Sur l’Alliance syndicaliste
À propos de la brochure « La CFDT et le syndicalisme révolutionnaire »
René BERTHIER
Décembre 2003-février 2006
Origine : échange mail avec l'auteur
Je dédie ce travail à mon vieil et irremplaçable ami, aujourd’hui disparu, Jacky Toublet, qui m’a embringué dans cette affaire.
J’AI TROUVE au Forum social libertaire un document intitulé « La CFDT et le syndicalisme révolutionnaire (1968-2000) », sans nom d’auteur, en quatre petites brochures publiées par le Courant syndicaliste révolutionnaire 1 .
Ce document, qui m’a replongé dans l'ambiance du début des années 70, à l’époque où j’avais 25 ans, est tout à fait intéressant. Il y est souvent fait mention de l’Alliance syndicaliste ; or il se trouve que j’ai participé, avec quelques copains, aux tout débuts de ce groupe, qui est souvent mentionné dans le texte. J'ai vécu et été témoin de la plupart des événements qui sont évoqués, et d’autres, qui ne le sont pas. Cependant, je ferai, sur la brochure, un commentaire un peu critique. L'optique de l'auteur sur le syndicalisme révolutionnaire est un peu dogmatique.
1. L’auteur parle du syndicalisme révolutionnaire dans l’abstrait, d’un syndicalisme révolutionnaire un peu idyllique, mais à chaque fois qu’il parle d’une activité concrète qualifiée par lui de « syndicaliste révolutionnaire », il parle, sans peut-être le savoir, de l’Alliance syndicaliste (Alliance syndicaliste révolutionnaire et anarcho-syndicaliste, de son vrai nom). L’Alliance était en réalité une organisation anarcho-syndicaliste dont l’origine était fortement ancrée dans le mouvement libertaire.
2. Son discours apologétique sur un syndicalisme révolutionnaire mythique cache mal un regret évident concernant les racines libertaires de l’Alliance syndicaliste, dont les échecs ou les carences, parfois réelles mais souvent supposées, sont explicitement ou implicitement attribués à ces racines libertaires, alors même que sans ces racines libertaires il n’y aurait pas eu d’Alliance syndicaliste et donc pratiquement rien à dire sur l’activité « SR » dans la CFDT.
Un autre commentaire : les militants qui ont fait vivre l’Alliance étaient certes jeunes. Mais par « jeune » je n’entends pas 17-20 ans mais 25-30. Ce n’est pas pareil. Ils n’étaient pas dépourvus d’expérience syndicale : beaucoup avaient un mandat syndical. Mais les anciens n’étaient pas absents non plus. Avec nous se trouvaient d’anciens de la CGT-SR, de vieux militants de la CGT et des militants de la CNT espagnole. Certes, ils étaient minoritaires – l’Alliance n’était pas un club d’anciens combattants – mais ils étaient, croyez-moi, très présents, et leur expérience nous a été très précieuse. Julien Toublet, ancien de la CGT-SR, Georges Yvernel qui avait été militant des Cercles syndicalistes lutte de classe, à la CGT puis à la CNT, André Devriendt, de la CGT, et d’autres. Je voudrais faire une mention toute particulière à Antonio Barranco, ancien responsable cheminot de la CNT espagnole, qui a été avec nous en permanence.
Je ferai également une mention spéciale à Gaston Leval, pour d’autres raisons, sur lesquelles je reviendrai.
Il reste que ces quatre brochures, qui forment un tout, sont très intéressantes, et j’encourage tous ceux que cette période intéresse à les lire.
L’introduction à cette brochure fait « le constat que cette histoire collective, ce bilan militant n’ont pas été réalisés par les syndicalistes qui se reconnaissent dans ce courant. Cela tient à notre isolement mais aussi à l’éparpillement des sources et des archives ».
C’est vrai que les militants de l’Alliance n’ont pas rédigé l’histoire, ni fait le bilan écrit de leur expérience. Cela ne tient cependant pas du tout à leur isolement ni à l’éparpillement des archives. Ces dernières se trouvent réunies chez un petit nombre de camarades. Quant à mettre l’absence de bilan écrit sur le compte de l’isolement des camarades, ce n’est pas exact. Nombre de militants de l’Alliance après la dissolution de celle-ci continuent de se voir ; la plupart des militants de l’Alliance, après sa dissolution vers 1980, ont continué une activité syndicale et politique. La quasi-totalité des militants parisiens de l’Alliance, qu’ils aient été à la CFDT ou à la CGT, se sont retrouvés au groupe Pierre-Besnard de la Fédération anarchiste. C’est plutôt la continuation de l’activité militante qui explique l’absence de bilan : le manque de temps. Cette brochure n’en a que plus de valeur : son auteur a fait un travail rigoureux dans lequel sont absentes les considérations subjectives qui n’auraient pas manqué de figurer dans un texte fait par un ou plusieurs militants de l’ex-Alliance.
Je ne parlerai donc ici que de l'Alliance syndicaliste, sur laquelle l'auteur semble assez bien documenté. Serge Aumenier, fréquemment cité, était un copain de l'Alliance, ainsi que Jacky Toublet, beaucoup moins cité. Jacky faisait partie des fondateurs de l'Alliance. Vladimir Charof était également un des fondateurs de l'Alliance et militant de l'UD de Gironde. Hugues Lenoir et Hélène Hernandez, cités également, sont des copains qui étaient à la CNT et qu'on a retrouvés dans le groupe Pierre-Besnard de la FA, après la dissolution de l’Alliance. On pourrait citer également Alain Pécunia, très lié au mouvement libertaire espagnol, et qui a joué un rôle décisif dans la constitution du Comité Espagne libre.
Si, dans le nom complet de l’Alliance figurait le terme « syndicaliste révolutionnaire », la référence à ce courant restait très formelle sauf si on l’entend dans son acception espagnole. Les militants de l'Alliance se considéraient en fait beaucoup plus comme des anarcho-syndicalistes que comme des syndicalistes révolutionnaires. Très rapidement, la réflexion collective nous a poussés à remettre en cause la référence à la Charte d’Amiens et à nous réclamer de la Charte de Lyon de la CGT-syndicaliste révolutionnaire (CGT-SR) qui, malgré son nom, était anarcho-syndicaliste.
L'Alliance syndicaliste s'est constituée au lendemain des grèves de mai 68 lorsque nombre de syndicalistes libertaires ont fait le constat de l'échec du mouvement libertaire à s'organiser efficacement lors de ces grèves. L'initiative vient donc du mouvement libertaire lui-même, et plus particulièrement de la partie syndicaliste du mouvement. Au début, tous ne se définissaient d'ailleurs pas comme anarcho-syndicalistes, certains étaient tout simplement des anarchistes qui avaient une activité syndicale. Au début, dans les réunions de constitution du groupe, il y avait d'ailleurs des militants de la FA, notamment parmi les plus anciens et les plus en vue (des militants « historiques », dirait-on), de Paris et de Bordeaux, et qui étaient pour l'essentiel à FO. Au risque de surprendre, Maurice Joyeux et Suzie Chevet ont donné leur « bénédiction » aux débuts de l'Alliance, mais ces deux camarades ne s’en sont pas occupés une fois qu'elle a été « lancée ».
Certains militants ont vite fait de comprendre l'enjeu d'une telle initiative et nous avons dû réagir vigoureusement pour ne pas devenir, par l'intermédiaire d'Alexandre Hébert, une sorte d'antenne FO de la pseudo-tendance anarcho-syndicaliste de l'OCI 2 . La tentative a heureusement échoué.
1.
L'auteur de la brochure note à juste titre que l'Alliance syndicaliste s'était livrée à un travail de réflexion et d'élaboration théoriques. Une partie des militants parisiens de l'Alliance était passée par le Centre de sociologie libertaire de Gaston Leval. C'est d'ailleurs là que j'ai rencontré Jacky Toublet, qui m'a embringué dans l'aventure, et je dois dire que je ne l’ai jamais regretté.
La préoccupation de Leval était d'assurer aux militants libertaires une solide formation théorique. Il insistait particulièrement sur la nécessité d’acquérir un savoir en économie. Il était également désespéré de l’ignorance des anarchistes devant l’histoire du mouvement ouvrier. Le salon du boulevard Edgar-Quinet était tapissé de livres, qui débordaient sur les meubles et s’entassaient par terre. Gaston avait rempli pendant quarante ans des fiches qu’il rangeait dans des boîtes.
Nous avons tous gardé un souvenir ému et reconnaissant des réunions chez lui, autour de la table du salon, où nous faisions entre autres choses des exposés (si, si...). Les blancs-becs que nous étions pensions tout savoir. Nous pensions en particulier qu’une affirmation péremptoire pouvait tenir lieu d’argument. Avec Gaston, la moindre approximation ou affirmation non fondée solidement était vouée aux foudres du maître. Notre ego en prenait un sacré coup. La choucroute de Marguerite, sa compagne – une Alsacienne –, venait parfois calmer nos blessures d'amour-propre.
Nous avons fini par rompre avec Leval, parce qu'il pensait que nous n’étions pas assez formés ; nous étions, quant à nous, pressés d’agir. Nous sommes partis. Il faut bien que les enfants contestent un jour leur père. Mais on peut dire que les copains qui sont passés par sa bienveillante mais ferme tutelle se sont trouvés par la suite particulièrement bien armés.
Gaston disait fréquemment qu'« on ne fait pas de bons militants avec des ignorants ». On a retenu la leçon. Combien de fois n’avons-nous pas vu par la suite des militants anarchistes incapables, par ignorance, de répliquer à une attaque ?
C'est donc incontestablement l'héritage libertaire de Gaston Leval qui est passé à l'Alliance, pour ce qui concerne la préoccupation de notre organisation à développer une réflexion théorique. Je ne ferai pas l'injure au lecteur de lui rappeler qui est Gaston Leval 3 , je dirai simplement que ses liens avec l'anarcho-syndicalisme espagnol ne sont pas à démontrer.
2.
Concernant la référence au syndicalisme révolutionnaire, nous faisions une différence entre le sens français et le sens espagnol du terme, et nous adhérions à l'acception espagnole.
Les militants de la CNT espagnole se définissaient comme syndicalistes révolutionnaires. Le communisme libertaire était l'objectif, le syndicalisme révolutionnaire était le moyen. Ils avaient été influencés par les positions de la CGT-SR et connaissaient bien les textes de Pierre Besnard 4 .
Dans le sens français du terme, le syndicalisme révolutionnaire était un courant proche, mais qui pêchait par le fait qu'il se fondait sur la « neutralité » syndicale, sur l'« indépendance » syndicale, tandis que l'anarcho-syndicalisme était, à nos yeux, une doctrine d'affirmation syndicale contre les partis politiques.
La charte d’Amiens a été le texte de référence lors de la constitution de l’Alliance ; cela est très clair lorsqu’on lit le « Manifeste de l’Alliance syndicaliste », qui était notre document de base, au début. C’était l’époque où nous pensions pouvoir regrouper l’ensemble des militants syndicalistes libertaires ou de sensibilité libertaire et où notre projet se limitait à vouloir créer une coordination de ces militants au-delà de leur appartenance syndicale. Confrontés à la réalité, nous avons peu à peu commencé à en faire une analyse critique et elle a fini par cesser d’être une référence particulière. En 1906, la charte d’Amiens est un texte de compromis de différentes tendances unies contre le guesdisme, un texte dans lequel chacun peut s’y retrouver, mais la notion de neutralité syndicale qui s’en dégage peut être interprétée comme une affirmation de non-intervention sur le terrain politique.
L'idée de neutralité syndicale exprimait alors le désir de maintenir une unité organique malgré la pluralité des courants politiques. Mais inévitable¬ment, la logique des faits devait conduire à des prises de position plus tran¬chées de la part du syndicalisme révolutionnaire, car la re¬cherche à tout prix d'un consensus conduisait à une édul¬coration des principes du mouve¬ment. Il n'y a par exemple rien, dans la charte d'Amiens, sur la lutte contre l'Etat ni sur les illusions du parlementarisme.
La charte d'Amiens était donc pour nous un texte de compromis, en aucun cas un manifeste syndicaliste révolutionnaire ou anarcho-syndicaliste. Les adversaires de ces courants ont d'ailleurs parfaitement compris l'enjeu de ce texte, en l'interprétant comme une défaite de l'anarcho-syndicalisme dans la CGT. Edouard Vaillant (socialiste, député à partir de 1893) dira à juste titre que le congrès d'Amiens fut une victoire sur les anarchistes ; Victor Renard, lui, dira plus trivialement que « les anar¬chistes qui prédominent à la CGT ont consenti à se mettre une muselière ».
Nous étions donc plutôt partisans de la charte de Lyon (1926). Notre syndicalisme révolutionnaire était celui de la CGT-SR, qui affirmait la nécessité pour le syndicalisme non seulement de se développer hors des partis politiques, mais contre eux. Cette attitude est en quelque sorte l'écho des 21 conditions d'admission à l'In¬ternationale communiste, qui préconisaient notamment la constitution de fractions communis¬tes dans les syndicats afin d'en prendre la direction. La charte de Lyon de la CGT-SR affirme que le syndicalisme est « le seul mouvement de classe des travailleurs » : « L'opposition fondamentale des buts poursuivis par les partis et les groupements qui ne re¬connaissent pas au syndicalisme son rôle essentiel, force également la CGT-SR à cesser d'observer à leur égard la neutralité syndicale, jusqu'ici tradition¬nelle ». C’était la position des camarades espagnols.
Il est faux de dire qu’il n’y avait pas d’« anciens » à l’Alliance. Ceux qui étaient avec nous étaient précisément des anciens de la CGT-SR et, pour ce qui est des Espagnols, des militants de la CNT liés à Frente Libertario. L’Alliance était très liée à ces deux expériences historiques.
3.
L’auteur de la brochure présente comme un handicap le fait que l'Alliance n'ait pas abandonné sa référence à l'anarcho-syndicalisme. Pour nous, l'anarcho-syndicalisme était une référence historique incontournable au mouvement ouvrier du début du siècle. Nous estimions ne pas avoir à rougir de nous réclamer de l'héritage de Fernand Pelloutier et d'Emile Pouget.
Ceux d'entre nous qui étaient à la CGT 5 savaient parfaitement que la référence à l'anarcho-syndicalisme avait un réel impact : malgré les désaccords, personne ne contestait la légitimité historique de ce courant, ce qui n'était pas le cas des trotskistes, assimilés à des intellectuels petits-bourgeois. Par ailleurs, les déclarations d'Edmond Maire, parfaitement opportunistes, cela va de soi, sur la proximité de la CFDT avec l'anarcho-syndicalisme, étaient de toute évidence une tentative d'inscrire cette confédération dans la légitimité historique du mouvement ouvrier. La référence à l'anarcho-syndicalisme n'était pas pour nous un handicap, au contraire.
Ce qui ne nous empêchait pas d'être extrêmement critiques sur l'incapacité de nos anciens à s'organiser pour faire front à la bolchevisation de la CGT – critique qui valait également pour les syndicalistes révolutionnaires. Après la révolution russe, nos anciens se sont trouvés face à une pratique qu’ils ne connaissaient pas, les fractions 6 . Les communistes s’organisaient en dehors du mouvement syndical pour déterminer les positions qu’ils développeraient dans les structures syndicales ; ils arrivaient ainsi dans les réunions en s’étant préparés : quelques militants organisés parvenaient à prendre le contrôle de l’organisation. Les anarcho-syndicalistes et les syndicalistes révolutionnaires n’ont pas su faire face à cette pratique inédite, ni trouver de contre-mesures.
C'est en référence à cet échec de nos anciens que nous avons eu l'idée de créer des « contre-fractions » pour faire face aux trotskistes. Ça s'est révélé très efficace. Lorsque nous pensions qu’à l’occasion d’une assemblée générale nous risquions d’avoir à faire face à une offensive d’un quelconque groupe gauchiste, nous organisions une réunion préparatoire des libertaires pour préparer la contre-offensive, mettre au point des contre-motions etc. L'une des raisons de cette efficacité résidait dans le fait que les trotskistes ne pensaient pas que les « anars » étaient capables de ça...
Il est significatif que la pratique de la « contre-fraction » a été mise en œuvre pour la première fois, et avec succès, dans un syndicat de la CGT.
« Une des choses les plus originales que nous avons inventées, c’est la pratique de la contre-fraction. Qu’est-ce qu’une contre-fraction ? Dans une organisation syndicale où des fractions politiques tentent de monopoliser les postes de direction, c’est proposer aux adhérents de constituer une structure plus ou moins clandestine d’opposition avec comme objectif de rétablir la démocratie et le pluralisme syndicaux ; dans cette contre-fraction, les anarcho-syndicalistes sont le noyau et ils s’emploient sans cesse à développer la surface de la contre-fraction, en faisant appel à tous ceux qui veulent que le syndicat appartienne aux syndiqués et non au PCF ou à la LCR ou encore à la social-démocratie chrétienne. Il ne s’agit nullement d’une fraction anarchiste ; elle n’a pas de programme anarchiste, mais une plate-forme de rétablissement de la démocratie, des élections pour les postes de responsabilité, des assemblées générales pour gérer les luttes et discuter des accords 7 . » (Jacky Toublet, interview de Franck Poupeau, archives J. Toublet.)
Dans tout ça, le modèle sur lequel nous nous appuyions était celui de l’Alliance bakouninienne – autre référence à l'anarchisme : une organisation qui impulse des actions et des idées mais qui ne se substitue pas aux travailleurs. Je ne pense pas que l’emploi du mot « Alliance » dans le nom de notre organisation ait été fortuit.
4.
Si nous nous définissions comme anarcho-syndicalistes, la plupart d'entre nous, en tout cas à Paris, ne se définissaient pas du tout comme des anarchistes. Nous avions à l’époque la même défiance envers les organisations anarchistes qu'envers les partis. Opposés à la séparation entre organisation de classe et organisation politique, nous estimions que l'organisation anarchiste participait de cette même division du travail. La lecture de Solidarité ouvrière révèle des articles très critiques sur Malatesta et Kropotkine 8 .
D'ailleurs, nos relations avec la FA étaient devenues très mauvaises. Certains de ses militants s’efforçaient à donner de nous une image apocalyptique de dangereux bolcheviks manipulateurs qui n'avaient qu'une envie, prendre le contrôle de la FA. L'anti-alliancisme de la FA frisait la paranoïa la plus délirante. Un militant de cette organisation eut un jour l'imprudence de laisser bien en vue sur le siège avant de sa voiture, garée dans le XVIIIe arrondissement, le magnétophone contenant les bandes magnétiques d'un congrès de la FA. Bien entendu, le magnétophone fut volé. Dans le bulletin intérieur de la FA, la main sournoise de l'Alliance fut désignée comme responsable de ce forfait.
L’Alliance avait également auprès de la FA la réputation d’être « marxiste », ou crypto-marxiste. Cela tenait au fait que nous avions développé une réflexion critique à la fois sur le marxisme et sur l’anarchisme et que nous reconnaissions qu’il y avait tout de même certaines convergences dont il fallait bien parler : entre Proudhon et Marx sur l’analyse économique, entre Marx et Bakounine sur les dérives droitières de certains successeurs de Proudhon, etc. Ceux qui ont lu le Système des contradictions économiques de Proudhon et le Capital de Marx ont pu quand même constater qu’il y avait certaines convergences de vues. Mais évidemment, il fallait au moins avoir lu ces deux ouvrages…
Un jour se tint dans une des petites salles de la Mutualité, à Paris, une réunion avec le grand personnage charismatique de la FA. Un de nos camarades se fit virer de la réunion par un lancer de chaise dudit personnage charismatique – c’est qu’il était vigoureux, le vieux – parce qu’il avait parlé de « plus-value ». Evidemment, c’était du marxisme…
Nous avons longtemps traîné cette réputation à la FA. Quelques années après mon adhésion à la Fédération anarchiste, j’ai participé à une réunion de travail pour mettre au point une structure de formation des militants. Chacun devait exposer les thèmes qu’il souhaitait traiter. En fin de compte on m’a dit que je devais travailler avec X. J’ai alors fait remarquer que ce brave camarade X était un de ceux qui m’accusaient hystériquement d’être un marxiste. On m’a répondu : « Justement », ce qui était une façon de coller à mes basques un commissaire politique. Je me suis levé et je suis parti, et la FA n’a toujours pas, à ma connaissance, de structure de formation des militants.
C'est vrai qu'il y avait chez nous une discipline interne, mais c'était une discipline toute bête, basique, dirais-je, consistant à appliquer les décisions prises, à tenir ses engagements et à arriver à l'heure, enfin ce genre de choses. A l'époque, c'était du bolchevisme pour la FA. En fait, je pense que ce qui a contribué à l'image, effrayante pour les militants de la FA de l'époque, d'une Alliance cohérente et soudée, c'est la capacité de ses militants à tenir tête à tout le monde, marxistes ou non, dans les débats publics. Il est vrai que nous étions effrayés par l'absence de formation des militants libertaires de l'époque. Les plus jeunes militants de la FA d'aujourd'hui ne savent pas que Gaston Leval n'était pas en odeur de sainteté à la Fédération anarchiste et qu'il a été l'objet d'une mise au rancart assez dégueulasse. C'est qu'il avait la mauvaise habitude d'être assez critique sur certains aspects et certaines personnalités charismatiques du mouvement anarchiste de l’époque. Par ailleurs, son bakouninisme affiché était mal perçu.
Pour une raison que j'ignore, Bakounine sentait quelque peu le soufre à la FA. On a une illustration plus récente de ce constat dans le fait que les camarades qui ont sorti pendant des années une revue, Itinéraires, consacrée aux principaux militants et penseurs du mouvement libertaire, ont consacré un numéro à tout le monde, du plus connu au plus inconnu... sauf à Bakounine.
Donc, l'Alliance avait peu de relations avec la FA, sinon des relations personnelles avec certains militants. D'autant que le recrutement, par le canal syndical, de militants ayant une réelle expérience de terrain, mais qui n'avaient rien à voir avec le mouvement anarchiste, ne favorisait de toute façon pas un rapprochement « organique », même s'il avait été possible. On n'a pas eu besoin de prendre nos distances avec l'anarchisme. Cette distance, c'est l'anarchisme qui l'a créée.
L'anarcho-syndicalisme était pour nous une doctrine et une pratique qui pouvaient et devaient se passer de l'anarchisme. C'est dire que nous étions à 100 lieues de la « synthèse » de Sébastien Faure ; nous pensions également que 100 lieues séparaient Malatesta de Bakounine : nos sympathies allaient évidemment au second, qualifié par Gaston Leval de fondateur de l'anarcho-syndicalisme.
La quasi-absence de relations entre l'Alliance et la Fédération anarchiste était due surtout à la peur de la FA vis-à-vis d'une organisation qui était perçue comme quelque chose de mystérieux et d'inquiétant, une sorte de société secrète élitiste passant son temps à fomenter des complots. Nous souhaitions que les militants syndicalistes de la FA nous rejoignent pour coordonner leur activité avec la nôtre, et d'ailleurs certains copains l'ont fait. C'est ceux-là qui feront le pont entre l'Alliance syndicaliste et la FA lorsque la première se dissoudra et que certains de ses militants, dont moi-même, rejoindront la seconde...
5.
L'UTCL. Les relations avec l'UTCL étaient d'une tout autre nature. La position de principe de l'Alliance était de coordonner l'activité des militants libertaires dans le mouvement ouvrier. Cela s'appliquait donc aussi à l'UTCL. Il y a eu quelques tentatives de rapprochement, qui ont échoué. Je me souviens d'une conférence nationale entre nos deux organisations, qui s’est tenue dans le 19e arrondissement. Les militants de l'UTCL nous apparaissaient un peu comme des martiens, dogmatiques et rigides, avec un langage totalement stéréotypé imité du trotskisme. On avait du mal à les considérer comme des libertaires. Ils étaient tellement identiques à la Ligue communiste qu'il aurait été plus simple de proposer de travailler avec la Ligue.
Paraphrasant Trotsky qui accusait les ouvriéristes d'avoir « le nez dans le trou du cul de la classe ouvrière », nous disons que l'UTCL avait le nez dans le trou du cul de la Ligue.
Plus encore que l'Alliance, l'UTCL était la bête noire de la FA, sans doute parce qu'elle en était indirectement issue (c'était la scission d'une scission de la FA...). Bien entendu, nous ne partagions pas les terreurs de la FA sur l'UTCL, mais en retour nos tentatives de définir des actions communes avec cette dernière nous rendaient encore plus suspects aux yeux de la FA. Nous pensions que l'UTCL était le symptôme de l'échec de la FA à proposer une alternative en termes d'organisation, à une époque de luttes des classes intenses, et que l'UTCL, elle-même incapable de proposer une alternative, en était arrivée à purement et simplement imiter les léninistes 9 .
6.
La question de la CNT(f). Il existait à l'époque une CNT, en France, avec laquelle nous avions pris contact, selon le principe que l'Alliance, ne remettant pas en cause les appartenances des uns et des autres, se contentait de coordonner les luttes des militants libertaires.
Je me souviens d'une rencontre avec une sorte de petit coq arrogant qui nous a sommés d'adhérer à la CNT ou de cesser de l'importuner, l'Alliance n'ayant pas de raison d'être parce que tous les libertaires devaient passer à la CNT, un point c'est tout.
Sur le principe, nous n'étions pas opposés à l'idée que les libertaires devaient envisager peut-être un jour de quitter les centrales « réformistes », mais nous estimions que ce jour-là n'était pas encore arrivé. Passer à titre individuel à la CNT ne présentait aucun intérêt ; il s'agissait d'y passer avec armes et bagages, c'est-à-dire avec les structures syndicales, ou en tout cas avec une quantité substantielle de militants.
Au début des années 70, à tort ou à raison, nous estimions qu'il y avait encore du travail à faire dans le mouvement syndical traditionnel ; beaucoup de nos camarades étaient militants ou occupaient des fonctions électives dans les structures de base et les structures intermédiaires. Nous pensions que de l'eau coulerait encore un peu sous les ponts avant que ces militants soient en mesure d'emmener avec eux des sections syndicales et des syndicats à la CNT 10 . Notre prévision a d’ailleurs fini par se réaliser, plus tard, mais la CNT n’y était pour rien et elle est passée complètement à côté du phénomène. Je fais évidemment référence à la constitution de syndicats de SUD, au sein desquels se trouvent d’ailleurs beaucoup de libertaires.
Nous pensions également que, en attendant, la CNT pourrait se développer dans les secteurs pas ou peu organisés, et qu'une collaboration pourrait être envisagée. Notre jeune coq, qui était d'ailleurs étudiant, a écarté ce genre de compromission d'un revers de main.
Je m'empresse de dire que la CNT d'aujourd'hui, en tout cas celle de la rue des Vignoles, qui est la seule que je connaisse personnellement, n'a rien à voir avec celle que nous avons connue à l'époque.
7.
Nous avons assez rapidement fait le constat que le projet initial, fort modeste, d'ailleurs, de l'Alliance n'était pas réalisable : coordonner l'activité des militants syndicalistes libertaires, indépendamment de leur appartenance organisationnelle. Le succès de ce projet n'a été que très marginal : quelques militants par-ci, par-là nous rejoignaient.
Par la force des choses, nous avons été amenés à nous développer, moins en tentant de rallier les militants libertaires déjà organisés qu'en nous développant dans les entreprises, tâche qui, cependant, n'a été rendue possible que parce que nous avions une implantation qui était loin d'être ridicule (en comparaison aux groupes trotskistes, par exemple).
Autrement dit, nous nous sommes pratiquement « extraits » du mouvement libertaire organisé. On dira alors que l'auteur de la brochure a raison de dire qu'on aurait dû cesser toute référence à l'« anarchisme ». Je ne pense pas, car c'est sur le socle libertaire de l'anarcho-syndicalisme que l'Alliance a pu se créer et se développer.
Progressivement, les militants qui venaient à nous n’avaient strictement rien à voir avec le mouvement libertaire, c’était des militants issus du mouvement syndical. C’est largement grâce à eux que l’Alliance a pu exister pendant dix ans ; sans eux, nous aurions représenté une vague et éphémère tentative de plus de regroupement libertaire, qui aurait fini par disparaître au bout de quelques mois ou qui se serait maintenu sous la forme d’un cercle de nostalgiques vieillissants ressassant toujours les mêmes regrets.
L'Alliance s'est de fait transformée en organisation politique dont l'objectif était de se développer dans la classe ouvrière et d'y diffuser les thèses anarcho-syndicalistes. Par exemple, les contacts très étroits que nous avions établis avec les camarades d'Usinor Dunkerque n'avaient rien à voir avec le réseau des militants libertaires. C'était le résultat de notre implantation syndicale dans la métallurgie, à travers laquelle nous sommes entrés en contact avec les militants de l'usine de la Grande Synthe. Nous avions également établi des relations avec les dockers CGT de Saint-Nazaire. Aucun d’entre eux n’a adhéré à l’Alliance, mais des relations se sont établies, qui durent encore, à titre personnel. Ces camarades étaient en relation avec le mouvement des paysans travailleurs avec lequel nous avons pris contact.
A propos d’Uninor :
« Lorsque nous prenons contact avec la section CFDT de cette grande usine, au tournant des années quatre-vingts, plus de dix mille personnes travaillaient dans l’entreprise et la section représentait environ trente pour cent des voix aux élections professionnelles et plusieurs centaines de cartes.
« C’est à la suite d’articles parus dans Libération que nous y allons ; nous rencontrons là-bas quelques-uns des sidérurgistes qui animent la section et qui ont des problèmes avec l’appareil de la CFDT. Dès les premiers moments, Serge et moi, nous avons été très touchés par ces rencontres. Alors que, souvent, lors des prises de contact, nous faisons la connaissance de personnes de la mouvance gauchiste, par exemple dans la Santé ou l’Enseignement, pour l’essentiel les camarades que nous rencontrons à Dunkerque sont de purs produits de la classe ouvrière du Nord, aussi durs à la peine que solidaires dans l’épreuve. Ils se méfiaient de nous, d’ailleurs. Ça a duré quelque temps.
« En effet, très vite, nous avons compris, l’expérience aidant depuis la du bureau de l’UD de la Gironde, ce qui allait se passer. Pour des raisons que nous n’avions pas perçues tout de suite, ces camarades gênaient, et on pouvait deviner, dans le récit qu’ils nous faisaient des ennuis qu’ils commençaient à avoir avec le syndicat local, l’UD du Nord ou la Fédération des métaux, qu’on allait leur faire un sort. Sinon à tous mais à un certain nombre d’entre eux, sûrement les plus actifs… Ils ne nous crurent pas, tout d’abord, lorsque nous comparâmes leur situation à celles de Bordeaux ou de Lyon-Gare, ou d’autres — ce n’était pas des militants oppositionnels mais des syndicalistes actifs, sans état d’âme concernant l’orientation et la direction de la CFDT ; l’essentiel de leurs activités consistait à combattre leur patron… Plus tard, ils nous confièrent qu’ils n’avaient pas compris réellement ce que signifiait la campagne qu’avait lancée Edmond Maire en dénonçant les “ coucous ”, en phase très active alors. Les “ coucous ”, c’étaient, insinuait Maire, les militants d’extrême gauche qui déposaient leurs œufs dans les nids de la CFDT — plus tard, ceux qui formeront Sud ou le CRC, ce seront les “ moutons noirs ”. Les camarades d’Usinor ne croyaient pas que les coucous, c’étaient ceux, tous ceux qui, pour une raison ou une autre, déplaisaient aux démocrates chrétiens de la direction confédérale. A Usinor-Dunkerque, les camarades avaient un “ coucou ”, un sur dix mille, prénommé Frank, venu plus ou moins de la mouvance “ mao-spontex ”, et, disaient-ils en riant, ils l’avaient bien en main !
« Ils ne prirent aucune précaution, bien que nous le leur suggérions, pour se protéger contre l’orage qui arrivait. Par exemple, ils ne cherchèrent nullement à se constituer en syndicat d’entreprise, pour avoir un statut de personne morale ; ils restèrent en section syndicale. Aussi, lorsque les exclusions arrivèrent, dans la commission exécutive du Syndicat métallurgique de Dunkerque, ils furent minoritaires — les bureaucraties savent organiser les majorités !
« Un certain nombre, les militants, furent jetés de la CFDT comme des malpropres ; Frank fut en outre licencié…
« Qu’allaient-ils faire, les sidérurgistes combatifs d’Usinor-Dunkerque, pour continuer le bon combat ? La CGT ? Depuis dix ans, ils polémiquaient avec ses militants…
« Le groupe de militants expulsés nous chargèrent d’explorer toutes les solutions possibles. A cet effet, je rencontrai même, à la Bourse, mon camarade Pepito Rosel, vieil anarchosyndicaliste espagnol qui s’était réfugié à FO dans les années cinquante, pour examiner un recours à Force ouvrière. (Après ça, ne me dites pas que je suis sectaire !) Peine perdue. Dans la région du Nord, nous informèrent les copains d’Usinor, FO-Métaux 11 c’était le RPR ! Ils refusèrent et se lancèrent, avec comme seul appui un petit groupe d’anarchosyndicalistes, dans la constitution d’un syndicat autonome, fièrement nommé Syndicat de lutte des travailleurs d’Usinor-Dunkerque (SLT).
« On ne peut s’étendre sur les innombrables difficultés qu’ils durent affronter, simplement d’abord pour se faire connaître des travailleurs, puis pour être reconnus comme représentatifs dans l’entreprise… En tout cas, ils y arrivèrent, à la représentativité ; beaucoup aussi quittèrent l’entreprise, lassés de tout cela.
« Nous les avons aidés comme nous le pouvions, par les contacts ou l’aide matérielle ; je me souviens que nous leur avons offert une machine SAM à imprimer les tracts. Car, après l’exclusion, ils n’avaient plus rien, ni local, ni papier, ni machines, ni trésorerie… L’école des correcteurs recueillit, quelques mois, Frank, dans un stage où il s’ennuya copieusement.
« Quelques mots encore. D’abord pour souligner combien nous étions démunis, avant l’apparition de Sud ou la renaissance de la CNT. Nous n’avions rien en magasin à proposer aux camarades qui se faisaient jeter.
« Et pour envoyer mon meilleur souvenir à Pierre Suray, qui fut militant et trésorier du SLT, si jamais un jour il lit ses lignes.
« Ah ! J’oubliais : la raison réelle de la décapitation de la section CFDT d’Usinor-Dunkerque, c’était évidemment la préparation de la modernisation de l’outil sidérurgique français, Dunkerque et Fos, qui allait s’accompagner de divers regroupements, de fusion et de nombreuses pertes d’emplois. La section, dans son état premier, aurait pu créer de vraies difficultés à l’actionnaire principal, à savoir l’Etat français. Un nettoyage préalable s’imposait et la direction de la CFDT s’en fit la complice.» (Jacky Toublet, interview de Franck Poupeau, archives J. Toublet.)
En fait, l’Alliance, c’était d’une part un certain nombre de militants solides, un noyau dur, mais c’était aussi de nombreux contacts avec des militants et des groupes avec lesquels nous avions des affinités mais qui n’envisageaient pas du tout d’adhérer. Tout cela fonctionnait plutôt bien parce que nous étions plus intéressés par ce qui pouvait nous rapprocher que par ce qui nous séparait. C’était une sorte de toile d’araignée de relations informelles. Avec le temps, quelque chose aurait pu en sortir, mais nous étions trop peu nombreux. On ne pouvait pas être partout à la fois, tout le temps. Ce qui nous mettait en pétard était que le mouvement libertaire ne manquait pourtant pas de militants.
8.
Le Comité Espagne libre mentionné page 76 est une création de l'Alliance et des militants de Frente Libertario de Paris. Frente Libertario n’était pas à proprement parler un « dissident de la CNT espagnole » ; c’était un courant organisé en Espagne et en France qui soutenait les militants de l’intérieur.
Nous avions constitué ce comité pour soutenir les militants libertaires espagnols emprisonnés. Le plus marrant de l'histoire, que beaucoup de camarades ignorent, est que nous nous étions débrouillés pour mettre Eugène Descamps 12 dans le comité d'honneur de l'association...
Concernant l’Espagne, la position de l’Alliance était simple : il fallait que le mouvement anarcho-syndicaliste espagnol détermine lui-même ses instances et sa stratégie librement. Tant que cela n’était pas possible, l’Alliance soutenait les militants de l’intérieur en lutte. Un certain nombre de militants de la CNT espagnole en France estimaient représenter la légitimité et la continuité de l’organisation malgré quarante ans d’exil. En Espagne même, la lutte avait pourtant continué et l’organisation se reconstituait. Il y avait un conflit féroce pour la légitimité de la succession historique de la CNT. La CNT française soutenait les positions des militants en exil. En affirmant que c’est le mouvement en lutte à l’intérieur qui devait définir ses positions, l’Alliance prenait implicitement position contre l’exil, et par conséquent contre la CNT française…
De fait, nous avions des relations tout à fait privilégiées avec Frente Libertario, que nous soutenions et dont certains militants étaient à l’Alliance. Ces camarades étaient opposés aux revendications de l’exil à l’hégémonie sur le mouvement libertaire espagnol et soutenaient activement les militants de l’intérieur. Nous avons donc également participé à certaines actions de soutien aux camarades d’Espagne. Jacky Toublet et moi-même avons eu l’occasion de nous rendre dans ce pays sous Franco, de rencontrer à Barcelone et à Madrid des militants de la CNT de l’intérieur. Nous avons notamment contribué à leur faire parvenir du matériel d’imprimerie.
Ces conflits d’hégémonie se manifestent encore aujourd’hui par la coupure entre la CNT espagnole et la CGT qui en est issue.
Nous avons également soutenu la CGT portugaise. Le fasciste Salazar avait pris le pouvoir en 1926. La CGT, organisation sœur de la CNT espagnole, avait été alors écrasée. Elle s’est reconstituée après la chute du régime. Là encore, Jacky et moi sommes allés rencontrer les camarades dans ce pays.
Dire que l’Alliance « participera également à différentes rencontres organisées par le syndicat “alternatif » suédois, Sveriges Arbetares Centralorganisation (SAC) » est une formulation erronée. Nous étions très proches de la SAC.
La SAC n’était pas un « syndicat alternatif », elle se réclamait explicitement de l’anarcho-syndicalisme et avait 25 000 adhérents. Elle soutenait activement la CNT de l’intérieur et avait des liens étroits avec Frente libertario. C’est à ce titre que nous avions établi des relations permanentes et très proches avec elle. Aucun militant de la SAC se rendant à Paris ne manquait de nous rendre visite. Certains camarades de l’Alliance, comme Thierry Porré, qui avait vécu en Suède et parlait la langue, avaient des liens d’amitié avec des membres de la direction de la SAC. La SAC, Frente Libertario et l’Alliance étaient naturellement liés par le soutien à la CNT en Espagne.
9.
La brochure évoque un certain nombre de structures de la CFDT qui développaient les thèmes syndicalistes révolutionnaires et participaient de la tendance « SR » de la CFDT. L’auteur de cette brochure occulte deux faits : la tendance « SR » de la CFDT était en fait constituée d’anarcho-syndicalistes ; tous les exemples qu’il donne de présence « SR » dans la CFDT révèlent en fait la présence de l’Alliance syndicaliste.
La section syndicale de la SEP, près de Bordeaux, était très implantée et animée par des copains de l'Alliance. L'union départementale de la Gironde, dissoute par la direction confédérale, était également animée par des camarades de l'Alliance.
Interview de Jacky Toublet par Franck Poupeau :
« Dans la région de Bordeaux, un groupe de copains qui travaillaient à la Société européenne de propulsion (SEP) décidèrent de quitter FO, ce qui n’améliora guère les relations avec ceux qui s’y appelaient anarchosyndicalistes, et de s’affilier à la CFDT. De proche en proche, ces copains réussirent une implantation dans les Métaux et d’autres secteurs, comme l’Enseignement. Puis quelques-uns d’entre eux obtinrent des responsabilités à l’UD-CFDT de la Gironde et dans son bureau.
« Il est évident que, un fois membres du bureau de l’UD de Gironde, les camarades ont commencé un travail de sensibilisation sur divers thèmes du syndicalisme révolutionnaire, les revendications, évidemment, mais aussi sur le contenu de l’autogestion — mot d’ordre officiel de la CFDT depuis son congrès de 1970 — et de l’indépendance, alors qu’on commençait à y parler d’ “ autonomie engagée ” avec le Parti socialiste ; la majorité de la direction de la centrale commençait alors son inflexion pour essayer d’amener l’énorme masse de nouveaux adhérents, presque un demi-million peut-être, plus ou moins influencés par les idées de 68, vers la version syndicale de la démocratie chrétienne, qui était, comme on a pu le constater plus tard, son idéologie réelle, en tout cas de ceux qui, autour d’Edmond Maire et de la direction de la Chimie, allaient conduire le tournant droitier. Les deux démarches ne pouvaient que se heurter… En plus, à plusieurs reprises, les copains avaient diffusé des tracts antimilitaristes dans les gares lors des départs des appelés du contingent. Bon, en tout cas, vers 1976, à un moment que je ne saurais vous précisez plus, la direction de la centrale a dissous le bureau de l’UD, et renvoyé les militants dans leur syndicat d’origine. Dans le même temps, le copain délégué syndical de la SEP, Vladimir Charov, fut licencié, avec l’accord du ministère du Travail. Evidemment, nous avons fait le maximum de bruit autour de l’affaire. Peine perdue : la direction se moquait de tout ce qu’on pouvait dire, avec encore plus de mépris que les “ stals ” — et les autres courants d’extrême gauche, comme souvent durant ces années-là, voyaient l’exclusion de quelqu’un d’une chapelle voisine comme la disparition d’une concurrence. Ainsi les “ cathos ” ont pu appliquer sans trop de difficultés la bonne vieille technique du salamis à presque toute leur opposition. » (Archives J. Toublet.)
Il y avait de nombreuses sections syndicales à Paris ou en banlieue dans lesquelles les militants de l'Alliance jouaient un rôle important, dans les grands magasins, dans les assurances, dans les banques, notamment à la BNP, dans le secteur de l’alimentation.
J'ai moi-même été secrétaire adjoint du syndicat des intérimaires, adhérent à la fédération du commerce, où nous avions des camarades. C'était, je crois, le seul syndicat qui publiait un mensuel en vente militante dans la rue, à une époque où le travail intérimaire explosait.
L'union locale du 8-9e, particulièrement active, était animée par des militants de l'Alliance. Je peux dire très précisément comment s'est passée l'affaire de l'affiche qui a déclenché la dissolution de l’union locale. A l'époque, je n'étais plus à la CFDT, j'étais à la CGT. J'étais passé voir les copains de l'union locale, qui étaient en train de préparer une affiche contre le rapprochement de la CFDT et du PS, et ils voulaient y mettre une illustration. C'est moi qui ai fait le dessin sur le stencil, représentant un patron sur le dos d'un ouvrier, avec la légende « comme ton patron, adhère au PS » 12 . Rétrospectivement, ce n’était bien sûr pas très malin, voire même un tantinet irresponsable. Mais il faut comprendre le contexte : les copains en avaient marre du matraquage pro-PS de la direction confédérale, et par ailleurs ils savaient bien que leur liberté d’action était comptée. Ils étaient dans la ligne de mire.
Evidemment, le dessin n'a pas plu...
« Dans la région parisienne, l’Alliance avait quelques militants dans les services à Paris, qui créèrent une union locale CFDT dans les 8e et 9e arrondissements, laquelle fut assez rapidement dissoute par la confédération, vers 1976 : il y avait des licenciements d’employés à Montholon — le siège de la CFDT d’alors¬ — auxquels l’union locale voulait s’opposer. En outre, l’Union locale avait placardé dans tout l’arrondissement une affiche avec le texte suivant : “ Contre le chômage, fais comme ton patron, adhère au PS ”.
« Quelques camarades de l’Alliance militaient aussi à l’UL-CFDT du 10e ; pendant le conflit du “ Parisien libéré ”, de 1975 à 1977, ils donnèrent divers coups de main aux copains du Livre.
« Dans les Hauts-de-Seine, dans les années qui suivirent immédiatement 68, l’Alliance et l’ORA, qui fonctionnaient ensemble dans ce secteur, obtinrent une bonne implantation, en particulier dans le secteur interprofessionnel, à partir des services, des enseignants et des métaux. Je me souviens qu’un camarade se déclarant libertaire, Gérard Mulet, qui fut secrétaire de l’Union départementale (UD), à Boulogne, se réjouissait que chacune des UL du département possédait un équipement technique et un collectif militant qui lui permettaient de soutenir activement les mouvements locaux. En outre, nous avions réussi à faire embaucher à l’UD, comme permanent technique, un vieux camarade espagnol, Antonio Barranco, qui se chargeait, entre deux tirages de tracts sur la machine offset du sous-sol, de la formation syndicaliste improvisée des militants qui venaient chercher du matériel…
« Dans le Val-de-Marne, le secrétaire de l’UD, Jacques Blaise, était sympathisant de l’Alliance ; il fut de tous les combats de l’Alliance et les militants de l’Alliance lui apportèrent tout le soutien possible dans les luttes du département ; je me souviens, en particulier, de la reprise de la production, durant une grève, d’une usine de fabrication de biscuits…
« Un des militants fondateurs de l’Alliance, Serge Aumeunier, ingénieur à l’Aérospatiale, fut longtemps trésorier ou trésorier adjoint de l’Union parisienne des syndicats des métaux (UPSM) de la CFDT. Serge et quelques-uns de ses copains, après qu’ils eurent été décentralisés aux Mureaux, firent un gros travail dans l’UD des Yvelines et les UL de la vallée de la Seine. (N’oubliez pas qu’à l’époque, à Simca-Poissy, régnait un syndicat maison plus ou moins fasciste, la CFT.) Le secrétaire et l’employée du Syndicat du bâtiment local, Robert Simonet et Amy Braun, étaient adhérents de l’Alliance.
« Dans la Santé et le Social, l’Alliance avait beaucoup de contacts et quelques militants, Elisabeth Claude, par exemple ; la plupart de ces derniers sont aujourd’hui à Sud-CRC-Santé-Social.
« Enfin, à partir des quelques correcteurs adhérents de l’Alliance, René Berthier, Alain Pécunia, Thierry Porré, Pascal Nürnberg et moi-même, nous eûmes quelques rares contacts dans le Livre, CGT ou CFDT. » (Jacky Toublet, interview de Franck Poupeau, archives J. Toublet.)
La section PTT Lyon gare, mentionnée également, était animée par des militants de l'Alliance 14 .
« Une autre exclusion a été très significative de cette situation. Dans le courant de l’année 1978, une grande manifestation fut organisée contre le surgénérateur de Creys-Maleville ; une section de la CFDT de Lyon de la poste, à Lyon-Gare, c’est-à-dire les postiers qui travaillent dans les trains, a été exclue parce qu’elle y avait participé. Beaucoup de membres de l’opposition, et toute l’Alliance syndicaliste, se sont mobilisés pour s’y opposer, sans résultat. Malgré les appels, les prises de position de nombreuses structures, est apparue à cette occasion la confirmation que la CFDT expulserait de ses rangs tous les militants de l’extrême gauche qui s’exprimeraient dans la confédération. Se fit sentir, dès cette époque, l’absence d’un recours syndical, la possibilité de s’organiser syndicalement après l’exclusion — par exemple, les copains de Lyon-Gare constituèrent un syndicat autonome, le Syndicat autogestionnaire des travailleurs (SAT). Puis, après quelques années, une partie du syndicat adhéra à la CNT. Qui, à l’époque, était minuscule. Mais les copains éprouvèrent le besoin d’être confédérés, de travailler avec des camarades d’autres secteurs industriels. Dans un syndicat autonome, sur un secteur, une ou plusieurs entreprises, on s’essouffle très vite si on n’est pas un corporatiste forcené…
« On voit combien l’échec de la construction de la CNT dans l’immédiat après-guerre a pu avoir des conséquences néfastes ; si les anarchosyndicalistes, au lieu de se disputer au sujet d’abstractions diverses, avaient eu la conscience révolutionnaire de constituer une organisation syndicale minimale, et suffisamment connue, même de quelques milliers de membres, ils auraient pu offrir ce recours à tous les syndicalistes combatifs qui se sont fait expulser des grandes confédérations après 1968. » (Jacky Toublet, interview de Franck Poupeau, archives J. Toublet.)
En banlieue parisienne, l'union départementale des Hauts-de-Seine et celle du Val-de-Marne étaient animées par des militants de l’Alliance.
Je ne veux en aucun cas dire que tous les exemples de pratique libertaire ou anarcho-syndicaliste qui pouvaient exister à l’époque dans la CFDT relevaient de l’Alliance ; je veux seulement dire que l’Alliance avait un journal, des archives, des militants connus, grâce à quoi l’auteur de la brochure que j’ai mentionnée a pu recenser un certain nombre de pratiques, mais que d’autres exemples lui ont peut-être échappé parce qu’il n’y avait pas de traces.
D’autres structures étaient animés par des militants libertaires, sans aucun lien avec l’Alliance. Un jour, en tant que secrétaire du syndicat des intérimaires, j’étais allé rencontrer des responsables de l’UL de Vitry parce qu’il y avait des intérimaires dans les grosses boîtes du coin (Rhône Poulenc, je crois) et nous voulions faire une réunion de sensibilisation (les intérimaires étaient à l’époque très mal perçus par les salariés des entreprises et très peu pris en compte par les syndicats). L’UL de Vitry était une union locale très active ; nous nous mîmes d’accord pour organiser une réunion, et ses animateurs me remirent une plaquette, « Pour une stratégie syndicale révolutionnaire ». C’étaient des syndicalistes libertaires 15 .
Je pense qu’il devait exister à l’époque dans la CFDT pas mal de structures qui, indépendamment de l’Alliance, avaient développé des positions proches des nôtres. Ceux de nos camarades qui participaient aux congrès rencontraient constamment des militants qui, n’ayant en général aucun lien avec le mouvement libertaire, développaient des positions proches. Cette fermentation, en s’étendant, devenait dangereuse pour la direction confédérale et c’est cela, je pense, qui a conduit celle-ci à prendre des mesures de recentrage. Les militants de la Ligue communiste, trop contents de se débarrasser des libertaires, ont à l’époque bien aidé la direction confédérale 16 .
En fait, je constate en lisant la brochure que toutes les entreprises ou toutes les instances syndicales où il est fait état d’une « activité SR », sont des entreprises ou structures dans lesquelles les militants de l'Alliance avaient une influence prépondérante, mais qu’il y avait des activités « SR » dans d’autres entreprises, dont la brochure ne parle pas. Il y avait par exemple chez Renault à Billancourt un noyau extrêmement actif de militants dont l’un des animateurs était un certain Jean-Pierre Graziani. Nous sommes restés en contact un moment puis nous nous sommes perdus de vue. Le problème, lorsque des groupes de ce type existaient et lorsqu’ils étaient actifs, c’est qu’ils concentraient souvent leur activité au niveau de leur entreprise ou de l’union locale et il était extrêmement difficile de les convaincre de la nécessité de s’organiser, en tant que libertaires, à un niveau plus large.
10.
Basisme et assembléisme.
Les militants de l’Alliance étaient soit des militants libertaires ayant une solide expérience syndicale, soit des militants issus du mouvement syndical qui se sont ralliés à nos positions.
Si nous estimions que le pouvoir de décision devait être décentralisé, qu’il fallait promouvoir la rotation des mandats, la liberté de débats etc., nous n’avions pas d’affinités avec les militants qui prônaient les assemblées générales permanentes et le « pouvoir à la base » perpétuel. Nous savions bien que des milliers de travailleurs organisés ne pouvaient pas débattre en permanence de ce qu’il fallait faire.
Si le système assembléiste est efficace en période de lutte, ce ne saurait être une forme permanente d’organisation des travailleurs. Cela n’a d’ailleurs jamais été une position du syndicalisme révolutionnaire, dans le sens où l’auteur de la brochure entend le terme. Les structures permanentes du prolétariat ne peuvent se limiter à un basisme permanent. Sections syndicales, syndicats, unions locales et départementales ont un fonctionnement quotidien et c’est par ces structures que se fait l’éducation des travailleurs à la lutte. Elles constituent également un enjeu de taille pour toutes les apprentis dirigeants de la classe ouvrière.
Dans cette perspective, le « basisme » permanent était une des méthodes les plus efficaces pour contrôler les travailleurs. Par expérience, nous savions qu’il n’y a rien de plus manipulable qu’une assemblée générale et qu’un petit groupe de militants aguerris peut facilement prendre le contrôle d’un groupement beaucoup plus grand.
C’est pourquoi l’Alliance s’efforçait de montrer aux travailleurs toutes les méthodes par lesquelles les avant-gardes autoproclamées tentaient d’accéder à la direction de leurs organisations de classe. C’était un des points principaux que nous nous efforcions de développer dans les réunions de formation.
L’organisation de classe des travailleurs est une organisation permanente, qui a une fonction de regroupement et de réflexion, qui fonctionne tous les jours, qui a un mode de fonctionnement bien défini. Le problème n’est pas dans le principe même de l’existence de cette organisation, il est dans les modalités de fonctionnement : y a-t-il ou non contrôle des mandats, rotation des mandats, etc.
11.
Nous avions en plusieurs occasions mené des réflexions sur les perspectives de notre activité et sur celles du mouvement libertaire en général. Nous savions que l’Alliance était une forme qui n’était pas destinée à se perpétuer indéfiniment. D’autres expériences étaient en train de se dérouler parallèlement à la nôtre.
Il y avait la CNT, dont le bilan n’était alors pas très positif à nos yeux. Nous pensions que les militants de cette organisation, s’ils abandonnaient leur dogmatisme, pouvaient avoir un « créneau ». Ils pouvaient se développer dans des secteurs peu touchés par la syndicalisation traditionnelle et créer ainsi une base pour un développement ultérieur. Nous pensions également que l’aggravation de la crise du syndicalisme pouvait conduire un jour des militants à sortir des structures traditionnelles pour créer autre chose. Cette autre chose aurait pu être la CNT si elle avait pu entre-temps créer des structures d’accueil et abandonner ses positions rigides.
L’analyse que nous faisions était juste mais les choses ne se sont pas passées comme nous l’aurions voulu. La crise du syndicalisme a effectivement poussé des militants et des structures entières à quitter les organisations traditionnelles, mais faute de structure d’accueil crédible ils ont constitué autre chose : les syndicats SUD. Même les libertaires qui ont quitté la CFDT ou, plus marginalement, la CGT, ont évité la CNT.
Dans les années soixante-dix se déroulait également une autre expérience intéressante, celle des comités de toutes sortes. Des militants ouvriers quittaient les instances syndicales et créaient dans leurs entreprises, leurs quartiers, des comités de base. Ce mouvement prenait une réelle ampleur. L’Alliance avait établi des contacts avec certains d’entre eux, comme à Roanne. Les militants de ces comités voulaient créer un mouvement en dehors de tous les partis politiques. Notre position était de conserver le contact avec eux, sans cacher nos propres vues, mais nous ne cherchions pas à les « recruter ». Nous pensions que par leur expérience pratique ils finiraient par arriver à quelque chose de proche de l’anarcho-syndicalisme, s’ils avaient eu l’idée de se fédérer.
En résumé, il y avait, en théorie, trois options :
• L’Alliance qui coordonnait l’activité dans le mouvement syndical ;
• La CNT qui aurait pu constituer une alternative au mouvement syndical traditionnel ;
• Les comités de base qui développaient des groupes autonomes.
Ces trois options ne s’excluaient pas l’une l’autre ; elles correspondaient à des tactiques répondant à des besoins diversifiés dans des contextes différents. Avec une certaine naïveté, sans doute, nous pensions à l’époque qu’avec un minimum d’imagination, elles auraient pu aboutir à une forme d’unification.
Cependant, J. Toublet montre comment certains militants ont abandonné la pratique des « collectifs » parce qu’ils pensaient qu’elle conduisait à une impasse.
« A l’occasion de deux grèves importantes, celle des postes et celle des banques, vers 1974, les copains les plus lucides — ceux dont je parlais il y a un instant — finirent par constater que les collectifs ouvriers ne servaient à presque rien dans les grèves ; ceux qui décidaient, c'étaient les syndicats. Les grèves étaient commencées par les syndicats, gérées par les syndicats, terminées par les syndicats. Il y avait, sans doute, toujours moyen de faire un petit peu quelque chose dans les entreprises et les centres de tri, mais rien de déterminant… Un débat dans l’ORA s’est donc amorcé pour changer de position, c’est-à-dire pour commencer à investir des militants dans le mouvement syndical, indépendamment des collectifs ouvriers ; la plupart de ces derniers disparaissaient d’ailleurs assez vite... Ces débats — et des questions théoriques : certains parlaient de synthèse entre le marxisme-léninisme et l’anarchisme ou d’un nouveau concept dit “ dictature antiautoritaire du prolétariat ” — ont déclenché une scission 17 : d'un côté une organisation nommée 18 Organisation communiste libertaire (OCL), très affaiblie aujourd’hui, et une autre qui s’est appelée l’UTCL 19 (Union des travailleurs communistes libertaires) sur la nouvelle orientation. Les futurs Alternative libertaire (Spadoni, Renard, Cellier) ont alors fait la “ tournée des popotes ” pour tenter des rapprochements.
« Des incompréhensions de nombreux anarchosyndicalistes sur l’évolution des ces copains, et peut-être des questions de génération, ont fait que l’Alliance et l’UTCL n’ont pas fusionné — et on peut peut-être, aujourd’hui, le regretter 20 …
« Depuis ces années-là, nous avons réussi néanmoins à faire des choses ensemble. En soutien à la lutte antifranquiste, par exemple, lorsque Puig-Antich a été garrotté ou que deux militants basques, Garmendia et Otaegui, ont été assassinés. »