaque fois que des opprimés se révoltent, qu'une insurrection semble imminente, il accourt. L'été 1882, par exemple, on le retrouve en Égypte où, avec d'autres camarades italiens, il tente de participer à l'insurrection d'Arabï Pacha.

En 1885, il s'exile pour l'Argentine où il va vivre jusqu'en 1889. Dans ce pays, il réalise une intense activité de propagande parmi les immigrés italiens, en particulier par la publication du périodique Questione Sociale. Il participe aussi à la constitution des premières organisations ouvrières argentines.

Dès son retour en Europe, il se montre un ardent partisan de l'organisation anarchiste. Le périodique qu'il commence à publier à Nice, en septembre 1889, porte un titre évocateur: L'Associazione. «Pour Malatesta, l'objectif immédiat était la formation d'un parti socialiste anarchiste-révolutionnaire. Il croyait utile et possible une Internationale libertaire-révolutionnaire unissant les éléments anarchistes révolutionnaires de toutes les tendances».168 Mais Malatesta est expulsé de France et son projet, qui va à l'encontre de l'esprit anti-organisateur des anarchistes français, passe presque inaperçu.

Malatesta était opposé au spontanéisme, inspiré des théories de Kropotkine, qui dominait alors une bonne partie du mouvement. Il avait rencontré Kropotkine pour la première fois en Suisse, en 1879. Il le retrouve par la suite à Londres et se lie d'amitié avec lui, bien qu'une divergence théorique importante les oppose. Tous deux sont communistes anarchistes, mais Kropotkine porte surtout ses espoirs sur la Science alors que Malatesta porte les siens sur l'activisme, sur la volonté avant tout. Dans un article écrit en 1925, Malatesta a résumé ses divergences avec Kropotkine. En voici quelques extraits : «Kropotkine, essayant de “donner à l'Anarchie sa place dans la science moderne”, pense que “l'Anarchie est une conception de l'univers, basée sur l'interprétation mécanique des phénomènes qui embrasse toute la nature, y compris la vie de la société”.

Cela, c'est de la philosophie (...) ce n'est ni de la science ni de l'anarchisme (...). L'Anarchie (...) est une aspiration de l'homme qui n'est fondée sur aucune nécessité naturelle, véritable ou supposée, et qui pourra ou ne pourra pas être réalisée de par la volonté de l'homme. Elle profite des moyens que la science met à la portée de l'homme (...) elle peut profiter des progrès de la pensée philosophique (...) mais elle ne peut être confondue, sous peine d'absurdité, ni avec la science ni avec un système philosophique.»169

Malatesta pensait que l'optimisme de Kropotkine était irréaliste. La spontanéité créatrice, l'appui mutuel, l'abondance à portée de main n'étaient pas, pour Malatesta, des éléments palpables sur lesquels on pourrait compter au moment où la révolution éclaterait.

Pendant de nombreuses années, Malatesta va critiquer périodiquement les thèses de Kropotkine, en évitant soigneusement de se référer à leur auteur, car il veut éviter que les divergences débouchent sur une scission. Selon Nettlau, il existait un accord tacite entre les deux hommes, de ne pas affaiblir le mouvement en insistant sur leurs désaccords.170 La rupture n'interviendra qu'en 1914, à propos de la guerre.

A l'occasion d'une tournée de propagande aux États-Unis en 1899, Malatesta a expliqué sa stratégie. A Paterson (New Jersey), où il séjourne durant l'été 1899, il déclare dans une conférence «que si la révolution éclatait en Italie, l'anarchie ne pourrait peut-être pas s'imposer, mais qu'il y aurait face aux anarchistes un gouvernement faible (...) auquel on pourrait imposer toute une série d'obstacles : refus du service militaire, grève des impôts et des loyers, conflits du travail».171 Pour renverser la monarchie, Malatesta envisage de s'allier avec les socialistes voire avec les républicains. Un programme publié à cette époque172 synthétise ses conceptions.

Dans ce programme, Malatesta exprime tout d'abord son credo volontariste. Selon lui «la plus grande partie des maux qui affligent les hommes découlent de la mauvaise organisation sociale (...). [Cependant] les hommes, par leur volonté et leur savoir peuvent les faire disparaître».173 Le projet anarchiste est avant tout, pour Malatesta, un projet éthique. Les anarchistes rejettent la lutte de tous contre tous, ils veulent donner aux hommes «une solution en remplaçant la haine par l'amour, la concurrence par la solidarité».174

Historiquement les hommes «ont méconnu les avantages qui pouvaient résulter pour tous de la coopération et de la solidarité»175 et l'on en est arrivé à l'état actuel «où quelques hommes détiennent héréditairement la terre et toutes les richesses sociales».176 Mais plus encore que la possession des biens matériels, c’est celle du pouvoir, qui pose problème à l'humanité. Pour l'anarchiste qu’est Malatesta, le gouvernement n'est pas une simple superstructure entre les mains des capitalistes. C’est «une classe spéciale (...) qui, pourvue des moyens matériels de répression (...) se sert (...) de la force qu'elle possède, pour s'arroger des privilèges et soumettre, si elle le peut, à sa suprématie même la classe des propriétaires».177 Il est donc fondamental, pour lui, de supprimer le gouvernement, car «si l'exploitation capitaliste était détruite, et le principe gouvernemental conservé, alors, le gouvernement (...) ne manquerait pas de rétablir un nouveau capitalisme. Ne pouvant contenter tout le monde, le gouvernement aurait besoin d'une classe économiquement puissante pour le soutenir, en échange de la protection légale et matérielle qu'elle recevrait de lui. On ne peut donc abolir les privilèges et établir définitivement la liberté et l'égalité sociale, sans mettre fin (...) à l'institution gouvernementale elle-même.»178

De cette certitude découle la stratégie qu'il propose. La première tâche des anarchistes est la propagande. Il faut persuader les gens, car le bonheur et la liberté ne peuvent être imposés. Pourtant la propagande ne suffit pas, car le gouvernement ne se laissera pas dépouiller de son pouvoir sans réagir. C'est pourquoi l'affrontement violent est inévitable. Voici concrètement, selon Malatesta, la stratégie que doivent adopter les anarchistes : «Lorsque nous aurons la force suffisante, nous devrons, profitant des circonstances favorables qui se produiront, ou les provoquant nous-mêmes, faire la révolution sociale : abattre par la force le gouvernement, exproprier par la force les propriétaires, mettre en commun les moyens de subsistance et de production, et empêcher que de nouveaux gouvernants ne viennent imposer leur volonté et s'opposer à la réorganisation sociale faite directement par les intéressés.»179

Pour Malatesta, «l'insurrection victorieuse est le fait le plus efficace pour l'émancipation populaire, parce que (...) la distance, qu'il y a entre la loi (toujours retardataire) et le niveau de civisme auquel est parvenu la masse de la population peut être franchie d'un saut. L'insurrection détermine la révolution, c'est-à-dire l'activité rapide des forces latentes accumulées durant l'évolution précédente [mais] tout dépend de ce que le peuple est capable de vouloir».180 L'insurrection est une étape nécessaire mais non suffisante vers l'anarchie. Un moment propice durant lequel les anarchistes peuvent peut-être, s'ils en ont la force, s'ils sont assez nombreux, imposer leurs vues. Si après l'insurrection les anarchistes ne parviennent pas à convaincre la majorité, il devront quand même appliquer le plus possible leurs idées, c'est-à-dire : «ne pas reconnaître le nouveau gouvernement, maintenir vive la résistance, faire que les communes, où nos idées sont reçues avec sympathie, repoussent toute ingérence gouvernementale et continuent à vivre à leur manière».181 A ce propos Malatesta précise : «nous ne savons pas si à la prochaine révolution l'anarchie et le socialisme triompheront ; (...) nous aurons sur les événements l'influence que nous donnera notre nombre, notre énergie, notre intelligence, notre intransigeance ; et, même si nous sommes vaincus, notre travail n'aura pas été inutile, puisque, plus nous aurons été décidés à atteindre la réalisation de tout notre programme, moins de gouvernement et moins de propriété existeront dans la nouvelle société».182

Avant comme après l'étape insurrectionnelle, tout est bon selon Malatesta pour élever la conscience des gens. Ce qu'il faut, c'est que l'action soit produite par la volonté des protagonistes et aussi sous l'influence directe des anarchistes qui doivent être actifs, qui doivent s'appuyer sur la combativité du peuple pour faire adopter leurs idées.

«Nous ne devons pas attendre de pouvoir réaliser l'anarchie ; et, en attendant, nous limiter à la propagande pure et simple. Si nous faisons ainsi, nous aurons bientôt épuisé notre champ d'action (...). Et, même si les transformations du milieu élevaient de nouvelles couches populaires à la possibilité de concevoir des idées neuves, cela aurait lieu sans notre œuvre, voir contre, et donc au préjudice de nos idées. Nous devons chercher à ce que le peuple, dans sa totalité et dans ses différentes fractions, réclame, impose et réalise lui-même, toutes les améliorations, toutes les libertés qu'il désire (...) en propageant toujours notre programme intégral...»183

A cette stratégie ambitieuse, qui s'appuie sur le volontarisme, sur l'activisme, sur la force des idées et l'aspiration à la liberté, tous les anarchistes actifs, même les plus extravagants184 pouvaient être utiles.

Malatesta, qui depuis plus de vingt ans était resté dans le mouvement, malgré les divergences qu'il avait avec Kropotkine, malgré l'hostilité qu'avaient rencontré ses projets d'association, comprenait sans doute l'impatience de ses jeunes partisans. Mais il savait aussi qu'il y avait beaucoup d'indécis, de militants qui n'étaient pas très favorables à l'organisation mais qui n'y étaient pas non plus totalement opposés. C'était le cas par exemple d'Emma Goldman, de Max Baginsky et de Pierre Ramus qui, durant le congrès, s'opposent à la constitution d'un bureau international. Malatesta s'efforce de les rassurer. L'Internationale anarchiste n'est «qu'un lien moral, une affirmation du désir de solidarité et de lutte communes». Le bureau qui a été nommé n'a «qu'une importance secondaire».185

I1 nous reste maintenant à voir pourquoi cette unité qui était parvenue à s'imposer, du moins officiellement, à propos de l'organisation, ne put se réaliser sur le thème du syndicalisme.



LE DÉBAT SUR LE SYNDICALISME



La présentation de la discussion sur le thème «syndicalisme et anarchisme» commence par ces mots : «Mercredi 28 août — Séance du soir. La vaste salle de Plancins est littéralement comble (...) Le camarade Pierre Monatte de Paris, membre du comité de la Confédération générale du travail, a la parole».186



Monatte



Avant de donner les principaux éléments du discours qu'il va exposer devant le congrès et le nombreux public hollandais venus pour l'entendre, présentons brièvement Pierre Monatte. En 1907, il a vingt-six ans. Il est actif dans le mouvement syndical depuis quatre ou cinq ans. Bien que d'origine modeste (il est fils d'un maréchal ferrant) Monatte a obtenu son baccalauréat. De 1899 à 1902, il travaille comme répétiteur de collège (pion comme il disait lui-même) dans plusieurs villes du nord de la France. A cette époque, il lit assidûment les publications anarchistes. La vie de collège ne lui convenant pas, en 1902, il rejoint Paris où il se fait embaucher par la librairie de la revue Pages libres. C'est là qu'il fait la connaissance d'Émile Pouget et d'Alphonse Merrheim. Dès lors, Monatte apparaît comme un militant très actif. Il participe à la fondation du syndicat des employés de librairie, aux activité des Étudiants socialistes révolutionnaires internationalistes (ESRI), il collabore aux Temps Nouveaux et au Libertaire. En 1904, il devient correcteur d'imprimerie. Cette même année, Émile Pouget le fait entrer au comité confédéral de la CGT, comme représentant de la Bourse du travail de Bourg-en-Bresse.187 En 1905, il est à Lens où il remplace Benoît Broutchoux, alors emprisonné, à la tête de la rédaction de l'hebdomadaire l'Action syndicale. Il retourne à nouveau dans le Pas-de-Calais en mars 1906, après la catastrophe minière de Courrières. La grande grève, les manifestations et les émeutes qui suivent le drame ont dû constituer pour Monatte une sorte de baptême du feu de la combativité ouvrière. Il est même arrêté lors d'un affrontement avec la troupe et accusé de collusion avec les bonapartistes.188 Ces événements vécus récemment, nous donnent une idée de ce que pouvait être son état d'esprit à l'époque du congrès. Lui-même s'est expliqué sur les circonstances qui l'ont amené à se rendre à Amsterdam. «J'avais pas mal vagabondé les dernières années : 1905, dans le Pas-de-Calais (...) 1906 pour la grève des mineurs après la catastrophe de Courrières, (...) à la prison de Béthune pour l'affaire du complot ; 1907, à Amsterdam, pour le congrès anarchiste international, où Cornelissen m'avait entraîné faute de pouvoir y emmener des anarchistes de la CGT autrement connus, comme Pouget ou Yvetot.»189

Autrement dit, nous avons affaire à un jeune activiste, venu remplacer des personnalités connues qui n'ont pas pu se déplacer. Monatte n'est pas l'un des artisans du congrès, il est le «représentant» de la CGT invité au congrès. Un militant encore peu connu de la centrale syndicale française, sur qui Cornelissen a dû se rabattre, faute de mieux en quelque sorte.190

Dans son intervention, Monatte présente les grandes lignes du syndicalisme révolutionnaire : «la doctrine qui fait du syndicat l'organe, et de la grève générale le moyen de la transformation sociale».191 Il commence par préciser que le syndicalisme révolutionnaire, «à la différence du socialisme et de l'anarchisme qui l'ont précédé»,192 s’affirme avant tout par des actes et non par des théories, c'est pourquoi Monatte se propose de «faire parler les faits».193 Il déclare que le syndicalisme révolutionnaire renoue avec l'aile anti-autoritaire de la première Internationale, à qui il emprunte l’idée de fédération et celle de grève générale. Il ne manque pas de rappeler l'influence des militants comme Pelloutier, Delesalle et Pouget qui sont les symboles de l'évolution des anarchistes vers le mouvement ouvrier, des militants qui ont contribué à constituer la doctrine syndicaliste révolutionnaire ; qui lui ont fait adopter les tactiques qui font son originalité, comme le boycottage et le sabotage.

Tout en insistant sur ce que le syndicalisme français a de commun avec l'anarchisme : le fédéralisme, l'autonomie, l'action directe, l'anti-parlementarisme, le projet révolutionnaire... Monatte déclare que celui-ci n'est pas anarchiste. Comme le fait la Charte d'Amiens, il affirme que la CGT n'a pas de doctrine, qu'elle tolère en son sein toutes les tendances, tout en demeurant autonome des partis. Du parti socialiste évidemment, mais aussi des anarchistes. Le syndicat doit être neutre politiquement. Le principe c'est «un seul syndicat par profession et par ville».194 Avec le syndicat unique, la lutte des classes n'est plus entravée «par les chamailleries des écoles ou des sectes rivales».195 Désormais, «la classe ouvrière, devenue majeure, entend enfin se suffire à elle-même et ne plus se reposer sur personne du soin de sa propre émancipation».196

Quant aux anarchistes ils doivent abandonner «la tour d'ivoire de la spéculation philosophique»197 pour rejoindre le mouvement syndical et faire connaître, dans tous les pays du monde, l'expérience syndicale française. Ils doivent opposer ce syndicalisme neutre au syndicalisme d'opinion, même aux syndicats anarchistes russes.

Comme pour prévenir les critiques qui vont être formulées, Monatte termine sa démonstration en évoquant certaines imperfections ; par exemple, le fonctionnarisme syndical. Il y a des permanents syndicaux qui «n'occupent plus leurs fonctions pour batailler au nom de leurs idées, mais parce qu'il y a là un gagne-pain assuré».198 Pourtant les syndicats ne peuvent souvent pas se passer de permanents. Monatte compte sur l'esprit critique pour corriger les défauts de ce genre.



Monatte prétend «faire parler les faits». Son expérience personnelle de syndicaliste confirme-t-elle ses dires ? Sur un point central en tout cas, on peut répondre par la négative. Chez les mineurs du Pas-de-Calais il n'y a pas «un seul syndicat par profession et par ville».

En France, depuis 1902, le syndicalisme minier est divisé. Il y a d'une part la Fédération nationale des mineurs, majoritaire et de tendance réformiste qui n'appartient pas à la CGT, et d'autre part l'Union générale des mineurs qui en fait partie. En 1906, les deux entités acceptent le principe de se réunifier au sein de la CGT. Dans la plupart des régions, les syndicats locaux appartiennent en bloc à l'une ou à l'autre des deux organisations et la réunification ne pose pas de problème. Mais dans le Pas-de-Calais, les deux syndicats rivaux se mènent une lutte sans merci.

Le «vieux syndicat», membre de la Fédération nationale, est le plus puissant. Il est dirigé par Émile Basly, député-maire de Lens, un socialiste de tendance millerandiste très opposé à la CGT. Au cours des années, Basly a transformé le «vieux syndicat» en un comité électoral au service de sa carrière politique.

Face à lui, il y a le «jeune syndicat», membre de l'Union générale et donc de la CGT, avec à sa tête Benoît Broutchoux (1879-1944) qui accompagne Monatte à Amsterdam. Broutchoux a connu la vie chaotique des prolétaires révolutionnaires du début de ce siècle. D'abord charretier dans une ferme, puis mineur à Montceaux-les-Mines, l'action directe n'est pas pour lui un vain mot. Sa révolte contre l'État et le patronat lui a fait connaître la prison à plusieurs reprises. A la fin de 1902, il se rend à Lens où il participe à la constitution du «jeune syndicat» ; une initiative guesdiste qui évolue rapidement vers le syndicalisme révolutionnaire. En 1903, Broutchoux prend la direction du périodique du «jeune syndicat» le Réveil syndical qui devient ensuite l'Action syndicale. De 1906 à 1908, il tient un café à Lens et ayant acheté une petite imprimerie, il rédige et imprime lui-même, avec Georges Dumoulin, l'Action syndicale qui est hebdomadaire et qui tire entre 3.500 et 5.000 exemplaires, allant parfois jusqu'à 12.000 exemplaires.199 Selon Monatte l'anarchisme de Broutchoux «n'était pas doctrinaire. Il était fait de syndicalisme, d'antiparlementarisme, de libre pensée, d'amour libre, de néo-malthusianisme et de beaucoup de gouaille».200

Durant la grève de Courrière, le «jeune syndicat» a connu un véritable essor, qui menace sérieusement le «vieux syndicat». Il «a pu compter sur un nombre d'adhérents dépassant 1.500»,201 mais la partie n'est pas gagnée. Le «vieux syndicat» n'est certes pas très actif, mais il dispose d'une implantation bien supérieure, estimée à 6.000 ou 7.000 membres.202 Certes on peut espérer, comme Broutchoux au congrès d'Amsterdam, que «l'évolution qui se dessine (...) dans les milieux ouvriers»203 va se poursuivre dans le sens révolutionnaire. Le fait est que dans le Pas-de-Calais, les choses ne se passeront pas ainsi. L'été 1908, la Fédération nationale des mineurs rejoindra la CGT par surprise. Pour les syndicalistes révolutionnaires de Lens, ce sera le coup de grâce. «Le “jeune syndicat” survivra encore un peu plus d'un an avec des effectifs de plus en plus théoriques».204 «Le 2 octobre 1910, l'Action syndicale, qui est revenue à l'anarchisme pur et simple, annonce qu'elle fusionne avec le Combat, journal anarchiste d'Arras, pour former le Révolté.»205

Monatte ne fait nullement mention des difficultés qu'il a pu rencontrer à Lens. Son discours est de type idéologique. Il présente le syndicalisme non pas tel qu'il est dans ses contradictions et ses difficultés, mais tel que les dirigeants syndicalistes révolutionnaires de la CGT souhaitent qu'il soit. Impossible pour lui, en 1907, de penser ou en tout cas d'admettre qu'une évolution différente de celle prévue par la doctrine puisse se produire.



La réplique de Malatesta



Parmi les réactions au discours de Monatte, celle de Malatesta est la plus conséquente, mais aussi la plus difficile à comprendre, voyons plutôt.

Malatesta commence son intervention en précisant qu'il est partisan de l'organisation et de l'action des travailleurs. Mais il rejette l'idée suivant laquelle «le syndicalisme se suffit à lui-même». Pour lui, le syndicalisme n'est pas le «moyen nécessaire et suffisant de la révolution sociale».206 Malatesta propose de préciser les concepts. A son avis, il serait plus juste de parler de mouvement ouvrier que de syndicalisme. Le mouvement ouvrier est «un fait», le syndicalisme est «une doctrine».

Malatesta est partisan de l'unité et de la neutralité du mouvement ouvrier. Sur ce point il est absolument catégorique.

«Je ne demande pas des syndicats anarchistes qui légitimeraient, tout aussitôt des syndicats social-démocratiques, républicains royalistes ou autres et seraient, tout au plus, bons à diviser plus que jamais la classe ouvrière contre elle-même. Je ne veux pas même de syndicats dits rouges, parce que je ne veux pas de syndicats dits jaunes. Je veux au contraire des syndicats largement ouverts à tous les travailleurs sans distinction d'opinion, des syndicats absolument neutres.»207

Malatesta a une conception dualiste du mouvement révolutionnaire. Le mouvement ouvrier est certes pour lui le sujet révolutionnaire, mais il doit avoir en son sein un moteur qui l'entraîne dans la direction voulue. Ce moteur, c'est les anarchistes. Ceux-ci doivent considérer le mouvement ouvrier comme «un terrain propice à la propagande révolutionnaire». 208 Dans la perspective révolutionnaire qui est la sienne, «le syndicalisme [est un] moyen d'action excellent à raison des forces ouvrières qu'il met à (...) disposition [des anarchistes]»209 . Les syndicats seront également utiles après la révolution. «...il faut que les anarchistes aillent dans les unions ouvrières (...) parce que c'est le seul moyen pour nous d'avoir à notre disposition, le jour voulu, des groupes capables de prendre en mains la direction de la production...»210

Mais bien qu'il assigne au mouvement syndical des objectifs importants dans sa stratégie révolutionnaire, Malatesta en fait une description des plus déprimantes : «le syndicalisme n'est et ne sera jamais qu'un mouvement légalitaire et conservateur, sans autre but accessible — et encore ! — que l'amélioration des conditions de travail».211 Cette apparente contradiction repose sur la conception que Malatesta se fait de la lutte des classes qui est très différente de celle des syndicalistes révolutionnaires.

Pour le montrer nous allons comparer les propos de Malatesta avec ceux tenus, à la même époque, par les syndicalistes révolutionnaires d'obédience socialiste.

Lors d'une conférence internationale portant sur les rapports entre le syndicalisme et le socialisme, qui a eu lieu à Paris, le 3 avril 1907, Arturo Labriola déclarait : «nous n'avons ni dogmes ni idéaux tout prêts à réaliser. L'unique réalité que nous reconnaissions est l'existence de la lutte de classe».212 Hubert Lagardelle devait préciser ce point de vue dans l'avant-propos du compte rendu de cette conférence, en attaquant directement les anarchistes : «Le socialisme anarchiste, malgré ses audacieuses révoltes, n'a pas eu des classes et de la lutte de classe une conception claire. Dans sa méconnaissance des choses de l'économie, il s'est adressé à tous les hommes indistinctement et a fait porter son principal effort sur la réforme individuelle par le procédé illusoire de l'éducation littéraire, rationaliste et scientifique (...). Le syndicalisme, au contraire, saisit la classe ouvrière dans ses formations de combat. Il la considère comme la seule classe qui puisse, par les conditions de sa vie et les affirmations de sa conscience, renouveler le monde (...) la lutte de classe est parfaite. Aucune des valeurs traditionnelles ne peut survivre à ce travail de destruction progressive. Nous sommes vraiment en face d'une classe qui n'utilise que ses acquisitions et qui est emportée par une formidable volonté de puissance. Elle entend être l'unique artisan de sa destinée et n'avoir de protecteur qu'elle-même. Où trouver force révolutionnaire plus active ?»213



Aux yeux de Malatesta la conception syndicaliste révolutionnaire de la lutte des classes est simpliste. Pour lui, ce qui fait la spécificité du système capitaliste, ce n'est pas une contradiction fondamentale entre la bourgeoisie et le prolétariat, mais la lutte de tous contre tous, «la concurrence universelle qui dérive du régime de la propriété privée».214 Il rejette «la conception selon laquelle les intérêts économiques de tous les ouvriers — de la classe ouvrière — seraient solidaires, la conception selon laquelle il suffit que les travailleurs prennent en main la défense de leurs intérêts propres pour défendre du même coup les intérêts de tout le prolétariat contre le patronat».215 Malatesta rejette même le concept de classe ouvrière. Celle-ci comme la bourgeoisie n'a pas d'unité et est traversée par des différences d'intérêts. «Il n'y a donc pas de classes, au sens propre du mot, puisqu'il n'y a pas d'intérêt de classes. Au sein de la ‘classe’ ouvrière elle-même, existent, comme chez les bourgeois, la compétition et la lutte. Les intérêts économiques de telle catégorie ouvrière sont irréductiblement en opposition avec ceux d'une autre catégorie».216 Ne pouvant s'appuyer sur la convergence des intérêts économiques, «la solidarité, dans la société actuelle, ne peut être que le résultat de la communion au sein d'un même idéal».217

Ce qui fait la complexité de la pensée de Malatesta, c'est qu'il insiste sur le contenu idéaliste du projet révolutionnaire, qu'il nie la notion de classe homogène, mais qu'il ne rejette pas le principe de la lutte ouvrière. Le mouvement ouvrier est «un fait» dit-il, mais un «fait» réformiste par essence. Comme il se produit au sein du système, il ne peut le transformer. «Le syndicalisme, je dis, même s'il se corse de l'adjectif révolutionnaire, ne peut être qu'un mouvement légal, un mouvement qui lutte contre le capitalisme dans le milieu économique et politique que le capitalisme et l'État lui imposent. Il n'a donc pas d'issue, et ne pourra rien obtenir de permanent et de général, si ce n'est en cessant d'être syndicalisme, et en s'attachant non plus à l'amélioration des conditions des salariés et à la conquête de quelques libertés, mais à l'expropriation de la richesse et à la destruction radicale de l'organisation étatiste.»218

Les anarchistes doivent participer à ce «fait» qu'est le mouvement ouvrier, qu'est le syndicat, pour le transformer. « C'est le rôle des anarchistes d'éveiller les syndicats à l'idéal, en les orientant peu à peu vers la révolution sociale...»219

Mais paradoxalement, Malatesta, qui se base sur les connaissances qu'il a du mouvement syndical sur le plan international, décrit une évolution qui va en sens inverse. Pour prouver que le syndicalisme n'est pas révolutionnaire, il évoque «les grandes unions nord-américaines [qui] après s'être montrées d'un révolutionnarisme radical au temps où elles étaient encore faibles (...) sont devenues, à mesure qu'elles croissaient en force et en richesse, des organisations nettement conservatrices».220 Des organisations corporatistes hostiles à «ce prolétariat toujours croissant de sans-travail, qui ne compte pas pour le syndicalisme [et que] nous autres anarchistes (...) devons défendre parce qu'il est le pire des souffrants.»221

Sur un autre point l'opinion de Malatesta est assez étonnante. Il a saisi au vol la remarque que Monatte a faite à propos des permanents syndicaux. Il émet sur ce point un jugement catégorique. «Règle générale : l'anarchiste qui accepte d'être le fonctionnaire permanent et salarié d'un syndicat est perdu pour la propagande, perdu pour l’anarchisme !»222

Pourtant Malatesta n'est pas opposé au principe même du permanent syndical. «Un anarchiste fonctionnaire permanent et stipendié d'un syndicat est un homme perdu comme anarchiste. Je ne dis pas que quelque fois il ne puisse pas faire du bien ; mais c'est un bien que feraient à sa place et mieux que lui des hommes d'idées moins avancées, tandis que lui pour conquérir et retenir son emploi doit sacrifier ses opinions personnelles.»223 Cette idée restera la sienne tout au long de sa vie. Le syndicat est réformiste, mais en son sein les anarchistes doivent rester purs, doivent être et rester des révolutionnaires. C'est pourquoi certaines tâches leurs sont interdites. En 1925, il écrira par exemple : «s'il faut vraiment transiger, céder, en arriver à des contacts impurs avec l'autorité et avec les patrons pour que l'organisation vive ou parce que les syndiqués en éprouvent le besoin ou parce que c'est là leur volonté, soit. Mais que ce soit les autres qui le fassent et non pas les anarchistes».224

Cette stratégie apparaît comme difficilement praticable. C'est un peu comme demander aux anarchistes de marcher dans la boue sans se salir les pieds. Comment avoir une quelconque crédibilité dans un syndicat si on laisse les responsabilités et le soin de mener les négociations aux autres courants politiques ?

Le point de vue de Malatesta peut s'expliquer de deux manières. D'abord, il n'était pas un véritable syndicaliste. A-t-il une fois dans sa vie connu le salariat ? Nous l'ignorons. Ses biographes le décrivent tour à tour comme apprenti mécanicien auprès d'un vieux camarade, chercheur d'or en Argentine, vendeur de sucreries dans les rues de Londres, à nouveau mécanicien ou électricien dans son propre atelier... Mais là n'est peut-être pas l'essentiel.

Monatte n'a pas tort quand il lui attribue «les vieilles idées du blanquisme».225 Malatesta est avant tout un insurrectionnaliste. Sa stratégie de subversion du mouvement ouvrier ne s'explique que de cette manière.

C'est dans ce cadre qu'il faut comprendre les propos qu'il tient à propos de la grève générale. La grève générale est «un moyen excellent pour ouvrir la révolution sociale»,226 mais ce n'est pas un moyen suffisant. Les ouvriers en grève mourront de faim après quelques jours ou alors ils devront s'affronter à la troupe pour s'emparer des vivres et «ce sera l'insurrection, et la victoire restera au plus fort».227 C'est pourquoi Malatesta appelle à se préparer «à cette insurrection inévitable».228

Notons en passant que la conception de la grève générale que Malatesta critique, n'est pas celle du syndicalisme révolutionnaire. En 1892, Pelloutier et Briand avaient imaginé une grève générale pacifiste. Mais dès 1894, au congrès de Nantes, Pelloutier a abandonné cette idée. Le mouvement qu'il décrit en 1895, dans sa brochure — Qu'est-ce que la grève générale ? — n'est certes pas une insurrection, mais un mouvement d'expropriation actif.229 Les syndicalistes révolutionnaires rejettent l'insurrection contre le pouvoir central, trop facile à réprimer militairement, et imaginent un mouvement qui s'attaque à tous les points névralgiques de la société. Une mobilisation multiforme durant laquelle les travailleurs s'approprient leur outil de production. Cette conception n'exclut pas les affrontements violents.230 La propagande antimilitariste à laquelle se consacrent certains d'entre eux, (Yvetot, par exemple) visant par ailleurs à neutraliser l'armée.

Difficile d'imaginer que Malatesta qui était avec Pelloutier lors du congrès de Londres, en 1896, l'ait ignoré. Valait-il la peine de polémiquer avec les syndicalistes révolutionnaires pour une différence d'appréciation minime, portant sur le degré de violence nécessaire au moment de la conflagration révolutionnaire ?

A notre avis, le problème se posait surtout sur un plan pratique. Pour Malatesta, qui se basait sur la situation italienne, mais sans doute aussi sur les événements russes de 1905, la préparation matérielle de l'affrontement était urgente. Si les meilleurs compagnons consacraient l'essentiel de leur énergie à l'activité syndicale, qui donc se chargerait «des mesures spéciales et délicates auxquelles la grande masse est le plus souvent inhabile».231 Autrement dit, Malatesta et ses partisans avaient besoin de militants décidés et organisés «pour faire acte, en temps voulu, d'initiative révolutionnaire».232

Pour qu'elle ait une quelconque chance de succès, la conception stratégique de Malatesta présupposait l'existence d'une part d'une situation pré-révolutionnaire, et d'autre part celle d'une «organisation anarchiste basée sur une théorie et une pratique communes à tous les militants».233 Si la première condition a pu se rencontrer dans différents pays, à différentes époques, la seconde était, nous l'avons vu, une vue de l'esprit.

On pouvait bien imaginer, comme le faisait l'autrichien Siegfried Nacht, que les «masses, dans la révolution future, constitueront en quelque sorte, l'infanterie de l'armée révolutionnaire [et les] groupes anarchistes, spécialisés dans les besognes techniques (...) l'artillerie»,234 encore fallait-il disposer d'autre chose que d'une artillerie qui tirait de façon désordonnée dans toutes les directions.

A la même époque, Lénine réfléchissait aussi en termes militaires, mais il avait conçu l'idée d'un état-major centralisé. Le moment venu certains anarchistes en tireront les conséquences... et rejoindront le parti communiste. Mais restons en 1907, au congrès d'Amsterdam.
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Re: Le Congrès anarchiste d'Amsterdam en 1907

Messagede vroum le Ven 25 Fév 2011 13:23

Une voix discordante



Malgré leurs divergences affichées, les conceptions syndicalistes révolutionnaires de Monatte et celles insurrectionnalistes de Malatesta convergent sur les notions d'unité et de neutralité du mouvement ouvrier. Monatte parce qu'il considère que le syndicalisme doit évoluer, partout comme en France, dans un sens révolutionnaire et Malatesta parce qu'il imagine que le mouvement ouvrier organisé constitue un excellent tremplin pour son projet révolutionnaire.

Pourtant à Amsterdam, une voix discordante, passée quelque peu inaperçue, s'est faite entendre. Cette voix, c'est celle qui suggère qu'il n'existe pas un mouvement ouvrier, un syndicalisme, qui serait réformiste ou révolutionnaire par essence, mais qu'il faudrait plutôt parler de syndicalismes au pluriel.

Dans sa brève intervention, Cornelissen dit ne «désapprouver en rien le discours de Monatte»,235 mais il émet pourtant des réserves sur le syndicalisme. Celui-ci n'est pas, pour lui, révolutionnaire en soit. Cornelissen s'en prend tout particulièrement au principe d'action directe. Celle-ci peut être utilisée dans un but révolutionnaire, et dans ce cas les anarchistes doivent la soutenir, mais elle peut également être employée «dans un but conservateur, voire réactionnaire».236

Il y a dans la conception syndicaliste de Cornelissen un contenu éthique qui semble absent tant de la doctrine syndicaliste révolutionnaire, que des théories de Malatesta. Dans ces deux conceptions l'action revendicatrice va, en tant que telle, dans le sens de l'émancipation. L'idée de «gymnastique révolutionnaire» développée par Pouget se retrouve chez Malatesta. Voici ce qu'il en dit dans son «programme» de 1899 : «Quels que soient les résultats pratiques de la lutte pour les améliorations immédiates, leur utilité principale est dans la lutte elle-même. (...) S'ils [les travailleurs] réussissent à obtenir ce qu'ils veulent, ils vivront mieux. Ils gagneront davantage, ils travailleront moins, ils auront plus de temps et de force pour réfléchir aux choses qui les intéressent ; ils sentiront soudain des désirs et des besoins plus grands. S'ils ne réussissent pas, ils seront conduits à étudier les causes de leur échec et à reconnaître la nécessité d'une plus grande union, d'une plus grande énergie ; et ils comprendront enfin que pour vaincre sûrement et définitivement, il faut détruire le capitalisme.237 La cause de la révolution, la cause de l'élévation morale des travailleurs et de leur émancipation ne peuvent que gagner du fait que les ouvriers s'unissent et luttent pour leurs intérêts.»238

Pour les syndicalistes révolutionnaires, l'action directe entraîne dans un mouvement quasi mécanique le prolétariat vers la révolution. Pour Malatesta, elle émancipe les travailleurs en les faisant se prendre en charge ; ce qui les rend susceptibles de rejoindre le «parti» anarchiste et ainsi de faire le nombre quand faudra abattre le gouvernement, exproprier les propriétaires, s'opposer à toute réorganisation de l'autorité.

Cornelissen fait preuve d'une connaissance autrement plus fine du phénomène syndical que Monatte ou Malatesta. Il illustre ses réserves vis-à-vis du syndicalisme avec l'exemple des diamantaires d'Amsterdam et d'Anvers qui utilisent l'action directe pour défendre leurs intérêts corporatistes. Il évoque les Trade-Unions anglaises ou américaines qui défendent les intérêts de leurs membres contre les travailleurs non qualifiés ou étrangers. Il déclare que les anarchistes ne peuvent approuver «les typo de France et de Suisse [qui] refusent de travailler avec les femmes».239 Pour Cornelissen, la valeur du syndicalisme ne se mesure pas seulement à sa combativité, elle se mesure également à son contenu et sur ce contenu les anarchistes sont en droit d'émettre des jugements de valeurs.

Malatesta se rapprochera ultérieurement du point de vue de Cornelissen. En 1922, il écrira : «... les syndicats ne mènent pas naturellement, de par leur propre force intrinsèque, à l'émancipation de l'homme (...). Je pense qu'ils peuvent produire le mal comme le bien ; qu'ils peuvent être, aujourd'hui, des organes de conservation sociale comme de transformation sociale et servir, demain, la réaction comme la révolution ; selon qu'ils se limitent à leur rôle propre qui est de défendre les intérêts actuels de leurs membres, ou qu'ils sont animés et travaillés par l'esprit anarchiste qui leur fait oublier les intérêts au profit des idéaux».240



Pour conclure le débat sur le syndicalisme quatre motions sont rédigées par différents participants ; «malgré leurs évidentes contradictions»,241 elles sont toutes quatre adoptées ; chacune d'entre elles ayant obtenu une majorité de suffrages. Le mode de scrutin choisi : le vote successif de chaque texte visant à ne pas étouffer la minorité.

Il ne faut pas imaginer trouver une stratégie définie dans ces motions, il s'agit plutôt de recommandations et de déclarations de principes. A leur lecture on a le sentiment que chaque rédacteur a tenu à ce que ses principales préoccupations soit mentionnées. Un peu comme si chacun tirait la couverture à soi. C'est tout à fait évident dans la première motion rédigée par Cornelissen, Vohryzek et Malatesta, pour laquelle on nous indique qui est l'auteur de chacun des paragraphes.

Malatesta s'efforce de résumer les thèses qu'il a défendues dans son intervention en affirmant que : «les anarchistes considèrent le mouvement syndicaliste et la grève générale comme de puissants moyens révolutionnaires, mais non comme des succédanés de la Révolution» et que «les anarchistes pensent que la destructions de la société capitaliste et autoritaire peut se réaliser seulement par l'insurrection armée et l'expropriation violente».242

Comme les rédacteurs d'autres motions, Cornelissen rappelle que les anarchistes doivent constituer l'élément révolutionnaire des syndicats en insistant sur le fait qu'ils ne doivent soutenir que les manifestations d'«action directe» allant «dans le sens de la transformation de la société».243

La motion de Dunois contresignée par Monatte et quelques autres reprend les principaux arguments du syndicalisme révolutionnaire. Elle insiste sur la lutte de classe, l'absence de préoccupation doctrinaire de l'organisation syndicale et la transformation du syndicat en groupe producteur dans la société future.

Cependant, deux éléments nouveaux qui n'ont pas été débattus en congrès apparaissent dans les motions.

Parlant des moyens à mettre en œuvre, en vue de l'émancipation du prolétariat, Raphæl Friedeberg s'oppose aux moyens préconisés par le socialisme marxiste. C'est-à-dire au parlementarisme, mais aussi au mouvement syndical réformiste, parce que «ces deux moyens ne peuvent que favoriser le développement d'une nouvelle bureaucratie».244

D'autre part, Cornelissen envisage la possibilité du pluralisme syndical. Il le fait avec une grande prudence en le présentant comme une exception à la règle. «... le Congrès, en admettant la nécessité éventuelle de la création de groupements syndicalistes révolutionnaires particuliers, recommande aux camarades de soutenir les organisations syndicales générales où ont accès tous les ouvriers d'une même catégorie.»245

Cette seule mention de l'éventualité de la division syndicale doit être mise en rapport avec les deux réunions «strictement privées» tenues par les syndicalistes révolutionnaires présents au congrès, que le document nous indique en appendice.

Il s'agit de la reprise d'un article de Dunois publié dans La Voix du Peuple de Lausanne246 dans lequel on peut lire que «le syndicalisme révolutionnaire fait dans tous les pays des progrès incessants». Il est présenté comme «un nouveau mouvement ouvrier (...) lequel n'a rien de commun avec l'ancien».247 Comme l'avait défini Monatte dans son rapport et comme le veut la doctrine syndicaliste révolutionnaire, ce nouveau mouvement se considère comme l'avant-garde d'une évolution générale. La discussion porte d'ailleurs sur la possibilité de s'entendre «sans s'occuper des retardataires».248

Les participants à ces deux réunions prennent la décision de créer un «Bureau international de presse» chargé de recueillir les journaux ouvriers de tous les pays, de les dépouiller et de retranscrire les informations importantes dans un bulletin «envoyé à tous les centres et journaux corporatifs affiliés au Bureau».249 C'est Cornelissen qui est chargé de la réalisation de ce bulletin.

Le congrès de 1907 aboutit donc à la création de deux instances distinctes. Le Bureau de correspondance de l'Internationale anarchiste, situé à Londres, dont les membres sont Errico Malatesta, les Allemands Rudolf Rocker et Jean Wilquet, le Russe Alexandre Schapiro250 et l'Anglais John Turner. Et le Bureau international de presse, pris en charge par Cornelissen. De cette scission de fait, il n'est pas fait mention dans les débats du congrès.

La plupart des participants aux deux réunions privées n'entrent pas dans le cadre qui a été défini par Malatesta. Ils ne sont pas des militants anarchistes qui tentent de subvertir un mouvement ouvrier réformiste ou «neutre». Mais à l'exception des Français, ils ne font pas non plus partie d'une centrale comme la CGT ; quels que soient les cas de figure nous n'avons pas, dans ce congrès, d'autres syndicalistes qui puissent affirmer appartenir à une centrale syndicale d'orientation révolutionnaire, à la fois majoritaire et neutre politiquement. Pourtant, durant les séances du congrès anarchiste, c'est à peine si la voix de ces syndicalistes-là s'est faite entendre. Aucune discussion sur leurs orientations syndicales, sur leurs pratiques réelles n'a eu lieu publiquement.

Le syndicalisme d'obédience anarchiste s'est manifesté, mais personne n'y a vraiment fait attention. Le tchèque Vohrysek a parlé des syndicats de mineurs et de tisserands du nord de la Bohème qui sont sous l'influence directe des anarchistes. La situation des syndicats ouvriers juifs de Londres, décrite par Rudolf Rocker, est celle d'un mouvement ouvrier dominé par les anarchistes. Le russe Nicolas Rogdæf a parlé de syndicats de sans-travail fondés par les anarchistes. Aristide Ceccarelli, qui représente les compagnons argentins, a signalé que lors du récent congrès de la Fédération ouvrière régionale argentine (FORA), une grande majorité a approuvé «la proposition faite aux syndicats de contribuer à la propagande du communisme anarchiste».251

Nous avons vu que Malatesta avait participé à la création des premières organisations ouvrières argentines, nous pensons qu'il est utile de dire quelques mots sur l'évolution du mouvement ouvrier argentin, car il va tout à fait à l'encontre du principe de neutralité syndicale admis à la fois par Monatte et par Malatesta.

En 1901, les organisations ouvrières de ce pays se sont regroupées en une Fédération ouvrière argentine. Rapidement, en 1902, les éléments sociaux-démocrates quittent cette fédération pour constituer une éphémère Union générale des travailleurs, créant ainsi la première division du mouvement ouvrier argentin. En 1904, la Fédération prend le nom de FORA et adopte des principes clairement libertaires. En 1905, un congrès recommande à tous ses adhérents de propager, auprès des ouvriers, les «principes économiques et philosophiques du communisme anarchiste». La FORA préfère se définir comme une organisation de résistance ouvrière, plutôt que comme une organisation syndicale. Le terme syndicalisme impliquant, pour ses militants, une neutralité idéologique qu'ils rejettent. Les membres de la FORA sont regroupés par profession ou par secteur d'activité, mais l'action de la FORA ne se limite pas au monde du travail. En 1907, elle est à l'origine d'une importante grève des loyers. Jusque dans les années 20, elle restera la principale organisation du mouvement ouvrier argentin, malgré une répression féroce.252

Par ailleurs, nous avons des représentants de syndicats minoritaires. C'est le cas de Fritz Kater, président de l'Union libre des syndicats allemands, venu au congrès anarchiste spécialement dans le but «de réaliser à brève échéance l'union des organisations ouvrières qui se donnent pour but l'abolition du salariat et pour moyen la grève générale».253 C'est aussi celui de l'anglais Karl Walter de l’«Industrial Union of Direct Actionnists», une organisation en rupture avec les Trade-Unions. Quant au NAS, la première centrale ouvrière hollandaise, nous savons qu'elle est devenue minoritaire, mais qu'elle subsiste à côté de la centrale syndicale sociale-démocrate.



Pour la majorité des syndicalistes révolutionnaires, libertaires ou anarchistes présents au congrès, l'unité et la neutralité du mouvement syndical est un mythe qui ne se vérifie pas dans les faits. Nous avons affaire à un mouvement «anarcho-syndicaliste»254 qui existe dans la réalité mais qui n'a aucune légitimité.

La petite phrase de Cornelissen concernant «la nécessité éventuelle de la création de groupements syndicalistes révolutionnaires particuliers» ne passa d'ailleurs pas inaperçue. Dans l'Humanité du 26 septembre 1907, Louis Niel de la CGT en fit le commentaire suivant : «nous voilà donc menacés de syndicats anarchistes à côté des syndicats généraux». Il lui fut répondu par l'Action-directe de Liège que «les anarchistes, malgré leurs divergences d'opinions sur le syndicalisme se sont trouvés d'accord unanimement pour repousser les syndicats anarchistes et préconiser la formation de syndicats purement économiques. Dans l'esprit des congressistes d'Amsterdam, il ne s'agissait, pensons-nous, de créer des syndicats révolutionnaires particuliers que là ou les syndicats généraux sont inféodés à un parti politique quelconque. Et le syndicalisme n'est donc point menacé de syndicats anarchistes».255

Cornelissen ajoute qu'il a déjà expliqué aux camarades syndicalistes français présents au congrès «qu'ils ne devaient pas trop penser à la situation dans leur propre pays ; qu'en France, sans doute, les tendances des syndicats sont révolutionnaires (il ne s'agit nullement d'anarchisme) mais qu'il n'en est pas de même dans d'autres pays : Autriche, Allemagne, Angleterre, États-Unis. Il se peut donc que dans ces autres pays un nouveau mouvement syndicaliste de caractère révolutionnaire doive être créé contre un mouvement de tendances trop conservatrices. Or c'est pour cette œuvre éventuelle que le congrès d'Amsterdam a demandé l'aide des camarades anarchistes.»256 Derrière la modestie et la prudence de Cornelissen on sent tout le poids que représente l'idée d'unité du mouvement ouvrier. Un homme qui, depuis le congrès de Zurich de 1893, a personnellement vécu la mise en marge des antiparlementaires par la deuxième Internationale, se trouve obligé de présenter le mouvement ouvrier libertaire comme une exception à la règle unitaire.

Les idées de Monatte comme celles de Malatesta se basent plus sur la représentation qu'ils se font de l'avenir, que sur une analyse précise des différentes réalités rencontrées par les militants. Contrairement à Georges Sorel, la grève générale ou la révolution ne constituent pas un mythe pour eux. Ce sont des projets concrets pour lesquels il faut mettre en place une stratégie adéquate. Si mythe il y a, c'est celui de l'unité : unité de la classe ouvrière, unité du mouvement ouvrier, unité du mouvement anarchiste.

Malgré la description qu'il fait de la division qui existe parmi les travailleurs, malgré son rejet de la notion de classe ouvrière, Malatesta ne peut envisager un mouvement ouvrier divisé car, dans ce cas, le projet révolutionnaire qu'il échafaude cesserait d'être crédible.

Quels enseignements les militants libertaires hollandais du NAS pouvaient-ils tirer du débat qui avait eu lieu au congrès anarchiste d'Amsterdam ? Certainement pas celui de rejoindre le mouvement ouvrier réformiste, soit le syndicat social-démocrate, pour s'en servir de levier lors d'un hypothétique mouvement révolutionnaire, comme le suggérait Malatesta.

Pas plus que les militants du «jeune syndicat» des mineurs du Pas-de-Calais, les syndicalistes libertaires hollandais ne rejoindront le syndicat majoritaire. Ne tenant pas compte des idées et recommandations émises au congrès anarchiste, ils maintiendront leur propre centrale syndicale minoritaire. Celle-ci, qui n'avait plus que 3.250 membres en 1906, dépassera les 50.000 membres en 1920.257

Dans les années qui vont du début du siècle à la première guerre mondiale, aux États-Unis, en Amérique latine, en Espagne, au Portugal, en Italie, en Suède, en Suisse romande... des syndicats révolutionnaires voient le jour, le plus souvent sous l'impulsion de travailleurs anarchistes. Une histoire comparative de ces différents mouvements reste encore à écrire.

Cornelissen publiera le Bulletin international du mouvement syndicaliste jusqu'en 1915. Cet hebdomadaire dont le but était «de renseigner les syndicalistes révolutionnaires sur le mouvement syndical international, donne de très précieux renseignements sur les activités de toutes les centrales syndicalistes révolutionnaires du monde entier (...). Il publie aussi quelquefois des extraits de la presse syndicale ou révolutionnaire (en particulier anarchiste)».258

De son côté le Bureau de l'Internationale anarchiste va publier un Bulletin de l'Internationale anarchiste. D'abord mensuel, puis irrégulier, ce périodique s'éteindra au numéro 13, en avril 1910. Les groupes anarchistes rechignant à envoyer des articles, malgré les vibrants appels du Bureau de correspondance. Celui-ci devait relever que malgré ses efforts, son bulletin n'était pas «pour la presse anarchiste ce que le “Bulletin international du mouvement syndicaliste” de notre camarade Cornelissen est pour la presse syndicaliste révolutionnaire».259

Un nouveau congrès anarchiste, prévu dans un premier temps pour 1909, sera constamment repoussé. Finalement, les dates 28 août au 5 septembre 1914 seront retenues, mais la guerre empêchera la tenue de la rencontre. L'Internationale anarchiste avait vécu.

Deux des anciens membres de son Bureau de correspondance, Rocker et Schapiro se retrouveront, en décembre 1922, au sein du secrétariat d’une nouvelle Association internationale des travailleurs, de tendance anarcho-syndicaliste, renonçant ainsi publiquement au principe d’unité et de neutralité idéologique du mouvement ouvrier. Mais entre-temps, la guerre et la révolution russe de 1917 avaient opéré une nouvelle distribution des cartes.



Ariane Miéville


ERRICO MALATESTA,

LE SYNDICALISME RÉVOLUTIONNAIRE ET LE CONGRÈS D’AMSTERDAM






Le congrès anarchiste international d'Amsterdam (août 1907) est resté dans la mémoire historique comme le moment décisif de la confrontation entre l'anarchisme “pur”, traditionnel, que représentait à cette occasion Errico Malatesta, et la tendance, représentée par Pierre Monatte, qui s'auto-définissait, selon les mots d'Amédée Dunois, “anarchisme ouvrier”, un anarchisme qui “sans abandonner jamais la terre ferme des réalités concrètes, se dévouait avec continuité à l'organisation du prolétariat en vue de la révolte économique, autrement dit lutte de classe”.260

En effet, au cours des premières années de ce siècle, la présence des anarchistes dans les organisations syndicales avait sensiblement augmenté, contribuant dans une assez grande mesure à orienter certains groupes vers la pratique de l'action directe, en accord avec les éléments qui, en partant de différentes expériences politiques, préféraient se définir comme des syndicalistes tout court. Il ne s'agissait pas uniquement de la Confédération Générale du Travail française, qui était pourtant le principal point de référence sur le plan international, mais également du National-Arbeids-Sekretariaat (NAS) hollandais, que les syndicats proches du Sociaal-democratische Arbeiders Partij avaient fini par abandonner en 1906 en constituant leur propre centrale,261 de la Freie Vereinigung Deutscher Gewerkschaften, de la modeste Cgt belge, de la Ceskà Federace vsech odborü, des regroupements au sein des Trade Unions anglais comme la Industrial Union for Direct Actionnists, ou de la Fédération des unions ouvrières de la Suisse Romande.

“L'action directe — écrivaient les promoteurs du congrès dans une circulaire apparue au début de 1907 — a été si fortement et si consciencieusement inaugurée dans plusieurs pays, précisément sous l'influence de nos camarades, témoignant ainsi du progrès que font nos idées dans les cercles ouvriers, que la discussion des problèmes qu'elle soulève justifierait déjà, à elle seule, la convocation d'un congrès international”.

La conviction que l'élément fort de la discussion était l'action directe, autrement dit la pratique syndicaliste était telle que les Suisses de la FuoSR pensaient à une Internationale “anarchiste syndicaliste”262 et que Georg Herzig reprochait à la circulaire même de trop s'inspirer de “la propagande syndicaliste”.263

On peut donc dire qu'à la veille du congrès était en train d'apparaître une sorte d'exclusivisme syndicaliste, une tendance à réduire l'anarchisme, ses idéaux et son action, à un mouvement à l'intérieur de l'“univers” syndicaliste, qui subordonnait sa vitalité, pas tant à la force de son projet social qu'à sa capacité à adhérer à la pratique de l'action directe. Une telle conception est clairement exprimée par Monatte qui, en proposant comme modèle l'évolution du mouvement ouvrier français après la Commune et de la CGT, indiquait dans le syndicalisme la clé pour ouvrir à l'anarchisme “trop longtemps replié sur lui-même, des perspectives et des espérances nouvelles”.264

La thèse exposée par Malatesta à Amsterdam présentait une systématisation presque définitive de sa pensée en matière de syndicalisme, conférant une forme organique aux idées que, depuis le début du siècle, cet anarchiste italien avait formulées de façon fragmentaire. Pour Malatesta, le congrès d'Amsterdam fut un point d'ancrage, stable, et au cours des années suivantes, tout en répondant aux sollicitations d'une réalité fluctuante, il se maintint constamment fidèle à cette position.

L'intérêt de Malatesta pour l'organisation ouvrière remontait à de nombreuses années, et tout particulièrement à la période suivant son retour d'Argentine en 1889,265 qui lui avait permis de tirer les leçons de la grande grève des dockers londoniens.266 Et ce fut précisément dans son exil londonien que Malatesta approfondira les idées qu'il développa après son retour en Europe. A Londres, en effet, l'anarchiste italien avait non seulement l'occasion de suivre de près l'important développement de l'unionisme britannique mais surtout la possibilité d'avoir des contacts avec certains des membres les plus connus de l'anarchisme anglais et international, dont la plupart étaient enclins à voir dans le mouvement ouvrier organisé la “pierre angulaire” de l'action libertaire et socialiste.

Pourtant le fait qui fit accomplir à Malatesta le pas décisif, en le convainquant que les “chances” de l'anarchisme étaient liées au développement du mouvement ouvrier fut sans aucun doute le Congrès londonien de la Deuxième Internationale (1896). Le congrès de Londres, offrant aux anarchistes la possibilité d'y participer sous couvert de délégations syndicales en contournant les résolutions de Zurich, prouvait une fois de plus que seul un “bain” dans la réalité de l'associationnisme ouvrier, comme l'avait écrit Malatesta en 1894,267 sauverait les anarchistes de l'isolement et de la décadence.

Le mouvement syndical ne devait pas devenir le terrain de lutte des différentes tendances politiques mais le lieu de l'unité des travailleurs, où les divisions étaient dépassées par l'objectif commun de l'auto-émancipation. A la veille du congrès de Londres Malatesta parvenait à une conception du syndicat que l'on pourrait définir, sans crainte d'équivoques, proto-syndicaliste, y parvenant en partie grâce à la leçon française mais surtout en développant avec cohérence les idées centrales qu'il avait déjà commencé à diffuser depuis 1889.

La synthèse la plus complète des positions de Malatesta à ce sujet apparut à quelques jours de l'ouverture des travaux du congrès dans The Labour Leader.268 Les points fondamentaux autour desquels elle s'articulait étaient l'unité des travailleurs sur la base des “intérêts” de classe et l'autonomie du mouvement syndical par rapport aux écoles politiques (comme le dira dix ans plus tard la Charte d'Amiens).

Il est clair que Malatesta n'arrivait pas ouvertement à assigner à l'organisation ouvrière une fonction révolutionnaire, il différenciait même l'action économique de l'action politique (révolutionnaire). Néanmoins ses positions ne semblaient pas très éloignées de celles que Pelloutier exposait dans son rapport sur la situation française pendant les séances des conférences anarchistes, tenues en marge du congrès.269 Et elles étaient désormais l'expression accomplie d'un tournant qui apparaissait non seulement tactique mais idéologique et qui impliquait le dépassement de la vision catastrophique de l'internationalisme pour faire place à une sorte de “gradualisme révolutionnaire qui se différenciait du projet réformiste sur la question des moyens mais qui inscrivait dans son programme la transformation progressive de la société et la défense même des transformations réalisées”.270

On eut une confirmation concrète de cette orientation lors du retour de Malatesta en Italie en 1897 et avec la publication de la revue “L'Agitazione”, qui devint fort rapidement le point de référence des socialistes anarchistes. A côté de la propagande pour la reconstruction du “parti” anarchiste se développa une intense propagande pour l'adhésion des anarchistes aux ligues ouvrières, ainsi qu'un travail permanent de clarification du rôle et des fonctions de celles-ci.271

“Nous estimons suffisant — assurait Malatesta — que les ouvriers apprennent par eux-mêmes, qu'ils reconnaissent l'antagonisme d'intérêts qui existe entre eux et les patrons (...). Le socialisme, l'anarchie, conscients, systématiques, viendront petit à petit, à mesure que le conflit s'élargira et s'approfondira”.272

La tâche des anarchistes consistait justement à “cultiver dans le prolétariat la conscience de l'antagonisme de classe, et dans la nécessité de la lutte collective”, en dehors des “voies trompeuses du parlementarisme”. Le rôle du mouvement ouvrier devait ainsi permettre de conjuguer les exigences d'émancipation quotidienne auxquelles donnait lieu “la conscience de l'antagonisme de classe” et l'idéal d'émancipation intégrale dont se faisaient porteurs les anarchistes.

La propagande de Malatesta et du groupe de “L'Agitazione”, favorisée par la combativité ouvrière toujours plus importante, eut des effets immédiats sur de vastes secteurs du mouvement anarchiste. L'arrestation de Malatesta et du groupe proche de la revue en janvier 1898, après les révoltes d'Ancône pour le pain, et la répression qui suivit les mouvements du mois de mai (tant à Milan qu'à Florence et à Naples) empêcha toutefois les anarchistes de poursuivre dans la direction amorcée pendant l'année 1897.

Devant l'impossibilité, pour les travailleurs, de “s'unir et de lutter pacifiquement non seulement pour l'émancipation mais pour améliorer même dans de légères proportions leurs conditions de vie misérables et inhumaines”,273 la confiance en une solution révolutionnaire fondée sur la croissance progressive des aspirations ouvrières allait en s'atténuant. Convaincu que les institutions politiques (et, pour l'Italie, la monarchie) empêchaient “tout progrès”, Malatesta, après s'être enfui de sa résidence surveillée au printemps 99, proposait non seulement l'unité des forces anti-institutionnelles, mais la proposait sous la forme d'un retour à l'idée de l'insurrection armée.

Dans des articles parus dans “La Questione Sociale”, lors de son séjour aux États-Unis (1899-1900), mais surtout dans une série de journaux publiés après son retour à Londres à la fin de 1900, “L'internazionale”, “Lo Sciopero generale”, “La Rivoluzione sociale” (1901-1902), il apparaissait clairement que le thème dominant était désormais la préparation de la lutte armée. Dans une phase de recul, où “ce que l'on appelle les libertés élémentaires” étaient même “impudemment bafouées”, n'était-il pas opportun — se demandait l'anarchiste italien — “de revenir, dans la substance comme dans la forme, aux luttes du passé ?”274

Les positions du groupe londonien rassemblé autour de Malatesta s'affirmaient clairement avec la publication de “Lo Sciopero generale”, un journal qui, malgré son titre, ne se situait pas dans une perspective syndicaliste. Sorti après l'échec de la grève générale lancée par les anarchistes catalans à Barcelone et après la répression de celle pour le suffrage universel des travailleurs belges, le périodique lançait le mot d'ordre de la “grève armée”.275

La nécessité de l'insurrection armée fut réaffirmée avec encore plus de force dans “La Rivoluzione sociale”, qui fit paraître son premier numéro en octobre 1902. Dans la circulaire qui annonçait la sortie du journal était donnée l'orientation qui, même si celle-ci fut nuancée et réfléchie tactiquement, distinguera la pensée de Malatesta jusqu'à la guerre mondiale. On a parfois insisté sur le poids que l'échec de la campagne pour les huit heures en France, en mai 1906, aurait eu sur la confiance de Malatesta dans le syndicalisme révolutionnaire lui faisant assumer la position critique qui a été la sienne lors du congrès d'Amsterdam. En réalité, la méfiance de Malatesta se révéla clairement en 1902.

Bien sûr, il ne s'agit pas d'un revirement complet. Dans un article de “La Rivoluzione sociale”, non signé, mais selon toute probabilité de Malatesta, l'accent était mis sur la valeur de la grève comme “révolte morale”276 et à une autre occasion on insistait sur l'importance des sociétés ouvrières,277 mais seuls les groupes sachant utiliser “le fer, le feu, les explosifs”278 étaient capables de fournir au mouvement de masse le support militaire qui s'était avéré indispensable en 1898 en Italie et quelques mois auparavant à Barcelone.

En réalité, Malatesta ne refusait pas l'aspect de la lutte quotidienne. Dans un article envoyé à “L'agitazione” après l'attentat de Buffalo, il avait affirmé “le secret de notre succès c'est de savoir concilier l'esprit et l'action révolutionnaire avec l'action pratique de tous les jours ; savoir participer aux petites luttes, sans perdre de vue la grande lutte définitive”.279 Mais l'évolution dans un sens institutionnel de quelques grands syndicats anglais et américains, la tendance de nombreux anarchistes, en France et en Italie, à assumer “des fonctions autoritaire”280 dans les organismes syndicaux, l'amenaient probablement à radicaliser certaines de ses positions et à réaffirmer à maintes reprises les caractères d'un anarchisme “pur” que le syndicalisme révolutionnaire ou “l'anarchisme ouvrier”, comme on l'appela par la suite, semblait altérer.

Après l'expérience de “La Rivoluzione sociale”, qui d'ailleurs s'acheva rapidement, Malatesta allait se retirer dans un silence interrompu occasionnellement par la réédition d'anciens articles et opuscules ou par des interventions, relativement marginales, dans “Il Pensiero” de Luigi Fabbri et Pietro Gori.

En 1906, Malatesta se rendit clandestinement à Paris pour suivre de près les grands mouvements lancés par la CGT pour les “huit heures”, qui devaient culminer lors d'une importante grève générale le premier mai. A cette occasion, l'anarchiste italien publia le numéro unique “Verso l'emancipazione”, dans lequel — tout en valorisant le mouvement — il en soulignait la fonction de “préparation et d'entraînement pour la lutte décisive, au cours de laquelle (...) s'abattra le pouvoir politique et sera mise en commun la richesse sociale par le biais de la révolution”.281

Les interventions sporadiques de Malatesta entre 1902 et 1907 ne permettent pas de présenter un tableau complet de sa pensée et surtout des différentes étapes de sa conception au sujet de l'organisation ouvrière. En août 1907 le congrès anarchiste international d'Amsterdam offrait cependant à Malatesta l'opportunité d'intervenir et de définir clairement sa position dans le cadre d'une question — le rapport entre anarchisme et syndicalisme — qui suscitait depuis longtemps des débats enflammés dans le camp libertaire.

L'intervention de Malatesta s'articulait autour de la distinction entre syndicat, mouvement ouvrier (“un fait que personne ne peut ignorer”) et syndicalisme (“une doctrine, un système”). Alors qu'il se déclarait — et ce depuis toujours — favorable au premier, il s'opposait résolument au second.

Jusqu'ici, Malatesta ne semblait pas s'éloigner de ce qu'il avait écrit en 1896. Mais on y voyait réaffirmée vigoureusement une vision instrumentale qui était difficile à concilier avec une prétendue neutralité politique : en fait la conviction que les anarchistes devaient adhérer aux organisations syndicales pour y faire de la propagande anarchiste et d'autre part pour avoir à leur disposition, une fois la révolution éclatée, des groupes ouvriers capables de s'emparer de la production et d'en assumer la gestion. Alors que pour Monatte l'unité et la neutralité syndicale étaient les conditions indispensables pour le développement complet de la lutte de classe, en partant des intérêts concrets et objectifs des masses ouvrières, il semblait presque pour Malatesta qu'elles signifient l'assurance d'un auditoire plus vaste pour la propagande anarchiste.

La neutralité politique syndicaliste permettait de souligner l'autonomie complète à l'égard de tout idéal extérieur à la classe ouvrière, même si Monatte, Dunois et les autres considéraient que le point d'arrivée était l'anarchie, anarchie non théorisée mais née du processus d'auto-émancipation des travailleurs, réalisée quotidiennement dans l'action directe et dans l'appropriation des instruments de leur propre libération. Et non pas simplement la cohabitation de différentes tendances en une unique organisation.

Par contre Malatesta, convaincu que le syndicalisme ne pouvait être qu'un mouvement “légalitaire et conservateur” pensait à une unité opérationnelle ayant de petits objectifs, mais en mesure de devenir, en fonction des capacités de persuasion des anarchistes, une base de consensus indispensable pour le saut révolutionnaire.

Pour Monatte et Dunois “l'anarchisme ouvrier” qu'ils identifiaient avec le syndicalisme, était “une philosophie de classe”,282 il tirait sa raison d'être d'une identité sociale précise, appartenait à l'horizon des besoins et des désirs ouvriers et se résumait dans l'image de la “disparition du salariat et du patronat”. Malatesta, en revanche, contrairement à ce qu'il avait soutenu dans le passé (il avait parlé de conscience et d'antagonisme de classe) mettait en discussion l'existence des intérêts de classe et par conséquent des classes elles-mêmes. La solidarité de classe ne naissait pas de l'objectivité de l'élément sociologique, mais de la volonté de convergence en un même idéal politique. La tâche des anarchistes consistait par conséquent à orienter les syndicats vers la révolution sociale, au risque même de négliger les “avantages immédiats”.

Il en découlait une critique du fonctionnarisme syndical, dont les aspects “corrupteurs” étaient comparés au parlementarisme, et de “l'utopie” de la grève générale qui orientait l'action contre le pouvoir économique et non vers le véritable ennemi, le pouvoir politique. Alors que la révolution envisagée par les syndicalistes se voulait être l'émancipation de la classe ouvrière, la révolution anarchiste s'élargissait à toute l'humanité et visait toutes les formes d'asservissement : économique, politique et moral.

La distance entre les deux positions ne pouvait pas être plus grande même si parmi les membres du congrès, peu en saisirent la réelle portée. Dans la confrontation entre Malatesta et Monatte certains ne virent que la réaffirmation du traditionnel insurrectionnalisme à l'égard de la grève générale. D'autres concentrèrent leur attention sur le problème de la fin et des moyens, en soulignant que c'était l'anarchisme qui devait contenir le syndicalisme et non l'inverse. D'autres encore se contentèrent de ne percevoir que les critiques malatestiennes du conservatisme des syndicats.

Malatesta lui-même eut l'occasion d'écrire, après le congrès : “Sur les questions ainsi traitées par Monatte et moi-même s'engagea une discussion fort intéressante bien qu'un peu étouffée par le manque de temps et la fastidieuse obligation de traduire dans de nombreuses langues. Pour conclure, on prit différentes résolutions, mais je n'ai pas l'impression que les différences de tendance aient été bien définies ; il faut même une grande clairvoyance pour les découvrir et de fait, la plupart des congressistes n'en découvrirent point et votèrent de la même façon pour les différentes motions. Ce qui n'empêche pas le fait que deux tendances bien réelles se sont manifestées, bien que la différence existe davantage dans le développement à venir tel qu'il est prévu que dans les intentions actuelles des personnes”.283

Parmi ceux qui votèrent à la fois les deux motions figurait Luigi Fabbri, certainement pas par manque de “clairvoyance” mais pour minimiser leurs différences, comme il le fit peu de temps après dans “La Protesta umana” de Milan.284

Après le congrès, Malatesta rédigea une sorte de bilan des travaux, qui parut dans de nombreuses revues anarchistes285 et dans lequel il semblait atténuer certaines de ses affirmations ( le compte rendu sténographique en français ne fut publié que l'année suivante). Les déclarations a-classistes s'estompaient pour laisser place à une simple condamnation des “intérêts particuliers”, de la “dégénération” trade-unioniste. Mais qui, sur ce point, parmi les syndicalistes, pouvait être en désaccord ? La solidarité de classe ne voulait certainement pas dire, pour les syndicalistes mais également pour les sociaux-démocrates, une pure et simple communauté d'intérêts contingents, mais la conscience de sa propre identité face aux détenteurs des moyens de production.

Malatesta, à cette occasion, comme à Amsterdam, se référait surtout à l'unionisme nord-américain : en d'autres termes, il prenait comme exemple le modèle syndical le plus corporatif et exclusif, contre lequel et ce n'est pas un hasard, s'étaient constitués, en 1905, les Industrial Workers of the World (IWW). Au fond les syndicalistes ne demandaient-ils pas eux-mêmes une “transformation complète de la société” ? Pouget avait-il voulu dire autre chose, quelques années plus tôt, en écrivant qu'il fallait “préparer la transformation sociale par la grève générale qui, désagrégeant révolutionnairement la société capitaliste, permettra aux travailleurs de prendre possession de la production sociale” ?286 Et quelle valeur pouvait-on accorder à la polémique sur le syndicalisme, comme moyen et non comme fin, si l'objectif était commun : une société nouvelle, libérée de toute forme d'oppression morale et économique, comme le disait la Charte d'Amiens elle-même ?

En réalité, il existait des différences et elles étaient profondes. L'exclusivisme fondé sur la lutte des classes des anarchistes syndicalistes, que Malatesta considérait comme un reliquat marxiste, les amenait à sous-évaluer la question du pouvoir. Pour Malatesta, il ne s'agissait pas seulement d'aboutir à la disparition du salariat et du patronat, mais d'aller à la racine des inégalités, autrement dit de détruire le pouvoir politique qui légitimait les différentes formes d'oppression. Le syndicalisme avait comme objectif la destruction de l'organisation capitaliste, dans l'illusion que son écroulement viderait automatiquement les institutions de l'ancienne société. Aux yeux de Malatesta, l'attaque contre le capitalisme et contre l'état devait avoir lieu simultanément ; si l'on n'abattait pas l'État et les mécanismes de pouvoir, l'oppression sociale se reproduirait, éventuellement sous une autre forme. L'exemple des Unions américaines montrait plus que tout autre que le syndicat lui-même tendait à créer de nouvelles élites, de nouvelles inégalités, sans la stimulation critique d'une présence spécifiquement anarchiste.

Toutefois ces considérations n'émergèrent jamais complètement. Malatesta, malgré la très grande clarté de ses positions, était toujours plus enclin à recoudre les déchirures qu'à envenimer les dissensions, à partir du moment où les moyens adoptés et les objectifs proposés conservaient leur cohérence anarchiste, et ce bien qu'il écrive à la fin de 1907 : “La faute d'avoir abandonné le mouvement ouvrier a fait beaucoup de mal à l'anarchie, mais au moins l'a laissée pure avec son caractère distinctif”.287 De même son intransigeance sur la question du fonctionnarisme syndical s'atténua lorsque de nombreux anarchistes entrèrent dans les organismes centraux ou périphériques de l'Unione sindacale italiana (USI) ou eurent des fonctions au sein du syndicat des cheminots italiens.

Les échos du débat d'Amsterdam parvinrent en Italie assez assourdis. Le seul anarchiste qui avait fait pour s'y rendre le voyage d'Italie à Amsterdam, Luigi Fabbri, insista à plusieurs occasions sur le fait que les deux tendances qui se dessinèrent au congrès étaient “semblables et concordantes sur un plan pratique, mais un peu différentes quant aux motivations”.288 En outre, en Italie, les anarchistes favorables à l'action syndicale devaient se situer par rapport à un courant syndicaliste, celui des Labriola et Leone, de souche socialiste et extrêmement rigide pour en souligner le caractère profondément éloigné de l'anarchisme. Si en France les anarchistes “ouvriéristes” pouvaient se définir syndicalistes, en Italie les termes n'étaient pas interchangeables. Au lieu d'être absorbés par un syndicalisme indifférencié, les italiens s'appliquaient plutôt à démontrer que le véritable syndicalisme ne pouvait être séparé de l'anarchisme. “En bref, le syndicalisme est à nos yeux méthode anarchiste de la lutte appliquée au mouvement ouvrier et économique'”.289

D'ailleurs les anarchistes italiens, même lorsqu'ils se consacrèrent presque exclusivement à l'activité revendicative et à l'organisation syndicale, ne mirent jamais entre parenthèses leur identité politique. En cela ils furent probablement aidés par la solide tradition que l'anarchisme italien, malgré ses tendances anti-organisationnelles récurrentes, avait en tant que mouvement populaire, comme “parti” historique des classes subalternes. L'anarchisme italien, dans son acception socialiste, sans négliger son autocritique, n'avait pas une image de lui-même aussi asphyxiée que celle que les “ouvriéristes” attribuaient au mouvement français. Et si certains étaient prêts à voir dans le “néo-syndicalisme importé en Italie par Enrico Leone” l'élément qui avait ramené à l'anarchisme “les énergies qui s'étaient fourvoyées dans les méandres obscurs du vague idéalisme polychrome”,290 la plupart des anarchistes admettaient que c'était “la tactique anarchiste appliquée aux organisations prolétaires qui (avait) précisément influencé le mouvement syndicaliste”.291

En définitive, les socialistes anarchistes, grâce à l'habileté de la propagande de Luigi Fabbri, adoptèrent une ligne médiane par rapport aux positions de Malatesta et de Monatte, tout en se réclamant souvent de Malatesta, mais plus du Malatesta de 1897 que de celui de 1907. Un exemple : la tension insurrectionnelle n'était pas rejetée. Fabbri lui-même écrivait : “l'organisation syndicale, l'antimilitarisme, l'action directe et la grève générale ne suffisent pas”. Cependant elle s'intégrait au sein d'un long processus d'organisation et de préparation des “conditions matérielles” et des “éléments sociaux” ; on lui ôtait les aspects volontaristes qui pour Monatte l'assimilaient au blanquisme. La propagande et l'action anarchistes n'étaient certainement pas en mesure de hâter l'époque de la révolution, mais elles pouvaient contribuer à la faire mûrir, en créant ses prémisses. “Nous désirons préparer la révolution, et nous nous considérons de par notre œuvre comme un des nombreux facteurs de l'évolution”.292 La révolution perçue ainsi comme le débouché final d'une évolution. En conséquence les suggestions “armées” devenaient caduques, non parce que l'on pensait à une solution pacifique du conflit social, mais parce que le choix des moyens devait également mûrir dans la conscience populaire sans contrainte.

L'équilibre politique de Fabbri, sa disponibilité pour le débat mais en même temps sa fermeté pour faire face aux tendances individualistes et soutenir un anarchisme organisé, enraciné dans la réalité de classe, contribuèrent dans une grande mesure à éviter que les critiques du syndicalisme ne se transforment en hostilité envers les syndicats et que l'enthousiasme à l'égard du syndicalisme ne vide de sa spécificité le mouvement anarchiste.

Après Amsterdam, Malatesta espaça à nouveau ses interventions et, surtout, ne s'engagea pas dans des polémiques directes avec les syndicalistes. Il s'attacha surtout à relever, dans un panorama international où se précisait la perspective d'une guerre franco-allemande, les symptômes d'une éventuelle occasion insurrectionnelle. Il faudra attendre son retour en Italie, en 1913, pour que le débat sur le syndicalisme s'ouvre à nouveau, même s'il reprend sur de nouvelles bases, étant donné le changement du contexte national au regard des années précédentes.



Maurizio Antonioli
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Re: Le Congrès anarchiste d'Amsterdam en 1907

Messagede vroum le Ven 25 Fév 2011 13:24

CONGRÈS ANARCHISTE

tenu à

AMSTERDAM

Août 1907


COMPTE RENDU ANALYTIQUE DES SÉANCES ET RESUMé DES RAPPORTS SUR L'ÉTAT DU MOUVEMENT DANS LE MONDE ENTIER



PARIS
La Publication Sociale
M . DELESALLE
46, rue Monsieur-le-Prince
1908 INTRODUCTION HISTORIQUE

En France, le divorce entre anarchistes et démocrates-socialistes date de 1880. L'année précédente, au congrès de Marseille, toutes les tendances s'étaient confondues ; possibilistes, collectivistes et anarchistes s'étaient rangés sous un même drapeau. «Nous étions alors, écrivait naguère le vieux possibiliste Fournière,293 séparés des anarchistes par une cloison extrêmement mince, purement idéale, ou plutôt verbale... Dans le groupe même de l'Égalité, il y eut des anarchistes jusqu'en 1880 : Jeallot, Maria, Jean Grave préposé avec moi à la confection des bandes, au pliage et à l'expédition du journal, dont j'étais le gérant, c'est-à-dire le délégué aux amendes et aux mois de prison, en même temps que j'étais le secrétaire du journal ouvrier le Prolétaire. Ils ne nous quittèrent qu'au moment où le jeune Parti ouvrier décida d'entrer dans l'action électorale, et c'est au congrès du Havre,294 où fut adopté le programme rédigé à Londres sous la dictée de Karl Marx et présenté à notre acceptation par Malon, que se consomma la scission entre anarchistes et collectivistes révolutionnaires.»

Le divorce était définitif et devait rapidement s'étendre aux anarchistes et aux social-démocrates de tous les pays. Toutefois les anarchistes, ou plus exactement un certain nombre d'entre d'eux, ne cessèrent jamais, malgré tout, de se rattacher spirituellement à la grande famille du socialisme universel. Aussi lorsque à Paris en 1889, à Bruxelles en 1891, les social-démocrates s'efforcèrent de ressusciter la pratique des congrès socialistes internationaux, quelques anarchistes crurent-ils pouvoir y participer.

Leur présence y donna lieu aux plus âpres conflits. Les social-démocrates, ayant la force du nombre, étouffèrent toute contradiction de la part de leurs adversaires qui furent expulsés au milieu des huées : «Il est vrai, a écrit Bernard Lazare295 qu'une grande partie des délégués ouvriers anglais, hollandais et italiens se retirèrent en manière de protestation. Cependant, comme les triomphateurs ne se sentaient pas assez forts encore, ils ne votèrent aucune résolution importante et ils préférèrent écarter la question du parlementarisme et celle de l'alliance avec les partis gouvernementaux. Néanmoins l'attitude de la majorité signifiait nettement : nous ne nous occuperons plus de luttes économiques, mais de luttes politiques, et à l'action révolutionnaire, nous substituerons l'action légale et pacifique.»

Au congrès international suivant, qui se tint à Zurich en 1893, les social-démocrates réussirent enfin, (ils le croyaient du moins) à se débarrasser de leurs adversaires. Un règlement fut voté qui portait notamment : «Toutes les chambres syndicales seront admises au prochain congrès ; aussi les partis et groupements socialistes qui reconnaissent la nécessité de l'organisation des travailleurs et de l'action politique.»

Mais l'avenir n'est à personne, et ce qu'on n'avait pas prévu arriva. Au congrès suivant (Londres, 1896) de nombreux anarchistes se présentèrent, non plus, il est vrai, en qualité d'anarchistes mais de syndiqués, délégués de chambre syndicales.296 C'est alors que les social-démocrates, après une bataille de trois jours où ils faillirent avoir le dessous, édictèrent ces résolutions fameuses excluant des congrès futurs tous les groupements, même corporatifs, qui se refuseraient à confesser la «nécessité» du parlementarisme.

La majorité voulait en finir avec les anarchistes ; elle ne se doutait pas qu'elle venait d'éloigner d'elle, à jamais, le prolétariat organisé.

Mis dans l'impossibilité de participer désormais aux congrès socialistes internationaux, les anarchistes conçurent le projet de tenir des congrès spéciaux et d'y convier la classe ouvrière. Mais le «Congrès ouvrier révolutionnaire international» qui, préparé de longue main, devait s'ouvrir à Paris le 19 septembre 1900, fut interdit le veille par une décision du ministère Waldeck-Rousseau.

Plusieurs années s'écoulèrent. Il semblait que les anarchistes eussent abandonné toute velléité de congrès. Il n'en était rien cependant, et dans l'été de 1906, l'idée du congrès d'Amsterdam naquit, presque simultanément, dans l'esprit des compagnons belges et hollandais. Dès sa fondation (1905), la Fédération des Communiste libertaires de Hollande avait émis le vœu de voir s'établir entre les anarchistes des relations internationales. Ce vœu, le jeune Groupement communiste libertaire de Belgique songeait de son côté à le réaliser. Aussi un compagnon hollandais vint-il à l'assemblée que le Groupement tint à Stockel-Bois le 22 juillet 1906. C'est là que, d'un commun accord, un congrès international fut décidé pour l'année suivante. Il fut entendu qu'il se tiendrait à Amsterdam. Les Hollandais, à leur assemblée générale d'Utrecht (23 septembre) ratifièrent ces décisions. De plus ils prenaient à leur charge l'organisation matérielle du congrès, cependant que les Belges, soucieux d'assurer au congrès le plus de publicité possible, commençaient la publication d'un bulletin de propagande gratuit : le Bulletin de l'Internationale libertaire, dont le principal rédacteur fut Henri Fuss.297

Les Hollandais se mirent sans tarder à l'œuvre. Leur premier soin fut de s'assurer l'adhésion formelle des organisations européennes déjà existantes. Ils l'obtinrent sans la moindre peine, toutes ces organisations ressentant également la nécessité d'un congrès. La première circulaire, qui fut lancée en décembre-janvier, portait donc les signatures suivantes : Joh. J. Lodewijk, pour la Fédération des Communistes libertaires de Hollande ; G. Thonar, pour le groupement communiste libertaire de Belgique ; Paul Fraubose, pour la Fédération anarchiste d'Allemagne ; K. Vohryzek et L. Knotek pour la Fédération anarchiste de Bohème ; et A. Schapiro, pour la Fédération des anarchistes parlant le jeddish, à Londres.

En voici les passages principaux :

Les Fédérations soussignées de groupes libertaires et communistes ont décidé de convoquer un quatrième congrès international,298dont la préparation à été assumée par la Belgique et la Hollande et qui se tiendra, à une date à fixer ultérieurement pendant l'été de 1907, à Amsterdam.

Il est de notre intention d'admettre à ce congrès, non seulement les délégués des groupes libertaires et communistes, mais également les camarades venus à titre individuel.

En effet, tout en désirant peut-être compter les voix pour et contre certaines propositions, nous ne saurions attribuer à l'existence d'une majorité et d'une minorité le même sens que leur donnent les groupements et les congrès parlementaires, où les minorités sont tenues de se soumettre aux décisions de la majorité. Nous n'admettons pas de décisions à caractère obligatoire, ce qui ne nous empêche pas de trouver intéressant de savoir combien de groupes et de camarades partagent une opinion déterminée. Les discussions dans nos séances ont le même caractère que celles des congrès scientifiques internationaux. Nous ne voyons donc aucun inconvénient à ce que des camarades venus individuellement soient les bienvenus au congrès, au même titre que les délégués des groupements, pourvu que ces camarades puissent être supposés de bonne foi.

En plus des groupes et des camarades libertaires, tous délégués de syndicats et tous organisateurs syndicalistes venus individuellement, tous délégués des colonies communistes, etc., seront également les bienvenus. Nous nous adressons à tous ceux qui désirent travailler à la préparation d'une meilleure société, d'une société où régneront les principes du communisme et de la liberté...

La circulaire continuait ainsi :

Nous vous convoquons, à notre congrès, à des discussions, non seulement sur une partie de nos principes et de notre propagande libertaires et communistes, comme le font par exemple les congrès de la libre-pensée et les congrès antimilitaristes, mais à des discussions sur ces principes et sur cette propagande dans toute leur étendue. Car nous savons combien dans la vie sociale tous les problèmes se tiennent. Et nous croyons que la nécessité de vous entendre sur plusieurs points essentiels de principe et de tactique, rend utile, sinon indispensable, une rencontre en réunion internationale.

Ces dernières années, les principes et la tactique communistes-libertaires et anarchistes ont montré des voies nouvelles. Sans vouloir anticiper sur l'ordre du jour, qui sera ultérieurement fixé par les groupes, nous remarquerons que l'action directe a été si fortement et si consciencieusement inaugurée dans plusieurs pays, précisément sous l'influence de nos camarades, témoignant ainsi du progrès que font nos idées dans les cercles ouvriers, que la discussion des problèmes qu'elle soulève justifierait déjà, à elle seule, la convocation d'un congrès international.

Mais il est d'autres questions aussi intéressantes, tels la propagande antimilitariste, les rapports entre le mouvement communiste-libertaire et anarchiste d'une part, et d'autre part, certains mouvements religieux (Tolstoïsme, anarchisme chrétien), point qui n'a pas pu être discuté au congrès de 1900. Enfin, les moyens à employer pour entrer internationalement en relations plus directes, réclament une discussion approfondie, et ainsi de suite.

Cette circulaire rédigée en sept langues et répandue dans le monde entier, ne contribua pas médiocrement à éveiller l'intérêt des camarades. En France, un article de Cornelissen dans l'Almanach de la Révolution et un article de Dunois dans les Temps Nouveaux en avaient même précédé l'apparition de quelques semaines. Il n'en est pas moins vrai qu'en France le congrès rencontra plus de résistances que partout ailleurs ; il y contrariait les vieilles habitudes d'individualisme et c'est ce qui explique que la représentation française au congrès ait été des plus restreintes.

Cependant, à leur conférence de Harlem (28 avril 1907), les Hollandais réglaient les derniers détails d'organisation. Il fut décidé que le congrès aurait lieu du 26 au 31 août 1907, et l'ordre du jour en fut dressé de la manière suivante :

1. L'ANARCHISME ET LE SYNDICALISME ;
rapporteurs: PIERRE MONATTE (Paris) et JOHN TURNER (Londres).

2. GRÈVE GÉNÉRALE ET GRÈVE POLITIQUE ;
rapporteurs : ERRICO MALATESTA (Italie) et Dr. R. FRIEDEBERG (Berlin).

3. ANARCHISME ET ORGANISATION ;
rapporteurs : GEORGES THONAR (Liège), AMÉDÉE DUNOIS (Paris) et H. CROISET (Amsterdam).

4. L'ANTI-MILITARISME COMME TACTIQUE DE L'ANARCHISME ;
rapporteurs : R. de MARMANDE (Paris) et PIERRE RAMUS (Londres).

5. ÉDUCATION INTÉGRALE DE L'ENFANCE ;
rapporteur : LÉON CLÉMENT (Paris).

6. L'ASSOCIATION PRODUCTRICE ET L'ANARCHISME ;
rapporteurs : E. CHAPELIER (Belgique) et I. I. SAMSON (La Haye).

7. LA RÉVOLUTION EN RUSSIE ;
(rapporteur à désigner par les groupes russes).

8. ALCOOLISME ET ANARCHISME ;
rapporteur : Dr. J. VAN REES (Hollande).

9. LA LITTÉRATURE MODERNE ET L'ANARCHISME ;
rapporteur : P. RAMUS.

10. LES LIBERTAIRES ET LA LANGUE MONDIALE ;
rapporteurs : E. CHAPELIER et GASSY MARIN.

11. L'ANARCHISME ET LA RELIGION ;
rapporteur : G. RIJNDERS (Amsterdam).

12. L'ANARCHISME COMME VIE ET ACTIVITÉ INDIVIDUELLES ;
rapporteurs: E. ARMAND et MAURICIUS (Paris).

De plus, deux séances devaient être réservées aux camarades partisans de relations internationales. Les points suivants y devaient être discutés:

1. ORGANISATION DE L'INTERNATIONALE LIBERTAIRE.
Proposition du Groupement Communiste Libertaire de Belgique.

2. RÉDACTION D'UNE DÉCLARATION DE PRINCIPES COMMUNISTES-ANARCHISTES.
Proposition de la Fédération Anarchiste d'Allemagne.

3. CRÉATION D'UN BULLETIN INTERNATIONAL, ORGANE DE RENSEIGNEMENTS.
Proposition du journal brésilien Terra Livre.

4. LE BUT DE LA NOUVELLE «INTERNATIONALE».
Proposition de HANS PETER
(Autriche), rapporteur.

Dans les premiers jours de juin, le bruit courut à travers la presse que, sur la demande formelle des Puissances, le gouvernement hollandais venait d'interdire le congrès.

Ce bruit, dont l'origine policière ne saurait être mise en doute, était dénué de tout fondement. La monarchie hollandaise — le fait vaut d'être noté — observa du commencement à la fin, vis-à-vis du congrès et des congressistes, une attitude de neutralité que nous qualifierons de républicaine, si nous ne nous souvenions de notre congrès de 1900 interdit par la République française, Messieurs Waldeck-Rousseau et Millerand étant ministres.

LES PRÉLIMINAIRES
(24 et 25 août)





Dans un article de la revue Pages Libres,299 le camarade Dunois a consacré un assez long passage à l'énumération des congressistes les plus connus. Empruntons-le lui :

«Une bonne soixantaine de militants étaient là, appartenant à des nationalités très diverses».

«Au premier rang des Hollandais figurait Christian Cornelissen, mince, élancé, le geste vif, la parole rapide, — le type bien caractérisé du révolutionnaire moderne en qui l'esprit scientifique s'allie intimement aux qualités de l'agitateur».

«Les Français étaient en très petit nombre : les plus connus étaient Pierre Monatte, Broutchoux et de Marmande. Les Belges avaient délégué Henri Fuss, hier étudiant ingénieur, aujourd'hui ouvrier typographe, G. Thonar, Chapelier et S. Rabauw, ce dernier rédacteur en chef d'une belle revue flamande, Ontwaking».

«La délégation allemande occupait à elle seule tout un angle de la salle : Sepp Oerter y représentait le Freie Arbeiter, Frauböse le Révolutionar, R. Lange, qui présida, tonitruant et grave, presque toutes les séances du congrès, l'Anarchist; mais surtout on y remarquait la haute et fine stature du Dr R. Friedeberg, qui, la veille encore, était dans la social-démocratie allemande, le champion des tendances les plus larges et les plus avancées».

«Les Russes étaient nombreux aussi, Russes de Paris, de Londres et même de Russie, porteurs de volumineux rapports sur ce mouvement anarchiste russe si important et si méconnu».

«L'Amérique avait envoyé l'ardente conférencière Emma Goldman, et le publiciste Baginsky ; l'Italie, le jeune et vaillant écrivain Luigi Fabbri et son ami Ceccarelli, lequel représentait aussi des groupes argentins ; la Bohème, K. Vohryzek, petit homme à tête ronde, infatigable et volontaire, et son inséparable frère d'armes, le grand, blond et doux Knotek.»

«De Londres étaient venus, avec quelques silencieux Anglais, toute une escouade réfugiés politiques : le jeune et intelligent Schapiro, l'Autrichien Siegfried Nacht, dont les démêlés avec toutes les polices d'Europe ont à maintes reprises défrayé les journaux bourgeois ; l'écrivain P. Ramus, de Freie Génération, R. Rocker, l'organisateur (je n'ose dire le rédempteur, et cependant...) de ces misérables ouvriers juifs de l'East End de Londres, rédacteur d'une revue, Germinal, et d'un journal hebdomadaire, l'Arbeiter Freund, en jargon juif ; Frigerio, Wilquet, et surtout le célèbre révolutionnaire italien Errico Malatesta, le dernier représentant, peut-être — avec son ami Malato — de l'ancien anarchisme insurrectionnel, l'homme dont quarante ans de lutte sans merci n'ont affaibli ni le corps ni la confiance. Guère plus grand que Blanqui, noir et barbu comme un Napolitain, le geste aisé, l'éloquence imagée, vivante et familière, Malatesta est certainement une des plus impressionnantes figures de l'anarchisme international. Après la disparition du bon doyen Reclus, il demeure, avec Kropotkine, avec Tcherkessof, avec James Guillaume, l'un des survivants fidèles de cette noble génération des bakounistes de l'Internationale, — nos vrais pères intellectuels.»

Cette énumération est, on le voit, particulièrement incomplète. On peut affirmer tout d'abord, sans exagération aucune, qu'à de certaines séances le nombre des congressistes atteignit et même dépassa quatre-vingts. Toutes les séances étaient publiques (sauf les deux séances consacrées à la création du Bureau international) et celles du soir furent suivies du commencement à la fin par une foule de travailleurs d'Amsterdam remarquablement silencieux et intéressés.

Il convient, malgré les difficultés de cette tâche, de dresser une liste approximative des camarades de tous les pays qui assistèrent au Congrès et dont les noms nous sont connus.

Voici cette liste:

HOLLANDE — Christian Cornelissen (Paris), J. L. Bruijn, J. J. Lodewijk, I. I. Samson, Reijndorp, Schermerhorn, Klein, Stad, Koekoek, Domela Nieuwenhuis, Altink, Nelly Korver, Prof. J. Van Rees, G. Rijnders, Hesp, Croiset, etc., etc.

ITALIE — Errico Malatesta et Corio (Londres), Luigi Fabbri (Rome), Belleli.

ALLEMAGNE — Dr. R. Friedeberg, Sepp Oerter, Rudolf Lange, Paul Frauböse, Wagner, Ludwig, etc.

ÉTATS-UNIS — Emma Goldman, Max Baginsky, D. A. Bullard.

ARGENTINE — Ceccarelli (Rome).

ANGLETERRE — Keell, Karl Walter, Jean Wilquet (Allemand), Siegfried Nacht (Autrichien), A. Schapiro (Russe), Rudolf Rocker (Allemand), Pierre Ramus (Autrichien), C. Frigerio (Suisse), Schreiber, Flatt, etc.

POLOGNE — Mme Zielinsky (Paris), Schweber.

BELGIQUE — Georges Thonar et Henri Fuss (Liège), Émile Chapelier (Boistfort), Segher Rabauw et Samson (Anvers), Janssen et Heiman (Gand), Schouteten (Bruxelles), Hamburger, Willems, etc.

BOHÈME — K. Vohryzek, L. Knotek.

RUSSIE — Nicolas Rogdaef, Wladimir Zabrejnew, Sophie Wodnef, Émilie Wetkoff, Vladnef, etc.

SERBIE — Pierre Mougnitch.

BULGARIE — Veleff.

FRANCE — Benoît Broutchoux (Lens), R. de Marmande, Pierre Monatte, H. Beylie, Zibelin, Margoulis (Nancy), Coriol, Brillè.

SUISSE ROMANDE — Amédée Dunois (Paris).



Dès le samedi 24 août, un assez grand nombre de congressistes étaient déjà arrivés à Amsterdam. Le soir, dans la grande salle du Plancius sise Plantage Kerklaan, 61, où devait se tenir le congrès, eut lieu en leur honneur une réunion privée que le compagnon I. I. Samson, au nom du comité d'organisation, ouvrit par quelques paroles de bienvenue. Beaucoup de ceux qui se trouvaient là se rencontraient pour la première fois ; d'autres se retrouvaient qui ne s'étaient pas vus depuis des années. Des vues diverses furent échangées entre les délégués sur le Congrès qui allait s'ouvrir et principalement sur la fixation de l'ordre du jour : rien cependant ne fut décidé, le Congrès seul étant souverain en cette matière.

Le lendemain, dimanche 25 août, fut marqué par un grand meeting international. Dès une heure de l'après-midi, une foule d'environ un millier de personnes emplissait le jardin du Plancius, chantant l’Internationale et des hymnes socialistes néerlandais, tandis que les orateurs et, derrière eux, une vingtaine de délégués prenaient place sur la petite scène aménagée dans le fond du jardin.

Ce fut R. FRIEDEBERG qui ouvrit la série des discours. Il fit une véhémente critique de la social-démocratie allemande, et de ce parlementarisme corrupteur en quoi consiste son unique moyen d'action. Au parlementaire, il opposa l'action directe sous toutes ses formes et la propagation méthodique de l'idée de la grève générale révolutionnaire.

MALATESTA, après un salut aux révolutionnaires de la petite Hollande, déclara que le peuple ne doit compter que sur lui-même pour s'émanciper. Le progrès humain ne redeviendra possible que lorsque la violence ouvrière aura détruit les oppressions économiques, politiques et religieuses qui caractérisent la société actuelle.

R. DE MARMANDE évoqua la conférence diplomatique de la Haye et le congrès social-démocratique de Stuttgart. C'est, affirma-t-il, une double banqueroute. Seuls les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes détiennent en leurs mains la force qui créera l'avenir, et c'est ce que prouvent les persécutions dont la République française les accable les uns et les autres. Il termina en déclarant que le Congrès d'Amsterdam ferait beaucoup pour la propagande des idées anarchistes dans le monde.

PIERRE RAMUS, lui aussi, parla de Stuttgart. Et il montra que, seuls, les anarchistes étaient restés fidèles à la cause de la Révolution abandonnée par les social-démocrates de tous les pays. Il releva vivement un mot outrageant pour l'anarchisme récemment prononcé par M. Troëlstra, député socialiste hollandais, et termina sa harangue par le cri de : Vive l'Anarchie !

NICOLAS ROGDAËFF parla de la révolution russe et du rôle considérable qu'y jouent les anarchistes. Tandis que libéraux, radicaux et socialistes bornent leurs efforts à la conquête d'une constitution, les anarchistes, dit-il, essaient de donner à la révolution commencée un caractère économique.

EMMA GOLDMAN esquissa à grands traits un tableau des progrès accomplis par les idées anarchistes dans les dernières années, aux États-Unis, où la révolution aura à vaincre la double force de la démocratie bourgeoise et de la démocratie socialiste.

ÉMILE CHAPELIER prononça contre le militarisme dont l'influence a corrompu profondément les sociétés, une vibrante harangue.

PIERRE MOUGNITCH décrivit la misère qui règne parmi les tristes populations balkaniques, surtout parmi celle de la Macédoine.

KARL VOHRYZEK déclara que les anarchistes tchèques étaient d'accord pour la constitution d'un groupement international où entreraient tous les ennemis de l'autorité de l'homme sur l'homme et de l'exploitation de l'homme par l'homme.

PAUL FRAUBÖSE rapporta comment les anarchistes allemands, renonçant à l'individualisme, s'étaient organisés nationalement pour mieux combattre et dit qu'ils désiraient vivement que leur exemple fut partout suivi.

CHRISTIAN CORNELISSEN prit le dernier la parole. Il se félicita de voir son pays hospitaliser300 le premier congrès anarchiste international. Il rappela que la scission entre les éléments autoritaires et les éléments anarchistes de la grande Association internationale des Travailleurs avait eu lieu non loin d'Amsterdam, à la Haye, en 1872, et que les délégués hollandais s'étaient trouvés alors dans la minorité anarchiste. Il rappela encore qu'au lendemain de ce congrès tristement célèbre, les anarchistes s'étaient rendus à Amsterdam et, que parmi les internationaux de cette ville, ils avaient, selon le mot de James Guillaume, retrouvé «vivace et nettement réfractaire aux velléités centralisatrices, l'esprit de solidarité et d'indépendance qui jadis créa la Fédération des sept libres Provinces». Et l'orateur déclara en terminant qu'il espérait que les anarchistes de 1907 emporteraient, d'Amsterdam et de la Hollande, la même impression que leurs ancêtres, les anarchistes de 1872.

Les camarades F. TARRIDA DEL MARMOL et JOHN TURNER, de Londres, qui devaient prendre la parole, le premier en espagnol et le second en anglais, s'étaient fait excuser. Quant au camarade chinois TSUNMIN, inscrit lui aussi, il fut retenu à Paris par l’état de sa santé.

LE CONGRÈS

PREMIÈRE SÉANCE
Lundi 26 août. — Séance du matin.





La séance du matin est ouverte à 9 heures. Le camarade HENRI FUSS est nommé président. Il prie les congressistes de se grouper autant que possible par nationalités, ce qui est fait. Puis l'on passe à la fixation de l'ordre du jour.

C'est alors que F. DOMELA NIEUWENHUIS soulève un long incident. Il dit que le vendredi suivant l'Association internationale antimilitariste (dont Domela est le secrétaire général) doit tenir, à Amsterdam même, son 2e congrès. Il propose donc que le Congrès anarchiste détache de son ordre du jour la partie relative à l'antimilitarisme et assiste en corps, le vendredi suivant, au Congrès de l'A.I.A. où la question sera discutée dans toute son étendue.

Cette proposition soulève une émotion considérable surtout parmi ceux des congressistes qui savent que, dès le premier jour, Domela s'est posé en adversaire du Congrès anarchiste et l'a combattu de tout son pouvoir. Pourtant R. FRIEDEBERG et après lui PIERRE RAMUS, MAX BAGINSKY et EMMA GOLDMAN appuient sa proposition.

MALATESTA, que soutiendront tout à l'heure, Marmande, Thonar et Chapelier, s'oppose avec énergie à la proposition Domela-Friedeberg. — Ou bien, dit-il, le Congrès de vendredi, ne réunira que des anarchistes, et alors il fera double emploi avec celui-ci, et je n'en saisis pas du tout la nécessité ; ou bien des éléments non-anarchistes, voire même des éléments bourgeois et pacifistes, participeront aussi à ce Congrès, et alors notre devoir d'anarchistes est, avant de nous y rendre, de discuter ici-même, entre nous et à notre point de vue propre, la question de l'antimilitarisme. Et Malatesta demande, en terminant, le passage à l'ordre du jour.

Cette conclusion soulève une vive agitation parmi les partisans de Domela Nieuwenhuis, qui sont venus, ce matin-là, très nombreux. C'est alors que DE MARMANDE demande et obtient une suspension de séance.

A la rentrée (11 h. 1/2), EMMA GOLDMAN au nom de Friedeberg et en son nom personnel, lit une proposition où il est dit que dans l'après-midi du vendredi 30 août, le Congrès anarchiste, après avoir pris position sur la question de l'antimilitarisme, se réunira au Congrès antimilitariste pour tenir avec lui une séance commune.

MALATESTA répond que la question de savoir si l'on ira oui ou non au Congrès antimilitariste ne saurait être préjugée. De nouveau, il demande le passage à l'ordre du jour pur et simple, appuyé par une pétition de 32 délégués.

F. DOMELA NIEUWENHUIS demande le vote de la proposition Friedeberg-Goldman.

MARMANDE demande en vain à Domela de se rallier à la proposition Malatesta ; après une discussion des plus confuses, on finit par passer au vote. Et, contrairement à la demande des amis de Domela, on décide de voter par tête et non par nationalité.

La proposition Malatesta obtient 38 voix ; la proposition Friedeberg 33. La proposition Malatesta est donc adoptée.



DEUXIÈME SÉANCE
Lundi 26 août. — Séance de l'après-midi.




On décide d'entendre la lecture des rapports sur l'état du mouvement anarchiste international et de passer, aussitôt après, à la lecture et à la discussion du rapport Dunois sur l'organisation.

Belgique

G. THONAR expose la situation de l'anarchisme en Belgique. C'est le 25 juillet 1905 qu'a été fondé le Groupement Communiste libertaire, lequel «se donne comme mobile essentiel de conserver les idées communistes-anarchistes intactes de toutes compromissions, de les propager, de faire l'éducation libertaire de ses membres, de les soutenir, de les défendre et d'assurer à sa propagande l'appui d'efforts communs». Une brochure de Thonar : Ce que veulent les Anarchistes dont le texte a été approuvé par un congrès tenu à Charleroi en 1904, lui a servi jusqu'ici de déclaration de principes. Les groupes de Liège, de Court-St-Etienne, Flemalle, Charleroi sont les plus actifs du Groupement qui a tenu un congrès (d'où est sorti le Congrès International), en juillet 1906 à Stockel-Bois et un autre à Bruxelles le 4 août dernier.

Il existe à Boitsfort une colonie communiste qui a publié quelques numéros d'une petite feuille mensuelle, Le Communiste. A Anvers S. Rabauw publie depuis sept ans une revue flamande, Onkwating. Le Groupement a eu pour organe l'Émancipateur, actuellement disparu.301 A Bruxelles paraît enfin Opstanding, rédigé par Schouteten, et à Liège H. Fuss publie l'Action Directe, organe de propagande syndicaliste-révolutionnaire.

Bohème

VOHRYZEK — Après les mouvements français et espagnol c'est peut-être notre mouvement anarchiste tchèque le plus puissant qui soit en Europe. Il est malheureusement, à cause de la difficulté qu'ont les étrangers à lire notre langue, très mal connu.

Naguère encore, nombreux étaient les compagnons qui se déclaraient contre toute espèce d'organisation. Mais les idées à ce sujet se sont bien modifiées depuis que nous nous sommes fédérés et que les compagnons ont pu juger des résultats de l'action collective. Notre organisation a maintenant quatre ans d'existence.

L'anarchisme tchèque dispose en Bohême de huit feuilles périodiques. L'une d'elles, Chudras tire 12.000 exemplaires ; Komuna, plus théorique, tire à 3.000. Notre propagande écrite s'exerce encore par le moyen de la brochure. Une de ces brochures, La Grève générale politique de Vohryzek a été répandue à 50.000 exemplaires: la Grève générale sociale (traduite de l'allemand de Roller) a été tirée à 14.000. Et malgré leur tirage élevé, la plupart de nos brochures sont épuisées ou en voie d'épuisement.

Les élections au Reichsrath autrichien qui se sont faites pour la première fois cette année sur la base du suffrage universel, ont été pour nous une occasion d'excellente propagande ; et nous en avons profité pour faire pénétrer nos idées jusque chez les paysans.

Nous sommes syndicalistes. Mais le syndicalisme n'est pour nous qu'un moyen d'action et non une fin. Nous y voyons un instrument de propagande anarchiste. C'est grâce à lui que nous avons réussi à nous implanter fortement parmi les tisserands et les mineurs du Nord de la Bohême, dont les syndicats sont sous notre influence directe. La plupart de ces syndicats sont doublés d'un groupe anarchiste où entrent les ouvriers les plus instruits et les plus conscients.

Nos mineurs révolutionnaires s'apprêtent à la lutte pour la conquête de la journée de 8 heures.

Hollande (I)

I.I. SAMSON donne des renseignements sur l'activité des anarchistes hollandais au cours des récentes années. La Fédération des Communistes libertaires, où militent tous les camarades partisans de l'action collective, a été fondée le 23 avril 1905. On peut dire que ce fut là le prélude de la réaction salutaire contre cet individualisme dissolvant qui, après la rupture entre révolutionnaires et parlementaires (1894) avait fait d'énormes ravages dans les rangs des premiers. La Fédération, comprenant une douzaine de groupes très actifs, a déjà tenu deux assemblées générales, l'une à Utrecht (23 septembre 1906) l'autre à Harlem (28 avril 1907) ; une troisième aura lieu en septembre et tous les groupes hollandais, fédérés ou non, y seront convoqués. Il convient de dire en effet que nombre de groupes locaux se tiennent encore à l'écart de notre Fédération.

Nous disposons d'une douzaine de journaux en comptant le Volksdagblad, quotidien à tendances syndicalistes et libertaires, et l'Arbeid, organe officiel des syndicats révolutionnaires groupés dans le Secrétariat national du travail et très sympathiques à l'idée anarchiste.

Notre organe fédéral est le Vrije Communist (de La Haye) bi-mensuel. Quand au Vrije Socialist, de beaucoup le plus connu de nos journaux, il est le seul qui n'appartienne pas à un groupe, mais à un individu (le camarade Domela Nieuwenhuis).

Nous sommes, dans le Fédération, anarchistes, communistes et syndicalistes. Mais il y a encore en Hollande des communistes hostiles à l'action révolutionnaire collective ; des individualistes déclarés ; puis des humanitaires et même des chrétiens ou des tolstoïens. Les anarchistes de l'Union pour la communauté du sol ont à Blaricum un organe spécial, le Pionner (4000 exemplaires).

Suisse romande

AMÉDÉE DUNOIS donne lecture d'un rapport du compagnon Jean Wintsch, de Lausanne, sur le mouvement anarchiste en Suisse romande.

Ce mouvement est en bonne voie. Les camarades, presque tous prolétaires, se placent nettement sur le terrain économique et ouvrier. Leur principale activité se dépense donc au sein des syndicats, et si ceux-ci sont entrés depuis deux ou trois années dans les voies du syndicalisme révolutionnaire (création de la Fédération des Unions ouvrières romandes et de la Voix du Peuple) c'est pour une grande part aux anarchistes qu'on le doit.

C'est à Neuchâtel (9 décembre 1906), en une assemblée à laquelle assistaient une trentaine de camarades, que les quelques groupes anarchistes romands décidèrent de se fédérer. La Fédération communiste-anarchiste de la Suisse romande compte actuellement 200 membres, répartis entre neuf groupes (groupes de la Chaux-de-Fonds, Neuchâtel, St-Imier, Genève, Lausanne, Vevey, Montreux, Fribourg, et Groupement libertaire valaisan). Chaque groupe entièrement autonome ; un secrétariat est le seul organe administratif.

A la 2e réunion générale (10 février 1907) on a décidé de se préoccuper tout spécialement de la propagande rurale. Une brochure de 20 pages, le Manifeste aux travailleurs des villes et de la campagne, due à la collaboration d'une centaine de camarades au moins, a été peu de temps après tirée à 15.000 exemplaires et distribuée partout. Elle reflète très bien l'esprit profondément ouvrier des anarchistes romands.

Un des groupes fédérés publie à Genève le Réveil, organe socialiste-anarchiste (en français et en italien) paraissant régulièrement depuis juillet 1900. Principaux rédacteurs : Louis Bertoni, Georges Herzig, Jean Wintsch, etc.

Le rapport contenait également un bref récit des grèves vaudoises de mars 1907. A la suite du renvoi brutal d'un travailleur, les ouvriers des chocolateries Peter-Kohler d'Orbe, de Bussigny et de Vevey s'étaient mis successivement en grève. Le mouvement traînait depuis dix jours, quand le 25 mars, l'Union ouvrière de Vevey déclara soudain la grève générale locale. Le travail s'arrêta net. Le même jour, les gendarmes tirèrent sur la foule, blessant une dizaine de grévistes des deux sexes. A cette nouvelle, la grève générale fut déclarée à Montreux, Lausanne et Genève ; elle l'eut été ailleurs encore si, sous la pression gouvernementale, les patrons chocolatiers n'avaient cédé à temps sur tous les points en litige.

Ce mouvement mémorable montra tout ce qu'il est permis d'attendre de l'esprit de révolte et de solidarité de la classe ouvrière. Mais il surprit les camarades anarchistes, lesquels, n'étant prêts à rien, se trouvèrent quelque peu désemparés et durent se borner à prendre part au mouvement sans pouvoir lui imprimer un caractère plus accentué de guerre sociale. Cette leçon n'a pas été perdue pour eux et quand le prolétariat romand se soulèvera de nouveau, il pourra compter cette fois sur le concours énergique des anarchistes préparés de longue main à toutes les exigences de la situation.

États-Unis

MAX BAGINSKY — D'où vient que la propagande anarchiste s'effectue aux États-Unis plus difficilement que dans la plupart des monarchies ? Il est peu de nations cependant où le régime démocratique soit plus largement développé que dans notre grande République. N'est-ce pas une preuve que les «libertés politiques» si convoitées des peuples qui ne les ont pas encore obtenues, loin de favoriser l'expansion des idées révolutionnaires constituent pour elles un obstacle presque insurmontable ?

C'est en 1884 que le mouvement anarchiste commence à se dessiner aux États-Unis, dans la région de Pittsburgh. Johann Most était arrivé d'Europe à New-York avec la Freiheit depuis décembre 1882 et il menait une propagande intense. Dans les années qui suivirent, les anarchistes — pour la plupart d'origine allemande — prirent part au mouvement ouvrier pour la journée de huit heures. Cette phase de notre activité se termina en 1886-1887 par la sanglante tragédie de Chicago, où périrent Spies, Parsons, et trois autres.

Une longue période de stagnation et d'atonie commence alors ; peut-être durerait-elle encore sans le coup de revolver de Czolgosz qui, en tuant Mac-Kinley, ranima le mouvement et ouvrit pour nos idées une ère d'expansion nouvelle. L'acte de Czolgosz fut vraiment un acte de lutte de classe. En tuant Mac-Kinley, Czolgosz frappait le capitalisme américain, cette ploutocratie barbare qui se nourrit vraiment de chair humaine, dans son représentant le plus qualifié. Nul plus que Mac-Kinley n'avait contribué à mettre la puissance politique aux pieds du capital et à fonder le règne brutal de l'argent.

L'exécution de Mac-Kinley valut aux anarchistes de longues persécutions ; nos idées cependant n'en ont pas souffert, loin de là. Most est mort en 1906, mais la Freiheit lui a survécu et développe. Mother Earth a été fondée et fait parmi les Américains de langue anglaise une active et incessante propagande.

EMMA GOLDMAN. — Le mouvement anarchiste a, aux États-Unis, des racines dans toutes les nationalités, et c'est pourquoi il est si difficile d'en parler d'une manière satisfaisante. Les Allemands, les Russes, les Italiens ont chacun un mouvement anarchiste à eux, avec des organes spéciaux pour la propagande. Il y a même des groupes arméniens et japonais. Les Japonais, concentrés en Californie ont récemment montré la plus vive sympathie pour nos idées. Quant aux juifs, ils sont peut-être les mieux organisés de tous et ils ont réussi depuis deux ans à faire passer en Russie plus de 40.000 dollars pour la lutte révolutionnaire.

Treize journaux et revues anarchistes (en comptant Liberty, l'organe individualiste de Tucker) se publient actuellement aux États-Unis. Ce sont : en langue anglaise Mother Earth (mensuel, 3500 exemplaires) à New-York ; Démonstrator et Emancipator (mensuels) à Lak-Bay, colonie de Home (Etat de Washington) ; Liberty (individualiste, mensuel) à New-York ; — en langue allemande : Freiheit (Hebd.) à New-York ; Arbeiterzeitung (quotidien), Fachel et Vorbote (hebdomadaires), tous trois antiparlementaires, paraissant à Chicago, et Freie Wort (mensuel) à New-York ; — en tchèque, Volné Listy (bi-mensuel) à New-York ; — en italien, la Questione sociale (hebd.) à Paterson, et Cronaca sovvervisa (hebd.) à Barre; — enfin en jeddish, Freie Arbeiterstimme (hebd.) à New-York.

Sous l'influence, en partie, de nos idées, la classe ouvrière, tend de plus en plus, surtout dans l'Ouest, à abandonner le vieux trade-unionisme routinier et conservateur, pour marcher dans les voies du syndicalisme révolutionnaire. Ainsi la grande Fédération des Mineurs de l'Ouest, dans ses luttes mémorables contre la bourgeoisie et le gouvernement du Colorado, a usé énergiquement de l'action directe.

Hollande (II)

G. RIJNDERS demande à ajouter quelques mots au rapport de Samson sur le mouvement hollandais. Samson, dit-il a trop regardé le mouvement avec les lunettes de la Fédération. Il convient qu'on sache que les groupes non fédérés sont beaucoup plus nombreux que les groupes fédérés. Or les non-fédérés font, eux aussi, une propagande active qu'il serait injuste de passer sous silence. C'est ainsi que le groupe d'Amsterdam a publié, cette année même, un calendrier de propagande. D'autres organisent des meetings de propagande, etc.

Rijners termine en déclarant que la représentation hollandaise au Congrès donne une idée inexacte de la puissance respective des groupes fédérés et des groupes non fédérés.

Vienne (Autriche)

PIERRE RAMUS — Le mouvement anarchiste qui autrefois était des plus florissants à Vienne, est actuellement presque ruiné. Les causes de cette décadence sont de deux sortes : il y a d'abord les persécutions de l'autorité, il y a ensuite les calomnies dont les social-démocrates ont abreuvé les anarchistes auprès de la classe ouvrière.

La plupart des camarades capables de tenir une plume ou de prendre la parole en public ont été expulsés de Vienne et obligés de quitter l'Autriche. Ceux qui restent cependant n'ont pas perdu toute espérance. Ils constatent depuis quelque temps un léger réveil de nos idées et quelques-uns font le propos de publier bi-mensuellement un organe de propagande qui réussira peut-être à reconstituer le mouvement anarchiste.302

Le président donne lecture des télégrammes de sympathie qu'adressent au Congrès le Salon Communiste de coiffure de Genève et un groupe de compagnons d'Essen. La séance est levée à six heures et demie.
"Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la vous-mêmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs." (N. Makhno)
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Re: Le Congrès anarchiste d'Amsterdam en 1907

Messagede vroum le Ven 25 Fév 2011 13:25

TROISIÈME SÉANCE
Lundi 26 août. — Séance du soir.




A 8h. 1/2, on reste en séance. Plus de trois cents compagnons d'Amsterdam et des environs sont dans la salle, mélangés aux congressistes. La lecture des rapports sur l'état du mouvement anarchiste est reprise.

Allemagne

RUDOLF LANGE parle sur le mouvement anarchiste allemand. Après une période de stagnation qui dura de 1898 à 1904, ce mouvement est maintenant en plein essor. Les idées anarchistes-communistes pénètrent peu à peu le prolétariat, en dépit de difficultés de toutes sortes, dont la plus grande est évidement l'état d'esprit que l'éducation autoritaire de la social-démocratie a créé dans les masses. L'accueil qui nous est fait décèle cependant que celles-ci commencent à secouer le joug et que leur confiance dévote dans le Parti est déjà ébranlée.

Nous avons actuellement 4 journaux et une revue mensuelle. Le Freie Arbeiter tire chaque semaine à plus de 5000 exemplaires et a gagné depuis 2 ans 2000 lecteurs nouveaux ; il parait sur 8 pages ; — Le Révolutionar, hebdomadaire également, tire à 3000 ; c'est l'organe de notre Fédération ; pendant quelque temps, il eut pour supplément la Direkte Aktion, dont le nom indique les tendances ; l'Anarchist est mensuel et tire à 2000. Ces trois journaux, ainsi que la revue Freie Generation (700 exs.) paraissent à Berlin. Quant à l'Erkenntnis, il parait hebdomadairement à Mannheim depuis 3 mois.

Depuis 2 ans, les anarchistes ont publié de nombreuses brochures (35.000 exs. en tout) et plus de 100.000 feuilles volantes.

Inutile de dire que nos rangs sont décimés par d'incessantes persécutions gouvernementales.

Le syndicalisme révolutionnaire est encore dans les limbes. Peut-être la décision que le prochain Congrès des social-démocrates prendra au sujet des syndicats dits localistes (non adhérents à leurs fédérations nationales de métier et délibérément révolutionnaires) donnera-t-elle la première impulsion à un syndicalisme calqué sur celui de la Confédération générale du travail de France.

Les anarchistes allemands sont des fédéralistes déterminés. Ils ont des groupes dans la plupart des villes importantes, et presque tous ces groupes sont maintenant entrés dans la Fédération anarchiste d'Allemagne.

Lange termine en assurant que les anarchistes allemands, quelque grandes que soient les difficultés qu'ils ont à vaincre, n'abandonneront pas la lutte et combattront particulièrement la social-démocratie qui est devenue une force essentiellement contre-révolutionnaire dont les intérêts n'ont presque plus rien de commun avec ceux du prolétariat. La Révolution ne se fera en Allemagne que le jour où la puissance de la social-démocratie aura disparu.

Juifs de Londres

RUDOLF ROCKER — Le mouvement anarchiste parmi les Juifs de l'East-End de Londres mérite d'attirer l'attention ; il est cependant peu connu des camarades du continent. Presque tous les Juifs londoniens sont originaires de la Russie occidentale, d'où les a chassés la misère et les persécutions. Ils sont au nombre de 120.000.

La propagande anarchiste a été commencée parmi eux en 1886. Par une réaction nécessaire contre le religiosisme hébraïque, l'anarchisme se confondit tout d'abord avec l'athéisme ; ce n'est qu'un peu plus tard qu'il s'attacha à développer les côtés sociaux et révolutionnaires de sa doctrine.

Aujourd'hui, l'influence morale des anarchistes sur les Juifs de l'East-End est considérable ; bien supérieure à celle des social-démocrates, par exemple, ou à celle des sionistes. Cette dernière est presque nulle.

La Fédération des Anarchistes Juifs parlant le jeddish (jargon juif) a été fondée en 1904. Son organe est l'Arbeiter Freund, journal hebdomadaire fondé en 1886 et devenu anarchiste en 1892 : il tire à 2500 exemplaires.303

La Fédération possède aussi une revue mensuelle, Germinal (également en jeddish) que Rocker fonda en 1900 et qui tire à 2000 exemplaires.

En plus de ces périodiques, la Fédération publie de nombreuses brochures : 40.000 exemplaires de celles-ci ont été depuis 4 ans mises en circulation.

Il existe en Angleterre 17 groupes de Juifs anarchistes. Sur ce nombre 10 ont leur siège à Londres (9 sont fédérés) ; les autres sont à Liverpool (2 groupes), Birmingham, Cardiff, Glasgow, Leeds, Manchester, Newcastle et Newport.

La révolution russe a fourni aux camarades juifs l'occasion de développer leur activité. Beaucoup sont rentrés en Russie pour prendre part aux événements ; ceux qui ne pouvaient partir n'ont cessé de soutenir l'action révolutionnaire par des envois d'argent.

Il y a à Londres 14 syndicats ouvriers juifs. Sur ce nombre, 4 font partie à titre de sections juives, des trade-unions anglaises : ils ont donc des statuts anglais.

Les dix autres sont autonomes et ils ont des statuts juifs. Sur ces dix, deux seulement sont conservateurs ; les autres sont révolutionnaires et l'influence des anarchistes peut y être considérée comme prépondérante.

Les conditions de la propagande des anarchistes juifs à Londres et dans toute l'Angleterre tendent à devenir beaucoup plus difficiles, surtout depuis que le nouvel act sur les étrangers a fermé en fait la porte du Royaume-Uni aux immigrants trop pauvres (par conséquent aux immigrants juifs). Dans les groupes, les mouchards se multiplient depuis quelque temps. Aussi la Fédération a-t-elle décidé de se mettre dans ses meubles. Depuis janvier 1906, elle a loué un immeuble pour une durée de 21 ans et elle y a installé un club et une imprimerie, ce qui lui permet d'échapper aux tracasseries de la police internationale.

Russie

N. ROGDAËFF — Les premiers groupes anarchistes russes n'ont pas plus de cinq ans de date : c'étaient ceux de Bielostock, d'Odessa et d'autres villes de la Russie méridionale. Ces groupes ont peu à peu poussé des racines au sein de la classe ouvrière ; c'est dire qu'ils admettent les principes de la lutte de classes. Le groupe d'Ekatérinoslav, un des plus puissants de tous, est même purement ouvrier.

Une bonne cinquantaine de groupes existent actuellement. Mais la vie de la plupart est intermittente ; il serait difficile qu'il en fût autrement. Ces groupes sont répandus sur toute la surface du territoire russe ; il y en a jusque dans l'Oural et le Caucase. Dans les gouvernements de Tchernigov et de Koutaïs, il y a des groupes de paysans anarchistes. Il existe enfin des groupes dans l'armée pour la propagande parmi les soldats.

On remarque parmi les anarchistes russes deux courants principaux. Le premier est le courant syndicaliste : les camarades qui en font partie ont fondé des syndicats de sans-travail dont l'objectif est d'obliger le gouvernement à donner du travail et qui emploient l'action directe. Le second est le courant antisyndicaliste : les camarades de ce courant sont partisans de l'organisation, mais seulement entre anarchistes ; ils ne croient pas au mouvement ouvrier ni à la lutte de classes.

Le martyrologe anarchiste est énorme. Encore est-on loin de connaître toutes les victimes.

La littérature de propagande est extrêmement abondante. Elle consiste soit en traductions, soit en œuvres originales.


Serbie

PIERRE MOUGNITCH — En août 1905, quelques camarades serbes, étudiants et ouvriers, fondèrent à Belgrade un groupe anarchiste-communiste. Ils essayèrent de faire paraître un journal, Pain et Liberté, mais celui-ci, qui était bi-mensuel, disparut au troisième numéro par suite du manque d'argent et du boycottage suscité par les social-démocrates.

En janvier 1907, le groupe se reconstitua. La Lutte ouvrière fut publiée hebdomadairement et atteignit son 17e numéro ; la publication dut en être abandonnée, les camarades, cette fois encore, se trouvant sans argent. Mais l'agitation n'a pas cessé depuis lors.

Les anarchistes essaient d'implanter les idées syndicalistes révolutionnaires dans les syndicats fondés par les social-démocrates.

Nous espérons, pour nos prochaines tentatives, que les camarades de l'extérieur nous appuieront de leur mieux.

Italie

ERRICO MALATESTA — Quelques mots brefs sur le mouvement anarchiste italien. Celui-ci traverse une crise, tout à fait semblable à celle qui a frappé le parti socialiste italien. Les camarades se divisent en organisateurs et anti-organisateurs d'une part, en syndicalistes et anti-syndicalistes de l'autre.

Malgré tout, le mouvement, s'il subit un temps d'arrêt sous l'effet des discordes intérieures, a conservé sa force : elle est grande dans le Nord et dans le Centre où les journaux abondent ; elle est beaucoup moindre dans le Sud.

Le prolétariat italien a toujours eu du goût pour l'action révolutionnaire ; aussi est-il douteux que le Parti socialiste, organisé à la manière allemande, parvienne à l'amener au parlementarisme ; il est d'ailleurs divisé en fractions diverses dont l'une, si elle est logique, viendra à l'anarchisme (c'est celle qui se dit syndicaliste et anti-étatiste) ; les anarchistes ont donc devant eux beaucoup d'avenir, s'ils savent éviter les écueils dont la route est semée.

Angleterre

KARL WALTER — Je n'apporte malheureusement pas sur l'Angleterre des renseignements bien encourageants. Il n'est pas possible de dire qu'il existe chez nous un mouvement anarchiste au vrai sens de ce mot. Cependant l'activité et même l'influence relative des petits groupes existants est grande. Presque tous ceux de nos camarades qui sont des travailleurs manuels appartiennent à une trade-union (syndicat), mais à l'exception de quelques-uns (Turner, par exemple), ils n'y sont guère influents.

Le syndicalisme révolutionnaire a fait son apparition avec la Voice of Labour, de John Turner. Mais à ce sujet, les camarades sont divisés sur la marche à suivre. Les uns, avec Turner, pensent qu'il faut agir dans le sein des trade-unions existantes ; les autres veulent créer des unions révolutionnaires. Ces derniers ont créé récemment l'Union of Direct Actionnist qui a groupé huit petits syndicats.

A Londres paraît mensuellement depuis 1886 le journal-revue Freedom qui est tiré à 2.000 exemplaires et auquel nos idées sont redevables pour une grande part de n'avoir pas tout à fait disparu de la Grande-Bretagne.

La séance est levée à minuit.



QUATRIÈME SÉANCE
Mardi 27 août. — Séance du matin.




Il est neuf heures environ quand s'ouvre la séance. RUDOLF LANGE est nommé président du congrès, avec CHRISTIAN CORNELISSEN et R. DE MARMANDE pour assesseurs.

L'ordre du jour appelle la discussion de la question : Syndicalisme et Anarchisme.304 Mais l'un des rapporteurs, le camarade John Turner, n'étant pas encore arrivé,305 le Congrès décide de discuter en premier lieu la question : Anarchisme et Organisation. La parole est donnée à Amédée Dunois, rapporteur.

AMÉDÉE DUNOIS — Le temps n'est pas loin derrière où la majeure partie des anarchistes était opposée à toute pensée d'organisation. Alors, le projet qui nous occupe eut soulevé parmi eux des protestations sans nombre et ses auteurs se fussent vus soupçonnés d'arrière pensées rétrogrades et de visées autoritaires.

C'était le temps où les anarchistes, isolés les uns des autres, plus isolés encore de la classe ouvrière, semblaient avoir perdu tout sentiment social ; où l'anarchisme, avec ses incessants appels à la réforme de l'individu, apparaissait à beaucoup comme le suprême épanouissement du vieil individualisme bourgeois.

L'action individuelle, «l'initiative individuelle» était censée suffire à tout. On tenait généralement pour négligeables l'étude de l'économie, des phénomènes de la production et de l'échange, et même certains des nôtres déniant toute réalité à la lutte de classe, ne consentaient à voir dans la société actuelle que des antagonismes d'opinions auxquels la «propagande» consistait justement à préparer l'individu.

En tant que protestation abstraite contre les tendances opportunistes et autoritaires de la social-démocratie, l'anarchisme a joué depuis vingt-cinq ans un rôle considérable. Pourquoi, au lieu de s'en tenir là, a-t-il essayé de construire, en face du socialisme parlementaire, une idéologie qui lui appartint en propre ? Dans ses audacieuses envolées, cette idéologie a trop souvent perdu de vue le terrain solide de la réalité et de l'action pratique et, trop souvent aussi, a fini par atterrir, qu'elle le voulut ou non, aux rives désolées de l'individualisme. C'est ainsi qu'on en vint parmi nous à ne plus concevoir l'organisation que sous des formes inévitablement oppressives pour «l'individu» et à repousser systématiquement toute action collective. Cependant, sur cette question de l'organisation qui, précisément, nous occupe, une évolution significative est en voie de s'accomplir. Sans nul doute, cette évolution particulière doit être rattachée à l'évolution générale que l'anarchisme a subie en France depuis quelques années.

En nous mêlant plus activement qu'autrefois au mouvement ouvrier, nous avons franchi la distance séparant l'idée pure, qui si aisément se transforme en dogme inviolable, de la vivante réalité. Nous nous sommes de moins en moins intéressés à nos abstractions d'antan et de plus en plus au mouvement pratique, à l'action : le syndicalisme, l'antimilitarisme ont pris chez nous la première place. L'Anarchisme nous apparaît beaucoup moins sous l'aspect d'une doctrine philosophique et morale que comme une théorie révolutionnaire, que comme un programme concret de transformation sociale. Il nous suffit de voir en lui l'expression théorique la plus parfaite des tendances du mouvement prolétarien.

L'organisation anarchiste soulève encore des objections. Mais ces objections sont fort différentes, selon qu'elles émanent des individualistes ou des syndicalistes.

Contre les premiers, il suffit d'en appeler à l'histoire de l'anarchisme. Celui-ci est sorti, par voie de développement, du «collectivisme» de l'Internationale, c'est-à-dire, en dernière analyse, du mouvement ouvrier. Il n'est donc pas une forme récente, la plus perfectionnée, de l'individualisme, mais une des modalités du socialisme révolutionnaire. Ce qu'il nie, ce n'est donc pas l'organisation ; tout au contraire, c'est le gouvernement, avec lequel, nous a dit Proudhon, l'organisation est incompatible. L'anarchisme n'est pas individualiste ; il est fédéraliste, «associationniste», au premier chef. On pourrait le définir : le fédéralisme intégral.

Au reste, on ne voit pas comment une organisation anarchiste pourrait nuire au développement individuel de ses membres. Personne en effet ne serait tenu d'y entrer, ni même, y étant entré, de n'en pas sortir.

Les objections élevées d'un point de vue individualiste contre nos projets d'organisation anarchiste ne résistent pas à l'examen : elles se retourneraient tout aussi bien contre toute forme de société. Celles des syndicalistes ont plus de solidité. Arrêtons-nous y un instant.

L'existence d'un mouvement ouvrier d'orientation nettement révolutionnaire est actuellement en France, le grand fait auquel risque de se heurter, sinon de se briser, toute tentative d'organisation anarchiste ; et ce grand fait historique nous impose certaines précautions auxquelles ne sont plus tenus, j'imagine, nos camarades des autres pays.

— Le mouvement ouvrier vous offre, nous dit-on, un champs d'action à peu près illimité. Tandis que vos groupements d'opinion, petites chapelles où ne pénètrent que des fidèles, ne peuvent espérer grossir indéfiniment leurs effectifs, l'organisation syndicale, elle, ne désespère pas d'arriver à contenir, dans ses cadres souples et mobiles, le prolétariat tout entier.

Or, continue-t-on, c'est à l'union ouvrière qu'est votre place d'anarchistes, et là seulement. L'union ouvrière n'est pas simplement une organisation de lutte, c'est elle le germe vivant de la société future, et celle-ci sera ce que nous aurons fait le syndicat. La faute, c'est de rester entre initiés, à remâcher toujours les mêmes problèmes de doctrine, à tourner sans fin dans le même cercle de pensée. Sous aucun prétexte, il ne faut se séparer du peuple, car si arriéré, si borné que soit encore le peuple, c'est lui — et, non l'idéologue, — le moteur indispensable de toute révolution. Avez-vous donc, comme les social-démocrates, des intérêts différents de ceux du prolétariat à faire valoir — intérêts de parti, de secte ou de coterie ? — Est-ce au prolétariat de venir à vous, ou bien à vous d'aller à lui pour vivre de sa vie, gagner sa confiance et l'exciter, par la parole et par l'exemple, à la résistance, à la révolte, à la révolution ?

Je ne vois pas pourtant que ces objections vaillent contre nous. Organisés ou non, les anarchistes (j'entends ceux de notre tendance qui ne séparent pas l'anarchisme du prolétariat) ne prétendent pas au rôle de «sauveurs suprêmes». Convaincus de longue date que l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes ou ne sera pas, nous assignons volontiers au mouvement ouvrier la première place dans l'ordre de l'action. C'est dire que, pour nous, le syndicat n'a pas à ne jouer qu'un rôle purement corporatif, platement professionnel, comme l'entendent les guesdistes et, avec eux, quelques anarchistes attardés à des formules surannées. Le temps du corporatisme est passé : ce fait a pu contrarier à l'origine les conceptions qui lui étaient antérieures ; nous l'acceptons, nous, avec toutes ses conséquences. — Notre rôle donc, à nous anarchistes qui pensons être la fraction la plus avancée, la plus audacieuse et la plus affranchie, de ce prolétariat militant organisé dans les syndicats, c'est d'être toujours à ses côtés et de combattre, mêlés à lui, les mêmes batailles. Loin de nous l'inepte pensée de nous isoler dans nos groupes d'études ; organisés ou non, nous resterons fidèles à notre mission d'éducateurs, d'excitateurs de la classe ouvrière. Et si aujourd'hui nous croyons devoir nous grouper entre camarades, c'est, entre autres raisons, pour conférer à notre activité syndicale le maximum de force et de continuité. Plus nous serons forts, et nous ne serons forts qu'en nous groupant, plus forts aussi seront les courants d'idées que nous pourrons diriger à travers le mouvement ouvrier.

Mais nos groupes anarchistes devraient-ils se borner à parfaire l'éducation des militants, à entretenir en eux la sève révolutionnaire, à leur permettre de se connaître et de se rencontrer ? N'auraient-ils pas à exercer directement une activité propre ? — Nous pensons que si.

La révolution sociale ne peut être l'œuvre que de la masse. Mais toute révolution s'accompagne nécessairement d'actes qui par leur caractère — en quelque sorte technique ne peuvent être le fait que d'un petit nombre, de la fraction la plus hardie et la plus instruite du prolétariat en mouvement. Dans chaque quartier, chaque cité, chaque région, nos groupes formeraient, en période révolutionnaire, autant de petites organisations de combat, destinées à l'accomplissement des mesures spéciales et délicates auxquelles la grande masse est le plus souvent inhabile.

Mais l'objet essentiel et permanent d'un groupe, ce serait, j'y arrive enfin, la propagande anarchiste. Oui, nous nous unirions avant tout pour propager nos conceptions théoriques, nos méthodes d'action directe et de fédéralisme. Jusqu'ici la propagande s'est faite individuellement. La propagande individuelle a donné des résultats fort appréciables jadis, mais il faut bien avouer qu'il n’en est plus ainsi aujourd'hui.

Depuis plusieurs années, une sorte de crise a frappé l'anarchisme. Le manque, presque complet, d'entente et d'organisation entre nous est pour beaucoup dans cette crise Les anarchistes, en France, sont en très grand nombre. Dans l'ordre théorique, ils sont déjà bien divisés ; dans l'ordre pratique, ils le sont plus encore. Chacun agit à sa guise et à son heure. Les efforts individuels, pour considérables qu'ils soient, se dispersent et se gaspillent souvent en pure perte. I1 y a des anarchistes partout : ce qui manque, c'est un mouvement anarchiste ralliant, sur un terrain commun, toutes les forces qui, jusqu'à ce jour, bataillèrent isolément.

Ce mouvement anarchiste sortira de notre action commune, de notre action concertée, coordonnée. Inutile de dire que l'organisation anarchiste n'aurait pas la prétention d'unir tous les éléments qui se réclament, bien à tort parfois, de l'idée d'anarchie. Il suffirait qu'elle groupât, autour d'un programme d'action pratique, tous les camarades acceptant nos principes et désireux de travailler avec nous.

GEORGES THONAR — Je m'associe à tout ce qui vient d'être dit par Dunois sur la question de l'organisation et je renonce à la parole, mais non sans avoir au préalable fait une déclaration.

Hier nous avons terminé par un vote la longue discussion élevée sur la proposition de Domela Nieuwenhuis. J'ai pris part à ce vote, bien que je sois l'adversaire de tout scrutin, parce qu'il m'a paru que la question discutée était sans importance. Beaucoup ici étaient sûrement dans mon cas. Je demande tout simplement au Congrès de déclarer aujourd'hui qu'il a agi déraisonnablement et que, dans la suite, il s'efforcera à plus de sagesse.

(Les paroles de Thonar créent un léger tumulte ; quelques congressistes applaudissent avec bruit, tandis que de vives protestations se font entendre.)

ERRICO MALATESTA — La question du vote, que soulève ici Thonar, rentre tout naturellement dans celle de l'organisation que nous sommes en train de discuter. Discutons donc cette question du vote ; pour moi, je n'y vois nul inconvénient.

PIERRE MONATTE — Je n'arrive pas à comprendre ce qu'il y avait d'anti-anarchique, autrement dit d'autoritaire, dans notre scrutin d'hier. Il est absolument impossible d'assimiler le vote par lequel une assemblée décide d'une question de procédure, au suffrage universel ou aux scrutins parlementaires. C'est à chaque instant que, dans nos syndicats, nous usons du vote, et je le répète je n'y vois rien de contraire à nos principes anarchistes.

Il y a des camarades qui, à propos de tout, même des choses les plus futiles, éprouvent le besoin de soulever des questions de principe. Incapables de comprendre l'esprit de notre anti-parlementarisme, ils attachent de l'importance au simple fait de déposer un carré de papier dans une urne ou de lever la main pour manifester une opinion.

CHRISTIAN CORNELISSEN. — Le vote ne serait blâmable que s'il obligeait la minorité. Il n'en est pas ainsi, et nous n'employons le vote que comme un moyen facile de déterminer la puissance respective des diverses opinions en présence.

R. DE MARMANDE — Il est indispensable de recourir au vote, compris de cette façon. Si nous décidons de ne pas voter après chaque discussion, comment ferons-nous pour arriver à connaître quelle est l'opinion du Congrès, ou en combien de courants d'opinion le Congrès se partage ?



CINQUIÈME SÉANCE
Mardi 26 août. — Séance de l'après-midi




La parole est donnée au camarade H. Croiset, d'Amsterdam, qui représente, dans le Congrès, la tendance individualiste.

H. CROISET — Ce qui importe avant tout autre chose, c'est de donner une définition de l'anarchie qui servira de base à mes démonstrations. Nous sommes anarchistes en ce sens que nous voulons instaurer un état social dans lequel l'individu trouvera la garantie de sa liberté intégrale, dans lequel chacun pourra vivre pleinement sa vie ; autrement dit, dans lequel il sera donné à l'individu de vivre sans restriction d'aucune sorte, toute sa vie à lui, et non plus comme aujourd'hui, la vie des autres, je veux dire la vie que d'autres lui imposent.

Ma devise, c'est : Moi, moi, moi... et les autres ensuite !

Les individus ne doivent s'associer que lorsqu'il est démontré que leurs efforts individuels ne peuvent leur permettre d'atteindre isolément le but. Mais le groupement, l'organisation, ne doit jamais, sous aucun prétexte, devenir une contrainte pour celui qui y est entré librement. L'individu n'est pas fait pour la société, c'est au contraire la société qui est faite pour l'individu.

L'anarchie veut mettre chaque individu à même de développer librement toutes ses facultés. Or l'organisation a pour résultat fatal de limiter, toujours plus ou moins, la liberté de l'individu. L'anarchie est donc opposée à tout système d'organisation permanente. Par la vaine ambition de devenir pratiques, les anarchistes se sont réconciliés avec l'organisation. C'est une pente glissante sur laquelle ils se sont placés là. Ils finiront un jour ou l'autre par se réconcilier avec l'autorité elle-même, — tout comme les social-démocrates !

Les idées anarchistes doivent conserver leur pureté ancienne, plutôt que tendre à devenir plus pratiques. Retournons donc à l'ancienne pureté de nos idées !

SIEGFRIED NACHT — Je ne suivrai pas Croiset sur le terrain où il s'est placé. Ce qui, par dessus tout, me paraît devoir être élucidé, ce sont les rapports entre l'anarchisme, ou plus exactement les organisations anarchistes, et les syndicats ouvriers. C'est pour faciliter la tâche de ces derniers que nous, en tant qu'anarchistes, nous devons constituer des groupes spéciaux de préparation et d'éducation révolutionnaire.

Le mouvement ouvrier a une mission qui lui est propre et qui découle des conditions de vie faites au prolétariat par la société actuelle : cette mission, c'est la conquête de la puissance économique, l'appropriation collective de toutes les sources de production et de vie. C'est à quoi aussi aspire l'anarchisme: mais celui-ci ne saurait y parvenir avec ses seuls groupements de propagande idéologique. Pour bonne qu'elle soit, la théorie ne pénètre pas profondément le peuple, et c'est avant tout par l'action que celui-ci s'éduque. L'action, peu à peu, lui donnera une mentalité révolutionnaire.

Les idées de grève générale et d'action directe exercent une grande séduction sur la conscience des masses ouvrières. Ces masses, dans la révolution future, constitueront en quelque sorte, l'infanterie de l'armée révolutionnaire. Nos groupes anarchistes, spécialisés dans les besognes techniques, en formeront, pour ainsi dire l'artillerie, laquelle, pour être moins nombreuse, n'est pas moins nécessaire que l'infanterie.

GEORGES THONAR — Communisme et individualisme, dans l'ensemble de l'idée anarchiste, sont égaux et inséparables. L'organisation, l'action en commun, est indispensable au développement de l'anarchisme et n'est pas contradictoire avec nos prémisses théoriques. L'organisation est un moyen, et pas un principe ; mais il va de soi que, pour être acceptable, elle doit être constituée libertairement.

L'organisation a pu être inutile, au temps où nous n'étions qu'un très petit nombre d'anarchistes, se connaissant tous et se fréquentant assidûment. Nous sommes devenus légion, et nous devons veiller à ce que nos forces ne s'éparpillent pas. Organisons-nous donc, non seulement pour la propagande anarchiste, mais encore et surtout pour l'action directe.

Je suis loin d'être hostile au syndicalisme surtout quand ses tendances sont à la révolution. Mais enfin l'organisation ouvrière n'est pas anarchiste, et par conséquent nous ne serons jamais, dans son sein, absolument nous-mêmes ; notre activité n'y pourra jamais être intégralement anarchiste. D'où la nécessité pour nous de créer des groupements et des fédérations libertaires, fondées sur le respect de la liberté et de l'initiative de tous et de chacun.

K. VOHRYZEK — C'est en qualité d'individualiste que je veux plaider la cause de l'organisation ! — Il est impossible de prétendre que l'anarchisme, du fait même de ses principes, ne saurait admettre l'organisation. L'individualiste attitré lui-même ne condamne pas radicalement l'association entre les individus.

Dire, comme on le fait quelquefois : ou Stirner ou Kropotkine, en opposant ainsi ces deux penseurs, c'est faire une erreur. Kropotkine et Stirner ne peuvent être opposés l'un à l'autre : ils ont exposés la même idée à des points de vue différents. Voilà tout. Et la preuve que Max Stirner n'était pas l'individualiste forcené qu'on se plaît à dire, c'est qu'il s'est prononcé en faveur de «l'organisation». Il a même consacré un chapitre entier à l'association des égoïstes.

Notre organisation n'ayant aucun pouvoir exécutif ne sera pas contraire à nos principes. Dans les syndicats ouvriers, nous défendons les intérêts économiques des travailleurs. Mais pour tout le reste, nous devons nous grouper à part, créer des organisations à bases libertaires.

EMMA GOLDMAN — Moi aussi, je suis en principe favorable à l'organisation. Cependant je redoute que celle-ci, un jour ou l'autre, ne tombe dans l'exclusivisme.

Dunois a parlé contre les excès de l'individualisme. Mais ces excès n'ont rien à faire avec l'individualisme vrai, pas plus que les excès du communisme n'ont à faire avec le véritable communisme. J'ai exposé ma manière de voir dans un rapport dont la conclusion est que l'organisation tend toujours, plus ou moins, à absorber la personnalité de l'individu. C'est là un danger qu'il faut prévoir. Aussi n'accepterai-je l'organisation anarchiste qu'à une seule condition, c'est qu'elle soit basée sur le respect absolu de toutes les initiatives individuelles et ne puisse en entraver le jeu ni l'évolution.

Le principe essentiel de l'anarchie, c'est l'autonomie individuelle. L'Internationale ne sera anarchiste que si elle respecte intégralement ce principe.

PIERRE RAMUS — Je suis favorable à l'organisation et à tous les efforts qui seront faits parmi nous en ce sens. Pourtant il ne me semble pas que les arguments présentés dans le rapport de Dunois aient toute la qualité désirable. Nous devons nous efforcer de revenir aux principes anarchistes, tels que, tout à l'heure, les a formulés Croiset, mais en même temps nous devons systématiquement organiser notre mouvement. En d'autres termes, il faut que l'initiative individuelle s'appuie sur la force de la collectivité, et que la collectivité trouve son expression dans l'initiative individuelle. Mais pour qu'il en soit pratiquement ainsi, nous devons garder intacts et purs nos principes fondamentaux. Au reste nous sommes loin de créer du nouveau. En réalité, nous sommes les successeurs immédiats de ceux qui, dans la vieille Association internationale des Travailleurs, étaient avec Bakounine contre Marx. Nous n'apportons donc rien de nouveau et le plus que nous pouvons faire, c'est de donner à nos vieux principes une impulsion nouvelle, en favorisant partout la tendance à l'organisation.

Quant au but de la nouvelle Internationale, ce ne doit pas être de constituer une force auxiliaire de celle du syndicalisme révolutionnaire. Ce doit être de travailler à la propagande de l'anarchisme dans son intégrité.



SIXIÈME SÉANCE
Mardi 26 août. — Séance du soir.




La séance est ouverte à 8 heures et demie. Un public nombreux se presse dans la salle et compagnon I. I. Samson résume, à son intention, les travaux de la journée. Puis la parole est donnée à Malatesta qui doit parler sur l'organisation.

ERRICO MALATESTA — J'ai écouté avec attention tout ce qui a été dit avant moi sur cette question de l'organisation, et mon impression très nette est que ce qui nous divise, ce sont des mots que nous entendons de manière différente. Nous nous cherchons querelle sur des mots. Mais sur le fond même de la question je suis persuadé que tout le monde est d'accord.

Tous les anarchistes, à quelque tendance qu'ils appartiennent, sont d'une certaine façon, des individualistes. Mais la réciproque est loin d'être vraie : tous les individualistes ne sont pas, tant s'en faut, des anarchistes. Les individualistes se divisent donc en deux catégories bien tranchées : les uns revendiquent, pour toutes les individualités humaines, la leur aussi bien que celle d'autrui, le droit au développement intégral ; les autres ne songent qu'à leur seule individualité et n'hésitent jamais à lui sacrifier autrui. Le tsar de toutes les Russies est de ces derniers individualistes-là. Nous sommes, nous, parmi les premiers.

On s'écrie, avec Ibsen, que l'homme le plus puissant du monde, c'est celui qui est le plus seul ! — Non-sens énorme ! — Le Dr Stockmann dans la bouche duquel Ibsen a mis cette maxime, n'était pas un isolé dans toute la force du terme : il vivait dans une société constituée et non dans l'île de Robinson. L'homme «seul» est dans l'impossibilité d'accomplir la plus petite tâche utile, productive ; et si quelqu'un a besoin d'un maître au-dessus de lui, c'est bien l'homme qui vit isolé. Ce qui libère l'individu, ce qui lui permet de développer toutes ses facultés, ce n'est pas la solitude, c'est l'association.

Pour accomplir un travail réellement utile, la coopération est indispensable, aujourd'hui plus que jamais. Sans doute, l'association doit laisser une entière autonomie aux individus qui y adhèrent, et la fédération doit respecter dans les groupes cette même autonomie : gardons-nous bien de croire que le défaut d'organisation soit une garantie de liberté. Tout démontre qu'il en est autrement.

Un exemple : il y a des journaux anarchistes français qui ferment leurs colonnes à tous ceux dont les idées, le style ou plus simplement la personne ont eu le malheur de déplaire à leurs rédacteurs habituels. Le résultat, c'est que ces rédacteurs sont investis d'un pouvoir personnel qui limite la liberté d'opinion et d'expression des camarades. Il en serait différemment si ces journaux, au lieu d'être la propriété personnelle de tel ou tel individu, appartenaient à des groupements : alors toutes les opinions pourraient librement y être confrontées.

On parle beaucoup d'autorité, d'autoritarisme. Mais là-dessus il faudrait s'entendre. Contre l'autorité incarnée dans l'État et n'ayant d'autre but que de maintenir l'esclavage économique au sein de la société, nous nous élevons de toute notre âme et ne cesserons pas de nous révolter. Mais il y a cette autorité purement morale qui découle de l'expérience, de l'intelligence ou du talent, et, tout anarchistes que nous sommes, il n'est personne d'entre nous qui ne respecte cette autorité-là.

C'est un tort que de se représenter les «organisateurs», les fédéralistes, comme des autoritaires ; et c'en est un autre, non moins grave, que de se figurer les «anti-organisateurs», les individualistes, comme se condamnant délibérément à l'isolement.

Pour moi, je le répète, la querelle entre individualistes et organisateurs est pure querelle de mots, qui ne tient pas devant l'examen attentif des faits. Dans la réalité pratique, que voyons-nous donc ? — C'est que les «individualistes» sont parfois mieux organisés que les «organisateurs» pour la raison que ces derniers se bornent trop souvent à prêcher l'organisation sans la pratiquer. D'autre part, il arrive qu'on rencontre beaucoup plus d'autoritarisme effectif dans les groupements qui se réclament bruyamment de la «liberté absolue de l'individu», que dans ceux que l'on regarde ordinairement comme autoritaires — parce qu'ils ont un bureau et prennent des décisions.

Autrement dit, organisateurs ou anti-organisateurs, tous s'organisent. Il n'y a que ceux qui ne font rien ou pas grand'chose qui peuvent vivre dans l'isolement et s'y complaire. Voilà la vérité ; pourquoi ne pas la reconnaître ?

Une preuve à l'appui de ce que j'avance : en Italie tous les camarades qui sont actuellement dans la lutte se réclament de mon nom, les «individualistes» aussi bien que les «organisateurs» et je crois bien que tous ont raison, car, quelles que soient entre eux les divergences théoriques, tous également pratiquent l'action collective.

Assez de querelles de mots ; tenons-nous en aux actes ! Les mots divisent et l'action unit. Il est temps de nous mettre tous ensemble au travail pour exercer une influence effective sur les événements sociaux. Il m'est pénible de penser que pour arracher l'un des nôtres aux griffes de ses bourreaux, il a fallu que nous nous adressions à d'autres partis que le nôtre. Et pourtant, Ferrer ne devrait pas sa liberté aux francs-maçons et aux libres-penseurs bourgeois, si les anarchistes groupés en une Internationale puissante et redoutée, avaient pu prendre eux-mêmes en mains la protestation universelle contre l'infamie criminelle du gouvernement espagnol.

Tâchons donc que l'Internationale anarchiste devienne enfin une réalité. Pour nous mettre à même de faire rapidement appel à tous les camarades, pour lutter contre la réaction, comme pour faire acte, en temps voulu, d'initiative révolutionnaire, il faut que notre Internationale soit !



SEPTIÈME SÉANCE
Mercredi 28 août. — Séance du matin.




La séance s'ouvre quelques minutes après 9 heures. On commence par confirmer le compagnon R. Lange dans ses fonctions de président. Puis après que le discours de Malatesta a été traduit en hollandais et en allemand, il est donné lecture de la correspondance, et notamment d'une lettre du compagnon Tsumin, de Paris, s'excusant d'être empêché par la maladie de prendre part au Congrès. Puis on reprend la discussion commencée la veille sur l'Organisation anarchiste.

MAX BAGINSKY — Une grave erreur trop souvent commise, c'est de croire que l'individualisme répudie toute organisation. Les deux termes, au contraire, sont inséparables. Individualisme signifie plus spécialement un effort dans le sens de l'affranchissement intérieur, moral, de l'individu ; organisation signifie association entre individualités conscientes en vue d'un but à atteindre ou d'un besoin économique à assouvir. Il importe toutefois de ne jamais oublier qu'une organisation révolutionnaire a besoin d'individualités spécialement énergiques et conscientes.

AMÉDÉE DUNOIS — Je constate que j'avais essayé de faire descendre la discussion du ciel des idées abstraites et vagues sur la terre ferme des idées concrètes, précises, humblement relatives. Croiset au contraire l'a fait remonter au ciel, à des hauteurs métaphysiques où je me refuse à le suivre.

La motion dont je propose l'adoption au congrès, ne s'inspire pas d'idées spéculatives sur le droit de l'individu au développement intégral. Elle part de considérations toutes pratiques sur la nécessité qu'il y a à s'organiser, à solidariser les efforts de propagande et de combat.

(Et notre camarade lit la motion dont on trouvera plus loin le texte, légèrement amendé.)

CHRISTIAN CORNELISSEN — Rien n'est plus relatif que le concept d'individu. L'individualité en soi n'existe pas dans la réalité, où nous la voyons toujours limitée par d'autres individualités. Les individualistes oublient trop ces limites de fait, et le grand bienfait de l'organisation sera précisément de rendre l'individu conscient de ces limites en l'accoutumant à concilier son droit au développement personnel avec les droits d'autrui.

BENOÎT BROUTCHOUX — Mon expérience de militant révolutionnaire m'a fortement convaincu que l'organisation est encore le moyen le plus efficace pour empêcher ce fétichisme qui s'attache trop souvent à la personne de certains agitateurs et leur confère une autorité de fait on ne peut plus dangereuse. Vous savez que nous avons, dans le Pas-de-Calais, une puissante organisation d'ouvriers mineurs. Eh bien, on ne trouverait pas chez nous la moindre trace d'autorité ni d'autoritarisme. Seuls nos ennemis peuvent soutenir le contraire et dénoncer, par exemple, dans les secrétaires de nos sections syndicales quelque chose comme des autorités constituées.

G. RIJNDERS — Je ne suis pas, moi non plus, hostile à l'organisation. Du reste il n'y a pas un seul anarchiste qui au fond ne lui soit favorable. Tout dépend de la manière dont l'organisation est conçue et établie. Ce qu'il convient avant tout d'y éviter, ce sont les personnalités. En Hollande, par exemple, la Fédération existante est loin de satisfaire tout le monde ; il est vrai que ceux qui ne l'approuvent pas n'ont qu'à n'y pas entrer.

ÉMILE CHAPELIER — Je demande que les discours soient moins longs et plus substantiels. Depuis le discours prononcé hier soir par Malatesta, lequel a épuisé la question, on n'a pas apporté pour ou contre l'organisation, un seul argument nouveau. Avant de parler d'autorité ou de liberté, il serait bon de s'entendre sur le sens de ces mots. Par exemple, qu'est-ce que l'autorité ? Si c'est l'influence qu'exercent et qu'exerceront toujours dans un groupement les hommes de capacité réelle, je n'ai rien à dire contre elle. Mais l'autorité qu'il faut à tout prix éviter entre nous, c'est celle qui découle de ce fait que certains camarades suivent aveuglément tel ou tel. C'est là un danger, et pour le conjurer, je demande que l'organisation qui sera créée ignore les chefs et les comités généraux.

EMMA GOLDMAN — Je suis, comme je l'ai déjà dit, pour l'organisation. Seulement je voudrais que, dans la motion Dunois, fut explicitement affirmée la légitimité de l'action individuelle, à côté de l'action collective. Je présente donc un amendement à la motion Dunois.

(Goldman donne lecture de son amendement qui, accepté par Dunois, sera ensuite incorporé, en termes abrégés, à la motion de ce dernier.)

I. I. SAMSON — Ici, en Hollande, existe une Fédération de Communistes libertaires, à laquelle j'appartiens. Sans doute, comme le disait tout à l'heure le compagnon Rijnders, beaucoup de camarades ont refusé d'y adhérer. Pour des raisons de principes ? Non pas : pour des raisons de personnes seulement. Nous n'excluons, n'avons jamais exclu personne. Nous ne nous opposons pas même à l'entrée des individualistes. Qu'ils viennent donc à nous, s'ils le veulent. A la vérité, je ne me dissimule pas que, quelque soit la forme de l'organisation, ils s'y conduiront toujours en mécontents. Ce sont des mécontents par nature et il n'y a pas trop à s'émouvoir de leurs critiques.

K. VOHRYZEK — La motion Dunois ne disant rien sur la caractère que doit revêtir l'organisation anarchiste, je demande qu'elle soit complétée par une adjonction précisant ce caractère, adjonction que Malatesta a bien voulu signer avec moi.

(Vohryzek lit cette adjonction qu'on trouvera plus loin.)

La discussion est close. On va passer au vote sur les motions déposées. Il y en a deux : la première est celle de Dunois, légèrement amendée par Goldman et complétée par Vohryzek et Malatesta ; la seconde est celle du camarade Pierre Ramus.


MOTION DUNOIS306 :

Les anarchistes réunis à Amsterdam le 27 août 1907,

Considérant que les idées d'anarchie et d'organisation, loin d'être incompatibles, comme on l'a quelque fois prétendu, se complètent et s'éclairent l'une l'autre, le principe même de l'anarchie résidant dans la libre organisation des producteurs ;

Que l'action individuelle, pour importante qu'elle soit, ne saurait suppléer au défaut d'action collective, de mouvement concerté ; pas plus que l'action collective ne saurait suppléer au défaut d'initiative individuelle307 ;

Que l'organisation des forces militantes assurerait à la propagande un essor nouveau et ne pourrait que hâter la pénétration dans la classe ouvrière des idées de fédéralisme et de révolution ;

Que l'organisation ouvrière, fondée sur l'identité des intérêts, n'exclut pas une organisation fondée sur l'identité des aspirations et des idées ;

Sont d'avis que les camarades de tous les pays mettent à l'ordre du jour la création de groupes anarchistes et la fédération des groupes déjà créés.

ADJONCTION VOHRYZEK - MALATESTA :

La Fédération anarchiste est une association de groupes et d'individus où personne ne peut imposer sa volonté ni amoindrir l'initiative d'autrui. Vis-à-vis de la société actuelle, elle a pour but de changer toutes les conditions morales et économiques et, dans ce sens, elle soutient la lutte par tous les moyens adéquats.308

MOTION PIERRE RAMUS :

Le Congrès anarchiste d'Amsterdam, propose aux groupes de tous les pays de s'unir en fédérations locales et régionales, d'après les diverses divisions géographiques.

Nous déclarons que notre proposition s'inspire des principes mêmes de l'anarchisme, car nous ne voyons pas la possibilité de l'initiative et de l'activité individuelle en dehors du groupement, lequel, constitué selon nos vœux, fournira seul un terrain pratique à la libre expansion de chaque individualité.

L'organisation fédérative est la forme qui convient le mieux au prolétariat anarchiste. Elle unit les groupes existants en un tout organique qui s'accroît par l'adhésion de groupes nouveaux. Elle est anti-autoritaire, n'admet aucun pouvoir législatif central à décisions obligatoires pour les groupes et individus, ceux-ci ayant un droit reconnu à se développer librement dans notre mouvement commun et à agir dans le sens anarchiste et économique sans aucun ordre ou empêchement. La fédération n'exclut aucun groupe et chaque groupe est libre de se retirer et de rentrer en possession des fonds versés, quand il le juge nécessaire.

Nous recommandons en outre aux compagnons de se grouper selon les besoins et nécessités de leur mouvement respectif, et aussi de ne pas perdre de vue que la force du mouvement anarchiste, national et international, dépend de sa constitution sur des bases internationales, les moyens d'émancipation ne pouvant dériver que d'une action internationale concertée.

Compagnons de tous les pays, organisez-vous en groupes autonomes et unissez-vous en une fédération internationale : l'Internationale anarchiste.

Lecture de ces motions ayant été donnée en français, hollandais et allemand, il est passé au vote.

La motion Dunois obtient 46 voix ; l'adjonction Vohryzek 48. A la contre-épreuve, une seule main se lève contre la motion, aucune contre l'adjonction qui réunit ainsi l'unanimité des suffrages.

La motion Ramus est ensuite mise aux voix : elle réunit 13 pour 17 contre. Beaucoup de congressistes déclarent s'abstenir pour la raison que la motion Ramus n'ajoute rien à celle qui vient d'être votée.

Le compte rendu de Pages libres, que nous avons déjà cité, a souligné ainsi l'importance du vote émis par le Congrès:

«Cette résolution d'Amsterdam, y est-il dit, n'est pas tout à fait sans importance : désormais, il ne sera plus possible à nos adversaires social-démocrates d'invoquer notre vieille haine de toute espèce d'organisation pour nous bannir du socialisme sans autre forme de procès. Le légendaire individualisme des anarchistes a été tué publiquement à Amsterdam par les anarchistes eux-mêmes, et toute la mauvaise foi de certains de nos adversaires ne saurait parvenir à le ressusciter».

On remarquera toutefois que dans les discussions précédentes, aussi bien que dans les motions déposées, il n'a été traité jusqu'ici de l'organisation qu'au seul point de vue théorique. Restaient à prendre des décisions d'un caractère pratique ; restait à créer l'Internationale anarchiste. Ce fut l'œuvre de la séance suivante.



HUITIÈME SÉANCE
Mercredi 28 août. - Séance de l'après-midi.




Cette séance est privée. La presse a été avisée qu'elle ne serait pas admise et ne se présente pas. En dehors des congressistes — dont l'appel se fait par nationalités pour éviter les intrus, — il n'y a dans la salle qu'un très petit nombre d'auditeurs, entre autres Fritz Kater, président de l'Union libre des syndicats allemands, qui suit depuis deux jours, au banc des délégués allemands, les séances du Congrès, — et quelques camarades d'Amsterdam connus des organisateurs.

Dès le début de la séance, la commission d'organisation du Congrès présente son rapport financier. Il en résulte que les dépenses ont de beaucoup dépassé les dépenses et qu'on prévoit un déficit d'environ 250 francs. Après un bref échange de vues, on décide qu'une collecte sera faite en fin de séance parmi les congressistes et qu'un appel à la solidarité des camarades de tous les pays sera adressé le plus tôt possible par le trésorier du Congrès (J.-L. Bruijn) à tous les journaux se réclamant de l'anarchisme.

Le Congrès ayant décidé que le compte rendu de cette séance ne pourrait être publié d'une manière détaillée, nous devons nous borner à un aperçu rapide. Tout le monde était d'accord sur l'utilité d'établir, entre les anarchistes, des relations internationales ; mais sur la meilleure manière d'établir ces relations, les opinions divergeaient quelque peu. Un très grand nombre de délégués intervinrent dans la discussion. Ce sont : les camarades Georges Thonar, Henri Fuss, Chapelier, Malatesta, Fabbri, Ceccarelli, Monatte, Zielinska, Marmande, Broutchoux, Walter, Wilquet, Ramus, Goldman et Baginsky, Nacht, Samson et Cornélissen, Rogdaëff, Vohryzek, Lange et Friedeberg.

THONAR demanda que l'Internationale fut composée de fédérations nationales ou régionales groupant chacune un certain nombre de sections locales ; les fédérations correspondraient entre elles directement, par l'intermédiaire de personnes sûres. A quoi H. Fuss répondit que le Congrès, sans entrer dans tous ces détails, devait se borner à créer un bureau de correspondance chargé de relier les divers mouvements nationaux. VOHRYZEK posa cette question : Recevra-t-on l'adhésion des individus isolés ? et demanda que ceux-ci ne pussent être admis que sur présentation. NACHT soutint cette idée que les délégués des organisations existantes devaient commencer par s'entendre entre eux et présenter ensuite au Congrès un projet ferme d'Internationale.

LANGE propose la création à Londres d'un Bureau international de correspondance de cinq membres, chargé de servir d'intermédiaire entre les groupes, et cette proposition fut, comme on le verra, adoptée par le Congrès. Puis FRIEDEBERG demanda que le Bureau se tint en communication permanente avec les groupes et constituât, avec les journaux et les rapports écrits qu'il en recevrait, les archives de l'anarchisme international.

EMMA GOLDMAN s'éleva contre l'idée du Bureau de correspondance. Les dépenses qu'occasionnerait ce bureau, pensait-elle, seraient beaucoup mieux employées à la publication d'un Bulletin international, dont, au reste, les camarades d'Amérique s'engageaient à faire les frais. A quoi CORNELISSEN répliqua que ce Bulletin lui semblait en effet de la plus réelle utilité, mais que nul n'était mieux placé pour le publier que le Bureau international.

A un certain moment, le président Lange fit connaître qu'un certain nombre de propositions concrètes avaient été déposées sur le bureau au cours de la discussion. Ces propositions émanaient des camarades Vohryzek, Marmande, Freideberg, Lange, Nacht, Fabbri, Fuss, Broutchoux et Samson, et loin d'être incompatibles se complétaient l'une l'autre. Alors quelqu'un proposa la fusion en une seule de toutes ces propositions et la séance fut suspendue à cet effet.

Elle fut reprise au bout d'une demi-heure. Vohryzek, Marmande, Friedeberg et les autres s'étaient mis d'accord sur le texte suivant qui, soumis aussitôt à la ratification du Congrès, recueillit 43 voix contre 6.309

Les anarchistes (fédérations, groupes représentés et individus) réunis à Amsterdam, déclarent que l'Internationale anarchiste est constituée.

Elle est formée des organisations déjà existantes, des groupes et des camarades isolés qui y adhéreront ultérieurement.

Les individus, groupes et fédérations restent autonomes.

Un bureau international est institué. Il sera composé de 5 membres.

Pour le cas où l'un des membres du B. I. se trouverait dans l'impossibilité absolue de remplir son mandat, les autres membres auront, d'un accord unanime, à le remplacer par un autre camarade.

Le Bureau a pour tâche de créer des archives anarchistes internationales accessibles aux camarades.

Il entre en rapports avec les anarchistes des différents pays, soit directement, soit par l'intermédiaire de 3 camarades choisis par les fédérations ou groupes des pays intéressés.

Pour faire partie de l'Internationale à titre individuel, les camarades devront avoir été identifiés soit par une organisation, soit par le Bureau, soit encore par des camarades connus du Bureau.

Les frais du Bureau et des archives seront couverts par les fédérations, groupes et individus adhérents.

De leur côté, Baginsky, E. Goldman et Ramus présentèrent la motion suivante qui ne recueillit que 4 voix :

Le congrès international anarchiste déclare l'Internationale constituée. Celle-ci est dépourvue de tout office central. Son fonctionnement est assuré de la manière suivante : les fédérations, groupes et mouvements de tendance anarchiste de chaque pays éliront individuellement ou collectivement deux correspondants dont les noms et adresses seront publiés dans chaque numéro des périodiques anarchistes internationaux. Ces correspondants se tiendront, conformément aux instructions de leurs groupes ou fédérations, en contact constant avec les correspondants des autres pays. La publication d'un Bulletin international est résolue.310

Ainsi fut constituée cette Internationale anarchiste que de nombreux camarades, en Hollande, en Belgique, en Allemagne et en Bohème, appelaient depuis longtemps de leurs vœux ! A la proclamation du scrutin, les applaudissements éclatèrent unanimes.311 Il était sept heures et la séance fut levée, tandis que de toutes les poitrines montait le chant de l'Internationale.
"Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la vous-mêmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs." (N. Makhno)
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Re: Le Congrès anarchiste d'Amsterdam en 1907

Messagede vroum le Ven 25 Fév 2011 13:27

NEUVIÈME SÉANCE
Mercredi 28 août. — Séance du soir.




La vaste salle de Plancius est littéralement comble quand, à 9 heures, Lange déclare ouverte la séance. L'ordre du jour appelle la discussion de la question suivante : Syndicalisme et Anarchisme. Le camarade Pierre Monatte, de Paris, membre du comité de la Confédération générale du travail, a la parole en qualité de premier rapporteur.

PIERRE MONATTE — Mon désir n'est pas tant de vous donner un exposé théorique du syndicalisme révolutionnaire que de vous le montrer à l'œuvre et, ainsi, de faire parler les faits. Le syndicalisme révolutionnaire, à la différence du socialisme et de l'anarchisme qui l'ont précédé dans la carrière, s'est affirmé moins par des théories que par des actes, et c'est dans l'action plus que dans les livres qu'on doit l'aller chercher.

Il faudrait être aveugle pour ne pas voir tout ce qu'il y a de commun entre l'anarchisme et le syndicalisme. Tous les deux poursuivent l'extirpation complète du capitalisme et du salariat par le moyen de la révolution sociale. Le syndicalisme, qui est la preuve d'un réveil du mouvement ouvrier, a rappelé l'anarchisme au sentiment de ses origines ouvrières ; d'autre part, les anarchistes n'ont pas peu contribué à entraîner le mouvement ouvrier dans la voie révolutionnaire et à populariser l'idée de l'action directe. Ainsi donc, syndicalisme et anarchisme ont réagi l'un sur l'autre, pour le plus grand bien de l'un et de l'autre.

C'est en France, dans les cadres de la Confédération générale du travail, que les idées syndicalistes révolutionnaires ont pris naissance et se sont développées. La confédération occupe une place absolument à part dans le mouvement ouvrier international. C'est la seule organisation qui tout en se déclarant nettement révolutionnaire, soit sans attaches aucunes avec les partis politiques, même les plus avancés. Dans la plupart des autres pays que la France, la social-démocratie joue les premiers rôles. En France, la C.G.T. laisse loin derrière elle, par la force numérique autant que par l'influence exercée, le Parti socialiste : elle prétend représenter seule la classe ouvrière, et elle a repoussé hautement toutes les avances qui lui ont été faites depuis quelques années. L'autonomie a fait sa force et elle entend demeurer autonome.

Cette prétention de la C.G.T., son refus de traiter avec les partis, lui a valu de la part d'adversaires exaspérés, le qualificatif d'anarchiste. Aucun cependant n'est plus faux. La C.G.T., vaste groupement de syndicats et d'unions ouvrières, n'a pas de doctrine officielle. Mais toutes les doctrines y sont représentées et y jouissent d'une tolérance égale. Il y a dans le comité confédéral un certain nombre d'anarchistes ; ils s'y rencontrent et y collaborent avec des socialistes dont la grande majorité — il convient de le noter au passage — n'est pas moins hostile que ne le sont les anarchistes à toute idée d'entente entre les syndicats et le parti socialiste.

La structure de la C.G.T. mérite d'être connue. A la différence de celle de tant d'autres organisations ouvrières, elle n'est ni centralisatrice ni autoritaire. Le comité confédéral n'est pas, comme l'imaginent les gouvernants et les reporters des journaux bourgeois, un comité directeur, unissant dans ses mains le législatif et l'exécutif : il est dépourvu de toute autorité. Le C.G.T. se gouverne de bas en haut ; le syndicat n'a pas d'autre maître que lui-même ; il est libre d'agir ou de ne pas agir ; aucune volonté extérieure à lui-même n'entravera ou ne déchaînera jamais son activité.

A la base donc de la Confédération est le syndicat. Mais celui-ci n'adhère pas directement à la Confédération ; il ne peut le faire que par l'intermédiaire de sa fédération corporative, d'une part, de sa Bourse du travail, d'autre part.

C'est l'union des fédérations entre elles et l'union des bourses qui constituent la Confédération.

La vie confédérale est coordonnée par le comité confédéral formé à la fois par les délégués des bourses et par ceux des fédérations. A côté de lui fonctionnent des commissions prises dans son sein. Ce sont la commission du journal (la Voix du Peuple), la commission de contrôle, aux attributions financières, la commission des grèves et de la grève générale.

Le congrès est, pour le règlement des affaires collectives, le seul souverain Tout syndicat, si faible soit-il, a le droit de s'y faire représenter par un délégué qu'il choisit lui-même.

Le budget de la Confédération est des plus modiques. Il ne dépasse pas 30.000 francs par an. L'agitation continue qui a abouti au large mouvement de mai 1906 pour la conquête de la journée de 8 heures n'a pas absorbé plus de 60.000 francs. Un chiffre aussi mesquin a fait jadis, quand il a été divulgué, l'étonnement des journalistes. Quoi ! c'est avec quelques milliers de francs, que la Confédération avait pu entretenir, durant des mois et des mois, une agitation ouvrière intense ! — C'est que le syndicalisme français, s'il est pauvre d'argent, est riche d'énergie, de dévouement, d'enthousiasme, et ce sont là des richesses dont on ne risque pas de devenir l'esclave.

Ce n'est pas sans effort ni sans longueur de temps que le mouvement ouvrier français est devenu ce que nous le voyons aujourd'hui. Il a passé depuis trente-cinq ans depuis la Commune de Paris — par de multiples phases. L'idée de faire du prolétariat, organisé en «sociétés de résistance,» l'agent de la révolution sociale, fut l'idée mère l'idée fondamentale de la grande Association internationale des travailleurs fondée à Londres en 1864. La devise de l'Internationale était, vous vous en souvenez : L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes, — et c'est encore notre devise, à nous tous, partisans de l'action directe et adversaires du parlementarisme. Les idées d'autonomie et de fédération si en honneur parmi nous, ont inspiré jadis tous ceux qui dans l'Internationale se sont cabrés devant les abus de pouvoir du conseil général et, après le congrès de la Haye, ont adopté ouvertement le parti de Bakounine. Bien mieux, l'idée de la grève générale elle-même, si populaire aujourd'hui, est une idée de l'Internationale qui, la première, a compris la puissance qui est en elle.

La défaite de la Commune déchaîna en France une réaction terrible. Le mouvement ouvrier en fut arrêté net, ses militants ayant été assassinés ou contraints de passer à l'étranger. Il se reconstitua pourtant, au bout de quelques années, faible et timide tout d'abord ; il devait s'enhardir plus tard. Un premier congrès eut lieu à Paris en 1876 : l'esprit pacifique des coopérateurs et des mutualistes y domina d'un bout à l'autre. Au congrès suivant, des socialistes élevèrent la voix ; ils parlèrent d'abolition du salariat. A Marseille (1879) enfin, les nouveaux venus triomphèrent et donnèrent au congrès un caractère socialiste et révolutionnaire des plus marqués. Mais bientôt des dissidences se firent jour entre socialistes d'écoles et de tendances différentes. Au Havre, les anarchistes se retirèrent, laissant malheureusement le champ libre aux partisans des programmes minimums et de la conquête des pouvoirs. Restés seuls, les collectivistes n'arrivèrent pas à s'entendre. La lutte entre Guesde et Brousse déchira le parti ouvrier naissant, pour aboutir à une scission complète.

Cependant, il arriva que ni guesdistes ni broussistes (desquels se détachèrent plus tard les allemanistes) ne purent bientôt plus parler au nom du prolétariat. Celui-ci, justement indifférent aux querelles des écoles, avait reformé ses unions, qu'il appelait, d'un nom nouveau, des syndicats. Abandonné à lui-même, à l'abri, à cause de sa faiblesse même, des jalousies des coteries rivales, le mouvement syndical acquit peu à peu de la force et de la confiance. Il grandit. La Fédération des Bourses se constitua en 1892, la Confédération générale du travail, qui dès l'origine, eut soin d'affirmer sa neutralité politique, en 1895. Entre temps un congrès ouvrier de 1894 (à Nantes) avait voté le principe de la grève générale révolutionnaire.

C'est vers cette époque que nombre d'anarchistes, s'apercevant enfin que la philosophie ne suffit pas pour faire la révolution, entrèrent dans un mouvement ouvrier qui faisait naître, chez ceux qui savaient observer, les plus belles espérances. Fernand Pelloutier fut l'homme qui incarna le mieux, à cette époque, cette évolution des anarchistes.

Tous les congrès qui suivirent accentuèrent plus encore le divorce entre la classe ouvrière organisée et la politique. A Toulouse, en 1897, nos camarades Delesalle et Pouget firent adopter les tactiques dites du boycottage et du sabotage. En 1900, la Voix du Peuple fut fondée, avec Pouget pour principal rédacteur. La C.G.T., sortant de la difficile période des débuts, attestait tous les jours davantage sa force grandissante. Elle devenait une puissance avec laquelle le gouvernement d'une part, les partis socialistes de l'autre devaient désormais compter.

De la part du premier, soutenu par tous les socialistes réformistes, le mouvement nouveau eut alors à subir un terrible assaut. Millerand, devenu ministre, essaya de gouvernementaliser les syndicats, de faire de chaque Bourse une succursale de son ministère. Des agents à sa solde travaillaient pour lui dans les organisations. On essaya de corrompre les militants fidèles. Le danger était grand. Il fut conjuré, grâce à l'entente qui intervint alors entre toutes les fractions révolutionnaires, entre anarchistes, guesdistes et blanquistes. Cette entente s'est maintenue, le danger passé. La Confédération — fortifiée depuis 1902 par l'entrée dans son sein de la Fédération des Bourses, par quoi fut réalisé l'unité ouvrière — puise aujourd'hui sa force en elle ; et c'est de cette entente qu'est né le syndicalisme révolutionnaire, la doctrine qui fait du syndicat l'organe, et de la grève générale le moyen de la transformation sociale.

Mais — et j'appelle sur ce point, dont l'importance est extrême, toute l'attention de nos camarades non français — ni la réalisation de l'unité ouvrière, ni la coalition des révolutionnaires n'auraient pu, à elles seules, amener la C.G.T. à son degré actuel de prospérité et d'influence, si nous n'étions restés fidèles, dans la pratique syndicale, à ce principe fondamental qui exclue en fait les syndicats d'opinion : un seul syndicat par profession et par ville. La conséquence de ce principe, c'est la neutralisation politique du syndicat, lequel ne peut et ne doit être ni anarchiste, ni guesdiste, ni allemaniste ni blanquiste, mais simplement ouvrier. Au syndicat, les divergences d'opinion, souvent si subtiles, si artificielles, passent au second plan ; moyennant quoi, l'entente est possible. Dans la vie pratique, les intérêts priment les idées : or toutes les querelles entre les écoles et les sectes ne feront pas que les ouvriers, du fait même qu'ils sont tous pareillement assujettis à la loi du salariat, n'aient des intérêts identiques. Et voilà le secret de l'entente qui s'est établie entre eux, qui fait la force du syndicalisme et qui lui a permis, l'année dernière, au Congrès d'Amiens, d'affirmer fièrement qu'il se suffisait à lui-même.

Je serais gravement incomplet si je ne vous montrais les moyens sur lesquels le syndicalisme révolutionnaire compte pour arriver à l'émancipation de la classe ouvrière.

Ces moyens se résument en deux mots : action directe. Qu'est-ce que l'action directe ?

Longtemps, sous l'influence des écoles socialistes et principalement de l'école guesdiste, les ouvriers s'en remirent à l'État du soin de faire aboutir leurs revendications. Qu'on se rappelle ces cortèges de travailleurs, en tête desquels marchaient des députés socialistes, allant porter aux pouvoirs publics les cahiers du quatrième État ! — Cette manière d'agir ayant entraîné de lourdes déceptions, on en est venu peu à peu à penser que les ouvriers n'obtiendraient jamais que les réformes qu'ils seraient capables d'imposer par eux-mêmes ; autrement dit, que la maxime de l'Internationale que je citais tout à l'heure, devait être entendue et appliquée de la manière la plus stricte.

Agir par soi-même, ne compter que sur soi-même, voilà ce que c'est que l'action directe. Celle-ci, cela va sans dire, revêt les formes les plus diverses.

Sa forme principale, ou mieux sa forme la plus éclatante, c'est la grève. Arme à double tranchant, disait-on d'elle naguère : arme solide et bien trempée, disons-nous, et qui, maniée avec habileté par le travailleur, peut atteindre au cœur le patronat. C'est par la grève que la masse ouvrière entre dans la lutte de classe et se familiarise avec les notions qui d'en dégagent ; c'est par la grève qu'elle fait son éducation révolutionnaire, qu'elle mesure sa force propre et celle de son ennemi, le capitalisme, qu'elle prend confiance en son pouvoir, qu'elle apprend l'audace.

Le sabotage n'a pas une valeur beaucoup moindre. On le formule ainsi : A mauvaise paye, mauvais travail. Comme la grève, il a été employé de tout temps, mais c'est seulement depuis quelques années qu'il a acquis une signification vraiment révolutionnaire. Les résultats produits par le sabotage sont déjà considérables. Là où la grève s'était montrée impuissante, il a réussi à briser la résistance patronale. Un exemple récent est celui qui a été donné à la suite de la grève et de la défaite des maçons parisiens en 1906 : les maçons rentrèrent aux chantiers avec la résolution de faire au patronat une paix plus terrible pour lui que la guerre : et, d'un accord unanime et tacite, on commença par ralentir la production quotidienne ; comme par hasard, des sacs de plâtre ou de ciment se trouvaient gâchés, etc., etc. Cette guerre se continue encore à l'heure actuelle et, je le répète, les résultats ont été excellents. Non seulement le patronat a très souvent cédé, mais de cette campagne de plusieurs mois, l'ouvrier maçon est sorti plus conscient plus indépendant, plus révolté.

Mais si je considère le syndicalisme dans son ensemble, sans m'arrêter davantage à ses manifestations particulières, quelle apologie n'en devrai-je pas faire ! — L'esprit révolutionnaire en France se mourait, s'alanguissait tout au moins, d'année en année. Le révolutionnarisme de Guesde, par exemple, n'était plus que verbal ou, pis encore, électoral et parlementaire ; le révolutionnarisme de Jaurès allait, lui, beaucoup plus loin : il était tout simplement, et d'ailleurs très franchement, ministériel et gouvernemental. Quant aux anarchistes, leur révolutionnarisme s'était réfugié superbement dans la tour d'ivoire de la spéculation philosophique. Parmi tant de défaillances, par l'effet même de ces défaillances, le syndicalisme est né ; l'esprit révolutionnaire s'est ranimé, s'est renouvelé à son contact, et la bourgeoisie, pour la première fois depuis que la dynamite anarchiste avait tu sa voix grandiose, la bourgeoisie a tremblé !

Eh bien, il importe que l'expérience syndicaliste du prolétariat français profite aux prolétaires de tous les pays. Et c'est la tâche des anarchistes de faire que cette expérience se recommence partout où il y a une classe ouvrière un travail d'émancipation. A ce syndicalisme d'opinion qui a produit, en Russie par exemple, des syndicats anarchistes, en Belgique et en Allemagne, des syndicats chrétiens et des syndicats social-démocratiques, il appartient aux anarchistes d'opposer un syndicalisme à la manière française, un syndicalisme neutre ou, plus exactement, indépendant. De même qu'il n'y a qu'une classe ouvrière, il faut qu'il n'y ait plus, dans chaque métier et dans chaque ville, qu'une organisation ouvrière, qu'un unique syndicat. A cette condition seule, la lutte de classe — cessant d'être entravé à tout instant par les chamailleries des écoles ou des sectes rivales — pourra se développer dans toute son ampleur et donner son maximum d'effet.

Le syndicalisme, a proclamé le Congrès d'Amiens en 1906, se suffit à lui-même. Cette parole, je le sais, n'a pas toujours été très bien comprise, même des anarchistes. Que signifie-t-elle cependant, sinon que la classe ouvrière, devenue majeure, entend enfin se suffire à elle-même et ne plus se reposer sur personne du soin de sa propre émancipation. Quel anarchiste pourrait trouver à redire à une volonté d'action si hautement affirmée ?

Le syndicalisme ne s'attarde pas à promettre aux travailleurs le paradis terrestre. Il leur demande de la conquérir, en les assurant que leur action jamais ne demeurera tout à fait vaine. Il est une école de volonté, d'énergie, de pensée féconde. Il ouvre à l'anarchisme, trop longtemps replié sur lui-même, des perspectives et des espérances nouvelles. Que tous les anarchistes viennent donc au syndicalisme ; leur œuvre en sera plus féconde, leurs coups contre le régime social plus décisifs.

Comme toute œuvre humaine, le mouvement syndical n'est pas dénué d'imperfections et loin de les cacher, je crois qu'il est utile de les avoir toujours présentes à l'esprit afin de réagir contre elles.

La plus importante c'est la tendance des individus à s'en remettre du soin de lutter à leur syndicat, à leur Fédération, à la Confédération, à faire appel à la force collective alors que leur énergie individuelle aurait suffi. Nous pouvons, nous anarchistes, en faisant constamment appel à la volonté de l'individu, à son initiative et à son audace réagir vigoureusement contre cette néfaste tendance au recours continuel, pour les petites comme pour les grandes choses, aux forces collectives.

Le fonctionnarisme syndical, aussi, soulève de vives critiques, qui, d'ailleurs, sont souvent justifiées. Le fait peut se produire, et se produit, que des militants n'occupent plus leurs fonctions pour batailler au nom de leurs idées, mais parce qu'il y a là un gagne-pain assuré. Il ne faut pourtant pas en déduire que les organisations syndicales doivent se passer de tous permanents. Nombre d'organisations ne peuvent s'en passer. Il y a là une nécessité dont les défauts peuvent se corriger par un esprit de critique toujours en éveil.



DIXIÈME SÉANCE
Jeudi 22 août. — Séance du matin.




La séance est ouverte à 9 heures et demie. On décide que le président restera en fonction jusqu'à la fin du Congrès. Après la traduction en hollandais et en allemand du discours de Monatte, Friedeberg se lève pour faire observer que tous les grands journaux d'Europe ont publié des comptes-rendus du Congrès anarchiste, à l'exception toutefois des journaux social-démocratiques. Ceux-ci, le Vorwaërts en tête, observent le plus religieux silence ; sans doute leur semble-t-il préférable d'entretenir leurs lecteurs de la farce diplomatique qui se joue actuellement à la Haye !

MALATESTA — Loin de regretter ce silence unanime je m'en féliciterais plutôt. Chaque fois que, dans le passé, la presse des social-démocrates s'est occupée des anarchistes, ç'a été pour les calomnier. Maintenant, elle se tait : c'est un progrès !

Mais MONATTE ne veut pas qu'on mette sur la même ligne l'Humanité le journal socialiste français et le Vorwaërts, le riche et puissant «organe central» de la social-démocratie allemande. L'Humanité est pauvre et n'a pas de correspondant à Amsterdam. Monatte est persuadé que c'est la seule raison de son silence de l'Humanité.

MALATESTA — Le temps s'écoule et nous sommes loin d'avoir épuisé notre ordre du jour, d'ailleurs trop chargé. Il nous reste à discuter encore trois questions capitales : Syndicalisme et Anarchisme ; Grève générale économique et grève générale politique ; Antimilitarisme et Anarchisme, sans parler de questions d'ordre secondaire. Comme il est difficile de séparer en fait la question du syndicalisme de celle de la grève générale, je demande que nous les discutions ensemble afin de gagner du temps.

On décide que la question du syndicalisme et celle de la grève générale seront fondues en une seule, sous la dénomination de Syndicalisme et Grève générale, et que la discussion en aura lieu dans l'après-midi.

La parole est alors donnée au compagnon NICOLAS ROGDAEFF sur ce sujet : La Révolution russe. Rogdaëff parle en russe et la plupart des congressistes ne le comprenne pas. Tous cependant ont les yeux fixés sur ce pâle jeune homme dans les yeux duquel brille une flamme étrange. Ce qu'il dit, au reste, tout le monde le devine. Il dit la lutte engagée par les anarchistes russes — au milieu desquels Rogdaëff était hier encore et retournera demain — contre le tsarisme assassin ; il évoque les révoltes et les martyres, les souffrances et les exécutions, tout l'énorme drame qui se joue en Russie devant l'indifférence de l'Europe.312

A ce moment, SIEGFRIED NACHT soulève un incident. Il accuse le compagnon Croiset d'avoir remis, la veille au soir, à des journalistes bourgeois d'Amsterdam des renseignements sur la séance privée tenue dans la journée. Il somme Croiset de s'expliquer publiquement.

Les paroles de Nacht produisent sur le Congrès une émotion très vive. On ignore encore quels sont les renseignements qu'a pu livrer Croiset et l'on craint qu'ils ne soient de nature à nuire à certains délégués (particulièrement aux allemands) à leur retour dans leur pays.

Mais Croiset se lève et demande la parole. Il est pâle. On l'écoute en silence présenter sa défense tour à tour en hollandais, en allemand et en français.

H. CROISET — Le fait rapporté par Nacht est matériellement exact, je le reconnais avec un profond regret. Je mérite vos reproches et d'avance m'y soumets, à cause de ma légèreté coupable. Seulement je tiens à protester énergiquement contre une certaine expression employée par Nacht. Celui-ci dit m'avoir «surpris». On ne surprend que celui qui se cache. Or c'est au cours de la réunion publique d'hier soir que j'ai parlé aux journalistes. J'ajoute que les renseignements que je leur ai transmis ne peuvent compromettre personne parmi nos compagnons.

MALATESTA demande alors que le Congrès, tout en déplorant la légèreté du compagnon Croiset, passe à l'ordre du jour.

La majorité se range à l'opinion de Malatesta et adresse un blâme à Croiset. Ajoutons qu'un certain nombre de congressistes, dont Chapelier a été l'interprète s'est montrée opposée à ce blâme à cause des regrets exprimés par Croiset et du peu de mal qu'il a commis.



ONZIÈME SÉANCE
Jeudi 29 août. - Séance de l'après-midi.




Dès que la séance est ouverte, EMMA GOLDMAN donne lecture d'une résolution en faveur de la révolution russe, proposée par le camarades Rogdaëff, Wladimir Zabrejneff, conjointement avec Goldman, Cornélissen, Baginsky, Peter Mougnitch, Luigi Fabbri et Malatesta. Voici cette résolution qui fut naturellement votée à l'unanimité313 :

Considérant

a) Qu'avec le développement de la révolution russe, on remarque de plus en plus que le peuple russe — le prolétariat des villes et des campagnes — ne sera jamais satisfait par la conquête d'une vaine liberté politique ; qu'il exige la suppression complète de l'esclavage économique et politique et emploie les mêmes méthodes de lutte, qui, depuis longtemps, sont déjà propagées par les anarchistes comme les seules efficaces ; qu'il n'attend rien d'en haut, mais s'efforce d'arriver à la réalisation de ses exigences par l'action directe ;

b) Que la révolution russe n'a pas seulement une importance locale ou nationale, mais que l'avenir le plus prochain du prolétariat international en dépend ;

c) Que la bourgeoisie du vieux et du nouveau monde s'est unie pour défendre ses privilèges afin de retarder l'heure de son anéantissement et a fourni l'aide matérielle et morale au plus fort soutien de la réaction — le gouvernement du tzar, qu'au détriment du peuple russe, elle soutient avec de l'argent et des munitions ;

d) Qu'au moment critique elle est toujours prête à lui apporter l'aide de ses canons et des fusils (tel est le cas des gouvernements d'Autriche et d'Allemagne) ;

Que l'appui intellectuel se traduit par le silence complet qu'on fait sur la lutte menée par le peuple russe, ainsi que sur toutes les brutalités de l'autocratie.

Le Congrès constate : que les prolétaires de tous les pays doivent opposer l'action la plus énergique émanant de l'Internationale Anarchiste ouvrière à toutes les agressions de l'Internationale Jaune composée des capitalistes unis, des gouvernements de toute sorte : monarchiques-constitutionnels et républicains-démocratiques, par cette action ils donneront la preuve de leur solidarité au prolétariat russe en révolte. Dans son propre intérêt, bien compris, il doit se refuser catégoriquement à tous les essais qui seraient entrepris pour étouffer les grèves et insurrections en Russie. — Jamais le prolétaire étranger en uniforme ne doit prêter la main à une action quelconque dirigée contre son frère russe. Si le prolétariat industriel, au moment d'une grève en Russie, n'avait pas la possibilité de déclarer une grève générale dans la branche correspondante, par suite des conditions locales, il devrait alors avoir recours aux autres moyens de lutte, au sabotage, à la destruction ou détérioration des produits envoyés à l'ennemi commun, à la destruction des voies de communication, des chemins de fer, des bateaux, etc.

Le Congrès recommande avec insistance à tous ceux qui partagent son point de vue, la plus large propagande en faveur de tous les moyens par lesquels on pourrait aider et soutenir la Révolution russe.

On reprend alors la discussion relative à la grève générale et au syndicalisme. Christian Cornelissen prend le premier la parole.

CHRISTIAN CORNELISSEN — Je ne crois pas que des anarchistes puissent désapprouver en rien le discours de Monatte. Toutefois, il faut convenir que celui-ci a trop uniquement parlé en militant syndicaliste et que, de notre point de vue anarchiste, son discours aurait besoin d'être complété.

Anarchistes, c'est notre devoir de soutenir et le syndicalisme et l'action directe, mais à une condition : c'est qu'ils soient révolutionnaires dans leur but, c'est qu'ils ne cessent pas de viser à la transformation de la société actuelle en une société communiste et libertaire.

Ne nous dissimulons pas que le syndicalisme d'une part, l'action directe de l'autre, ne sont pas toujours et forcément révolutionnaires. On peut les employer aussi dans un but conservateur, voire réactionnaire. Ainsi les diamantaires d'Amsterdam et d'Anvers ont grandement amélioré leurs conditions de travail sans recourir aux moyens parlementaires, par le seule pratique de l'action syndicale directe. Or que voit-on ? Les diamantaires ont fait de leur corporation une sorte de caste fermée, autour de laquelle ils ont élevé une vraie muraille chinoise. Ils sont restreint le nombre des apprentis et s'opposent à ce que d'anciens diamantaires retournent à leur métier abandonné. Nous ne pouvons cependant approuver ces pratiques !

Elles ne sont d'ailleurs pas spéciales à la Hollande. En Angleterre, aux États-Unis, les trade-unions, elles aussi, ont largement pratiqué l'action directe. Par l'action directe, elles ont créé à leurs adhérents une condition privilégiée ; elles empêchent les ouvriers étrangers de travailler même lorsque ces ouvriers sont des syndiqués ; composées d'ouvriers «qualifiés», enfin, on les a vues parfois s'opposer aux mouvements tentés par les manœuvres, les «non-qualifiés». Nous ne pouvons approuver cela.

De même, quand les typos de France et de Suisse refusent de travailler avec les femmes, nous ne pouvons les approuver. Si actuellement, une guerre menace entre les États-Unis et le Japon, la faute n'en est pas aux capitalistes et bourgeois américains ; ceux-ci auraient même plus de profit à exploiter les ouvriers japonais que les ouvriers américains. Non, ce seraient les ouvriers américains eux-mêmes qui auraient déchaîné la guerre en s'opposant violemment à l'importation de la main-d'œuvre japonaise.

Il y a enfin certaines formes d'action directe que nous ne devons pas cesser de combattre : par exemple, celles qui s'opposent à l'introduction du machinisme (linotype, élévateurs), c'est-à-dire au perfectionnement de la production par le perfectionnement de l'outillage.

Je me réserve de formuler ces idées dans une motion qui dira quelles formes de syndicalisme et d'action directe peuvent soutenir les anarchistes.314

La parole est donnée ensuite au compagnon Malatesta qui va prononcer, en réponse à Monatte, un de ses plus vigoureux discours. Un grand silence se fait dans la salle dès les premiers mots du vieux révolutionnaire, dont la rude et franche parole est unanimement aimée.

ERRICO MALATESTA — Je tiens à déclarer tout de suite que je ne développerai ici que les parties de ma pensée sur lesquelles je suis en désaccord avec les précédents orateurs, et tout particulièrement avec Monatte. Agir autrement serait vous infliger de ces répétitions oiseuses qu'on peut se permettre dans les meetings, quand on parle pour un public d’adversaires ou d'indifférents. Mais ici nous sommes entres camarades, et certes aucun d'entre vous, en m'entendant critiquer ce qu'il y a de critiquable dans le syndicalisme, ne sera tenté de me prendre pour un ennemi de l'organisation et de l'action des travailleurs ; ou alors celui-là me connaîtrait bien mal !

La conclusion à laquelle en est venu Monatte, c'est que le syndicalisme est un moyen nécessaire et suffisant de révolution sociale. En d'autres termes, Monatte a déclaré que le syndicalisme se suffit à lui-même. Et voilà, selon moi, une doctrine radicalement fausse. Combattre cette doctrine sera l'objet de ce discours.

Le syndicalisme, ou plus exactement le mouvement ouvrier (le mouvement ouvrier est un fait que personne ne peut ignorer, tandis que le syndicalisme est une doctrine, un système, et nous devons éviter de les confondre) le mouvement ouvrier, dis-je, a toujours trouvé en moi un défenseur résolu, mais non aveugle. C'est que je voyais en lui un terrain particulièrement propice à notre propagande révolutionnaire, en même temps qu'un point de contact entre les masses et nous. Je n'ai pas besoin d'insister là-dessus. On me doit cette justice que je n'ai jamais été de ces anarchistes intellectuels qui, lorsque la vieille Internationale eut été dissoute, se sont bénévolement enfermés dans la tour d'ivoire de la pure spéculation ; que je n'ai cessé de combattre, partout où je la rencontrais, en Italie, en France, en Angleterre et ailleurs, cette attitude d'isolement hautain, ni de pousser de nouveau les compagnons dans cette voie que les syndicalistes, oubliant un passé glorieux, appellent nouvelle, mais qu'avaient déjà entrevue et suivie, dans l'Internationale, les premiers anarchistes.

Je veux, aujourd'hui comme hier, que les anarchistes entrent dans le mouvement ouvrier. Je suis, aujourd'hui comme hier, un syndicaliste, en ce sens que je suis partisan des syndicats. Je ne demande pas des syndicats anarchistes qui légitimeraient, tout aussitôt des syndicats social-démocratiques, républicains, royalistes ou autres et seraient, tout au plus, bons à diviser plus que jamais la classe ouvrière contre elle-même. Je ne veux pas même de syndicats dits rouges, parce que je ne veux pas de syndicats dits jaunes. Je veux au contraire des syndicats largement ouverts à tous les travailleurs sans distinction d'opinions, des syndicats absolument neutres.

Donc je suis pour la participation la plus active possible au mouvement ouvrier. Mais je le suis avant tout dans l'intérêt de notre propagande dont le champ se trouverait ainsi considérablement élargi. Seulement cette participation ne peut équivaloir en rien à une renonciation à nos plus chères idées. Au syndicat, nous devons rester des anarchistes, dans toute la force et toute l'ampleur de ce terme. Le mouvement ouvrier n'est pour moi qu'un moyen, — le meilleur évidemment de tous les moyens qui nous sont offerts. Ce moyen, je me refuse à le prendre pour un but, et même je n'en voudrais plus s'il devait nous faire perdre de vue l'ensemble de nos conceptions anarchistes, ou plus simplement nos autres moyens de propagande et d'agitation.

Les syndicalistes, au rebours, tendent à faire du moyen une fin, à prendre la partie pour le tout. Et c'est ainsi que, dans l'esprit de quelques-uns de nos camarades, le syndicalisme est en train de devenir une doctrine nouvelle et de menacer l'anarchisme dans son existence même.

Or, même s'il se corse de l'épithète bien inutile de révolutionnaire, le syndicalisme n'est et ne sera jamais qu'un mouvement légalitaire et conservateur, sans autre but accessible — et encore ! — que l'amélioration des conditions de travail. Je n'en chercherai d'autre preuve que celle qui nous est offerte par les grandes unions nord-américaines. Après s'être montrées d'un révolutionnarisme radical, aux temps où elles étaient encore faibles, ces unions sont devenues, à mesure qu'elles croissaient en force et en richesse, des organisations nettement conservatrices, uniquement occupées à faire de leurs membres des privilégiés dans l'usine, l'atelier ou la mine et beaucoup moins hostiles au capitalisme patronal qu'aux ouvriers non organisés, à ce prolétariat en haillons flétri par la social-démocratie ! Or ce prolétariat toujours croissant de sans-travail, qui ne compte pas pour le syndicalisme, ou plutôt qui ne compte pour lui que comme obstacle, nous ne pouvons pas l'oublier, nous autres anarchistes, et nous devons le défendre parce qu'il est le pire des souffrants.

Je le répète : il faut que les anarchistes aillent dans les unions ouvrières. D'abord pour y faire de la propagande anarchiste : ensuite parce que c'est le seul moyen pour nous d'avoir à notre disposition, le jour voulu, des groupes capables de prendre en mains la direction de la production ; nous devons y aller enfin pour réagir énergiquement contre cet état d'esprit détestable qui incline les syndicats à ne défendre que des intérêts particuliers.

L'erreur fondamentale de Monatte et de tous les syndicalistes révolutionnaires provient, selon moi, d'une conception beaucoup trop simpliste de la lutte de classe. C'est la conception selon laquelle les intérêts économiques de tous les ouvriers — de la classe ouvrière — seraient solidaires, la conception selon laquelle il suffit que des travailleurs prennent en mains la défense de leurs intérêts propres pour défendre du même coup les intérêts de tout le prolétariat contre le patronat.

La réalité est, selon moi, bien différente. Les ouvriers, comme les bourgeois, comme tout le monde, subissent cette loi de concurrence universelle qui dérive du régime de la propriété privée et qui ne s'éteindra qu'avec celui-ci. Il n'y a donc pas de classes, au sens propre du mot, puisqu'il n'y a pas d'intérêts de classes. Au sein de la «classe» ouvrière elle-même, existent, comme chez les bourgeois, la compétition et la lutte. Les intérêts économiques de telle catégorie ouvrière sont irréductiblement en opposition avec ceux d'une autre catégorie. Et l'on voit parfois qu'économiquement et moralement certains ouvriers sont beaucoup plus près de la bourgeoisie que du prolétariat. Cornelissen nous a fourni des exemples de ce fait pris en Hollande même. Il y en a d'autres. Je n'ai pas besoin de vous rappeler que, très souvent, dans les grèves, les ouvriers emploient la violence... contre la police ou les patrons ? Non pas : contre les Kroumirs315 qui pourtant sont des exploités comme eux et même plus disgraciés encore, tandis que les véritables ennemis de l'ouvrier, les seuls obstacles à l'égalité sociale, ce sont les policiers et les patrons.

Cependant, parmi les prolétaires, la solidarité morale est possible, à défaut de la solidarité économique. Les ouvriers qui se cantonnent dans la défense de leurs intérêts corporatifs ne la connaîtront pas, mais elle naîtra du jour où une volonté commune de transformation sociale aura fait d'eux des hommes nouveaux. La solidarité, dans la société actuelle, ne peut être que le résultat de la communion au sein d'un même idéal. Or c'est le rôle des anarchistes d'éveiller les syndicats à l'idéal, en les orientant peu à peu vers la révolution sociale, — au risque de nuire à ces «avantages immédiats» dont nous les voyons aujourd'hui si friands.

Que l'action syndicale comporte des dangers, c'est ce qu'il ne faut plus songer à nier. Le plus grand de ces dangers est certainement, dans l'acceptation par le militant de fonctions syndicales, surtout quand celles-ci sont rémunérées. Règle générale : l'anarchiste qui accepte d'être le fonctionnaire permanent et salarié d'un syndicat est perdu pour la propagande, perdu pour l'anarchisme ! Il devient désormais l'obligé de ceux qui le rétribuent et, comme ceux-ci ne sont pas anarchistes, le fonctionnaire salarié placé désormais entre sa conscience et son intérêt, ou bien suivra sa conscience et perdra sa son poste, ou bien suivra son intérêt et alors, adieu l'anarchisme !

Le fonctionnaire est dans le mouvement ouvrier un danger qui n'est comparable qu'au parlementarisme : l'un et l'autre mènent à la corruption et de la corruption à la mort, il n'y a pas loin !

Et maintenant, passons à la grève générale. Pour moi, j'en accepte le principe que je propage tant que je puis depuis des années. La grève générale m'a toujours paru un moyen excellent pour ouvrir la révolution sociale. Toutefois gardons-nous bien de tomber dans l'illusion néfaste qu'avec la grève générale, l'insurrection armée devient une superfétation.

On prétend qu'en arrêtant brutalement la production, les ouvriers en quelques jours affameront la bourgeoisie qui, crevant de faim, sera bien obligée de capituler. Je ne puis concevoir absurdité plus grande. Les premiers à crever la faim, en temps de grève générale, ce ne seraient pas les bourgeois qui disposent de tous les produits accumulés, mais les ouvriers qui n'ont que leur travail pour vivre.

La grève générale telle qu'on nous la décrit d'avance est une pure utopie. Ou bien l'ouvrier, crevant de faim après trois jours de grève, rentrera à l'atelier, la tête basse, et nous compterons une défaite de plus. Ou bien, il voudra s'emparer des produits de vive force. Qui trouvera-t-il devant lui pour l'en empêcher ? Des soldats, des gendarmes, sinon les bourgeois eux-mêmes, et alors il faudra bien que la question se résolve à coups de fusils et de bombes. Ce sera l'insurrection, et la victoire restera au plus fort.

Préparons-nous donc à cette insurrection inévitable, au lieu de nous borner à préconiser la grève générale, comme une panacée s'appliquant à tous les maux. Qu'on n'objecte pas que le gouvernement est armé jusqu'aux dents et sera toujours plus fort que les révoltés. A Barcelone, en 1902, la troupe n'était pas nombreuse. Mais on n'était pas préparé à la lutte armée et les ouvriers, ne comprenant pas que le pouvoir politique était le véritable adversaire, envoyaient des délégués au gouverneur pour lui demander de faire céder les patrons.

D'ailleurs la grève générale, même réduite à ce qu'elle est réellement, est encore une de ces armes à double tranchant qu'il ne faut employer qu'avec beaucoup de prudence. Le service des subsistances ne saurait admettre de suspension prolongée. Il faudra donc s'emparer par la force des moyens d'approvisionnement, et cela tout de suite, sans attendre que la grève se soit développée en insurrection.

Ce n'est donc pas tant à cesser le travail qu'il faut inviter les ouvriers ; c'est bien plutôt à le continuer pour leur propre compte. Faute de quoi, la grève générale se transformerait vite en famine générale, même si l'on avait été assez énergiques pour s'emparer dès l'abord de tous les produits accumulés dans les magasins. Au fond l'idée de grève générale a sa source dans une croyance entre toutes erronée : c'est la croyance qu'avec les produits accumulés par la bourgeoisie, l'humanité pourrait consommer, sans produire, pendant je ne sais combien de mois ou d'années. Cette croyance a inspiré les auteurs de deux brochures de propagande publiées il y a une vingtaine d'années: Les Produits de la Terre et les Produits de l'Industrie,316 et ces brochures ont fait, à mon avis, plus de bien que de mal. La société actuelle n'est pas aussi riche qu'on le croit. Kropotkine a montré quelque part qu'à supposer un brusque arrêt de production, l'Angleterre n'aurait que pour un mois de vivres ; Londres n'en aurait que pour trois jours. Je sais bien qu'il y a le phénomène bien connu de surproduction. Mais toute surproduction a son correctif immédiat dans la crise qui ramène bientôt l'ordre dans l'industrie. La surproduction n'est jamais que temporaire et relative.

Il faut maintenant conclure. Je déplorais jadis que les compagnons s'isolassent du mouvement ouvrier. Aujourd'hui je déplore que beaucoup d'entre nous, tombant dans l'excès contraire, se laissent absorber par ce même mouvement. Encore une fois, l'organisation ouvrière, la grève, la grève générale, l'action directe, le boycottage, le sabotage et l'insurrection armée elle-même, ce ne sont là que des moyens. L'anarchie est le but. La révolution anarchiste que nous voulons dépasse de beaucoup les intérêts d'une classe : elle se propose la libération complète de l'humanité actuellement asservie, au triple point de vue économique, politique et moral. Gardons-nous donc de tout moyen d'action unilatéral et simpliste. Le syndicalisme, moyen d'action excellent à raison des forces ouvrières qu'il met à notre disposition, ne peut pas être notre unique moyen. Encore moins doit-il nous faire perdre de vue le seul but qui vaille un effort : l'Anarchie !

La séance est levée à 6 h. 1/2.



DOUZIÈME SÉANCE
Jeudi 29 août. — Séance du soir.




La séance s'ouvre, vers neuf heures, par la traduction en hollandais du discours de Malatesta. Puis la discussion se poursuit.

R. FRIEDEBERG — D'accord avec Malatesta sur la question des rapports entre l'anarchisme, d'une part, le syndicalisme et la grève générale de l'autre, j'abuserais des instants du Congrès si je ne renonçais à la parole.

Avec Malatesta, je pense que l'anarchisme ne se propose pas seulement l'émancipation d'une classe, si intéressante soit-elle, mais de l'humanité tout entière, sans distinction de classe, comme sans distinction de sexe, de nationalité, ni de race. Faire tenir toute l'action anarchiste dans les cadres du mouvement de la classe ouvrière, c'est donc, selon moi, méconnaître gravement le caractère essentiel et profond de l'anarchisme.

Je dépose sur le bureau une motion inspirée de cette idée et la soumets à l'approbation du Congrès.

HENRI FUSS — Je tiens à affirmer à Malatesta qu'il y a encore des anarchistes qui, pour engagés qu'ils soient dans le mouvement ouvrier, n'en restent pas moins ouvertement fidèles à leurs convictions. La vérité est qu'il leur est impossible de ne voir dans le prolétariat organisé qu'un fertile terrain de propagande. Loin donc de la considérer comme un simple moyen, ils lui attribuent une valeur propre et ne désirent pas être autre chose que l'avant-garde de l'armée du travail en marche vers l'émancipation.

Nous luttons contre la bourgeoisie, c'est-à-dire contre le capital et contre l'autorité. C'est là la lutte de classe ; mais à la différence des luttes politiques, celle-ci s'exerce essentiellement sur le terrain économique, autour de ces ateliers qu'il s'agira de reprendre demain. Le temps n'est plus où la révolution consistait à mettre la main sur quelques hôtels-de-ville et à décréter, du haut d'un balcon, la société nouvelle. La révolution sociale à laquelle nous marchons consistera dans l'expropriation d'une classe. Dès lors, l'unité de combat n'est plus, comme autrefois, le groupe d'opinion, mais le groupe professionnel, union ouvrière ou syndicat. Celui-ci est l'organe le mieux approprié à la lutte de classe. L'essentiel est de l'orienter progressivement vers la grève générale expropriatrice, et c'est à quoi nous convions les camarades de tous les pays.

I. I. SAMSON — Parmi les moyens d'action ouvrière que recommandent à la fois les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes, le sabotage occupe une des meilleures places. Je tiens cependant à faire certaines réserves à son égard. Le sabotage n'atteint pas son but ; il veut nuire au patron, il nuit avant tout à celui qui l'emploie, en même temps qu'il indispose le public contre les travailleurs.

Nous devons tendre de toutes nos forces au perfectionnement moral de la classe ouvrière ; or, j'estime que le sabotage va contre ce but ; s'il ne dégradait que l'outillage, il n'y aurait encore que demi-mal, mais il dégrade surtout la moralité professionnelle de l'ouvrier, et c'est pourquoi je lui suis opposé.

BENOÎT BROUCHOUX — Je suis bien loin de partager les craintes du camarade Malatesta à l'endroit du syndicalisme et du mouvement ouvrier. Comme je l'ai déjà dit, j'appartiens à un syndicat d'ouvriers mineurs absolument acquis aux idées et aux méthodes révolutionnaires. Ce syndicat a soutenu des grèves énergiques et violentes dont le souvenir n'est pas éteint ; il en soutiendra d'autres, dans l'avenir ; on sait trop, dans notre syndicat, à quoi mènent les hypocrites tactiques de conciliation et d'arbitrage que prêchent les apôtres de la paix sociale, et nous ne croyons plus qu'à la lutte, à la revendication violente et à la révolte. L'évolution qui se dessine chez nous dans les milieux ouvriers me semble donner un démenti formel aux théories de Malatesta.

VOHRYZEK — Je compte proposer au congrès une motion spécialement relative à la grève générale politique. L'idée de cette grève générale gagne tous les jours du terrain dans les pays allemands, surtout depuis que les social-démocrates l'on faite leur, croyant nuire, sans doute, à la grève générale économique préconisée par les anarchistes.

Les anarchistes doivent s'opposer à la propagande en faveur d'une grève générale destinée non pas à mettre fin à l'exploitation du prolétariat par la bourgeoisie, mais à sauvegarder l'institution du suffrage universel menacé par les gouvernements ou encore à conquérir le pouvoir politique.

Toutefois si une telle grève éclatait, le rôle des anarchistes serait alors d'y prendre part, pour pousser énergiquement les travailleurs dans la voie révolutionnaire et pour imprimer au mouvement un caractère de revendication économique.

PIERRE RAMUS — Bien que le camarade Monatte, en se plaçant au point de vue exclusif du syndicalisme révolutionnaire, eut justifié d'avance toutes les réserves qu'à fait valoir ensuite Malatesta, je ne puis m'associer pleinement à ces dernières.

Il me paraît absolument nécessaire de ne jamais perdre de vue que le syndicalisme, la grève générale, l'action directe avec toutes ses variantes, ne peuvent être considérées que comme des moyens d'action proprement anarchistes. On peut dire que le syndicalisme est contenu dans l'anarchisme ; mais il serait inexact de dire que le syndicalisme contient l'anarchisme.

Le mérite supérieur du syndicalisme, de l'action syndicale, consiste essentiellement dans ce fait d'évidence qu'il s'oppose pratiquement au parlementarisme bourgeois. Mais de même que je ne puis regarder la grève générale comme un succédané de la révolution sociale, de même je ne puis admettre, à la suite des syndicalistes, que le syndicalisme se suffise à lui même. L'anarchisme lui a déjà fourni toutes ses armes de guerre ; quand il en aura reçu encore une philosophie et un idéal, alors, mais alors seulement nous admettrons que le syndicalisme se suffit à lui-même. Il se suffira à lui-même parce qu'il sera devenu — l'anarchisme !

En terminant, je dirai : Soyons anarchistes d'abord et par dessus tout ; soyons ensuite syndicalistes. Mais réciproquement, non pas !

(Il est plus de minuit quand le camarade Ramus termine son discours. La fatigue est grande chez tous les congressistes et, peu à peu, la salle, dont l'atmosphère s'échauffe, est devenue houleuse. On veut terminer à tout prix le débat sur le syndicalisme et c'est en vain que Dunois demande le renvoi au lendemain de la réplique de Monatte.)

PIERRE MONATTE — En écoutant ce soir Malatesta adresser d'âpres critiques aux conceptions révolutionnaires nouvelles, j'ai cru entendre résonner la voix d'un passé lointain. A ces conceptions nouvelles dont le réalisme brutal l'effraie, Malatesta n'a fait qu'opposer en somme, les vieilles idées du blanquisme qui se flattait de renouveler le monde par le moyen d'une insurrection armée triomphante.

D'autre part, on a beaucoup reproché ce soir aux syndicalistes révolutionnaires qui sont ici de sacrifier délibérément l'anarchisme et la révolution au syndicalisme et à la grève générale. Eh bien, je vous le déclare, notre anarchisme vaut le vôtre et nous n'entendons pas plus que vous mettre notre drapeau dans notre poche. Comme tout le monde ici, l'anarchie est notre but final. Seulement, parce que les temps sont changés, nous avons modifié aussi notre conception du mouvement et de la révolution. Celle-ci ne peut plus être faite au moule de Quarante-huit. Quant au syndicalisme, si sa pratique a pu, en certains pays engendrer des erreurs et des déviations, l'expérience est là qui nous empêchera d'y retomber. Si au lieu de critiquer de haut les vices passés, présents ou même futurs du syndicalisme, les anarchistes se mêlaient plus intimement à son action, les dangers que le syndicalisme peut receler, seraient à tout jamais conjurés !

GEORGES THONAR — Quoi qu'en ait dit Monatte, il n'y a pas ici des jeunes et des vieux, les uns défendant des idées nouvelles, les autres de vieilles idées. Beaucoup de jeunes, dont je suis, se font gloire de ne pas abandonner un pouce des idées anarchistes, lesquelles sont à l'abri des injures du temps.

D'ailleurs, je crois qu'entre les «jeunes» d'une part, et les «vieux» de l'autre, il n'y a que des différences d'appréciations, insuffisantes pour diviser en deux camps rivaux l'armée anarchiste.

La séance est levée à 1 heure du matin.
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Re: Le Congrès anarchiste d'Amsterdam en 1907

Messagede vroum le Ven 25 Fév 2011 13:28

TREIZIÈME SÉANCE
Vendredi 30 août. — Séance du matin.




Il est neuf heures, quand Lange, demeuré à la présidence, déclare la séance ouverte. Le débat sur le syndicalisme et la grève générale est clos et l'on n'a plus qu'à voter sur les différents ordres du jour en présence avant d'aborder l'antimilitarisme. Mais le camarade Aristide Ceccarelli, demande à dire quelques mots sur le mouvement ouvrier et anarchiste argentin. Il a la parole.

ARISTIDE CECCARELLI — Depuis quelques années s'est dessiné, dans l'Argentine, un fort mouvement ouvrier. Tout un groupe de militants s'y intitulent syndicalistes. Mais comme les syndicalistes italiens auxquels ils ressemblent beaucoup, ils n'ont pas renoncé aux errements du parlementarisme ; et les seuls à faire, au sein de la classe ouvrière, un travail sérieux dans le sens révolutionnaire, ce sont les anarchistes. On peut dire que presque toutes les organisations de la Fédéracion Obrera Régional argentine, montrent des tendances libertaires ; et nombre d'entre elles font de la propagande anarchiste directe. Le récent congrès ouvrier argentin, dit d'unification, a approuvé à une grande majorité la proposition faite aux syndicats de contribuer à la propagande du communisme anarchiste.

A. Ceccarelli fait ensuite un sombre tableau de la misère des travailleurs argentins et termine en se déclarant mandaté pour proposer aux congrès anarchiste le vote d'une résolution destinée à entraver, dans la mesure du possible, l'émigration européenne en un pays où, autant et plus qu'ailleurs, le pain et la liberté font défaut.

ERRICO MALATESTA et quelques autres délégués font alors observer que la résolution proposée par Aristide Ceccarelli mériterait une discussion spéciale à laquelle le congrès ne peut procéder aujourd'hui, ayant avant toute chose à en finir avec le syndicalisme.

Sans statuer sur la question soulevée par Ceccarelli, on décide donc de passer au vote sur les motions relatives au syndicalisme et à la grève générale. Ces motions sont au nombre de quatre :

1° MOTION CORNELISSEN-VOHRYZEK-MALATESTA317

Le Congrès Anarchiste International considère les syndicats à la fois comme des organisations de combat dans la lutte de classe en vue de l'amélioration des conditions de travail et comme des unions de producteurs pouvant servir à la transformation de la société capitaliste en une société communiste anarchiste.

Aussi le Congrès, en admettant la nécessité éventuelle de la création de groupements syndicalistes révolutionnaires particuliers, recommande aux camarades de soutenir les organisations syndicales générales où ont accès tous les ouvriers d'une même catégorie.

Mais le Congrès considère comme la tâche des anarchistes de constituer dans ces organisations l'élément révolutionnaire et de propager et de soutenir seulement telles formes et manifestations d'«action directe» (grèves, boycottage, sabotage, etc.) qui portent en elles-mêmes un caractère révolutionnaire et vont dans le sens de la transformation de la société.

Les anarchistes considèrent le mouvement syndicaliste et la grève générale comme de puissants moyens révolutionnaires, mais non comme des succédanés de la Révolution.

Ils recommandent d'autre part aux camarades, dans le cas de la proclamation d'une grève générale en vue de la conquête du pouvoir, de se mettre en grève, mais les invite en même temps à exciter les syndicats sous leur influence à faire alors entendre leurs revendications économiques.

Les anarchistes pensent que la destruction de la société capitaliste et autoritaire peut se réaliser seulement par l'insurrection armée et l'expropriation violente et que l'emploi de la grève plus ou moins générale et le mouvement syndicaliste ne doivent pas faire oublier les moyens plus directs de lutte contre la force militaire des gouvernements.

Cette motion qui porte, outre les signatures de ses auteurs, celles des camarades Wilquet, Emma Goldman, de Marmande, Rogdaëff et Knotek, est approuvée par 33 voix contre 10.

2° MOTION R. FRIEDEBERG318 :

La lutte des classes et l'émancipation du prolétariat ne sont pas identiques avec les idées et les aspirations de l'anarchisme, qui tend — par dessus les aspirations immédiates des classes — à la délivrance économique et morale de la personnalité humaine, à un milieu exempt d'autorité, et non pas à un pouvoir nouveau, celui de la majorité sur la minorité.

L'anarchisme considère toutefois l'abolition de l'oppression des classes, la suppression de la dépendance économique de la majorité des êtres humains, comme une étape absolument nécessaire et essentielle dans la voie vers le but final. L'anarchisme doit toutefois s'opposer à ce que la lutte pour l'émancipation du prolétariat se poursuive par des moyens qui contredisent l'idée de l'anarchisme et sont un obstacle319 au but précis de ce mouvement. Il s'oppose, partant, à engager cette lutte par le moyen préconisé par le socialisme marxiste, c'est-à-dire par le parlementarisme et par un mouvement syndical corporatif ayant uniquement en vue l'amélioration des conditions du prolétariat, — ces deux moyens ne pouvant que favoriser le développement d'une nouvelle bureaucratie, d'une autorité intellectuelle patentée ou non, et nous conduire à l'oppression de la minorité. Les moyens anarchistes pour la suppression de l'oppression de classe ne peuvent être que ceux qui découlent directement de l'affirmation de la personnalité individuelle : «l'action directe» et «le non-consentement de l'individu» — c'est-à-dire de l'individualisme actif et passif, soit d'une seule personne, soit d'une masse pénétrée d'une volonté collective.

Le Congrès Communiste Libertaire repousse par conséquent la grève pour les droits politiques (Politischer Massenstreik) dont le but est inacceptable pour l'anarchisme, mais reconnaît dans la grève générale économique révolutionnaire, c'est-à-dire dans le refus du travail de tout le prolétariat comme classe, le moyen apte à désorganiser la structure économique de la société actuelle et à émanciper le prolétariat de l'oppression du salariat. Pour la réalisation de cette grève générale, la pénétration des syndicats par l'idéal anarchique doit être considérée comme indispensable. Un mouvement syndicaliste pénétré de l'esprit anarchiste, peut, au moyen d'une grève générale révolutionnaire, détruire l'oppression de classe et ouvrir la voie au but final de l'anarchisme : l'avènement d'une société exempte de toute autorité.

Cette motion est approuvée par 36 voix contre 6.

3° MOTION DUNOIS, contresignée par Monatte, Fuss, Nacht, Ziélinska, Fabbri, K. Walter :

Les anarchistes réunis à Amsterdam du 26 au 31 août 1907 ;

Considérant que le régime économique et juridique actuel est caractérisé par l'exploitation et l'asservissement de la masse des producteurs, et détermine, entre ceux-ci et les bénéficiaires du régime actuel, un antagonisme d'intérêts absolument irréductible qui donne naissance à la lutte de classe ;

Que l'organisation syndicale, solidarisant les résistances et les révoltes sur le terrain économique, sans préoccupations doctrinaires, est l'organe spécifique et fondamental de cette lutte du prolétariat contre la bourgeoisie et toutes les institutions bourgeoises ;

Qu'il importe qu'un esprit révolutionnaire toujours plus audacieux oriente les efforts de l'organisation syndicale dans la voie de l'expropriation capitaliste et de la suppression de tout pouvoir ;

Que l'expropriation et la prise de possession collective des instruments et des produits du travail ne pouvait être accomplies que par les travailleurs eux-mêmes, le syndicat est appelé à se transformer en groupe producteur, et se trouve être dans la société actuelle le germe vivant de la société de demain ;

Engagent les camarades de tous les pays, sans perdre de vue que l'action anarchiste n'est pas toute entière contenue dans les limites du syndicat, à participer activement au mouvement autonome de la classe ouvrière et à développer dans les organisations syndicales les idées de révolte, d'initiative individuelle et de solidarité qui sont l'essence de l'anarchisme.

Cette motion, fut approuvée par 28 voix contre 7. Comme elle était muette sur la grève générale elle fut complétée par la motion suivante :

4° MOTION NACHT-MONATTE, contresignée par Fuss, Dunois, Fabbri, Zélinska, et Karl Walter :

Les anarchistes réunis à Amsterdam du 26 au 31 août 1907 déclarent tenir la grève générale expropriatrice pour un remarquable stimulant de l'organisation et de l'esprit de révolte dans la société actuelle et pour la forme sous laquelle peut s'accomplir l'émancipation du prolétariat.

La grève générale ne peut-être confondue avec la grève générale politique (Politischer Massenstreik) qui n'est autre chose qu'une tentative des politiciens pour détourner la grève générale de ses fins économiques et révolutionnaires.

Par des grèves généralisées à des localités, à des régions, à des professions entières, on soulèvera progressivement la classe ouvrière et on l'entraînera vers la grève générale expropriatrice qui comprendra la destruction de la société actuelle et l'expropriation des moyens de production et des produits.

Cette motion recueillit 25 voix et, par conséquent, fut approuvée elle aussi.

Le lecteur s'étonnera peut-être que ces quatre motions aient pu, malgré leurs évidentes contradictions, être toutes adoptées. Il y a là, en effet un manquement aux usages parlementaires, mais un manquement voulu. Il ne convenait pas que l'opinion de la majorité étouffât ou paru étouffer celle de la minorité. La majorité a donc pensé qu'il fallait voter successivement, par pour et par contre, sur chacune des motions déposées. Or toutes les quatre ont recueilli une majorité de pour. Par conséquent toutes les quatre ont été approuvées.320

Il semble qu'on en ait fini avec le syndicalisme et la grève générale. Mais Emma Goldman se lève et dit qu'il serait étrange qu'un congrès anarchiste ne se déclarât pas en faveur du droit de révolte entendu dans son acceptation la plus large ; et elle lit la déclaration suivante que le camarade Baginsky a signée avec elle :

Le Congrès Anarchiste International se déclare en faveur du droit de révolte de la part de l'individu comme de la part de la masse entière.

Le Congrès est d'avis que les actes de révolte, surtout quand ils sont dirigés contre les représentants de l'État et de la ploutocratie, doivent être considérés d'un point de vue psychologique. Ils sont les résultats de l'impression profonde faite sur la psychologie de l'individu par la pression terrible de notre injustice sociale.

On pourrait dire, comme règle, que seul l'esprit le plus noble, le plus sensible et le plus délicat est sujet à de profondes impressions se manifestant par la révolte interne et externe. Pris sous ce point de vue, les actes de révolte peuvent être caractérisés comme les conséquences sociopsychologiques d'un système insupportable ; et comme tels, ces actes, avec leurs causes et motifs doivent être compris, plutôt que loués ou condamnés.

Durant les périodes révolutionnaires, comme en Russie, l'acte de révolte — sans considérer son caractère psychologique — sert de double but : il mine la base même de la tyrannie et soulève l'enthousiasme des timides. C'est le cas surtout, quand l'activité terroriste est dirigée contre les agents les plus brutaux et les plus haïs du despotisme.

Le Congrès en acceptant cette résolution, exprime son adhésion à l'acte individuel de révolte de même que sa solidarité avec l'insurrection collective.

MALATESTA — J'accepte pour ma part la déclaration Goldman-Baginsky. Mais étant donné qu'on ne peut la rattacher ni à la discussion sur le syndicalisme, qui est close, ni à la discussion sur l'antimilitarisme qui va s'ouvrir dans un instant, je propose qu'on la considère comme une simple déclaration de principes et non comme une motion ordinaire, et que le congrès la vote comme telle.

EMMA GOLDMAN — Quelque nom qu'on donne à notre proposition, Max Baginsky et moi tenons, avant tout, à ce que le congrès la vote.

Mise aux voix, la déclaration Goldman-Baginsky est approuvée à l'unanimité.

Il est près de onze heures lorsque le président déclare la discussion ouverte sur cette question: l'antimilitarisme comme tactique de l'anarchisme.

Les rapporteurs sont les compagnons R. DE MARMANDE et PIERRE RAMUS. Le président rappelle le vote émis à ce sujet dans la première séance du Congrès.

R. Friedeberg demande la parole pour une motion d'ordre.

R. FRIEDEBERG — Étant donné que l'heure tardive ne nous permet pas une discussion approfondie de la question antimilitariste, étant donné, d'autre part, que le Congrès international antimilitariste a commencé ses travaux ce matin même, dans une salle voisine, je propose que nous joignions à lui pour discuter la question avec lui.

MALATESTA — Le temps nous manque, en effet, pour une discussion approfondie. Il est vrai que cette discussion n'est pas indispensable. Sur la question antimilitariste, tous les anarchistes sont bien d'accord. Je propose donc que nous allions au Congrès antimilitariste, mais non sans avoir au préalable indiqué notre manière de voir dans une motion que les rapporteurs seront chargés de défendre au Congrès antimilitariste.

DE MARMANDE — Je me range à l'opinion exprimée par Malatesta.

CHRISTIAN CORNELISSEN — Je pense au contraire qu'il est indispensable que la discussion ait lieu tout au long ici même. Il ne faut pas qu'après que les social-démocrates de Stuttgart ont dénaturé l'antimilitarisme, les anarchistes négligent de prendre position sur cette question capitale.

MALATESTA — Je m'oppose énergiquement à cette manière de faire. Le temps nous manque, tandis qu'au congrès antimilitariste où nous irons ce soir, toutes les discussions pourront être instituées. Je demande que le Congrès se range à l'opinion que j'ai exprimé tout à l'heure et vote la motion que Marmande et Ramus soutiendront devant le Congrès antimilitariste.

Voici cette motion à laquelle finalement se rallie Cornelissen :

Les anarchistes, voulant la délivrance intégrale de l'humanité et la liberté complète des individus, sont naturellement, essentiellement, les ennemis déclarés de toute force armée entre les mains de l'État : armée, gendarmerie, police, magistrature.

Ils engagent leurs camarades — et en général tous les hommes aspirant à la liberté, à lutter selon les circonstances et leur tempérament, et par tous les moyens, à la révolte individuelle, au refus de service isolé ou collectif, à la désobéissance passive et active et à la grève militaire pour la destruction radicale des instruments de domination.

Ils expriment l'espoir que tous les peuples intéressés répondront à toute déclaration de guerre par l'insurrection.

Ils déclarent penser que les anarchistes donneront l'exemple.

Cette motion qui porte les signatures de Malatesta, Marmande, Thonar, Cornelissen, Ramus et Domela Nieuwenhuis, est approuvée sans discussion.

La séance est levée. Il est midi.



QUATORZIÈME SÉANCE
Vendredi 30 août. — Séance de l'après-midi.




Conformément aux résolutions prises, cette séance est commune au Congrès anarchiste et au Congrès antimilitariste. Celui-ci a tenu dans la matinée sa première séance, réservée aux sections hollandaises de l'Association internationale antimilitariste.

Les congressistes sont donc très nombreux, ainsi que le public. Le camarade Vohryzek, délégué de la Fédération anarchiste de Bohème, est élu président.

La parole est donné, en premier lieu, à R. de Marmande, que le congrès anarchiste a chargé de s'exprimer en son nom.

R. DE MARMANDE fait d'abord rapidement l'historique du mouvement antimilitariste en France. Il montre le rôle considérable joué par les anarchistes. Il rappelle les poursuites de 1887 contre la Ligue des antipatriotes; la condamnation qui frappa Jean Grave en 1894 pour son livre de révolte, la Société mourante et l'anarchie. Il signale la campagne continue, menée dans les Temps Nouveaux et le Libertaire, contre l'armée et l'idée de patrie. «Vraiment, dit-il, l'esprit anarchiste inspire partout l'action antimilitariste et révolutionnaire». Il entre ensuite dans le détail des manifestations antimilitaristes de ces dernières années : Manuel du Soldat, de Georges Yvetot ; création de la section française de l'A.I.A. ; déclaration de Gustave Hervé au Tivoli Vaux-Hall, en 1905 ; procès de l'Affiche Rouge et condamnation des signataires, affiche des douze, etc. Depuis lors des poursuites judiciaires n'ont cessé d'être exercées, suivies pour la plupart de condamnations féroces. L'antimilitarisme reste en France à l'ordre du jour.

Avant de terminer, Marmande indique que la forme de le propagande a changé. Le rôle de l'A.I.A. semble terminé, en France du moins ; les sections, formées en majeure partie d'anarchistes, reprennent leur autonomie. Le programme de l'A.I.A. contenait un certain particularisme qui devait être assez tôt épuisé. L'antimilitarisme n'est pas une doctrine. Il y a des conceptions anarchistes où trouve place tout naturellement l'antimilitarisme. L'anarchisme a lancé, semé à la volée et fait germer partout la révolte.

Marmande, en terminant, lit la motion antimilitariste approuvée dans la matinée par le Congrès anarchiste, et propose que le Congrès antimilitariste la vote à son tour.

A l'unanimité, le Congrès adopte cette motion, dont le texte a été donné plus haut.

Prennent ensuite la parole les délégués suivants : Friedeberg, Rogdaëff, Domela Nieuwenhuis, Croiset, Pierre Ramus, Emma Goldman, la citoyenne Sorgue. Luigi Fabbri, délégué des sections italiennes de l'A.I.A. et du journal antimilitariste La Pace, expose l'état de l'antimilitarisme italien, dont parle également la citoyenne Sorgue.



QUINZIÈME SÉANCE
Vendredi 30 août. — Séance du soir.




Il est près de neuf heures quand le président déclare ouverte la séance. Les congressistes sont en petit nombre. C'est que beaucoup d'entre eux assistent à la troisième et dernière séance publique du Congrès antimilitariste. D'autres sont retenus, dans une petite salle voisine, à une réunion privée des syndicalistes révolutionnaires.

L'ordre du jour appelle la discussion sur la question suivante : Alcoolisme et Anarchisme, dont le rapporteur est le professeur J. VAN REES.

Celui-ci a fait, sur la question, un rapport assez bref. Il y combat l'alcool non seulement dans ses abus, mais aussi dans son usage modéré, et s'élève, avec une conviction profonde, contre l'usage des boissons «hygiéniques» elles-mêmes.

On décide de renvoyer la discussion à la séance du lendemain soir et d'entendre immédiatement le camarade Samson faire son rapport sur l'Association de production et l'anarchisme.

I.I. SAMSON a la parole. Il se déclare favorable à la coopération de production et aux «colonies libertaires», non seulement parce qu'elles offrent des images réduites de cet état social sans autorité ni propriété auquel aspirent les anarchistes, mais aussi parce que, au sein même de la société présente, elles peuvent contribuer efficacement à l'effort des travailleurs en vue de l'émancipation. La coopération de production, habilement maniée, peut devenir une arme de lutte, et c'est à quoi les syndicats pourraient dès aujourd'hui songer.

La discussion du rapport de Samson est renvoyée au lendemain, et la séance est levée de bonne heure.



SEIZIÈME SÉANCE
Samedi 31 août. — Séance du matin.




Cette séance, somme celle de l'après-midi du mercredi, est privée. On doit y prendre un certain nombre de mesures relatives au fonctionnement du futur Bureau anarchiste international.

Le camarade R. LANGE, auquel le congrès est redevable pour beaucoup du bon ordre qui a régné dans toutes ses séances, est, à cause de son état de fatigue, relevé de ses fonctions. Il est remplacé à la présidence par E. MALATESTA.

HENRI BEYLIE et BENOÎT BROUTCHOUX proposent à l'adoption du Congrès l'ordre du jour suivant :

Le Congrès constate que le gouvernement républicain agit vis-à-vis des travailleurs comme tous les gouvernements n'ont cessé de le faire ;

Envoie ses salutations fraternelles aux camarades Yvetot, Marck, Lévy, Bousquet, Torton, Lorulot, Berthet, Clémentine Delmotte, Gabrielle Petit ; aux douze antimilitaristes actuellement détenus à Paris et à tous les camarades qui sont dans les geôles républicaines.

Le Congrès adresse en même temps ses chaleureuses salutations à tous les défenseurs de la liberté qui sont dans les forteresses du capitalisme mondial, —

Et invite le Bureau International à défendre et à soutenir tous nos amis emprisonnés comme un des premiers actes de ses travaux.

Cet ordre du jour est adopté à l'unanimité.

La discussion relative au Bureau International commence ensuite. Elle est assez confuse et le compte rendu en serait malaisé. La plupart des congressistes participent à cette discussion qui ne prend fin qu'à midi.

Il s'agit de décider où le Bureau aura son siège. Quelques délégués tout d'abord proposent Paris ou Genève, mais ces propositions, vivement combattues par d'autres camarades, sont abandonnées ; Bruxelles et Amsterdam n'ont pas plus de succès et l'on se met d'accord sur Londres, centre essentiellement international où résident des militants de tous les pays.

Reste à choisir les cinq membres du Bureau. Une liste circule, sur laquelle figurent les noms de : ERRICO MALATESTA, (malgré ses protestations) RUDOLF ROCKER, A. SCHAPIRO, JOHN TURNER (absent) et JEAN WILQUET.

Ces cinq camarades sont élus, Malatesta en tête avec 53 suffrages. Malatesta est Italien ; Rocker et Wilquet sont allemands ; Schapiro est Russe ; Turner est Anglais.

Sur la proposition de Malatesta, le Congrès charge le Bureau International d'engager, dans tous les pays d'Occident où il aura des relations, une action simultanée en faveur du camarade belge Édouard Jooris, condamné à mort par les tribunaux turcs pour participation à un attentat contre le Sultan (21 juillet 1905).321

Avant de lever la séance, un délégué demande qu'on fixe la date et le lieu du prochain Congrès. Un échange de vues a lieu à cet effet. On décide qu'un nouveau congrès aura lieu dans deux ans et on laisse au Bureau International le soin d'en fixer le lieu et la date exacte, d'accord avec les fédérations et groupements adhérents.

On se sépare à midi et demi.



DIX-SEPTIÈME ET DERNIÈRE SÉANCE
Samedi 31 août. — Séance de l'après-midi.




Cette séance, la dernière du Congrès, se tient, par exception, dans une salle du premier étage. Les délégués sont nombreux, autant, sinon plus, qu'au premier jour ; mais on sent une lassitude générale, — la lassitude de toutes les fins de Congrès. Cependant l'ordre du jour n'est pas épuisé, mais tout le monde est d'accord pour en finir au plus vite.

La présidence est conférée à EMMA GOLDMAN.

L'Éducation intégrale de l'Enfance est le premier point porté à l'ordre du jour de la séance. Le rapporteur en est LÉON CLÉMENT, de Paris, mais celui-ci est absent, et c'est le camarade DE MARMANDE qui se charge de résumer à grands traits l'intéressant rapport envoyé par Léon Clément.

L'idée générale de ce rapport est que, les ouvriers étant plus aptes que personne à déterminer le caractère de l'éducation à donner à leurs enfants, le soin de l'éducation revient essentiellement aux syndicats ou mieux aux Bourses du travail et Unions ouvrières.

Tout le monde est d'accord pour approuver une telle idée et pour souhaiter que le rapport de Léon Clément soit publié322 et répandu ; mais aucune résolution n'est prise à son sujet.

PIERRE RAMUS renonce, à cause du manque de temps à faire entendre le rapport qu'il a préparé sur cette question : La littérature moderne et l'Anarchisme, et le camarade. G. RIJNDERS, qui devait parler sur Anarchisme et Religion, renonce lui aussi à la parole.

Sur la question de l'Alcoolisme, le Prof. J. VAN REES apporte la motion suivante323 :

1. L'Alcoolisme est un ensemble de phénomènes sociaux caractérisés par l'assujettissement des hommes aux boissons alcooliques.

2. Tandis que l'usage immodéré de la boisson avec ses suites funeste est censé constituer l'alcoolisme, l'usage modéré de la boisson n'en constitue pas moins un phénomène spécial d'alcoolisme.

3. Cet alcoolisme général, suite de l'alcoolisme modéré qui affecte spécialement notre jugement à l'égard de l'habitude de boire modérément, est beaucoup plus dangereux et beaucoup plus inguérissable que l'intempérance ordinaire.

4. L'alcoolisme, menaçant surtout le niveau déjà acquis par l'humanité, aussi bien que la race future, il est nécessaire d'en finir avec les habitudes de boire, pour tout homme d'esprit et de cœur.

5. L'anarchisme veut dire cette conception de vie qui a rompu avec la croyance en la nécessité d'une autorité extérieure pour tous les hommes normaux.

6. L'influence qu'ont les habitudes «alcooliques» sur les idées et sur la manière de vivre des individus, exerce précisément une de ces autorités extérieures que les anarchistes désapprouvent.

7. Ainsi l'alcoolisme (outre qu'il est un des plus grands fléaux de l'humanité entière) est encore au plus haut point autoritaire, et par conséquent contraire à l'idée anarchiste qui réclame l'affranchissement de l'esprit et de la conscience, de toute autorité extérieure.

8. Les anarchistes, ennemis de toute mesure législative, sont encore, plus que les autres socialistes, tenus de combattre l'alcoolisme par des moyens purement individuels.

9. La propagation de toute idée socialiste et anarchiste est énormément entravée par l'alcoolisation immodérée ou modérée.

10. La société future anarchiste sera ennemie des boissons intoxicantes, ou elle ne sera pas.

Cette motion est complétée par l'adjonction suivante, proposée par E. CHAPELIER et acceptée par J. VAN REES.

1. L'alcoolisme est, à cause de la démoralisation qu'il provoque, un des plus puissants soutiens de la société capitaliste.

2. Les gouvernements sont incapables de combattre l'alcoolisme et sont du reste intéressés à l'entretenir, car c'est grâce à lui qu'ils peuvent équilibrer leur budget.

Cette motion ne fut pas mise aux voix, la presque unanimité des congressistes s'y étant montrée nettement opposée. Malatesta a donné les raisons de cette opposition : «On avait proposé, a-t-il écrit,324 une résolution contre l'alcoolisme, mais on passa à l'ordre du jour. Personne certainement n'aurait hésité à acclamer une résolution contre l'abus de boissons alcooliques, quoique peut-être avec la conviction que cela ne servait à rien ; mais la résolution proposée condamnait même l'usage modéré, qu'on considérait plus dangereux que l'abus. Cela nous parut trop fort ; dans tous les cas, on pense que c'est un argument qui devrait plutôt être discuté par les médecins..., en admettant qu'ils en sachent quelque chose.»

L'ordre du jour appelle ensuite la discussion sur ce sujet: L'anarchisme comme vie et comme activité individuelle. (E. ARMAND et MAURICIUS, de Paris, rapporteurs.)

Mais les deux rapporteurs sont absents et l'on passe outre, personne n'ayant demandé à traiter la question.

Sur la question de l'association de production, l'un des rapporteurs, I.I. SAMSON a été entendu la veille ; l'autre, ÉMILE CHAPELIER, imitant l'exemple précédemment donné par Ramus et Rijnders, renonce à prendre la parole.

Mais le congrès est en présence d'une résolution de Samson dont voici le texte:325

Le Congrès international anarchiste d'Amsterdam est d'avis que l'association de production, soit isolément soit de concert avec le mouvement syndical révolutionnaire, est compatible avec l'idéal anarchiste et peut lui venir en aide.

Il serait avantageux qu'avant et après la grève générale, un grand nombre de sociétés de production, pussent venir en aide, fortes de leur expérience, à toute la classe ouvrière émancipée, en organisant la production et l'échange sur une base nettement anti-capitaliste et anti-parasitaire.

De même le congrès est d'avis que dans les circonstances actuelles, le mouvement syndical révolutionnaire, ainsi que toute la classe ouvrière, peut tirer profit de la pratique des sociétés de production.

Mais ici encore, le congrès refuse de passer au vote. La question soulevée par la résolution Samson n'est pas de celles qu'on peut résoudre en quelques minutes; or le temps matériel manque pour l'examiner sous toutes les faces ; mieux vaut donc la laisser en suspens jusqu'à un congrès prochain.

On aborde enfin la question dernière : l'Espéranto. Le camarade CHAPELIER a apporté sur cette question un volumineux rapport, mais il se borne à demander l'adoption de la résolution suivante qu'ont signé avec lui Malatesta et Rogdaëff :326

Le Congrès Communiste-Anarchiste International d'Amsterdam, considérant :

1. que la multiplicité des langues constitue des frontières intellectuelles et morales et par suite une entrave à la propagation des idées révolutionnaires ;

2. qu'au cours même de ses débats, il a été constaté que les difficultés et les inexactitudes fatales de traduction nous ont fait perdre au moins les trois quarts de notre temps ;

3. que l'emploi d'une langue commune faciliterait l'échange des communications de l'INTERNATIONALE LIBERTAIRE ;

4. qu'aucune langue vivante ne réunit les conditions nécessaires de neutralité, de facilité et de souplesse ;

5. que de toutes les langues artificielles, l'Espéranto est la seule qui soit sérieusement employée et qui semble être appelée au succès ;

Émet le vœu que tous les anarchistes ou tout au moins les militants étudient l'Espéranto et que dans un avenir prochain nos congrès internationaux puissent se faire en langue internationale.

AMÉDÉE DUNOIS, soutenu par HENRI FUSS, se déclare hostile à cette résolution. «Nous ne sommes qualifiés, ni les uns ni les autres, dit-il, pour juger de la valeur de l'Espéranto. Nous ne sommes point des linguistes.» — Et il propose que le congrès se borne à conseiller à tous les camarades l'étude et la pratique d'au moins une langue vivante.

E. CHAPELIER — S'il en est ainsi, je demande que le Congrès entende la lecture de mon rapport où j'ai réuni tous les arguments qui militent en faveur de l'Espéranto. Ces arguments n'ont rien d'inaccessible et peuvent être compris par tout le monde. Les nombreux groupes d'espérantistes qui m'ont délégué ici ne comprendraient pas qu'un Congrès anarchiste, dont tous les membres se disent internationalistes, se refusât à m'entendre.

E. MALATESTA — Cependant on ne peut demander au Congrès de voter une motion qui n'a pas été préalablement discutée et sur laquelle tous ne sont pas d'accord. Or le temps manque et je crois qu'il serait préférable de voter une résolution se bornant à recommander aux camarades d'étudier le problème d'une langue internationale.

Et l'on met aux voix l'ordre du jour suivant qui est adopté sans difficulté :

Le Congrès, tout en reconnaissant l'utilité d'un mode international de communication, se déclare incompétent pour juger de la langue internationale proposée (Espéranto).

Le Congrès émet le vœu que les camarades pouvant s'en occuper, étudient le problème d'une langue internationale.

La camarade Emma Goldman, présidente, déclare alors que l'ordre du jour est épuisé et que le Congrès a terminé ses travaux. Et elle invite le vaillant doyen327 Errico Malatesta à prononcer quelques paroles de clôture.

MALATESTA se lève et d'une voix pénétrante et forte, prononce le discours suivant :

Compagnons, notre Congrès est terminé. Les journaux bourgeois de toutes les couleurs avaient annoncé au monde que ce premier Congrès international se passerait dans le tumulte, le trouble et l'incohérence. Certains camarades eux-mêmes avaient prédit qu'il n'aboutirait logiquement qu'à jeter dans nos rangs un peu plus de discorde.

L'événement a démenti tous ces prophètes. Malgré l'insuffisance de préparation matérielle, imputable à notre seule pauvreté, malgré la difficulté qu'il y avait à s'entendre entre délégués de langue et d'origine différentes, ce premier Congrès a admirablement réussi. Il n'a pas seulement ruiné de fond en comble les espérances perfides de tous ses adversaires ; je puis dire qu'il a dépassé les plus optimistes espérances de ses partisans.

Loin de provoquer une scission dans le camp anarchiste, il a ouvert la voie qui mène à l'union féconde ; il a exhorté les compagnons qui luttaient isolément jusqu'ici, à se donner la main par-dessus les frontières pour marcher tous ensemble vers l'avenir anarchiste. Sans doute, des divergences de vues se sont manifestées entre nous ; elles n'affectaient pourtant que des points secondaires. Tous, nous nous sommes trouvés d'accord dans l'affirmation des principes essentiels.

Et pouvait-il en être autrement ? Ne voulons-nous pas tous, d'un même élan de tout notre être, la délivrance de l'humanité, la destruction complète du Capitalisme et de l'État, — la Révolution sociale ?

Notre premier Congrès portera ses fruits, si tous ceux qui sont ici, une fois rentrés dans leur pays, voient moins le travail accompli que celui qui reste à accomplir, si tous nous nous remettons à la propagande et à l'organisation avec plus que jamais de confiance et d'énergie. A l'œuvre, compagnons !

Une salve d'applaudissements accueille ces paroles vibrantes. L'enthousiasme est à son comble. La joie éclaire les visages. Alors un camarade entonne l’Internationale.



Debout ! les damnés de la terre !
Debout ! les forçats de la faim !



Tous accompagnent le chanteur. L'hymne révolutionnaire français a vraiment conquis l'universalité. Partout où des hommes, anarchistes ou socialistes, luttent contre l'iniquité sociale et rêvent de délivrance humaine, l’Internationale est devenue le refrain de guerre qui retentit sur les champs de grève, dans les meetings ou les congrès.

C'est fini. La salle se vide peu à peu. Les mains s'étreignent ; des adieux, des au-revoir plutôt, s'échangent, car si la plupart des congressistes ne quittent Amsterdam que dans la journée de demain, il en est qui doivent prendre les trains du soir et de la nuit.

A 9 heures, dans la grande salle du premier étage du Plancius, a lieu le dernier meeting populaire. La salle est pleine de ce public remarquablement attentif et calme qu'est le public hollandais. Tour à tour Cornelissen, Broutchoux, Monatte, Ramus, Chapelier, Samson, Mougnitch, Sepp Oerter, Frauböse et Ludwig prennent la parole. Une même pensée se retrouve dans leurs discours à tous : c'est que le Congrès d'Amsterdam laissera dans le monde révolutionnaire une impression durable et que l'anarchisme international en sortira grandi et fortifié.
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Re: Le Congrès anarchiste d'Amsterdam en 1907

Messagede vroum le Ven 25 Fév 2011 13:30

APPENDICE



DEUX RÉUNIONS SYNDICALISTES





Sur les deux réunions strictement privées où se rencontrèrent les syndicalistes révolutionnaires venus au Congrès d'Amsterdam, nous trouvons quelques renseignements assez précis dans l'article suivant publié par LA VOIX DU PEUPLE, de Lausanne, (2e année, N°40, 5 octobre 1907) sous ce titre : Le Bureau International de Presse:

La nécessité d'une entente entre les groupements ouvriers dès maintenant acquis aux principes du syndicalisme révolutionnaire et aux méthodes de l'action directe, préoccupe en plus d'un pays plus d'un militant. — On sait que le Secrétariat international ouvrier, dont le siège est quelque part en Allemagne, s'est signalé jusqu'à ce jour bien plus par son antipathie déclarée à l'égard des idées révolutionnaires que par sa réelle activité pratique. Ses démêlés avec la Confédération générale du travail sont encore dans toutes les mémoires. Issus du refus du Secrétariat d'inscrire à l'ordre du jour des deux dernières conférences des questions aussi considérables que celles de la grève générale et de l'antimilitarisme, ces démêlés, firent au congrès d'Amiens, l'objet d'un débat retentissant, et l'on peut prévoir qu'ils aboutiront avant longtemps à quelque rupture éclatante dont la responsabilité incombera sans partage au Secrétariat international.

Cependant le syndicalisme révolutionnaire fait dans tous les pays des progrès incessants. Partout où il apparaît, on peut dire qu'un nouveau mouvement ouvrier commence, lequel n'a rien de commun avec l'ancien. Pourquoi donc les organisations où le syndicalisme révolutionnaire a aujourd'hui cause gagnée ne s'uniraient-elles pas entre elles sans s'occuper des retardataires ?

Cette question, le National Arbeiders-Sekretariat in Nederland (Secrétariat national des travailleurs de Hollande) se l'est posée le premier, et il a voulu profiter de la venue au congrès anarchiste d'Amsterdam d'un grand nombre de syndicalistes déterminés pour étudier avec eux les moyens de réaliser à brève échéance l'union internationale des organisations ouvrières qui se donnent pour but l'abolition du salariat et pour moyen la grève générale. Sur son initiative, deux réunions strictement privées, auxquelles ces militants avaient été convoqués, eurent lieu à Amsterdam même, l'une le 27 août, l'autre le 30.

Assistaient à ces deux réunions: les camarades Fritz Kater, président de l'Union libre des syndicats allemands qui était venu spécialement dans ce but de Berlin ; Karl Vohryzek et L. Knotek, qui avaient mandat de la Fédération des ouvriers tchèques de tous les métiers de prendre langue avec le plus grand nombre possible de militants ouvriers en vue d'une entente immédiate ; Pierre Monatte, de la Confédération générale du Travail; Benoît Broutchoux, des Mineurs du Pas-de-Calais ; Henri Fuss-Amoré de la Fédération du Travail de Liège ; Karl Walter pour la toute récente Industrial Union of Direct Actionnists d'Angleterre ; et des militants anarchistes-syndicalistes tels que Christian Cornelissen, de Hollande, Ziélinska de Paris ; Dr R. Friedeberg, d'Allemagne ; Luigi Fabbri d'Italie ; Ceccarelli, d'Argentine, etc.

Nous entendîmes, le premier soir, des rapports d'un très vif intérêt sur l'état du mouvement ouvrier dans les diverses nations européennes. Fritz Kater, notamment, nous fit connaître la situation actuelle de l'Union libre des syndicats allemands qui, pour ne s'être pas docilement aplatie sous la férule des politiciens social-démocrates, s'est vu refuser l'accès du Secrétariat international ouvrier. Monatte exposa, avec sa netteté coutumière, l'origine et les péripéties du différend survenu entre le Secrétariat et la G.G.T. Fabbri indiqua ce qu'il faut entendre par syndicalisme révolutionnaire en Italie : ce syndicalisme n'est pas, ainsi que beaucoup l'imaginent un mouvement ouvrier autonome, mais un simple courant idéologique au sein du Parti socialiste.

Le sentiment unanime des militants qui se trouvaient, ce soir-là, au National Arbeiders-Secrétariat, fut que l'institution d'un nouveau bureau international était, dans les circonstances actuelles, d'une évidente nécessité. Pourtant, aucun de nous, sauf Kater et les Tchèques, n'étant mandaté à cet effet, nous ne pouvions prendre de résolution effective. Nous nous engageâmes seulement à faire parvenir au plus tôt au National Arbeiders-Secrétariat un rapport sur la situation du mouvement ouvrier et, plus particulièrement, du syndicalisme révolutionnaire, dans nos contrées respectives ; une brochure en sera faite en trois langues et, de plus, les rapports, au fur et à mesure de leur réception seront publiés en hollandais dans le Volksdagblad, quotidien d'Amsterdam des plus favorables à nos idées.



Ce n'est pas tout. On a maintes fois déploré l'ignorance où sont les uns des autres les divers mouvements ouvriers. Qu'un lock-out surgisse à Berlin, qu'une grève éclate à Anvers ou à Belfast, c'est généralement aux dépêches inexactes, mensongères ou obscures des agences et des journaux bourgeois qu'il nous faut recourir pour être renseignés. Pourquoi les travailleurs organisés ne créeraient-ils pas, à leur usage collectif, une sorte d'office international de renseignements ? La proposition en fut précisément faite à notre seconde réunion par quelques camarades et reçut de tous les autres un chaleureux accueil.

Voici donc ce qui fut décidé : les journaux ouvriers de tous les pays seront centralisés et dépouillés en un Bureau international de presse, dont notre ami Christian Cornelissen, le révolutionnaire hollandais bien connu, a assumé la direction. Le Bureau en extraira tous les renseignements d'un intérêt général et ces renseignements formeront la matière d'un bulletin hebdomadaire qui sera envoyé à tous les centres et journaux corporatifs affiliés au Bureau. L'Union libre des syndicats allemands, la Fédération tchèque de tous les métiers et le Secrétariat national hollandais couvriront les premiers frais de la publication de ce bulletin.



Telles sont les résolutions que prirent à Amsterdam, dans l'intérêt du syndicalisme révolutionnaire, un certain nombre de militants «anarchistes». Il y a loin de ces résolutions-là — qu'il me soit permis d'en faire la remarque — à celles des social-démocrates de Stuttgart. Pas une seule fois, tant au cours des deux réunions privées dont je viens de rapporter les résultats qu'au cours des séances du congrès anarchiste, il ne fut parmi nous question de mettre la main sur les organisations ouvrières. Après comme avant le congrès d'Amsterdam, celles-ci trouveront en nous des collaborateurs, les plus assidus et les plus énergiques, sans aucune arrière-pensée de domination.

Il me reste à formuler l'espoir que le congrès des Unions ouvrières romandes portera à son ordre du jour la question de leur participation aux frais du Bureau de presse nouvellement créé, ainsi que la création d'une entente permanente entre les organisations ouvrières révolutionnaires du monde entier.

Pour le succès de nos luttes futures, gardons-nous d'oublier que notre internationalisme théorique et sentimental n'effrayera les gouvernements que lorsqu'il se doublera d'un internationalisme pratique, destiné à maintenir entre les prolétaires de tous les pays qu'écrase tous, indifféremment, la «grande roue» du capitalisme, les liens de la plus étroite solidarité. — AMÉDÉE DUNOIS.




Scan et corrections : L'Idée Noire, 10/08/07
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Re: Le Congrès anarchiste d'Amsterdam en 1907

Messagede vroum le Ven 25 Fév 2011 13:30

Notes :

1 Entre anarchie et syndicalisme. Le congrès d'Amsterdam — Août 1907. Mémoire en sociologie et anthropologie, Université de Lausanne, mars 1994.

2 Notamment dans L'Affranchi, «Réflexions sociales», case postale 172, CH 1000 Lausanne 6.

3 Les ouvrages sur le mouvement libertaire espagnol sont très nombreux. Pour une première approche on peut lire en français : José Peirats, Les anarchistes espagnols — Révolution de 1936 et luttes de toujours, Toulouse, Repères-Silena, 1989.

4 D'après les souvenirs de Pierre Monatte in La révolution prolétarienne, n°347, janvier 1951, p. 17. Si cette information est exacte, Dunois ne manquait pas d'humour car, dans le compte rendu, il cite ses propres articles de façon tout à fait impersonnelle. Cette modestie est peut-être à mettre sur le compte de ce qu'il estimait être un travail collectif, rédigé par lui certes, mais à partir de notes prises par différentes personnes. Nous savons qu'un certain A. Pratelle s'était annoncé pour sténographier les débats du congrès en français et en anglais. Voir Bulletin de l'Internationale Libertaire, Herstal-Liège, n°4, mai 1907.

5 Bien qu'il écrive dans un périodique anarchiste, Dunois ne peut être considéré comme un véritable libertaire. En 1908, il décide de servir le syndicalisme révolutionnaire et collabore à la Bataille syndicaliste ; mais le marxisme, dont il avait eu la révélation en 1905-1906 va le conduire ensuite à un choix capital : en 1912, il adhère à la SFIO et devient collaborateur à l'Humanité. Très proche de Jaurès, il est à ses côtés le soir de son assassinat. Après la guerre, Dunois se rallie aux partisans de la IIIe Internationale. Le congrès de Tours le porte au comité directeur du parti communiste. Il sera aussi secrétaire général de l'Humanité. Il quitte le PC en 1927, pour rejoindre la SFIO en 1930. Animateur du parti socialiste clandestin et de son journal en zone occupée pendant la seconde guerre mondiale, il est arrêté par la Gestapo et meurt à Bergen-Belsen en février 1945. D'après le Dictionnaire blographique du mouvement ouvrier français, Tome XII, Paris, Editions ouvrières, 1974, pp. 109-113.

6 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam, Août 1907 — compte rendu analytique des séances et résumé des rapports sur l'état du mouvement dans le monde entier, Paris, La Publication Sociale, M. Delessale, 1908, p. 125. (Les références de pages font référence à l’édition originale Nautilus-Le Monde libertaire)

7 Le congrès régional de l'Union fédérative du Centre (région parisienne). Voir Madeleine Rebérioux, «Le socialisme français de 1871 à 1914», in Jacques Droz (dir.), Histoire générale du socialisme, Tome II, Paris, PUF, 1974, p. 153, ou Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, Tome 1, Paris, Maspero, 1975, p. 111.

8 Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, op. cit., p. 56 et suivantes.

9 Cité in James Guillaume, L'Internationale — Documents et souvenirs, vol. 1 (1864-1872), Genève, Grounauer, 1980, troisième partie, chapitre X, pp. 160-161.

10 Résolutions du Congrès général tenu à La Haye du 2 au 7 septembre 1872, in Jacques Freymond (dir.), La première internationale, Genève, Droz, 1962, Tome II, p. 373.

11 Sur ce sujet consulter Marianne Enckell, La Fédération jurassienne, Saint-Imier, Canevas, 1991.

12 Elie Murmain, «l'Evolution de l'anarchisme», L'Œuvre nouvelle, n° 9-10, déc. 1903-janv. 1904. Cité in Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, op. cit., p. 152.

13 Cité in Jean Maitron, ibid., p. 114.

14 Pour une analyse tout en finesse de l'émergence de l'individualisme anarchiste au congrès de Londres en 1881, se référer à la thèse de Gætano Manfredonia, L'individualisme anarchiste en France (1880-1914), Paris, Institut d'études politiques, 1984, pp. 39-49.

15 Max Baginski (1864-1943) est né en Prusse-Orientale. Son père, cordonnier de métier, était social-démocrate. Lui-même fait un apprentissage de cordonnier et adhère aux idées socialistes. Membre des «jeunes socialistes», il est en 1890 le rédacteur en chef du principal journal social-démocrate de Silésie. Condamné à deux ans demi de prison pour des délits de presse, il s'exile dès sa sortie de prison en 1893. A New-York, il rejoint le cercle du célèbre anarchiste allemand Johann Most et devient l'un des collaborateur de Freiheit, le joumal de Most. Baginski y écrit avant tout des articles satiriques. En 1894, il est nommé rédacteur de la Chicagoer Arbeiter-Zeitung, un quotidien socialiste qui devient anarchiste sous son influence. Dès lors, il gagnera sa vie comme publiciste. D'après Itinéraire n° 8, 1990, pp. 28-29.

16 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 147.

17 Ibid., p. 185.

18 Emma Goldman (1869-1940) est nce à Kovno en Lituanie. En 1882 sa famille s'installe à Saint-Pétersbourg où Emma découvre la vie d'usine dans une entreprise textile. En 1885, elle émigre aux Etats-Unis où elle travaille également en fabrique. Elle apprend le métier de couturière. En 1889, après un mariage raté, elle s'installe à New York. Elle y rencontre Johann Most ainsi qu'Alexandre Berkman, un jeune russe qui devient son compagnon. Après quelque mois de fréquentation des cercles anarchistes, Most l'envoie faire une tournée de conférences. Dès lors elle se consacrera à cette forme de propagande qui la rendra célèbre. En 1892, suite à un massacre d'ouvriers grévistes, Alexandre Berkman attente à la vie du directeur de la firme concernée. Celui-ci survit, mais Berkman va passer quatorze ans en prison. Emma Goldman connaît elle aussi la prison, en 1893, pour avoir incité des chômeurs à la révolte dans un meeting. En 1895, elle fait un séjour à Vienne et apprend le métier d'infirmière sage-femme, métier qu'elle pratique dès lors aux Etats-Unis tout en continuant son activité militante. Féministe convaincue, elle est l'une des pionnière du combat pour le contrôle des naissances. Le n° 8 de la revue Itinéraire lui est consacré. Voir également Emma Goldman, Epopée d'une anarchiste, Paris, Hachette, 1979.

19 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 210.

20 Daniel Guérin, L'anarchisme — De la doctrine à l'action, Paris, Gallimard, 1965,p. 86.

21 Ronald Creagh, Histoire de l'anarchisme aux Etats-Unis d'Amérique — Les origines : 1826-1886, Grenoble, La pensée sauvage, 1981, p, 215.

22 Voir Jean Maitron, Dictionnaire blographique du mouvement ouvrier français, (Article Tortelier), Tome XV, op. cit., 1977, p. 241.

23 Cité in Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, op. cit., p. 260.

24 Sur ce point consulter la thèse de Gætano Manfredonia, L'individualisme anarchiste en France, op. cit.

25 Pour les auteurs de la première circulaire de convocation, mentionnée en page 128 de Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., la réunion de 1907 serait le quatrième congrès international libertaire et communiste après Zürich (1893), Londres (1896) et le congrès ouvrier révolutionnaire international de Paris (1900) qui fut interdit et sur lequel nous reviendrons.

26 Présent aux congrès de Bruxelles (1891), Zurich (1893) et Londres (1896). Auteur d'une contribution pour le congrès interdit de Paris (1900), Cornelissen (1864-1942) est vraisemblablement le principal organisateur du congrès d'Amsterdam de 1907. C'est en tout cas ce qu'affirme Jean-Yves Bériou in F. Domela Nieuwenhuis, Le socialisme en danger, Paris, Payot, 1975, p. 257.

27 Christ. Cornelissen, Les diverses tendances du Parti ouvrier international — A propos de l'ordre du jour du congrès international ouvrier socialiste de Zürich, Bruxelles, 1893. Fac-similé in Congrès international ouvrier socialiste tenu à Zürich du 6 au 12 août 1893, Genève, Minkoff Repint, 1977, pp. 513-534.

28 Het Kommunistisch Manifest van Karl Marx en Friedrich Engels. Naar de vierde geautoriseerde Duitsche uitgave bewerkt door C. Cornelissen, 's Gravenhage, 1892. Selon Bert Andréas, Le Manifeste Communiste de Marx et Engels — Histoire et Bibliographie 1848-1918, Milan, Feltrinelli, 1963.
Bert Andréas nous signale qu'en 1891 Cornélissen «avait déjà publié, sous le pseudonyme de Clemens, une défense des théories économiques de Marx».

29 Christ. Cornélissen, Les diverses tendances du Parti ouvrier international.... op. cit., p. 5.
Notons ici l'acceptation, par les socialistes hollandais, de la participation électorale et parlementaire «comme moyen de propagande». Elle s'inscrit dans l'évolution présente du socialisme hollandais. De 1888 à 1891, son principal dirigeant F. Domela Nieuwenhuis (1846-1919) fut député au parlement. Son évolution vers l'anarchisme est contemporaine au congrès de Zürich. La rupture définitive entre socialistes parlementaires et antiparlementaires hollandais se produit l'année suivante (1894) avec la constitution d'un parti social-démocrate concurrent sur le modèle allemand. A ce propos consulter Rudolf de Jong, «Le Mouvement libertaire aux Pays-Bas» in Le Mouvement social, n°83, avril-août 1973, pp. 167-180.

30 Christ. Cornélissen, Les diverses tendances du Parti ouvrier international.... op. cit., p.9.

31 Ibid., p. 21.

32 Ibid.

33 Ibid, p. 8.

34 Ibid.

35 Journal de Genève 13 août 1893, repris in Congrès international ouvrier socialiste tenu à Zurich..., ibid., p. 585.

36 Journal de Genève 12 août 1893, ibid., p.581.

37 Ibid.

38 «Il suffit de lire attentivement l'ordre du jour du Congrès de Zürich, pour acquérir la conviction qu'il existe, dans le mouvement ouvrier socialiste international, deux tendances luttant pour la préséance (...). D'un côté apparaî le courant purement parlementaire, tendant à conquérir le pouvoir politique et plus spécialement la majorité dans les parlements (...) ; de l'autre, il y a le courant antiparlementaire, en partie exclusivement syndical, lequel, en premier lieu, tend à l'organisation des travailleurs et qui, pour ne pas avoir abandonné complètement toute action parlementaire, n'y participe cependant qu'avec méfiance...». Les diverses tendances du Parti ouvrier international... op. cit., p. 3.

39 Jean Allemane (1843-1935) était le leader du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR), I'une des principales organisations socialistes françaises de l'époque. A l'opposé de leurs rivaux marxistes orthodoxes du Parti ouvrier français (POF) de Jules Guesde, les «allemanistes» étaient très pragmatiques, ils pensaient que tous les moyens étaient bons pour faire avancer la cause ouvrière. Ils étaient aussi favorables à l'agitation électorale qu'à la grève générale, la première devant d'ailleurs préparer la seconde. Pour eux, l'ébauche de la société future pouvait aussi bien être tentée par la conquête d'un conseil communal que par la participation au mouvement syndical.

40 Cette citation est tirée d'un extrait des mémoires de Christian Cornélissen figurant en annexe d'un document signé Homme Wedman et intitulé: Pour une biographie de Christian Cornélissen, s.d., disponible à l'Institut intemational d'histoire sociale d'Amsterdam (IIHS).

41 C'est justement en 1893 que Christian Cornélissen crée le NAS (Secrétariat national du travail), l'équivalent hollandais de la Fédération des Bourses du Travail en France dont Pelloutier va être le secrétaire général de 1895 à sa mort en 1901.

42 La présence de Pelloutier au congrès de Zürich ainsi que ses liens avec Cornélissen ne sont curieusement pas signalés dans la biographie établie par Jacques Julliard : Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d'action directe, Paris, Seuil, 1971. Voir à ce sujet: Homme Wedman, «Christiaan Cornelissen: Marxism and revolutionary syndicalism» in Die Rezeption der Marxschen Theorie in den Niederlanden - Schriften aus dem Karl-Marx-Haus, n° 45, Trier, 1992, p. 94.

43 Cf. Augustin Hamon, «Pelloutier et le Congrès de Londres» in La Révolution Prolétarienne, n°53, 1er mars 1928.

44 La Société Nouvelle de Bruxelles, 1896. Cité in Homme Wedman, Pour une biographie de Christian Cornélissen, op. cit.

45 A. Hamon, Le socialisme & le congrès de Londres, Paris, P.-V. Stock, 1897, p. 83.

46 Ibid., p. 84.

47 Fondé en 1893, le Parti indépendant du travail (Independant Labour Party, ILP) est alors le principal parti de gauche de Grande-Bretagne. Bien que constitué dix ans après la Fédération sociale-démocratique (Social Democratic Federation, SDF) d'obédience marxiste, l'ILP s'avère, dès le départ, plus efficace que la SDF et constitue en quelque sorte le précurseur du parti travailliste. L'orientation de l'ILP est socialiste, collectiviste, libertaire et fédéraliste, mais pas révolutionnaire. Après un cuisant échec aux élections de 1895, ce parti, qui s'appuie sur le nouveau syndicalisme d'action directe incarné par ses dirigeants comme Keir Hardie ou Tom Mann, part à la conquête des Trade-Unions pour rallier à lui la base ouvrière nécessaire à sa stratégie électorale.

48 Cité in A. Hamon, Le socialisme & le congrès de Londres, op. cit., pp. 219-222.

49 Congrès international socialiste des travailleurs et des chambres syndicales ouvrières, Londres, 26 juillet—2 août 1896, Genève, Minkoff Repint, 1980, p. 6 et p. 459.

50 En premier lieu, les syndicalistes révolutionnaires français et tous les groupes syndicaux qui, dans différents pays, s'inspireront de leur doctrine. Bien sûr aussi les organisations ouvrières d'inspiration anarchiste, en particulier en Espagne et en Amérique latine. Mais également, dans une certaine mesure, les Trade-Unions bntanniques et tout le mouvement syndical américain, qu'il s'agisse des Chevaliers du travail, de l'American Federation of Labor ou des Industrial Workers of the World...

51 Pour toute cette partie nous nous référons à l'ouvrage d'Augustin Hamon, Le socialisme & le congrès de Londres, op. cit., p. 171 et suivantes.

52 Keir Hardie (1856-1915) est sans doute l'un des socialistes les plus connu de l'époque en Grande-Bretagne. Mineur dès l'âge de dix ans, puis journaliste et leader syndicaliste dans le Lanarkshire en Ecosse, il devient, dès 1886 et pendant sept ans secrétaire de la Fédération des mineurs écossais. Son socialisme, chrétien à l'origine, ne s'appuie sur aucune théorie précise. Il prêche une révolution non-violente et est tout à fait imperméable au marxisme. Elu député d'une circonscription ouvrière de l'East End de Londres en 1892, il perd son siège en 1895, mais le récupère en 1900 et le conserve jusqu'à sa mort.

53 Mineur à dix ans, puis métallurgiste, Tom Mann (1856-1941) s'est fait connaître par le rôle important qu'il a joué dans la grande grève des dockers de Londres en 1889 et ensuite comme partisan infatigable de la défense et de l'organisation des travailleurs non qualifiés.
D'abord militant de la Fédération sociale démocratique (SDF), Tom Mann est l'une des personnalités marquantes de l'ILP à sa fondation. Secrétaire du parti de 1894 à 1897, il s'en sépare pour présider la Fédération internationale des dockers. Emigré en Nouvelle-Zélande, puis en Australie, entre 1901 et 1910, il adhère aux principes du syndicalisme révolutionnaire. Dès son retour, en 1910, il devient l'un des leaders les plus influents du monde ouvrier britannique, dans lequel il s'efforce de populariser les principes de la CGT française. En 1920, il sera l'un des fondateurs du parti communiste britannique.

54 Emile Pouget considère que le paysan est d'instinct presque anarchiste ; pour lui, le gouvernement c'est le gendarme et le percepteur. Il est donc facile de lui montrer l'inutilité de l'Etat. Sur le plan économique «il faut lui montrer la maigreur de son lopin de terre et l'énormité des propriétés des accapareurs, des couvents. ll comprendra». Quant à l'exploitation collective de la terre, il y viendra peu à peu par expérimentation. L'anarchiste allemand Gustave Landauer est, quant à lui, encore plus opposé à la conception marxiste du collectivisme agraire. Pour Landauer «les grandes fermes sont une forme de socialisme d'Etat». Il souhaite voir les petits propriétaires former des coopératives avec leurs ouvriers pour «empêcher l'accroissement de la grande propriété et créer des organismes qui pourraient être le nucleus d'une société socialiste». Le socialisme & le congrès de Londres, op. cit.

55 Entre 1893 et 1894, en pleine période des attentats, trois lois visant les anarchistes et qui restèrent célèbres sous le nom de lois scélérates furent adoptées. Elles prétendaient, entre autre, atteindre ceux qui «font par un moyen quelconque acte de propagande anarchique». Cité in Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, op. cit., p. 252, note 2.

56 Les Temps Nouveaux — Supplément littéraire paraissant tous les samedis, n° 23 à 32 publiés entre le 29 septembre et le 1er décembre 1900 . Ces rapports existent sous la forme d'un Tiré à part numéroté de la page 129 à la page 342.

57 Ibid., p. 129. 58.

58 Cet appel est paru dans le Père Peinard, n°128, 16-30 avril 1899.

59 Les Temps Nouveaux — Supplément littéraire... 1900, op. cit., p. 129.

60 Ibid.

61 Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, op. cit., p. 441. Le congrès de Paris de la deuxième Intemationale a lieu du 24 au 27 septembre 1900, il débute donc le lendemain du jour où aurait dû s'achever celui des révolutionnaires.

62 Les Temps Nouveaux — Supplément littéraire... 1900, op. cit., p. 199.

63 Ibid.

64 Ibid, p. 200.

65 Ce fut le cas de Sébastien Faure à Lyon en 1901. Détail signalé in Gaetano Manfredonia, L'individualisme anarchiste en France, op. cit., p. 206.

66 Les Temps Nouveaux — Supplément littéraire... 1900, op. cit., p. 199.

67 Le mouvement anarchiste en France, op. cit., p. 442.

68 Constitué au départ par des étudiants socialistes de diverses tendances, le groupe des ESRI devient clairement anarchiste à partir de 1894. Les ESRI ont joué un rôle important dans la maturation et la diffusion des idées syndicalistes révolutionnaires. Une véritable collaboration des étudiants avec des syndicalistes comme Paul Delessale ou Pierre Monatte, qui fut leur dernier secrétaire en 1903, est attestée par une étude de Jean Maitron : «Le groupe des Etudiants Socialistes Révolutionnaires Internationalistes de Paris (1892- 1902)» in Le Mouvement social n°46, 1964.
L'activité des ESRI consistait en l'organisation d'assemblées publiques de discussion et en l'élaboration et la publication de brochures sur des thèmes en rapport avec le socialisme, l'anarchisme et le mouvement ouvrier. Les ESRI rédigèrent plusieurs rapports pour le congrès de 1900.

69 Selon Jean Maitron, Le Mouvement social n°46, ibid., p. 21.

70 Les Temps Nouveaux — Supplément littéraire... 1900, op. cit., p. 177.

71 Ibid., p. 178.

72 Cornélissen s'est installé à Paris au printemps 1898. Son départ de Hollande est à mettre en rapport avec l'évolution du socialisme hollandais et surtout avec les différents qui l'opposent à F. Domela Nieuwenhuis. Depuis 1893, il existe en Hollande un nouveau parti socialiste parlementaire, le SDAP de Trelstra. Le Socialistenbond (Fédération socialiste) à la tête duquel se trouve Domela Nieuwenhuis se décompose. Domela qui évolue vers l'anarchisme, se méfie de plus en plus des organisations permanentes et quitte le Socialistenbond à Noël 1897. Cornélissen, suite à une affaire amoureuse avec la fille de Domela, a des rapports très tendus avec ce dernier. Il refuse de le remplacer à la tête du Socialistenbond, tout comme il refuse, pour des questions de principes, un poste permanent au NAS, la centrale syndicale qu'il avait contribué à créer. Agé de trente-quatre ans au moment de son installation à Paris, Comélissen qui avait été instituteur, commence un apprentissage de peintre décorateur avant de s'établir comme journaliste. Il conserve des liens avec son pays en collaborant au quotidien Volksblad de tendance syndicaliste et à des périodiques anarchistes. Par ailleurs, il est au cœur de tentatives visant à fédérer, en Hollande, les socialistes antiparlementaires et les communistes anarchistes. Cf. Homme Wedman, Pour une biographie de Christian Cornélissen, op. cit.

73 Les Temps Nouveaux — Supplément littéraire... 1900, op. cit., p. 177.

74 Ibid.

75 Ibid, p. 178.

76 Ibid., p. 179.

77 Jean Grave (1859-1939) incarne de façon typique l'idéologie communiste-libertaire entre 1880 et 1914. Il est l'ami d'Elisée Reclus et de Kropotkine, qu'il connaît depuis 1883, date à laquelle il avait accepté de prendre en charge la publication du Révolté à Genève. Dès lors et jusqu'à la première guerre mondiale, Jean Grave va effectuer un constant et colossal travail de propagande anarchiste. Pendant trente et un ans, il va porter à bout de bras un journal bi-mensuel ou hebdomadaire anarchiste, souvent accompagné d'un supplément littéraire. D'abord Le Révolté, qui le suit à Paris en 1885 et qui disparaît en 1887 pour faire place à La Révolte, qui elle-même disparaît en 1894, au moment des attentats, et qui sera suivie, dès 1895, par Les Temps nouveaux. Auteur lui-même de plusieurs livres et brochures de propagande, Grave a publié au total 12 millions d'exemplaires de périodiques, 88 brochures avec un tirage global de 2 236 000 exemplaires, 240 000 tracts et des livres pour un total de 12 000 volumes environ. Chiffres donnés par Jean Maitron in «Jean Grave 1854-1939» Revue d'Histoire économique et sociale, n°1, 1950, pp. 105-115.
Sans être un très fervent partisan du syndicalisme, comme nous allons le voir, Grave ouvre Les Temps Nouveaux aux syndicalistes qui y tiennent une rubrique à partir de 1895. D'abord Fernand Pelloutier y écrit quelques articles, ensuite Paul Delessale inaugure la rubrique «Mouvement ouvrier» tenue après lui par des militants comme Amédée Dunois ou Pierre Monatte.
Grave était, par contre, un fervent adversaire de l'individualisme. Voici ce qu'il en disait : «Affirmer que l'individu n'a qu'à rechercher son propre bien-être, à ne s'occuper de son propre développement — tant pis pour ceux qui, sur sa route, lui sont une entrave — c'était introduire, sous le couvert de l'anarchie, la théorie la plus férocement bourgeoise». Jean Grave, Quarante ans de propagande anarchiste, Paris, Flammarion, 1973, p. 25.

78 Les Temps Nouveaux — Supplément littéraire... 1900, op. cit., pp. 181 - 183.

79 Ibid., p. 184.

80 Ibid.

81 Ibid., p. 246.

82 Si une telle situation se présentait cela signifierait, selon les sociaux-démocrates, que depuis longtemps, les travailleurs auraient pu prendre le pouvoir par les urnes.

83 Les Temps Nouveaux — Supplément littéraire... 1900, op. cit., p. 186.

84 Ibid., p. 187.

85 Ibid., p. 185.

86 Jacques Julliard, «Théorie syndicaliste révolutionnaire et pratique gréviste» in Le Mouvement social, n°65, 1968, p. 57. Article repris in Autonomie ouvrière — Etudes sur le syndicalisme d'action directe, Paris, Seuil, 1988, pp. 43-68.

87 Pour une biographie détaillée se référer au Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Tome XII, op. cit., pp. 331 -333.

88 Souligné par l'auteur, Jacques Julliard, Le Mouvement social, n°65, 1968, op. cit., p. 58

89 D'après le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Tome XIV, op. cit., 1976, pp. 70-73

90 In Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Tome XIV, op. cit., p. 300.
Pouget est aussi l'auteur de plusieurs brochures syndicalistes parmi lesquelles: Grève générale réformiste et grève générale révolutionnaire (1903), Boycottage et sabotage, L'Action directe (1910), Le Parti du Travail... ainsi que d'un livre écrit avec Emile Pataud : Comment nous ferons la Révolution (1909).

91 Le Père Peinard n°45, 12 janvier 1890, p. 17, Cité in Christian de Goustine, Pouget — Les matins noirs du syndicalisme, Paris, Tête de Feuilles, 1972, p. 85.

92 D'après le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Tome XV, op. cit., pp. 345-346.

93 Informations tirées du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Tome XI, 1973, pp. 347-349.

94 Selon Georges Lefranc, Le mouvement syndical sous la troisième république, Paris, Payot, 1967, p. 127.

95 On accuse Monatte, emprisonné après les événements de Courrière, d'avoir reçu une très grosse somme d'agrent du comte Durand de Beauregard pour fomenter des troubles dans le Pas-de-Calais.

96 Georges Lefranc, Le mouvement syndical..., op. cit., p. 137.

97 Pour des analyses et réflexions détaillées sur la Charte et le congrès d'Amiens, se référer à Georges Lefranc, ibid., pp. 138-146. Voir également Nicole Decoopman, et al., L'actualité de la Charte d'Amiens, Paris, PUF, 1987.

98 Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, Tome 1, op. cit., p. 321. Les propos de Paul Delessale proviennent d'une lettre à E. Dolléans du 27 mai 1938.

99 D'après Patrick de Laubier, 1905 : mythe et réulité de la grève générale, Tournai, Editions Universitaires, 1989.

100 Alors que Rosa Luxembourg et Trotski reconnaissent, dans ce cadre, un rôle positif à la spontanéité des masses, celle-ci est vigoureusement rejetée par Lénine qui attribue un rôle majeur aux révolutionnaires professionnels. Toutefois, les trois considèrent que la grève générale ne résout pas la question, essentielle à leurs yeux, de la conquête du pouvoir. Elle n'est qu'un moyen, un préalable. Ibid., pp. 31 -38.

101 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 127.

102 Ibid., p. 144.

103 Ibid., p. 148.

104 Le représentant de la Fédération I. I. Samson, reconnaît dans son rapport que le journal appartenant à Domela Nieuwenhuis, le Vrije Socialist (le socialiste libre) est «de beaucoup le plus connu de nos journaux», ibid., p. 23.

105 En janvier 1903, une grève des cheminots, avait aboutit à une victoire éclatante. «Le succès de la paralysie de la circulation sembla justifier les idées anarchistes au sujet de la grève générale». Mais le gouvernement réagit en proposant des lois interdisant la grève dans les chemins de fer et autres services publiques. La grève générale, lancée en avnl de la même année, échoua et les lois furent adoptées. De nombreux militants perdirent leurs emplois. D'après Rudolf de Jong, Le Mouvement social n°83, op. cit., pp. 171-172.

106 Selon les «Déclarations et commentaires du G.C.L. de Belgique» publiées in Bulletin de l'lnternationale Libertaire, Herstal-Liège, n°1, octobre 1906.

107 Ibid.

108 Ibid.

109 Leur existence est mentionnée en une phrase. «En dehors du G.C.L., il existe une colonie libertaire à Stockel-Bois ; deux petites feuilles de langue française, mensuelles, et deux bi-mensuels flamands. D'autre part, certains camarades, tout en étant adversaires de l'organisation, ont organisé une bibliothèque à Verviers.» Ibid.
Il existe une description assez cocasse de la colonie libertaire de Stockel, dont Emile Chapelier, l'un des participants du congrès, était le promoteur. Fondée en 1905, il s'agissait d'une colonie agricole, mais elle ne comptait pas un seul paysan, tous ces membres étaient «d'honnêtes ouvriers». La production «allait cahin-caha (...) [mais] le travail de la terre se révélait rebutant au point que plusieurs colons se découvrirent une soudaine vocation artistique. Plutôt que de manier la bêche et le râteau, ils entreprirent de décorer au pinceau des assiettes, achetées au rabais (...). Bourgeois et curieux visitaient volontiers la colonie communiste (...). Les visiteurs étaient reçu comme autant d'adeptes possibles. On leur servait des tartines de pain bis, du fromage blanc, des radis, des oignons et, les principes s'opposant à toute activité mercantile, chacun après avoir mangé et parfois empaqueté une assiette décorée de symboles parlants, versait sa contribution dans un tronc préparé à cet effet. (...) nombre de visiteurs considéraient l'expérience comme une plaisanterie ou une attraction foraine (...) [et] limitaient leur contribution à quelques boutons dont ils s'étaient munis au préalable». L'expérience s'acheva lorsque le propriétaire «apprit quel nid de serpents occupait le domaine dont il était maître, il signifia aux anarchistes l'ordre de déguerpir dans les délais légaux. Ce fut la fin» Jean de Meur, L'anarchisme ou la contestation permanente, Essai, Bruxelles, Pierre de Méyère, 1970, pp. 55-57.

110 C'est-à-dire les signataires de la première circulaire de convocation. Celle-ci, datée de décembre 1906 - janvier 1907, a été imprimée en sept langues: français, anglais, allemand, hollandais, espagnol, italien et espéranto. Selon A. Dunois, Les Temps nouveaux, n°42, 16 février 1907.

111 Exception faite des relations entre les Allemands de souche et les immigrés allemands principalement aux Etats-Unis.

112 Almanach illustré de la Révolution, Paris, 1907, pp. 39-41.

113 Ibid.

114 Bulletin de l'lnternationale Libertaire, n°1, op. cit.
L'article dont nous tirons cette citation n'est pas signé, comme c'est d'ailleurs le cas de la plupart des contributions publiées dans ce Bulletin. L'éditeur (?) ayant décidé, dès le premier numéro, de «dépersonnaliser les débats, en supprimant les signatures».

115 Poursuivant la réflexion sur le sujet, une voix individualiste ajoute quelques lignes sur «la création et le libertarisme» qui témoignent bien, selon nous, des sentiments de ce courant à l'égard des partisans de l'Internationale : «rien ne se perd, rien ne se crée, a dit Lavoisier. Ce n'est pas un copain des bulletineurs internationalistes. Rien que dans le premier article du B.I.L. [Bulletin de l'internationale libertaire], adressé je ne sais pourquoi aux anarchistes, article de cinquante ou soixante lignes, on y lit sept ou huit fois les mots créer et création. A présent peut-être que les copains l'ont fait volontairement : ce qu'ils créent est si peu de chose qu'on peut le dire sans se tromper : rien ne se crée.» L'Anarchie n°80, Paris, 17 octobre 1906.

116 Les Temps nouveaux, n°42, 16 février 1907. Dans cet article Dunois se demande également s'il n'y a pas «grande illusion à croire les congrès capables de créer quelque chose ? Leur rôle est d'échanger des idées, de confronter des opinions, des faits, des hypothèses, des espérances, — et de laisser à chacun le soin de conclure et d'agir». Une argumentation, on le voit, assez proche de celle de L'Anarchie dont pourtant tout le sépare.

117 Ibid.

118 0p.cit., p.39.

119 Ibid.

120 «L'évolution de l'anarchisme dans le mouvement ouvrier hollandais» in Le Mouvement socialiste, 15 juillet 1905, pp. 392-400.

121 A propos de l'évolution de certains anarchistes hollandais, Cornélissen fait référence à la philosophie de Stirner prônée dans certain cercles «comme un nouvel évangile même par ceux (ou surtout par ceux) qui ne pouvaient pas lire Stirner, son Unique n'étant pas traduit en hollandais». Ibid., p. 397.

122 La Gioventu Libertaria, Bulletin de l'internationale libertaire, n° 3, février 1907.

123 Rudolf Grossmann dit Pierre Ramus (1878-1942) est l'un des principaux propagandistes et écrivains libertaires autrichiens. Journaliste, il collabore, dès 1900, au journal Freiheit que l'anarchiste allemand Johann Most publie à New York. En 1907, il s'établit à Vienne où il fonde un organe anarchiste Wohlstand für Alle. Il éditera de nombreuses autres publications (revues, brochures...), En 1907, à côté du congrès anarchiste, il participe au congrès international antimilitariste d'Amsterdam où il présente un long rapport. Son idéologie était celle de la non-violence. Il approuvait la grève générale, l'expropriation, l'action directe, la révolution, mais réprouvait la méthode militariste de l'armement de cette révolution. Il combattait aussi toute violence armée individuelle. Voir le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international (Autriche), Paris, Editions ouvrières, 1971, pp. 243-244.

124 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 137.

125 Né en 1875, de Marmande était vicomte. Journaliste anarchiste, il collaborait aux Temps Nouveaux et à La Guerre sociale de Gustave Hervé. Selon le Dictionnaire blographique du mouvement ouvrier français, Tome XIV, op. cit., p. 13.

126 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 137.

127 Les Temps Nouveaux — Supplément littéraire, 1900, op. cit., p. 224.

128 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 145.

129 Ibid., p. 146.

130 Ibid., pp. 142-143.

131 Ibid., pp. 142-143.

132 Ibid., p. 148.

133 Ibid., p. 150.

134 Fort de son expérience londonienne, Rocker a consacré sa vie au développement du mouvement ouvrier libertaire international. Il a laissé une œuvre relativement importante, principalement publiée en anglais et en espagnol. Nationalism and Culture (1937) est sans doute son ouvrage le plus important. Se référer au Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international (Allemagne), Paris, Editions ouvrières, 1990, pp. 402-403, ainsi qu'au numéro que la revue Itinéraire (n°4, décembre 1988) lui a consacré.

135 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam. . ., op. cit., p. 151.

136 Ibid., p. 152.

137 Ibid., p. 153.

138 Ibid., p. 153.

139 Ibid., p. 154.

140 Ibid., p. 154.

141 Ibid., p. 154.

142 Emile Armand qui s'était engagé à présenter son point de vue individualiste à Amsterdam avait de bonnes raisons d'être absent. Il venait d'être arrêté pour une affaire de fausse monnaie. Selon G. Manfredonia, L'individualisme anarchiste en France, op. cit., p. 346.

143 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 140.

144 Ibid., p. 140.

145 Ibid., p. 140.

146 Ibid., p. 211.

147 Suite à un amendement commun de Vaillant et de Jaurès, le congrès de la deuxième Internationale avait admis que la classe ouvrière et ses représentants dans les parlements se devaient d'empêcher la guerre par tous les moyens. Auparavant, les résolutions des congrès sociaux-démocrates affirmaient qu'une grève générale en cas de guerre livrerait l'Europe au pays le moins civilisé (la Russie) et donc retarderait l'avènement du socialisme.

148 Georges Haupt, in Congrès socialiste international — Stuttgart 6-24 août 1907, Tome 17, Genève, Minkoff Repint, 1985, p. 10.

149 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 212.

150 Alors que Kropotkine, Jean Grave, James Guillaume, Cornélissen et d'autres se rallieront à l'Union sacrée. Malatesta, Domela Nieuwenhuis, Emma Goldman, Rocker, etc. maintiendront leur opposition de principe à la guerre.

151 Finalement John Turner (1864-1940), anarchiste et trade-unioniste anglais, ne participa pas au congrès.

152 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 155.

153 Ibid., p. 156.

154 Ibid., p. 157.

155 Ibid., p. 156.

156 Ibid., p. 160.

157 Ibid., p. 162.

158 Ibid., p. 162.

159 Ibid., p. 162.

160 Ibid., p. 166.

161 Ibid., p. 168.

162 Les Temps Nouveaux, 28 septembre 1907, p. 2.

163 Dans la préface de l'édition espagnole de la biographie que Luigi Fabbri a consacrée à Malatesta, sa fille, Luce Fabbri a écrit ceci: «Quand Luigi Fabbri intervint dans le congrès international anarchiste d'Amsterdam, Malatesta lui mit le bras sur l'épaule et le présenta aux compagnons de ces deux mots “mon fils”. Cette paternité d'esprit n'était pas faite que de tendresse, il s'agissait aussi d'une intime compénétration intellectuelle». In Luis Fabbri, Malatesta, Buenos Aires, Editorial Americalee, 1945, p. 7.

164 Luigi Fabbri, L'organisation anarchiste, Paris, Volonté anarchiste, 1979, p. 20.

165 Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France, Tome 1, op. cit., p. 324.

166 Jean Maitron, ibid., considère Malatesta comme le doyen du congrès. Il avait alors cinquante-trois ans, soit sept ans de moins que Domela Nieuwenhuis qui, il est vrai, ne fit qu'une brève apparition au congrès.

167 Pour gagner sa vie, Malatesta apprendra le métier de mécanicien, puis celui d'électricien.

168 D'après Max Nettlau, Errico Malatesta. El hombre, el revolucionario, el anarquista, s. 1., Ed. Tierra y Libertad, 1945, p. 18.

169 Malatesta poursuit son exposé en mettant en pièces le déterminisme mécanique de Kropotkine. Pensiero e Volontà, 1er juillet 1925, traduit in Errico Malatesta, Ecrits choisis 1, Annecy, Groupe 1er Mai, 1978, p. 46-47.

170 Max Nettlau, Errico Malatesta..., op. cit., p. 13.

171 Ibid., p. 33.

172 Ce texte fut tout d'abord publié en 1899, dans différents numéros de la Questione sociale de Paterson, puis édité, en 1903, sous forme de brochure à New London (Connecticut). Quand en 1920, le congrès de l'Union anarchiste italienne demanda à Malatesta de rédiger un programme. Il proposa ce texte, qui fut alors réédité avec quelques modifications. Nous nous sommes basés sur la traduction publiée in Errico Malatesta, Articles politiques, Paris, 10/18, 1979, pp. 63-88, réalisée à partir du texte de 1903.

173 Ibid., p. 64.

174 Ibid., p. 66.

175 Ibid.

176 Ibid., p. 65.

177 Ibid.

178 Ibid., p. 82.

179 Ibid., pp. 71-72.

180 Ibid., p. 85.

181 Ibid., p. 86.

182 Errico Malatesta, «L'Anarchie», La Brochure mensuelle n°79-80, Paris, 1929 (réédition «in extenso» de la brochure parue en 1907, à Paris).

183 Articles politiques, op. cit., p. 75.

184 Malatesta pensait que ceux-ci «servent peut-être, comme le font souvent les extravagants, à ouvrir de nouveaux chemins à la pensée et à l'action de l'avenir...» Les Temps nouveaux, 28 septembre 1907.

185 Ibid.

186 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 178.

187 A l'époque, les Bourses de province se faisaient volontiers représenter dans les instances nationales par des membres bénévoles des syndicats parisiens.

188 Voir ci-dessus les événements qui précèdent la grève générale du ler mai 1906.

189 C'est nous qui soulignons. Voir Pierre Monatte, « Il y a cinquante ans — La fondation de la “Vie Ouvrière”» in La Révolution Prolétarienne, nouvelle série, n° 142, octobre 1959.
Au moment du congrès Georges Yvetot était en prison.

190 Par la suite, Monatte va jouer un rôle significatif dans le mouvement ouvrier français. Voici quelques éléments de son itinéraire ultérieur. En 1908, il travaille à l'imprimene confédérale de la CGT. Après l'échec de La Révolution, le quotidien syndicaliste d'Emile Pouget, Monatte crée sa propre revue La Vie ouvrière, avec I'aide financière de James Guillaume entre autres. En 1914, il s'oppose à l'Union sacrce. Partisan des minontaires de la CGT contre Jouhaux en 1922, il est amené à soutenir, contre l'avis des anarchistes, I'adhésion de la CGTU à l'Internationale syndicale rouge. En 1923, il devient journaliste à L'Humanité, puis membre du parti communiste, mais il en est exclu en 1924. Il fonde alors une nouvelle revue, La Révolution prolétarienne. A la fin de sa vie, Monatte ne reniait pas la conception du syndicalisme qu'il avait exprimée à Amsterdam en 1907. On retrouve son «Discours au congrès anarchiste d'Amsterdam» dans La Révolution prolétarienne n°347 en janvier 1951. Informations provenant principalement du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Tome XIV, op. cit., pp. 117-123.

191 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 183.

192 Ibid., p. 178.

193 Ibid., p. 178.

194 Ibid., p. 183.

195 Ibid., p. 186.

196 Ibid., p. 186.

197 Ibid., p. 185.

198 Ibid., p. 187.

199 D'après le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Tome XI, op. cit., pp. 73-74.

200 Cité par Jacques Julliard, «Jeune et vieux syndicat chez les mineurs du Pas-de-Calais (à travers les papiers de Pierre Monatte)», Le Mouvement social n°47, avril-juin 1964, p. 15.

201 Ibid., p. 21.

202 Ibid., p. 20.

203 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 201.
Durant son séjour à Amsterdam, Broutchoux avait confié la rédaction de l'Action syndicale à des anarchistes individualistes. Le 18 août 1907, on peut y lire, dans un éditorial intitulé «La lâcheté ouvrière» et signé «Lord Hulot» (Lorulot) les propos suivants : «La classe ouvrière, matée à coups de fusils par les despotes qu'elle accepte, n'a que ce qu'elle mérite. (...) Par son silence, son inconscience, sa peur, sa lâcheté, elle s'est rendue complice des dirigeants et des capitalistes». Cité par Jacques Julliard, Le Mouvement social n°47, op. cit., p. 27. Ce texte, qui contredit les allégations de Monatte et de Broutchoux au congrès, est révélateur de l'hétérogénéité de l'anarchisme français de l'époque. II ne manqua pas de semer la discorde parmi les militants du «jeune syndicat». Le 10 novembre suivant, l'équipe de Dumoulin dénonçait dans l'Action syndicale «les misérables tentatives des politiciens et des anarchistes sans scrupules» à l'encontre du syndicat. Cité par Jacques Julliard, ibid.

204 Jacques Julliard, ibid., p. 30.

205 Ibid. Pour ne pas devoir rejoindre le syndicat de Basly, ni quitter la CGT, les mineurs du «jeune syndicat» se réfugieront dans le syndicat des ardoisiers... Voir également Joël Michel, «Syndicalisme minier et politique dans le Nord-Pas-de-Calais : le cas Basly (1880-1914)» in Le Mouvement social n°87, avril-juin 1974, pp. 9-33.

206 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 193.

207 Ibid., p. 194.

208 Ibid., p. 194.

209 Ibid., p. 199. En 1922, Malatesta précise ainsi sa pensée : «le mouvement ouvrier est un moyen à utiliser aujourd'hui pour élever et éduquer les masses, et à utiliser demain pour la secousse révolutionnaire inévitable. Mais c'est un moyen qui a ses inconvénients et ses dangers. Et nous anarchistes, nous devons mettre tout en œuvre pour neutraliser les inconvénients en question (...) et utiliser du mieux possible le mouvement pour nos propres fins». Umanità Nova, 6 avril 1922, in Malatesta, Ecrits choisis III, Annecy, Groupe 1er Mai, 1982, p. 11.

210 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 195.

211 Ibid., p. 195.

212 Hubert Lagardelle et al., Syndicalisme & socialisme, Paris, Rivière, 1908, p. 17.

213 Ibid., pp. 4-6.

214 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 196.

215 Ibid., p. 196.

216 Ibid., p. 196.

217 Ibid., p. 196.

218 Malatesta, «Le Congrès d'Amsterdam», in Les Temps nouveaux, 5 octobre 1907.

219 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., pp. 196-197.

220 Ibid., p. 195.

221 Ibid., p. 195.

222 Ibid., p. 197.

223 Malatesta, Les Temps nouveaux, 5 octobre 1907.

224 Pensiero e Volontà, 16 avril 1925, in Malatesta, Ecrits choisis III, op. cit., p. 14.

225 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 203.

226 Ibid., p. 197.

227 Ibid., p. 198.

228 Ibid., p. 198.

229 Voir Jacques Julliard, Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d'action directe, Paris, Seuil, 1971, p. 88.

230 Voici comment Victor Griffuelhes abordait le thème «grève générale et violence» en 1908 : «La grève générale, dans son expression dernière, n'est pas pour les ouvriers le simple arrêt des bras ; elle est la prise de possession des richesses sociales mises en valeur par les corporations, en l'espèce les syndicats, au profõt de tous. Cette grève générale, ou révolution, sera violente ou pacifique, selon les résistances à vaincre.» In Griffuelhes, L'action syndicaliste, Paris, Bibliothèque socialiste, 1908.

231 Selon l'euphémisme de Dunois, in Congrès anarchiste tenu à Amsterdam.... op. cit., p. 159.

232 Malatesta, Ibid., p. 169.

233 Selon Massimo Varengo, in Itinéraire n° 5-6, juin 1989, p. 70.

234 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 163.

235 Ibid., p. 191.

236 Ibid., p. 192.

237 Le fait que Malatesta considère que dans la lutte contre le capitalisme, une grève perdue est aussi utile qu'une grève gagnée, témoigne de sa méconnaissance pratique de la lutte syndicale. Les syndicalistes hollandais du NAS, qui avaient vu leur organisation pratiquement disparaître après la grève de 1903, auraient pu lui en apprendre un bout sur la question.

238 Errico Malatesta, Articles politiques, op. cit., p. 77.

239 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 192.

240 Umanità Nova, 13 avril 1922, in Malatesta, Ecrits choisis III, op. cit., p. 5.

241 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam...., op. cit., p. 209.

242 Ibid., p. 206.

243 Ibid., p. 206.

244 Ibid., p. 207.

245 Ibid., p. 205.

246 La Voix du Peuple de Lausanne, n°40, 5 octobre 1907. Repris in Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., pp. 225-228.

247 Ibid., p. 225.

248 Ibid., pp. 225-226.

249 Ibid., p. 228.

250 Né à Rostov-sur-le-Don en 1882, Alexandre Schapiro était fils d'un révolutionnaire. Enfant, on l'avait envoyé en Turquie faire ses études au Lycée français. II avait eu ainsi la chance de pratiquer quatre langues (le russe, le yiddish, le français et le turc ; il devait plus tard connaître aussi bien l'anglais et l'allemand) ; à l'âge de onze ans, il lit les œuvres de Kropotkine, d'Elisée Reclus et de Jean Grave. A seize ans, il entre à la Sorbonne pour y étudier la biologie car il envisage de faire des études de médecine, mais il est bientôt obligé d'abandonner, faute d'argent. En 1900, Schapiro rejoint son père à Londres et va travailler pendant de nombreuses années en étroite collaboration avec Kropotkine, Tcherkezov et Rocker au sein de la Fédération anarchiste de Jubilee Street. D'après Paul Avrich, Les anarchistes russes, Paris, Maspero, 1979, p. 160.

251 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 205.

252 D'après Antonio Lopez, La FORA en el movimiento obrero, Buenos Aires, 1987.
Voir également «Anarchisme ouvrier contre “syndicalisme révolutionnaire”. Un combat de la Fédération ouvrière régionale argentine» in L'Affranchi, n°9, octobre-novembre 1994.

253 Congrès anarchiste tenu à Amsterdam..., op. cit., p. 226.

254 Parler d'anarcho-syndicalisme en 1907 est un anachronisme en français. Comme l'a démontré Daniel Colson «avant 1922 il n'est pas question d'anarcho-syndicalisme dans le mouvement ouvrier français ». Voir Daniel Colson, Anarcho-syndicalisme et communisme — Saint-Etienne 1920-1925, Université de Saint-Etienne, 1986, p. 20. Toutefois l'existence du concept est attestée, dès 1905, pour la Russie, cf. Paul Avrich, Les anarchistes russes, op. cit., pp. 92-93 et dès 1904 pour la l'Angleterre, cf. Itinéraire n°4, p. 15.

255 Cité in Bulletin international du mouvement syndicaliste, n°7, 20 octobre 1907.

256 Ibid.

257 Cf. Rudolf de Jong, Le Mouvement social, n°83, op. cit., pp. 172-172

258 Selon le descriptif de René Bianco in Un siècle de presse anarchiste d'expression française, Thèse pour le doctorat d'Etat, Aix-Marseille, 1987.

259 Bulletin de l'Internationale anarchiste, n° 11, octobre 1909.

260 A. Dunois, Les anarchistes et le mouvement ouvrier en France, «Bulletin de l'Internationale Libertaire», juillet 1907.

261 Il s'agit de la Nederlandsch Verbond van Vakvereeningen. Cf. G. Harmsen - B. Reinalda, Voor de hevrijding van der arbeid, Nijmegen, SUN Werkuitgave, 1975, 430.

262 Cf. note au Rapport sur le mouvement anarchiste en Suisse romande, «Bulletin de l'Internationale Anarchiste», 29 février 1908.

263 G. Herzig, Le Congrès d'Amsterdam, «Le Réveil socialiste-anarchiste», 20 juillet 1907.

264 Intervention de Monatte au congrès, cf. infra.

265 Sur la présence de Malatesta en Argentine, cf. G. Zaragora, Anarquismo argentino (1876 - 1902), Ladrid, Ediciones de la Torre, 1996, p. 85.

266 E. Malatesta, A proposito di uno sciopero, «L'Associazione», 6 settembre (ottobre) 1889.

267 E. Malatesta, Andiamo fra il popolo, «L'art.248», 4 février 1894 et The Duties for the present hour, «Liberty», August 1894.

268 E. Malatesta, Should anarchists be admitted to the coming international congress, «The Labour Leader», July 11, 1896.

269 Cf. Fragment uit de autobiagraphie van Christiaon Cornelissen, publié par A. Lehning in «Medelelingenblad», juni, juli 1957 (ns 10 et 11) et aussi (E. Pouget), Conférences anarchistes à Londres, «La Sociale», du dimanche 9 au 16 août 1896.

270 P. C. Masini, Storia degli anarchici nell'epoca degli attentati, Milano, Rizzoli, 1981, p. 83.

271 «Les ligues de résistance, tout en combattant pour la bataille quotidienne de la résistance, doivent viser à quelque chose de plus haut et de plus général, la transformation du système de propriété et de production». Cf. Leghe di resistenza, «Agitiamoci per il socialismo anarchico», 1° maggio 1897, n. u. publié en remplacement du n. 8 de «L'Agitazione».

272 E. Malatesta, l'anarchismo nel movimento operaio, «L'Agitazione», 7 ottobre 1897.

273 (E. Malatesta), La tragedia di Monza, «Cause ed effetti, 1898-1900», settembre 1900.

274 Circulaire-annonce de «L'Internazionale», décembre 1900.

275 Lo sciopero armato, «Lo Sciopero generale», juin 1902.

276 A proposito di scioperi, «La rivoluzione sociale», 18 octobre 1902.

277 Gli anarchici nelle società operoje, idem, 1er novembre 1902

278 L'insurrezione armata, idem, 5 avril 1903

279 E. Malatesta, Arrestiamaci sulla china (A proposito dell'attentato di Buffalo), «L'Agitazione», 22 septembre 1901.

280 Gli anarchici nella società operoje, «La Rivoluzione sociale», 4 Octobre 1902.

281 E. Malatesta, Verso l'emancipazione, «Verso l'emancipazione» 1er mai 1906

282 A. Dunois, Le Congrès d'Amsterdam, «Le Réveil socialiste-anarchiste», 21 septembre 1907.

283 Resoconto generale del Congresso Internozionale Anarchico di Amsterdam, Paterson, Libreria Sociologica, 1907, p. 5.

284 L. Fabbri, A proposito del Congresso d'Amsterdam. Due parole di schiarimento, «La Protesta umana», 28 septembre 1907.

285 Le Congrès d'Amsterdam, «Les Temps nouveaux», 21, 28 septembre, 5 octobre 1907 ; Il Congresso anarchico di Amsterdam, «Il Risveglio socialista anarchico», 21 septembre, 5 et 19 octobre 1907 ; Il Congresso anarchico internazionale di Amsterdam, «Il Pensiero» 16 octobre - 1er novembre 1907 ; Il Congresso di Amsterdam, «La Vita operaia», 15 novembre 1907.

286 E. Pouget, Le VII Congrès de la Confédération générale du Travail, «Le Mouvement socialiste», le janvier 1903.

287 E. Malatesta, Anarchisme et syndicalisme, «Les Temps nouveaux», 28 décembre 1907, Cf. aussi Anarchism and syndicalism, «Freedom», novembre 1907 et Anarchismo e sindacalismo, «Il Risveglio socialista anarchico», 11 janvier 1908.

288 L. Fabbri, Il Congresso internazionale di Amsterdam, «La Gioventù libertaria», 28 septembre 1907.

289 Movimento sindacale, «L'Alleanza Libertaria», 8 mai 1908.

290 E. Sottovia, L'influenza sindacalista nel movimento anarchico, «L'Alleanza Libertaria» 7 août 1908.

291 A. Ceccarelli, L'influenza anarchica nel movimento sindacalista, idem, 21 août 1908

292 L. Fabbri, Insurrezione e organizzazione. Polemiche con «La Giustizia» di Reggio Emilia, idem, 30 octobre 1908.

293 Eugène FOURNIÈRE, La Crise socialiste, p. 41-42.

294 Novembre 1880.

295 Dans un article de l'Écho de Paris de juillet 1896.

296 Jean Grave et Malasteta y représentaient les métallurgistes d'Amiens ; Emile Pouget, alors directeur du Père Peinard, les métallurgistes de Beauvais et les ardoisiers de Trélazé ; Tortellier, les menuisiers de la Seine ; Guérineau, les polisseurs sur métaux de Paris, etc, etc.

297 Faute de fonds, cinq numéros seulement furent publiés, d'octobre 1906 à août 1907.

298 Pendant la durée du congrès de Zurich (1893) les révolutionnaires et anarchistes s'étaient retrouvés chaque soir au Plattengaren pour y tenir des conférences qui furent très remarquées. ll en fut de même en 1896 à Londres (au St Martin's Town-Hall), où les anarchistes, après leur exclusion du congrès, et les révolutionnaires qui s'étaient joints à eux, tinrent plusieurs séances spéciales. Mais quel qu'en ait été l'intérêt, ni les conférences de Zurich ni celles de Londres n'ont droit au nom de congrès. Quant au congrès de Paris, il fut interdit. Le congrès d'Amsterdam fut donc bien vraiment le premier congrès anarchiste international et non pas le quatrième.

299 AMÉDÉE DUNOIS : Le congrès d'Amsterdam et l'Anarchisme (Pages libres, n°360, 23 novembre 1907.)

300 (Sic) Hospitaliser pour hospitalité — Accueillir - Nd.E

301 Thonar a fait reparaitre tout récemment l'Insurgé.

302 Ce journal est effectivement paru sous le nom de Wohlsand für Alle.

303 L'Arbeiteur Freund est dirigé par Rocker depuis 1898.

304 «Lorsque dans le courant de mars, nous fondâmes à Paris un groupe d'études en vue du congrès d'Amsterdam, un de nos premiers soins fut de demander qu'on inscrivît, à l'ordre du jour les questions du syndicalisme et de la grève générale avant celle de l'organisation. Nous voulions faire comprendre par là que nous attribuions aux syndicats, organes essentiels du mouvement ouvrier, plus d'importance encore qu'aux groupes anarchistes. Les camarades hollandais firent droit à notre demande, et c'est ainsi que le syndicalisme et la grève générale figurèrent en tête de l'ordre du jour du congrès. Mais des raisons de pure opportunité inclinèrent le congrès à discuter en premier lieu la question de l'organisation.» (A. DUNOIS, le Réveil de Genève, n° 212).

305 Turner, retenu contre toute attente par une conférence syndicale, ne put venir à Amsterdam.

306 Le texte de cette motion a été quelque peu altéré dans l'édition française des Résolutions approuvées par le congrès anarchiste tenu à Amsterdam. Nous le donnons ici tel qu'il fut rédigé et voté.

307 La proposition soulignée résume l'amendement d'Emma Goldman.

308 Même observation que pour la motion Dunois.

309 Nous donnons le texte publié officiellement par le Bureau International. Il est suivi dans la brochure éditée par celui-ci d'un alinéa qui n'a pas été, croyons-nous, soumis au Congrès : «Que de chaque publication (journaux et brochures) il soit envoyé trois exemplaires au bureau international (archives) qui s'en servira au besoin pour les mettre à la disposition des groupes ou des individualités qui en auraient besoin à titre de document.»

310 Traduit sur le texte italien publié par Luigi Fabbri dans le Pensiero, de Rome.

311 Voici comment notre ami Malatesta qu'on peut considérer comme le plus ancien champion de l'organisation et de l'action collective a jugé dans les Temps Nouveaux, de Paris, (28 septembre 1907) l'institution de l’Internationale : «Ce n'est en réalité qu'un lien moral, une affirmation du désir de solidarité et de luttes communes. Mais c'est aussi ce qui importe le plus.»
«Comme organe matériel, on a nommé un bureau de correspondance pour faciliter les relations entre les adhérents et constituer les archives du mouvement anarchiste qui resteront à la disposition des camarades. Mais cela n'a, selon moi, qu'une importance moindre.»
«L'important, je le répète, c'est le désir de lutter ensemble et l'intention de se tenir en relation pour n'avoir pas à se chercher quand il arrive le moment d'agir, avec le risque que le moment passe avant qu'on se soit trouvés.»

312 Le rapport de Rogdaëff a été publié par les Temps Nouveaux (13e année, n° 20 à 23), ainsi qu'un rapport de W. Zabrejnew intitulé Les Prédicateurs de l'anarchisme individuel en Russie et dont, faute de temps, le congrès n'entendit pas la lecture (Temps Nouveaux, id, n° 24-27).

313 Le texte est celui qu'a publié le Bureau international. Toutefois nous avons cru devoir lui faire subir quelques corrections grammaticales.

314 Voir les trois premiers paragraphes de la résolution Cornelissen-Vohryzek - Malatesta.

315 En Italie et en Suisse, on appelle ainsi les jaunes, ceux qui travaillent en temps de grève.

316 Genève, 1885, et Paris, 1887. Ces brochures, attribuées à Élisée Reclus, sont l'œuvre d'un de ses collaborateurs suisses, actuellement retiré du mouvement.

317 Les trois premiers paragraphes de cette motion commune sont de Cornelissen ; le cinquième de Vohryzek, le quatrième et le sixième de Malatesta.

318 Texte de l'édition française des Résolutions approuvées par le Congrès anarchiste tenu à Amsterdam. Ce texte est assez différent dans la forme de celui que nous avons connu à Amsterdam.

319 L'édition française des Résolutions porte ici : «soient d'obstacle» Nous rectifions.

320 Nous détachons de la courte préface mise par le Bureau International en tête des Résolutions du Congrès d'Amsterdam, les lignes suivantes qui confirment ce que nous venons de dire :
«Pour ceux qui sont habitués à considérer les Congrès comme des corps législatifs qui dictent aux membres du parti la doctrine officielle et la conduite à suivre, il peut paraître étrange qu'on ait pris sur les mêmes questions plusieurs résolutions plus ou moins différentes. Mais pour les camarades cela n'aura rien que de très naturel».
«Le Congrès d'Amsterdam, étant un congrès d'anarchistes, n'avait pu, et ne pouvait pas, avoir la prétention de faire la loi aux autres : il voulait seulement exprimer les opinions des camarades intervenus et des groupes représentés, et proposer ces opinions à la discussion et, possiblement, à l'approbation de tous les anarchistes».

321 Cette campagne a eu lieu en novembre-décembre. Au moment où nous écrivons ces lignes (25 décembre), nous apprenons que Jooris vient d'être gracié et libéré.

322 Ce rapport a été publié dans les Temps Nouveaux ( 13e année, n°44).

323 Texte publié par ÉMILE CHAPELIER dans Le Communiste (n°4, 21 septembre 1907).

324 Les Temps Nouveaux (13e année, n°23).

325 D'après le Pensiero, de Rome.

326 Texte du Communiste (n°4).

327 Bien qu'il n'eût que 53 ans au moment du Congrès Malatesta n'en était pas moins le doyen des congressistes !
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Re: Le Congrès anarchiste d'Amsterdam en 1907

Messagede panic le Ven 25 Fév 2011 20:59

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Re: Le Congrès anarchiste d'Amsterdam en 1907

Messagede vroum le Ven 2 Jan 2015 14:31

Quel avenir pour le syndicalisme révolutionnaire  ?

http://monde-nouveau.net/spip.php?article565

Au Congrès international anarchiste qui se tint à Amsterdam en 1907, eut lieu un grand débat sur le syndicalisme entre le « volontariste » Malatesta et le « spontanéiste » Pierre Monatte. Le premier de ces deux hommes affirma avec une vigueur inégalée le caractère intégralement humain de la pensée libertaire, au-dessus des revendications provisoires propres à telles ou telles catégories sociales groupées par métier, par localité ou par industrie sur la base du salariat. Le second procéda à une glorification non moins ardente du prolétariat « conscient et organisé » et de l’unique moyen de lutte, de révolution et de reconstruction sociales qui en puisse émaner directement : le syndicat.

Syndicat, CGT, grève générale, voilà l’alpha et l’oméga de l’anarchisme conçu par Pierre Monatte.
Ainsi, le jeune militant qui incarnait alors les espérances des libertaires dans la CGT quittait, consciemment ou non, le terrain de notre doctrine pour celle du syndicalisme pur.
À quarante ans d’intervalle, nous retrouvons aujourd’hui Pierre Monatte animé de la même foi et promulguant le même « credo » : tout pour le syndicat, tout par le syndicat.

Cette foi comporte une doctrine qui est restée presque invariable à travers l’existence militante du « vieux sauvage » et de ses compagnons : c’est la doctrine du syndicalisme au-dessus des partis, au-dessus des frontières, au-dessus de l’histoire elle-même ; l’idée du syndicalisme apolitique international, unitaire, invariable et pur, lié à la pureté, à l’invariabilité, à l’unité, à l’internationalité et au caractère apolitique d’une classe : la classe des prolétaires industriels.

Qu’importe si ces attributs viennent à manquer au prolétariat réel !
« Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse. » Et le prolétariat de Pierre Monatte, pur et un, fort et libre, est un être de raison.
Sans doute, Pierre Monatte a vu sombrer dans le réformisme et le chauvinisme, de 1910 à 1914, bien des collaborateurs de sa vaillante revue La Vie ouvrière. Il a vu le syndicalisme français, celui de la Charte d’Amiens (le modèle à ses yeux de tout syndicalisme passé, présent et futur) lutter en son âge d’or à l’état de minorité – agissante, mais fort étroite – au sein d’une CGT fort étroite elle-même, puis succomber aux chants de sirène d’un Jouhaux et d’un Dumoulin.

Monatte a connu, après les affiches blanches de la mobilisation, l’isolement des années de guerre, tandis que les prolétaires de tous les pays s’entre-groupaient sous les ordres de leurs dirigeants ; et – dans son zèle de croyant – il s’est raccroché presque aveuglément au miracle venu de l’Est : à cette révolution bolchevique qui lui apparaît aujourd’hui comme bureaucratique et anti-ouvrière dans son principe, mais qui, au lendemain de la grande déception de 1914, paraissait être la réhabilitation du prolétariat par lui-même.

En 1919, Lénine cherchait, pour constituer un point d’appui international à sa dictature rouge, le concours des seules forces disponibles et combatives en marge des États bourgeois : les minorités anarcho-syndicalistes. Elles se rallièrent, en effet, non sans enthousiasme : CNT espagnole, IWW d’Amérique, unionistes d’Allemagne, shop committees et shop stewards anglais, noyaux français, italiens, belges, scandinaves d’internationalistes et de grèves-généralistes, en marge des grandes organisations déchues, le tout sans parler des aventuriers de tribune, de plume ou de police, recrutables en pareille occasion.
Pierre Monatte et ses amis, sans distinguer entre l’expérience ouvrière et paysanne des soviets libres (tentative implicitement anarchiste) et la dictature du parti chef centralisé, militaire et bureaucratique sur les soviets, adhérèrent avec ferveur à la politique du Komintern. Ils ne virent pas (ils ne voulurent pas voir) tout ce qu’elle avait de fondamentalement hostile à la conception d’un syndicalisme libre. Partisan de l’unité syndicale, Monatte fut un des artisans de la scission politicienne, ou plutôt de la cascade de scissions d’où devait sortir la division presque inévitable du syndicalisme français en trois secteurs : le secteur « socialiste » et radical de la CGT de Jouhaux, le secteur « communiste » avec la CGT prétendue unitaire de Gaston Monmousseau et le secteur « anarchiste » avec la CGT-SR de Pierre Besnard bientôt réduite à l’état de secte.

Dans la CGTU et le Parti communiste, Monatte, Rosmer, Louzon, poursuivant un idéal sincère par des moyens qui étaient la négation de cet idéal, participèrent au noyautage et à l’épuration bolcheviste, à la « politisation des grèves », à la promulgation du rôle dirigeant du parti, bref à la domestication du mouvement ouvrier afin qu’il répondît mieux à l’image qu’ils se faisaient de son indépendance et de sa liberté ! Erreur commune à bien des ouvriéristes et dont les anarchistes eux-mêmes ne sauraient trop se garder, car elle résulte presque inévitablement de toute fausse appréciation, mythique, mystique, religieuse du fait prolétarien.

Reconnaître une erreur de base, sur laquelle furent bâties, d’abord une doctrine illusoire, puis une tactique erronée, cela réclame un courage moral auprès duquel s’effacent toutes les vertus de l’obstination traquée et de la lutte contre le courant. Lorsqu’en 1924 furent exclus du PCF les syndicalistes communistes – qui avaient « encaissé » les thèses de Lénine contre l’Opposition ouvrière et celles de Trotski sur l’étatisation des syndicats –, ces quelques militants diffamés, écœurés, n’eurent d’abord d’autre prétention que de rester fidèles à leur passé récent, et de représenter, en face de Treint, Suzanne Girault, Calzan et autres dirigeants zinoviévistes [1], la véritable tradition d’octobre 17 et du Komintern de 1919-1923. C’est ainsi que La Révolution prolétarienne se présenta dès son premier numéro comme un organe communiste « oppositionnel » et, comme tel, faisant de la démocratie ouvrière dans le parti et dans les syndicats une revendication liée à sa situation opposante. (Ainsi firent tour à tour les opposants Trotski, Souvarine, Brandler, Treint, Paz, Urbahns, Maslov, Naville, etc., selon la logique qui veut que toute minorité d’organisation se pose en champion de la « démocratie intérieure ».)

Cependant, force est bien de reconnaître que le noyau de La Révolution prolétarienne l’emportait en valeur intellectuelle et morale sur les états-majors successifs auxquels Moscou avait tendu l’oreille et qui alimentaient, en France et à l’étranger, des entreprises politiques et journalistiques de « redressement ». Au cours de quinze ans d’existence, de 1925 à 1939, la revue bimensuelle que dirigeait Pierre Monatte offrit une tribune de discussion, non seulement aux amis de Trotski et de Souvarine, mais à tous les non-conformistes du mouvement révolutionnaire international ; elle ne connut point les luttes de places effrénées des sectes bolcheviques-léninistes, ne se mêla point au panier de crabes des oppositions préparant pour le Komintern et la Russie des « gouvernements de rechange ».

Elle fit une utile besogne d’éducation et de documentation, et, si quelques-unes des thèses toujours séduisantes de Louzon « restèrent » comme des chefs-d’œuvre du paradoxe sophistiqué (je pense à l’explication de la crise mondiale de chômage par un déficit originel de main-d’œuvre (!), ou encore à la prédiction si aventureuse de « quinze ans de paix sociale et internationale » articulée en 1931), du moins l’on ne saurait sans intérêt relire aucun des numéros de la RP parus à l’époque des grandes journées de 1934 et 1936, pendant la guerre d’Espagne, durant la conférence de Munich et à la veille même de la guerre.

Toujours originaux, les gens de la RP étaient pour la CNT, mais contre la FAI ; pour Trotski mais contre les trotskistes ; pour la CGT mais contre sa direction, etc.
C’est ainsi qu’autour des cahiers à couverture orange (qui reparaissent aujourd’hui sous couverture bulle) se forma un public de syndicalistes révolutionnaires, curieux d’idées et de faits, indépendants de tous les partis et dont l’attachement à l’œuvre commune n’a souffert que peu de démentis. Moins heureuses furent les tentatives vulgarisatrices de la revue syndicaliste lorsqu’elle voulut passer à l’action sur le terrain mouvant de la réintégration de la vieille CGT. Le quotidien Le Cri du peuple ne connut qu’une existence éphémère et, lorsqu’en 1936, sous l’égide d’un front populaire entre politiciens, l’unité syndicale tant désirée se réalisa, ce fut, comme l’on sait, pour enfermer plus étroitement la classe ouvrière dans les cadres d’un réformisme conservateur et d’une discipline bureaucratique toujours plus pesante – carcan qu’elle n’est pas encore arrivée à briser depuis lors – et qu’elle ne peut rejeter que par une nouvelle scission.

Le discours de P. Monatte à Amsterdam est un paradoxe bien vieilli pour des amateurs d’idées neuves.
Un esprit aussi curieux de vérité que Louzon reconnaîtra-t-il ce qu’il y a de dépassé dans le vieux programme du syndicalisme pur. Aujourd’hui, il ne peut plus guère être question de négociations directes (dans une magnifique ignorance des partis et de l’État) entre les prolos syndiqués d’une entreprise et l’individu patron. Partout, l’État intervient de toute son autorité, et transmet ses volontés aux bureaucraties « patronales » et « ouvrières » : c’est contre lui que les travailleurs exploités et trahis ont à lutter (toute « neutralité » politique est un leurre en face d’un État intégrant l’ensemble des partis ; être contre l’État et tous les partis devient l’ABC de la sagesse ouvrière ; en un mot, l’école de l’anarchisme commence de la classe préparatoire aux plus minimes revendications). Indépendance du syndicalisme ? Il faudrait, pour qu’il existât, supposer le problème résolu : la suppression de tout dirigisme social des « compétences », de toute autorité économico-politique reconnue arbitrant de gré ou de force les « conflits du travail ». Aujourd’hui, pour lutter dans le système, on doit présupposer l’abolition du système. Le syndicalisme indépendant, en 1947, ce serait le syndicalisme insurgé. Mais ce syndicalisme est-il possible ? Pas à la CGT en tout cas.

André Prudhommeaux
Le Libertaire, 24 avril 1947.


Notes

[1] C’est-à-dire partisans de l’Internationale communiste dont Zinoviev était président. (Note de Monde-nouveau.)
"Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la vous-mêmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs." (N. Makhno)
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