L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Partageons le passé pour mieux inventer l'avenir...

L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede vroum le Ven 4 Déc 2009 12:01

Un dossier paru dans les numéros de novembre et décembre 2009 de la revue Emancipation :

En deux parties au format .pdf :





Une série de 14 articles sur l'anarchosyndicalisme :



L'Alliance syndicaliste

http://increvablesanarchistes.org/articles/1968_81/1970luttes_toublet.htm

Je reviens à l'après 1968 : toute une série de camarades, des vieux militants de la RP [Révolution prolétarienne], des autres groupes, de la Fédération anarchiste, de l'Union des anarcho-syndicalistes, des indépendants comme Lecoin, etc., décident de se réunir, pour faire quelque chose… Ils se rencontrent dans une, puis plusieurs conférences nationales, à la Bourse du travail déjà, et ça discute, longtemps… De fil en aiguille naît un mouvement, enfin un petit mouvement qui prend comme nom Alliance syndicaliste révolutionnaire et anarcho-syndicaliste (Alliance syndicaliste) et se veut un regroupement d'anarcho-syndicalistes des différentes confédérations. Je suis partie prenante de cette création. Il reste entendu que chaque militant un peu averti du mouvement est venu jeter un petit coup d'œil, pour voir ce qui se passait au cours des conférences nationales ; puis il est reparti chez lui. Chez lui, ce sont les groupes anarchistes "spécifiques".
Or, le mouvement "spécifique" libertaire est en pleine révolution, si on peut dire…
Une scission s'est produite à la Fédération anarchiste, et une partie des groupes scissionnistes ont fondé l'ORA (Organisation révolutionnaire anarchiste), qui a eu, pendant quelque temps, une certaine influence. C'est de cette organisation que provient Alternative libertaire.
L'orientation qui dominait, à l'époque, consistait à constituer des collectifs autonomes d'entreprise, et nombre de jeunes militants snobaient les syndicats. Beaucoup de copains, dont Thierry Renard et Patrice Spadoni (tout jeunes mais qui sévissaient déjà) ont fait leurs premières armes dans ces collectifs. Ils diffusaient un bulletin appelé Le Postier affranchi. J'allais oublier Henri Cellier, qui est aujourd'hui à SUD-Rail. Les débats allaient bon train dans tout le mouvement ; la plupart des questions politiques qui avaient été étouffées par le stalinisme étaient examinées de nouveau : les collectifs ouvriers étaient-ils des embryons de soviets ? On reparlait de la gauche allemande, de l'AAUD et du KAPD, le parti communiste ouvrier allemand, les vrais gauchistes, les gauchistes historiques…
Vers 1974, à l'occasion de deux grèves importantes, celle des postes et celle des banques, les copains les plus lucides ont finit par constater que les collectifs ouvriers ne servaient à presque rien dans les grèves : ceux qui décidaient, c'étaient les syndicats. Les grèves étaient commencées par les syndicats, gérées par les syndicats, terminées par les syndicats. Il y avait toujours moyen de faire un petit peu quelque chose dans les entreprises et les centres de tri, mais rien de déterminant. Un débat dans l'ORA s'est donc amorcé pour changer de position, c'est-à-dire pour commencer à investir des militants dans le mouvement syndical, indépendamment des collectifs ouvriers qui, pour la plupart, disparaissaient assez vite.
Ces débats et questions théoriques : certains parlaient de synthèse entre le marxisme-léninisme et l'anarchisme ou d'un nouveau concept dit " dictature antiautoritaire du prolétariat " ont déclenché une scission : l'Organisation communiste libertaire (OCL), très affaiblie aujourd'hui, et, sur la nouvelle orientation, l'Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL) qui deviendra Alternative libertaire.
Ces derniers ont alors fait la "tournée des popotes" pour tenter des rapprochements. L'incompréhension de nombreux anarcho-syndicalistes sur l'évolution de ces copains (et peut-être des questions de génération) ont fait que l'Alliance et l'UTCL n'ont pas fusionné, on peut peut-être, aujourd'hui, le regretter…
Depuis, nous avons néanmoins réussi à faire des choses ensemble. En soutien à la lutte antifranquiste, par exemple, lorsque Puig-Antich a été garrotté ou que deux militants basques, Garmendia et Otaegui, ont été assassinés. À l'Alliance, nous étions en rapport avec Frente libertario, une tendance de la mouvance espagnole, dont l'un des animateurs principaux, Fernando Gomez-Pelaez, était correcteur aux dictionnaires chez Larousse ; avec cette tendance, nous avions constitué une association de défense nommée Comité Espagne libre, dont le président était mon ami et camarade Alain Pécunia. Dans notre comité d'honneur, nous avions André Devriendt, secrétaire du syndicat des correcteurs, et Eugène Descamps, secrétaire de la CFDT. Soit dit en passant, tant que ce dernier est demeuré aux affaires, la CFDT est restée sur une ligne de gauche ; lorsqu'il est tombé malade, la dérive a commencé. On était sans cesse forcés de faire des actions publiques au sujet de l'antifranquisme, et nous avions l'espoir que la CNT pourrait se reconstituer dès la disparition du dictateur et retrouver au moins une partie de sa force. Avec René Berthier, je suis allé à Madrid rencontrer des militants libertaires qui commençaient à réapparaître. Enfin, je n'entre pas dans les détails parce que pénétrer dans le mouvement espagnol, c'est comme aller dans un labyrinthe dont on ne sort jamais.
Pour revenir à l'Alliance syndicaliste, c'était un courant proprement syndicaliste dont je faisais partie avec quelques autres, et qui a duré jusqu'en 1980. Il y a eut beaucoup de travail de fait, du travail d'opposition, de création de syndicats ou de structures interprofessionnelles. Par exemple, nombre de copains de l'Alliance ont participé à la création du Sycopa, le syndicat parisien du commerce, qui vient de quitter la CFDT.

Agone : L'Alliance syndicaliste fonctionnait comme une tendance ?

Oui, une tendance anarcho-syndicaliste : l'idée était de constituer une coordination des syndicalistes révolutionnaires dans les syndicats, et d'élaborer une politique commune ou convergente, entreprise qui s'est révélée, en fait, extraordinairement difficile. On ne manquait pas d'illusions à l'époque, mais on s'est heurté au fait que beaucoup de militants étaient d'abord des militants de leur confédération avant d'être des militants libertaires ou anarcho-syndicalistes, ou syndicalistes révolutionnaires.
Nous avons découvert ce "nationalisme confédéral" en particulier avec les camarades de Force ouvrière, surtout implantés dans la Gironde et la Loire-Atlantique, qui étaient d'abord des militants de Force ouvrière, dont l'objectif était de promouvoir et de défendre Force ouvrière sans le moindre esprit critique. Leur objectif réel était que le plus de militants possible de l'Alliance entrent à FO.
Or, quasiment aucun soixante-huitard libertaire ne voulait se syndiquer à Force ouvrière, pour des raisons qui, à l'époque, étaient évidentes : FO conduisait, dans la plupart des secteurs et des entreprises, une politique épouvantablement droitière. Presque tous les militants qui se reconnaissaient peu ou prou dans le mouvement de Mai 68 entraient à la CFDT, qui apparaissait comme la plus progressiste. Concrètement, dans les luttes ou les revendications, elle l'était d'ailleurs à ce moment-là, jusqu'à l'arrivée d'Edmond Maire, avec qui l'inflexion droitière s'est amorcée. Il y a eu alors une rupture avec les anarcho-syndicalistes supposés de Force ouvrière, qui étaient très proches des lambertistes de l'OCI. Sans doute existait-il, à l'époque, une sorte de pacte entre les deux groupes, et quelques "anarcho-syndicalistes" espéraient améliorer leur rapport de forces en s'appuyant sur un regroupement comme l'Alliance.

Agone : Il y avait combien de personnes à l'Alliance ?

Cent à cent cinquante, ça dépendait des moments.
La plupart sont à la CNT maintenant, ou à SUD, enfin ceux qui militent encore…
Dans la région parisienne, l'Alliance avait quelques militants dans les services municipaux, qui ont créé une union locale CFDT dans les 8e et 9e arrondissements. Quelques camarades de l'Alliance militaient aussi à l'Union locale (UL) de la CFDT du 10e ; pendant le conflit du Parisien libéré, de 1975 à 1977, ils ont donné divers coups de main aux copains du livre. Dans les Hauts-de-Seine, au début des années 1970, l'Alliance et l'ORA, qui fonctionnaient ensemble dans ce secteur, ont obtenu une bonne implantation, en particulier dans le secteur interprofessionnel, à partir des services, des enseignants et des métaux. Je me souviens qu'un camarade se déclarant libertaire, et qui fut secrétaire de l'Union départementale (UD) à Boulogne, se réjouissait que chacune des UL du département possédait un équipement technique et un collectif militant qui lui permettaient de soutenir activement les mouvements locaux. En outre, nous avions réussi à faire embaucher à l'UD, comme permanent technique, un vieux camarade espagnol, Antonio Barranco, qui se chargeait, entre deux tirages de tracts sur la machine offset du sous-sol, de la formation syndicaliste improvisée des militants qui venaient chercher du matériel…
Dans le Val-de-Marne, le secrétaire de l'UD était sympathisant de l'Alliance ; il fut de tous les combats de l'Alliance et les militants de l'Alliance lui apportèrent tout le soutien possible dans les luttes du département ; je me souviens, en particulier, de la reprise de la production, durant une grève, d'une usine de fabrication de biscuits. Un des militants fondateurs de l'Alliance, Serge Aumeunier, ingénieur à l'Aérospatiale, fut longtemps trésorier ou trésorier adjoint de l'Union parisienne des syndicats des métaux (UPSM) de la CFDT. Serge et quelques-uns de ses copains, après qu'ils eurent été décentralisés aux Mureaux, firent un gros travail dans l'UD des Yvelines et les UL de la vallée de la Seine. A l'époque, un syndicat maison plus ou moins fasciste régnait à Simca-Poissy, la CFT. Le secrétaire et l'employée du syndicat du bâtiment local étaient adhérents de l'Alliance. Dans la santé et le social, l'Alliance avait beaucoup de contacts et quelques militants ; la plupart de ces derniers sont aujourd'hui à SUD-CRC-Santé-Social.
Enfin, à partir des quelques correcteurs adhérents de l'Alliance, René Berthier, Alain Pécunia, Thierry Porré, Pascal Nürnberg et moi-même, nous avons eu quelques rares contacts avec la CGT ou la CFDT dans le livre. Dans la région de Bordeaux, un groupe de copains qui travaillaient à la Société européenne de propulsion (SEP) décidèrent de quitter FO pour s'affilier à la CFDT, ce qui n'améliora guère les relations avec ceux qui s'y appelaient anarcho-syndicalistes. De proche en proche, ces copains réussirent une implantation dans les métaux et d'autres secteurs, comme l'enseignement. Puis quelques-uns d'entre eux ont obtenu des responsabilités à l'UD-CFDT de la Gironde, y compris dans son bureau.
Il est évident que, une fois membres du bureau de l'UD de Gironde, les camarades ont commencé un travail de sensibilisation sur divers thèmes du syndicalisme révolutionnaire, les revendications, évidemment, mais aussi sur le contenu de l'autogestion -mot d'ordre officiel de la CFDT depuis son congrès de 1970- et de l'indépendance, alors qu'avec le parti socialiste on commençait à parler "d'autonomie engagée". La majorité de la direction de la centrale commençait alors son inflexion pour essayer d'amener l'énorme masse de nouveaux adhérents -peut-être un demi-million-, plus ou moins influencés par les idées de Mai 68, vers la version syndicale de la démocratie chrétienne, qui était, comme on a pu le constater plus tard, son idéologie réelle, en tout cas de ceux qui, autour d'Edmond Maire et de la direction de la chimie, allaient conduire le tournant droitier. Les deux démarches ne pouvaient que se heurter. En plus, à plusieurs reprises, les copains avaient diffusé des tracts antimilitaristes dans les gares lors des départs des appelés du contingent.
Vers 1976, la direction de la Centrale a dissous le bureau de l'UD et renvoyé les militants dans leurs syndicats d'origine. Dans le même temps, le copain délégué syndical de la SEP, Vladimir Charov, fut licencié avec l'accord du ministère du Travail. Évidemment, nous avons fait le maximum de bruit autour de l'affaire. Peine perdue : la direction se moquait de tout ce qu'on pouvait dire, avec encore plus de mépris que les "stals". En plus, comme souvent durant ces années-là, les autres courants d'extrême gauche voyaient l'exclusion d'un membre d'une chapelle voisine comme la disparition d'une concurrence.
Ainsi les "cathos" ont pu appliquer sans trop de difficultés la bonne vieille technique du salamis à presque toute leur opposition. […]
On voit combien l'échec de la construction de la CNT dans l'immédiat après-guerre a pu avoir des conséquences néfastes. Si les anarchosyndicalistes, au lieu de se disputer sur des abstractions, avaient eu la conscience révolutionnaire de constituer une organisation syndicale minimale, même de quelques milliers de membres, ils auraient pu offrir ce recours à tous les syndicalistes combatifs qui se sont fait expulser des grandes confédérations après 1968. Cet échec historique nous est apparu avec encore plus d'acuité dans l'affaire d'Usinor, à Dunkerque.

Image
Jacky Toublet (à gauche) et René Berthier

L'affaire Usinor Dunkerque : un cas d'école
Au tournant des années 1980, lorsque nous entrons en contact avec la section CFDT de cette grande usine, plus de dix mille personnes travaillent dans l'entreprise et la section représente plusieurs centaines de cartes et environ 30 % des voix aux élections professionnelles. C'est à la suite d'articles parus dans Libération que nous y allons. Nous rencontrons là-bas quelques-uns des sidérurgistes qui animent la section et qui ont des problèmes avec l'appareil de la CFDT. Dès les premiers moments, Serge et moi avons été très touchés par ces rencontres. Alors que, souvent, lors des prises de contact, nous nous lions avec la mouvance gauchiste (par exemple dans la santé ou l'enseignement), pour l'essentiel, les camarades que nous rencontrons à Dunkerque sont de purs produits de la classe ouvrière du Nord, aussi durs à la peine que solidaires dans l'épreuve. Ils se méfiaient de nous, d'ailleurs. Pour des raisons que nous n'avions pas perçues tout de suite, ces camarades gênaient, mais on pouvait deviner, par le récit qu'ils nous faisaient des ennuis qu'ils commençaient à avoir avec le syndicat local, l'UD du Nord ou la Fédération des métaux, qu'on allait leur faire un sort sinon à tous, au moins à un certain d'entre eux, sûrement les plus actifs. Ils ne nous ont pas cru, quand on comparait leur situation à celles de Bordeaux, de Lyon-Gare ou d'autres.
Ce n'était pas des militants oppositionnels mais des syndicalistes actifs, sans état d'âme concernant l'orientation et la direction de la CFDT. L'essentiel de leurs activités consistait à combattre leur patron. Plus tard, ils nous ont confié qu'ils n'avaient pas vraiment compris la campagne lancée par Edmond Maire contre les "coucous" qui était alors en phase très active. Les coucous, c'étaient les militants d'extrême gauche qui déposaient leurs œufs dans les nids de la CFDT. Ceux qui formeront SUD ou le CRC seront les "moutons noirs". Les camarades d'Usinor ne croyaient pas que les coucous, c'étaient eux, tous ceux qui, pour une raison ou une autre, déplaisaient aux démocrates chrétiens de la direction confédérale.
À Usinor-Dunkerque, les camarades avaient un coucou (un sur dix mille) prénommé Frank, plus ou moins venu de la mouvance " mao-spontex ", et, disaient-ils en riant, ils l'avaient "bien en main" !
Ils n'ont pris aucune précaution, bien que nous le leur ayons suggéré, pour se protéger contre l'orage qui arrivait. Par exemple, ils n'ont pas cherché à se constituer en syndicat d'entreprise, pour avoir un statut de personne morale ; ils sont resté en section syndicale. Aussi, lorsque les exclusions sont arrivées, dans la commission exécutive du Syndicat métallurgique de Dunkerque, ils ont été minoritaires. Les bureaucraties savent organiser les majorités !
Un certain nombre de militants furent jetés de la CFDT comme des malpropres. Et Frank fut licencié…
Qu'allaient faire les sidérurgistes combatifs d'Usinor-Dunkerque pour continuer le bon combat ?
La CGT ? Depuis dix ans, ils polémiquaient avec ses membres. Le groupe de militants expulsés nous a chargés d'explorer toutes les solutions possibles. À cet effet, je rencontrai même, à la Bourse, mon camarade Pepito Rosell, vieil anarchosyndicaliste espagnol, pour examiner un recours à FO où il s'était réfugié dans les années 1950. Après ça, ne me dites pas que je suis sectaire ! Peine perdue.
Dans la région du Nord, nous ont informé les copains d'Usinor, FO-métaux c'est le RPR ! Ils ont refusé nos solutions et se sont lancés, avec comme seul appui un petit groupe d'anarcho-syndicalistes, dans la constitution d'un syndicat autonome, fièrement nommé Syndicat de lutte des travailleurs d'Usinor-Dunkerque (SLT). On ne peut s'étendre sur les innombrables difficultés qu'ils ont dû affronter, ne serait-ce que pour se faire connaître des travailleurs, puis pour être reconnus comme représentatifs dans l'entreprise… En tout cas, ils ont obtenu la représentativité. Mais beaucoup se sont lassés et ont quitté l'entreprise. Nous les avons aidés, par des contacts ou une aide matérielle. Je me souviens que nous leur avons offert une machine SAM à imprimer les tracts. Après l'exclusion, ils n'avaient plus rien, ni local, ni papier, ni machines, ni trésorerie…
Il faut souligner combien nous étions démunis, avant l'apparition de SUD et la renaissance de la CNT.
Nous n'avions rien en magasin à proposer aux camarades qui se faisaient jeter.
Ah ! J'oubliais : la véritable raison de la décapitation de la section CFDT d'Usinor-Dunkerque, c'était évidemment la préparation de la modernisation de l'outil sidérurgique français, Dunkerque et Fos, qui allait s'accompagner de divers regroupements, de fusion et de nombreuses pertes d'emplois. La section, dans son état premier, aurait pu créer de vraies difficultés à l'actionnaire principal, à savoir l'État français.
Un nettoyage préalable s'imposait, et la direction de la CFDT s'en fit la complice. Nous avions eu des contacts quelque temps auparavant avec Longwy et Thionville, la sidérurgie lorraine. Il y avait deux ou trois copains de l'Alliance dans le coin, qui travaillaient avec des camarades de l'OCL et d'autres personnes plus ou moins d'extrême gauche. Malgré la détermination de tous ces copains et des ouvriers lorrains à défendre leur boulot, toute leur résistance fut lestée par un terrible handicap : la volonté politique des employeurs de déplacer la fabrication de l'acier vers les ports et d'abandonner la Lorraine et sa "minette". Les immenses usines de Longwy et de la région resteraient en l'état mais le minerai serait traité à Dunkerque.
Parce qu'une vraie résistance était possible, il fallait détruire, démoraliser et chasser ceux qui étaient en capacité d'organiser cette lutte.

Agone : Est-ce qu'il y a une continuité entre l'Alliance syndicaliste et la CFDT, puis les mouvements qui sont issus de la CFDT ?

Les camarades de l'Alliance, comme les autres libertaires qui étaient à la CFDT, faisaient partie de l'opposition. Cette opposition, plurale et qui s'est peu à peu coordonnée, a réussi, par exemple en 1988, à organiser à Paris un rassemblement du 1er mai avec la CGT et quelques autres. Cette coordination et cette initiative commune sont la cause profonde, selon Élisabeth Claude, des mises sous tutelle des "moutons noirs" de 1988, qui ont abouti à la création du CRC-Santé-Sociaux et de SUD-PTT. Alors que la cause apparente, ce sont les grèves des "camions jaunes" aux PTT et des infirmières de la Coordination.

Agone : Que peut-on dire encore de l'Alliance syndicaliste ?

Une des choses les plus originales que nous ayons inventées, c'est la pratique de la "contre-fraction". Qu'est-ce qu'une contre-fraction ? Dans une organisation syndicale où des fractions politiques tentent de monopoliser les postes de direction, c'est proposer aux adhérents de constituer une structure plus ou moins clandestine d'opposition avec comme objectif de rétablir la démocratie et le pluralisme syndicaux.
Dans cette contre-fraction, les anarchosyndicalistes sont le noyau et ils s'emploient sans cesse à développer la surface de la contre-fraction, en faisant appel à tous ceux qui veulent que le syndicat appartienne aux syndiqués et non au PCF ou à la LCR ou encore à la social-démocratie chrétienne. Il ne s'agit nullement d'une fraction anarchiste (elle n'a pas de programme anarchiste) mais d'une plate-forme de rétablissement de la démocratie, des élections pour les postes de responsabilité, des assemblées générales pour gérer les luttes et discuter des accords.

Agone : Quels ont été les effets du programme commun et l'arrivée des socialistes au pouvoir ?

C'est difficile à expliquer dans le détail. À la victoire électorale de Mitterrand, on a tous pensé que c'était fini, pour un certain temps… On avait perdu partout…
Beaucoup de camarades avaient été exclus ou "renvoyés à la base". Par exemple, les camarades de la chimie de Grenoble n'avaient plus de responsabilités. Les camarades qui étaient à l'UD des Hauts-de-Seine en avaient eu marre. Le secrétaire de l'UD du Val-de-Marne, qui avait abandonné son mandat et s'était fait embauché par l'Agence pour l'économie d'énergie, avait arrêté la lutte. Serge Aumeunier venait de perdre son mandat à l'UPSM. Le copain qui était secrétaire du syndicat du bâtiment de Versailles avait non seulement été viré de la CFDT mais n'avait plus de travail. Il y en avait d'autres… Enfin, beaucoup de secteurs de l'opposition, en particulier ceux où se trouvaient les anarchosyndicalistes, avaient été laminés.
Mais pas tous. Il y avait encore des copains dans les Postes, comme Alain Sauvage (actuellement à SUD-PTT), qui était à la Fédération anarchiste…
Il y a eu une période où on a été, d'une certaine manière, laminés par le programme commun. Votre génération n'a pas connu l'espoir parfaitement illégitime et totalement illusoire du programme commun. Mais les gens y croyaient, au programme commun. Enfin la gauche était unie, tous s'étaient mis d'accord, et on allait gagner, pensaient-ils…

Agone : Il y avait quand même eu la désillusion des législatives en 1977.

Oui, la désillusion avait été énorme… Le problème c'est que les gens vivent d'illusions.
Chez les correcteurs, nous avions refusé de signer le programme commun. Il a fallu défendre ça à la CGT, au cours d'un congrès confédéral. C'est moi qui suis monté à la tribune.
J'ai essayé d'expliquer, c'était laborieux : Il n'est pas dans la nature des syndicats de se lier les mains en signant des programmes politiques…
Les personnes présentes te regardent en pensant visiblement : Qu'est-ce que c'est que cet hurluberlu !
Ce n'était même pas perçu comme une opinion politique, ou comme une divergence.
C'était le bruit d'un fou. Qu'est-ce qu'il a celui-là ?
Il est malade, ça ne va pas, il faut qu'il arrête !
C'était extraordinaire…
Il était pourtant évident que la seule chose à faire c'était d'entrer dans le débat, ce que les gens ne faisaient pas.
Ils croyaient pour la plupart, avec la foi du charbonnier, que la gauche, une fois au pouvoir, résoudrait la question du chômage, renforcerait les droits des travailleurs, rabaisserait le caquet des patrons, impulserait la démocratie économique et même rétablirait le prestige de la France, patrie des droits de l'homme et tutti quanti. Comme vous avez pu le constater, la gauche au pouvoir a fait exactement le contraire de ce que je viens d'énumérer.
En 1978, le PC s'aperçoit qu'il est en train de se faire plumer, qu'il va devenir minoritaire. Il tente alors de casser le processus par ce que le PC a appelé "la réactualisation du programme commun" pour stopper la machine qui dérape. Trop tard, le mythe "programme commun", incarné dans les masses du peuple de gauche, est devenu une force matérielle ; en paraissant s'y opposer pour les queues de cerise du nombre de nationalisations, les stals se sont coupés des réformateurs raisonnables.
En Mai 68, ils s'étaient coupés de la jeunesse révoltée. Ça fait beaucoup de monde en si peu de temps !


Jacky Toublet

L'intégralité de l'interview se trouve dans le numéro 26-27 de la revue Agone
les propos ont été recueillis par Franck Poupeau et Pierre Rimbert
"Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la vous-mêmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs." (N. Makhno)
Image
Avatar de l’utilisateur
vroum
 
Messages: 6910
Inscription: Mar 22 Juil 2008 23:50
Localisation: sur les rails

Re: L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede BLACKPANTHER le Jeu 10 Déc 2009 17:12

Merci VROUM.

fratos
BLACK ZOMBIE
BLACKPANTHER
 

Re: L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede Phébus le Ven 11 Déc 2009 01:10

C'était vraiment intéressant et instructif. Merci beaucoup.
Phébus
 
Messages: 166
Inscription: Lun 3 Nov 2008 21:59
Localisation: Québec

Re: L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede Phébus le Ven 11 Déc 2009 03:23

Il aurait été intéressant dans savoir un peu plus sur les rapports de l'Alliance avec le reste du mouvement libertaire, notamment un groupe comme l'UTCL qui avait une ambition et une pratique proche me semble-t-il.

EDIT: Tout compte fait j'ai trouvé le texte original en intégral et il parle des relations avec la FA, l'UTCL et la CNT(f): http://1libertaire.free.fr/ReneBerthier01.html
Phébus
 
Messages: 166
Inscription: Lun 3 Nov 2008 21:59
Localisation: Québec

Re: L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede vroum le Ven 11 Déc 2009 09:47

voici le texte en question divisé en 3 parties :

première partie :

Sur l’Alliance syndicaliste
À propos de la brochure « La CFDT et le syndicalisme révolutionnaire »
René BERTHIER
Décembre 2003-février 2006


Origine : échange mail avec l'auteur

Je dédie ce travail à mon vieil et irremplaçable ami, aujourd’hui disparu, Jacky Toublet, qui m’a embringué dans cette affaire.

J’AI TROUVE au Forum social libertaire un document intitulé « La CFDT et le syndicalisme révolutionnaire (1968-2000) », sans nom d’auteur, en quatre petites brochures publiées par le Courant syndicaliste révolutionnaire 1 .

Ce document, qui m’a replongé dans l'ambiance du début des années 70, à l’époque où j’avais 25 ans, est tout à fait intéressant. Il y est souvent fait mention de l’Alliance syndicaliste ; or il se trouve que j’ai participé, avec quelques copains, aux tout débuts de ce groupe, qui est souvent mentionné dans le texte. J'ai vécu et été témoin de la plupart des événements qui sont évoqués, et d’autres, qui ne le sont pas. Cependant, je ferai, sur la brochure, un commentaire un peu critique. L'optique de l'auteur sur le syndicalisme révolutionnaire est un peu dogmatique.

1. L’auteur parle du syndicalisme révolutionnaire dans l’abstrait, d’un syndicalisme révolutionnaire un peu idyllique, mais à chaque fois qu’il parle d’une activité concrète qualifiée par lui de « syndicaliste révolutionnaire », il parle, sans peut-être le savoir, de l’Alliance syndicaliste (Alliance syndicaliste révolutionnaire et anarcho-syndicaliste, de son vrai nom). L’Alliance était en réalité une organisation anarcho-syndicaliste dont l’origine était fortement ancrée dans le mouvement libertaire.

2. Son discours apologétique sur un syndicalisme révolutionnaire mythique cache mal un regret évident concernant les racines libertaires de l’Alliance syndicaliste, dont les échecs ou les carences, parfois réelles mais souvent supposées, sont explicitement ou implicitement attribués à ces racines libertaires, alors même que sans ces racines libertaires il n’y aurait pas eu d’Alliance syndicaliste et donc pratiquement rien à dire sur l’activité « SR » dans la CFDT.


Un autre commentaire : les militants qui ont fait vivre l’Alliance étaient certes jeunes. Mais par « jeune » je n’entends pas 17-20 ans mais 25-30. Ce n’est pas pareil. Ils n’étaient pas dépourvus d’expérience syndicale : beaucoup avaient un mandat syndical. Mais les anciens n’étaient pas absents non plus. Avec nous se trouvaient d’anciens de la CGT-SR, de vieux militants de la CGT et des militants de la CNT espagnole. Certes, ils étaient minoritaires – l’Alliance n’était pas un club d’anciens combattants – mais ils étaient, croyez-moi, très présents, et leur expérience nous a été très précieuse. Julien Toublet, ancien de la CGT-SR, Georges Yvernel qui avait été militant des Cercles syndicalistes lutte de classe, à la CGT puis à la CNT, André Devriendt, de la CGT, et d’autres. Je voudrais faire une mention toute particulière à Antonio Barranco, ancien responsable cheminot de la CNT espagnole, qui a été avec nous en permanence.

Je ferai également une mention spéciale à Gaston Leval, pour d’autres raisons, sur lesquelles je reviendrai.

Il reste que ces quatre brochures, qui forment un tout, sont très intéressantes, et j’encourage tous ceux que cette période intéresse à les lire.

L’introduction à cette brochure fait « le constat que cette histoire collective, ce bilan militant n’ont pas été réalisés par les syndicalistes qui se reconnaissent dans ce courant. Cela tient à notre isolement mais aussi à l’éparpillement des sources et des archives ».

C’est vrai que les militants de l’Alliance n’ont pas rédigé l’histoire, ni fait le bilan écrit de leur expérience. Cela ne tient cependant pas du tout à leur isolement ni à l’éparpillement des archives. Ces dernières se trouvent réunies chez un petit nombre de camarades. Quant à mettre l’absence de bilan écrit sur le compte de l’isolement des camarades, ce n’est pas exact. Nombre de militants de l’Alliance après la dissolution de celle-ci continuent de se voir ; la plupart des militants de l’Alliance, après sa dissolution vers 1980, ont continué une activité syndicale et politique. La quasi-totalité des militants parisiens de l’Alliance, qu’ils aient été à la CFDT ou à la CGT, se sont retrouvés au groupe Pierre-Besnard de la Fédération anarchiste. C’est plutôt la continuation de l’activité militante qui explique l’absence de bilan : le manque de temps. Cette brochure n’en a que plus de valeur : son auteur a fait un travail rigoureux dans lequel sont absentes les considérations subjectives qui n’auraient pas manqué de figurer dans un texte fait par un ou plusieurs militants de l’ex-Alliance.

Je ne parlerai donc ici que de l'Alliance syndicaliste, sur laquelle l'auteur semble assez bien documenté. Serge Aumenier, fréquemment cité, était un copain de l'Alliance, ainsi que Jacky Toublet, beaucoup moins cité. Jacky faisait partie des fondateurs de l'Alliance. Vladimir Charof était également un des fondateurs de l'Alliance et militant de l'UD de Gironde. Hugues Lenoir et Hélène Hernandez, cités également, sont des copains qui étaient à la CNT et qu'on a retrouvés dans le groupe Pierre-Besnard de la FA, après la dissolution de l’Alliance. On pourrait citer également Alain Pécunia, très lié au mouvement libertaire espagnol, et qui a joué un rôle décisif dans la constitution du Comité Espagne libre.

Si, dans le nom complet de l’Alliance figurait le terme « syndicaliste révolutionnaire », la référence à ce courant restait très formelle sauf si on l’entend dans son acception espagnole. Les militants de l'Alliance se considéraient en fait beaucoup plus comme des anarcho-syndicalistes que comme des syndicalistes révolutionnaires. Très rapidement, la réflexion collective nous a poussés à remettre en cause la référence à la Charte d’Amiens et à nous réclamer de la Charte de Lyon de la CGT-syndicaliste révolutionnaire (CGT-SR) qui, malgré son nom, était anarcho-syndicaliste.

L'Alliance syndicaliste s'est constituée au lendemain des grèves de mai 68 lorsque nombre de syndicalistes libertaires ont fait le constat de l'échec du mouvement libertaire à s'organiser efficacement lors de ces grèves. L'initiative vient donc du mouvement libertaire lui-même, et plus particulièrement de la partie syndicaliste du mouvement. Au début, tous ne se définissaient d'ailleurs pas comme anarcho-syndicalistes, certains étaient tout simplement des anarchistes qui avaient une activité syndicale. Au début, dans les réunions de constitution du groupe, il y avait d'ailleurs des militants de la FA, notamment parmi les plus anciens et les plus en vue (des militants « historiques », dirait-on), de Paris et de Bordeaux, et qui étaient pour l'essentiel à FO. Au risque de surprendre, Maurice Joyeux et Suzie Chevet ont donné leur « bénédiction » aux débuts de l'Alliance, mais ces deux camarades ne s’en sont pas occupés une fois qu'elle a été « lancée ».

Certains militants ont vite fait de comprendre l'enjeu d'une telle initiative et nous avons dû réagir vigoureusement pour ne pas devenir, par l'intermédiaire d'Alexandre Hébert, une sorte d'antenne FO de la pseudo-tendance anarcho-syndicaliste de l'OCI 2 . La tentative a heureusement échoué.

1.

L'auteur de la brochure note à juste titre que l'Alliance syndicaliste s'était livrée à un travail de réflexion et d'élaboration théoriques. Une partie des militants parisiens de l'Alliance était passée par le Centre de sociologie libertaire de Gaston Leval. C'est d'ailleurs là que j'ai rencontré Jacky Toublet, qui m'a embringué dans l'aventure, et je dois dire que je ne l’ai jamais regretté.

La préoccupation de Leval était d'assurer aux militants libertaires une solide formation théorique. Il insistait particulièrement sur la nécessité d’acquérir un savoir en économie. Il était également désespéré de l’ignorance des anarchistes devant l’histoire du mouvement ouvrier. Le salon du boulevard Edgar-Quinet était tapissé de livres, qui débordaient sur les meubles et s’entassaient par terre. Gaston avait rempli pendant quarante ans des fiches qu’il rangeait dans des boîtes.

Nous avons tous gardé un souvenir ému et reconnaissant des réunions chez lui, autour de la table du salon, où nous faisions entre autres choses des exposés (si, si...). Les blancs-becs que nous étions pensions tout savoir. Nous pensions en particulier qu’une affirmation péremptoire pouvait tenir lieu d’argument. Avec Gaston, la moindre approximation ou affirmation non fondée solidement était vouée aux foudres du maître. Notre ego en prenait un sacré coup. La choucroute de Marguerite, sa compagne – une Alsacienne –, venait parfois calmer nos blessures d'amour-propre.

Nous avons fini par rompre avec Leval, parce qu'il pensait que nous n’étions pas assez formés ; nous étions, quant à nous, pressés d’agir. Nous sommes partis. Il faut bien que les enfants contestent un jour leur père. Mais on peut dire que les copains qui sont passés par sa bienveillante mais ferme tutelle se sont trouvés par la suite particulièrement bien armés.

Gaston disait fréquemment qu'« on ne fait pas de bons militants avec des ignorants ». On a retenu la leçon. Combien de fois n’avons-nous pas vu par la suite des militants anarchistes incapables, par ignorance, de répliquer à une attaque ?

C'est donc incontestablement l'héritage libertaire de Gaston Leval qui est passé à l'Alliance, pour ce qui concerne la préoccupation de notre organisation à développer une réflexion théorique. Je ne ferai pas l'injure au lecteur de lui rappeler qui est Gaston Leval 3 , je dirai simplement que ses liens avec l'anarcho-syndicalisme espagnol ne sont pas à démontrer.

2.

Concernant la référence au syndicalisme révolutionnaire, nous faisions une différence entre le sens français et le sens espagnol du terme, et nous adhérions à l'acception espagnole.

Les militants de la CNT espagnole se définissaient comme syndicalistes révolutionnaires. Le communisme libertaire était l'objectif, le syndicalisme révolutionnaire était le moyen. Ils avaient été influencés par les positions de la CGT-SR et connaissaient bien les textes de Pierre Besnard 4 .

Dans le sens français du terme, le syndicalisme révolutionnaire était un courant proche, mais qui pêchait par le fait qu'il se fondait sur la « neutralité » syndicale, sur l'« indépendance » syndicale, tandis que l'anarcho-syndicalisme était, à nos yeux, une doctrine d'affirmation syndicale contre les partis politiques.

La charte d’Amiens a été le texte de référence lors de la constitution de l’Alliance ; cela est très clair lorsqu’on lit le « Manifeste de l’Alliance syndicaliste », qui était notre document de base, au début. C’était l’époque où nous pensions pouvoir regrouper l’ensemble des militants syndicalistes libertaires ou de sensibilité libertaire et où notre projet se limitait à vouloir créer une coordination de ces militants au-delà de leur appartenance syndicale. Confrontés à la réalité, nous avons peu à peu commencé à en faire une analyse critique et elle a fini par cesser d’être une référence particulière. En 1906, la charte d’Amiens est un texte de compromis de différentes tendances unies contre le guesdisme, un texte dans lequel chacun peut s’y retrouver, mais la notion de neutralité syndicale qui s’en dégage peut être interprétée comme une affirmation de non-intervention sur le terrain politique.

L'idée de neutralité syndicale exprimait alors le désir de maintenir une unité organique malgré la pluralité des courants politiques. Mais inévitable¬ment, la logique des faits devait conduire à des prises de position plus tran¬chées de la part du syndicalisme révolutionnaire, car la re¬cherche à tout prix d'un consensus conduisait à une édul¬coration des principes du mouve¬ment. Il n'y a par exemple rien, dans la charte d'Amiens, sur la lutte contre l'Etat ni sur les illusions du parlementarisme.

La charte d'Amiens était donc pour nous un texte de compromis, en aucun cas un manifeste syndicaliste révolutionnaire ou anarcho-syndicaliste. Les adversaires de ces courants ont d'ailleurs parfaitement compris l'enjeu de ce texte, en l'interprétant comme une défaite de l'anarcho-syndicalisme dans la CGT. Edouard Vaillant (socialiste, député à partir de 1893) dira à juste titre que le congrès d'Amiens fut une victoire sur les anarchistes ; Victor Renard, lui, dira plus trivialement que « les anar¬chistes qui prédominent à la CGT ont consenti à se mettre une muselière ».

Nous étions donc plutôt partisans de la charte de Lyon (1926). Notre syndicalisme révolutionnaire était celui de la CGT-SR, qui affirmait la nécessité pour le syndicalisme non seulement de se développer hors des partis politiques, mais contre eux. Cette attitude est en quelque sorte l'écho des 21 conditions d'admission à l'In¬ternationale communiste, qui préconisaient notamment la constitution de fractions communis¬tes dans les syndicats afin d'en prendre la direction. La charte de Lyon de la CGT-SR affirme que le syndicalisme est « le seul mouvement de classe des travailleurs » : « L'opposition fondamentale des buts poursuivis par les partis et les groupements qui ne re¬connaissent pas au syndicalisme son rôle essentiel, force également la CGT-SR à cesser d'observer à leur égard la neutralité syndicale, jusqu'ici tradition¬nelle ». C’était la position des camarades espagnols.

Il est faux de dire qu’il n’y avait pas d’« anciens » à l’Alliance. Ceux qui étaient avec nous étaient précisément des anciens de la CGT-SR et, pour ce qui est des Espagnols, des militants de la CNT liés à Frente Libertario. L’Alliance était très liée à ces deux expériences historiques.

3.

L’auteur de la brochure présente comme un handicap le fait que l'Alliance n'ait pas abandonné sa référence à l'anarcho-syndicalisme. Pour nous, l'anarcho-syndicalisme était une référence historique incontournable au mouvement ouvrier du début du siècle. Nous estimions ne pas avoir à rougir de nous réclamer de l'héritage de Fernand Pelloutier et d'Emile Pouget.

Ceux d'entre nous qui étaient à la CGT 5 savaient parfaitement que la référence à l'anarcho-syndicalisme avait un réel impact : malgré les désaccords, personne ne contestait la légitimité historique de ce courant, ce qui n'était pas le cas des trotskistes, assimilés à des intellectuels petits-bourgeois. Par ailleurs, les déclarations d'Edmond Maire, parfaitement opportunistes, cela va de soi, sur la proximité de la CFDT avec l'anarcho-syndicalisme, étaient de toute évidence une tentative d'inscrire cette confédération dans la légitimité historique du mouvement ouvrier. La référence à l'anarcho-syndicalisme n'était pas pour nous un handicap, au contraire.

Ce qui ne nous empêchait pas d'être extrêmement critiques sur l'incapacité de nos anciens à s'organiser pour faire front à la bolchevisation de la CGT – critique qui valait également pour les syndicalistes révolutionnaires. Après la révolution russe, nos anciens se sont trouvés face à une pratique qu’ils ne connaissaient pas, les fractions 6 . Les communistes s’organisaient en dehors du mouvement syndical pour déterminer les positions qu’ils développeraient dans les structures syndicales ; ils arrivaient ainsi dans les réunions en s’étant préparés : quelques militants organisés parvenaient à prendre le contrôle de l’organisation. Les anarcho-syndicalistes et les syndicalistes révolutionnaires n’ont pas su faire face à cette pratique inédite, ni trouver de contre-mesures.

C'est en référence à cet échec de nos anciens que nous avons eu l'idée de créer des « contre-fractions » pour faire face aux trotskistes. Ça s'est révélé très efficace. Lorsque nous pensions qu’à l’occasion d’une assemblée générale nous risquions d’avoir à faire face à une offensive d’un quelconque groupe gauchiste, nous organisions une réunion préparatoire des libertaires pour préparer la contre-offensive, mettre au point des contre-motions etc. L'une des raisons de cette efficacité résidait dans le fait que les trotskistes ne pensaient pas que les « anars » étaient capables de ça...

Il est significatif que la pratique de la « contre-fraction » a été mise en œuvre pour la première fois, et avec succès, dans un syndicat de la CGT.

« Une des choses les plus originales que nous avons inventées, c’est la pratique de la contre-fraction. Qu’est-ce qu’une contre-fraction ? Dans une organisation syndicale où des fractions politiques tentent de monopoliser les postes de direction, c’est proposer aux adhérents de constituer une structure plus ou moins clandestine d’opposition avec comme objectif de rétablir la démocratie et le pluralisme syndicaux ; dans cette contre-fraction, les anarcho-syndicalistes sont le noyau et ils s’emploient sans cesse à développer la surface de la contre-fraction, en faisant appel à tous ceux qui veulent que le syndicat appartienne aux syndiqués et non au PCF ou à la LCR ou encore à la social-démocratie chrétienne. Il ne s’agit nullement d’une fraction anarchiste ; elle n’a pas de programme anarchiste, mais une plate-forme de rétablissement de la démocratie, des élections pour les postes de responsabilité, des assemblées générales pour gérer les luttes et discuter des accords 7 . » (Jacky Toublet, interview de Franck Poupeau, archives J. Toublet.)

Dans tout ça, le modèle sur lequel nous nous appuyions était celui de l’Alliance bakouninienne – autre référence à l'anarchisme : une organisation qui impulse des actions et des idées mais qui ne se substitue pas aux travailleurs. Je ne pense pas que l’emploi du mot « Alliance » dans le nom de notre organisation ait été fortuit.

4.

Si nous nous définissions comme anarcho-syndicalistes, la plupart d'entre nous, en tout cas à Paris, ne se définissaient pas du tout comme des anarchistes. Nous avions à l’époque la même défiance envers les organisations anarchistes qu'envers les partis. Opposés à la séparation entre organisation de classe et organisation politique, nous estimions que l'organisation anarchiste participait de cette même division du travail. La lecture de Solidarité ouvrière révèle des articles très critiques sur Malatesta et Kropotkine 8 .

D'ailleurs, nos relations avec la FA étaient devenues très mauvaises. Certains de ses militants s’efforçaient à donner de nous une image apocalyptique de dangereux bolcheviks manipulateurs qui n'avaient qu'une envie, prendre le contrôle de la FA. L'anti-alliancisme de la FA frisait la paranoïa la plus délirante. Un militant de cette organisation eut un jour l'imprudence de laisser bien en vue sur le siège avant de sa voiture, garée dans le XVIIIe arrondissement, le magnétophone contenant les bandes magnétiques d'un congrès de la FA. Bien entendu, le magnétophone fut volé. Dans le bulletin intérieur de la FA, la main sournoise de l'Alliance fut désignée comme responsable de ce forfait.

L’Alliance avait également auprès de la FA la réputation d’être « marxiste », ou crypto-marxiste. Cela tenait au fait que nous avions développé une réflexion critique à la fois sur le marxisme et sur l’anarchisme et que nous reconnaissions qu’il y avait tout de même certaines convergences dont il fallait bien parler : entre Proudhon et Marx sur l’analyse économique, entre Marx et Bakounine sur les dérives droitières de certains successeurs de Proudhon, etc. Ceux qui ont lu le Système des contradictions économiques de Proudhon et le Capital de Marx ont pu quand même constater qu’il y avait certaines convergences de vues. Mais évidemment, il fallait au moins avoir lu ces deux ouvrages…

Un jour se tint dans une des petites salles de la Mutualité, à Paris, une réunion avec le grand personnage charismatique de la FA. Un de nos camarades se fit virer de la réunion par un lancer de chaise dudit personnage charismatique – c’est qu’il était vigoureux, le vieux – parce qu’il avait parlé de « plus-value ». Evidemment, c’était du marxisme…

Nous avons longtemps traîné cette réputation à la FA. Quelques années après mon adhésion à la Fédération anarchiste, j’ai participé à une réunion de travail pour mettre au point une structure de formation des militants. Chacun devait exposer les thèmes qu’il souhaitait traiter. En fin de compte on m’a dit que je devais travailler avec X. J’ai alors fait remarquer que ce brave camarade X était un de ceux qui m’accusaient hystériquement d’être un marxiste. On m’a répondu : « Justement », ce qui était une façon de coller à mes basques un commissaire politique. Je me suis levé et je suis parti, et la FA n’a toujours pas, à ma connaissance, de structure de formation des militants.

C'est vrai qu'il y avait chez nous une discipline interne, mais c'était une discipline toute bête, basique, dirais-je, consistant à appliquer les décisions prises, à tenir ses engagements et à arriver à l'heure, enfin ce genre de choses. A l'époque, c'était du bolchevisme pour la FA. En fait, je pense que ce qui a contribué à l'image, effrayante pour les militants de la FA de l'époque, d'une Alliance cohérente et soudée, c'est la capacité de ses militants à tenir tête à tout le monde, marxistes ou non, dans les débats publics. Il est vrai que nous étions effrayés par l'absence de formation des militants libertaires de l'époque. Les plus jeunes militants de la FA d'aujourd'hui ne savent pas que Gaston Leval n'était pas en odeur de sainteté à la Fédération anarchiste et qu'il a été l'objet d'une mise au rancart assez dégueulasse. C'est qu'il avait la mauvaise habitude d'être assez critique sur certains aspects et certaines personnalités charismatiques du mouvement anarchiste de l’époque. Par ailleurs, son bakouninisme affiché était mal perçu.

Pour une raison que j'ignore, Bakounine sentait quelque peu le soufre à la FA. On a une illustration plus récente de ce constat dans le fait que les camarades qui ont sorti pendant des années une revue, Itinéraires, consacrée aux principaux militants et penseurs du mouvement libertaire, ont consacré un numéro à tout le monde, du plus connu au plus inconnu... sauf à Bakounine.

Donc, l'Alliance avait peu de relations avec la FA, sinon des relations personnelles avec certains militants. D'autant que le recrutement, par le canal syndical, de militants ayant une réelle expérience de terrain, mais qui n'avaient rien à voir avec le mouvement anarchiste, ne favorisait de toute façon pas un rapprochement « organique », même s'il avait été possible. On n'a pas eu besoin de prendre nos distances avec l'anarchisme. Cette distance, c'est l'anarchisme qui l'a créée.

L'anarcho-syndicalisme était pour nous une doctrine et une pratique qui pouvaient et devaient se passer de l'anarchisme. C'est dire que nous étions à 100 lieues de la « synthèse » de Sébastien Faure ; nous pensions également que 100 lieues séparaient Malatesta de Bakounine : nos sympathies allaient évidemment au second, qualifié par Gaston Leval de fondateur de l'anarcho-syndicalisme.

La quasi-absence de relations entre l'Alliance et la Fédération anarchiste était due surtout à la peur de la FA vis-à-vis d'une organisation qui était perçue comme quelque chose de mystérieux et d'inquiétant, une sorte de société secrète élitiste passant son temps à fomenter des complots. Nous souhaitions que les militants syndicalistes de la FA nous rejoignent pour coordonner leur activité avec la nôtre, et d'ailleurs certains copains l'ont fait. C'est ceux-là qui feront le pont entre l'Alliance syndicaliste et la FA lorsque la première se dissoudra et que certains de ses militants, dont moi-même, rejoindront la seconde...

5.

L'UTCL. Les relations avec l'UTCL étaient d'une tout autre nature. La position de principe de l'Alliance était de coordonner l'activité des militants libertaires dans le mouvement ouvrier. Cela s'appliquait donc aussi à l'UTCL. Il y a eu quelques tentatives de rapprochement, qui ont échoué. Je me souviens d'une conférence nationale entre nos deux organisations, qui s’est tenue dans le 19e arrondissement. Les militants de l'UTCL nous apparaissaient un peu comme des martiens, dogmatiques et rigides, avec un langage totalement stéréotypé imité du trotskisme. On avait du mal à les considérer comme des libertaires. Ils étaient tellement identiques à la Ligue communiste qu'il aurait été plus simple de proposer de travailler avec la Ligue.

Paraphrasant Trotsky qui accusait les ouvriéristes d'avoir « le nez dans le trou du cul de la classe ouvrière », nous disons que l'UTCL avait le nez dans le trou du cul de la Ligue.

Plus encore que l'Alliance, l'UTCL était la bête noire de la FA, sans doute parce qu'elle en était indirectement issue (c'était la scission d'une scission de la FA...). Bien entendu, nous ne partagions pas les terreurs de la FA sur l'UTCL, mais en retour nos tentatives de définir des actions communes avec cette dernière nous rendaient encore plus suspects aux yeux de la FA. Nous pensions que l'UTCL était le symptôme de l'échec de la FA à proposer une alternative en termes d'organisation, à une époque de luttes des classes intenses, et que l'UTCL, elle-même incapable de proposer une alternative, en était arrivée à purement et simplement imiter les léninistes 9 .

6.

La question de la CNT(f). Il existait à l'époque une CNT, en France, avec laquelle nous avions pris contact, selon le principe que l'Alliance, ne remettant pas en cause les appartenances des uns et des autres, se contentait de coordonner les luttes des militants libertaires.

Je me souviens d'une rencontre avec une sorte de petit coq arrogant qui nous a sommés d'adhérer à la CNT ou de cesser de l'importuner, l'Alliance n'ayant pas de raison d'être parce que tous les libertaires devaient passer à la CNT, un point c'est tout.

Sur le principe, nous n'étions pas opposés à l'idée que les libertaires devaient envisager peut-être un jour de quitter les centrales « réformistes », mais nous estimions que ce jour-là n'était pas encore arrivé. Passer à titre individuel à la CNT ne présentait aucun intérêt ; il s'agissait d'y passer avec armes et bagages, c'est-à-dire avec les structures syndicales, ou en tout cas avec une quantité substantielle de militants.

Au début des années 70, à tort ou à raison, nous estimions qu'il y avait encore du travail à faire dans le mouvement syndical traditionnel ; beaucoup de nos camarades étaient militants ou occupaient des fonctions électives dans les structures de base et les structures intermédiaires. Nous pensions que de l'eau coulerait encore un peu sous les ponts avant que ces militants soient en mesure d'emmener avec eux des sections syndicales et des syndicats à la CNT 10 . Notre prévision a d’ailleurs fini par se réaliser, plus tard, mais la CNT n’y était pour rien et elle est passée complètement à côté du phénomène. Je fais évidemment référence à la constitution de syndicats de SUD, au sein desquels se trouvent d’ailleurs beaucoup de libertaires.

Nous pensions également que, en attendant, la CNT pourrait se développer dans les secteurs pas ou peu organisés, et qu'une collaboration pourrait être envisagée. Notre jeune coq, qui était d'ailleurs étudiant, a écarté ce genre de compromission d'un revers de main.

Je m'empresse de dire que la CNT d'aujourd'hui, en tout cas celle de la rue des Vignoles, qui est la seule que je connaisse personnellement, n'a rien à voir avec celle que nous avons connue à l'époque.

7.

Nous avons assez rapidement fait le constat que le projet initial, fort modeste, d'ailleurs, de l'Alliance n'était pas réalisable : coordonner l'activité des militants syndicalistes libertaires, indépendamment de leur appartenance organisationnelle. Le succès de ce projet n'a été que très marginal : quelques militants par-ci, par-là nous rejoignaient.

Par la force des choses, nous avons été amenés à nous développer, moins en tentant de rallier les militants libertaires déjà organisés qu'en nous développant dans les entreprises, tâche qui, cependant, n'a été rendue possible que parce que nous avions une implantation qui était loin d'être ridicule (en comparaison aux groupes trotskistes, par exemple).

Autrement dit, nous nous sommes pratiquement « extraits » du mouvement libertaire organisé. On dira alors que l'auteur de la brochure a raison de dire qu'on aurait dû cesser toute référence à l'« anarchisme ». Je ne pense pas, car c'est sur le socle libertaire de l'anarcho-syndicalisme que l'Alliance a pu se créer et se développer.

Progressivement, les militants qui venaient à nous n’avaient strictement rien à voir avec le mouvement libertaire, c’était des militants issus du mouvement syndical. C’est largement grâce à eux que l’Alliance a pu exister pendant dix ans ; sans eux, nous aurions représenté une vague et éphémère tentative de plus de regroupement libertaire, qui aurait fini par disparaître au bout de quelques mois ou qui se serait maintenu sous la forme d’un cercle de nostalgiques vieillissants ressassant toujours les mêmes regrets.

L'Alliance s'est de fait transformée en organisation politique dont l'objectif était de se développer dans la classe ouvrière et d'y diffuser les thèses anarcho-syndicalistes. Par exemple, les contacts très étroits que nous avions établis avec les camarades d'Usinor Dunkerque n'avaient rien à voir avec le réseau des militants libertaires. C'était le résultat de notre implantation syndicale dans la métallurgie, à travers laquelle nous sommes entrés en contact avec les militants de l'usine de la Grande Synthe. Nous avions également établi des relations avec les dockers CGT de Saint-Nazaire. Aucun d’entre eux n’a adhéré à l’Alliance, mais des relations se sont établies, qui durent encore, à titre personnel. Ces camarades étaient en relation avec le mouvement des paysans travailleurs avec lequel nous avons pris contact.

A propos d’Uninor :

« Lorsque nous prenons contact avec la section CFDT de cette grande usine, au tournant des années quatre-vingts, plus de dix mille personnes travaillaient dans l’entreprise et la section représentait environ trente pour cent des voix aux élections professionnelles et plusieurs centaines de cartes.

« C’est à la suite d’articles parus dans Libération que nous y allons ; nous rencontrons là-bas quelques-uns des sidérurgistes qui animent la section et qui ont des problèmes avec l’appareil de la CFDT. Dès les premiers moments, Serge et moi, nous avons été très touchés par ces rencontres. Alors que, souvent, lors des prises de contact, nous faisons la connaissance de personnes de la mouvance gauchiste, par exemple dans la Santé ou l’Enseignement, pour l’essentiel les camarades que nous rencontrons à Dunkerque sont de purs produits de la classe ouvrière du Nord, aussi durs à la peine que solidaires dans l’épreuve. Ils se méfiaient de nous, d’ailleurs. Ça a duré quelque temps.

« En effet, très vite, nous avons compris, l’expérience aidant depuis la du bureau de l’UD de la Gironde, ce qui allait se passer. Pour des raisons que nous n’avions pas perçues tout de suite, ces camarades gênaient, et on pouvait deviner, dans le récit qu’ils nous faisaient des ennuis qu’ils commençaient à avoir avec le syndicat local, l’UD du Nord ou la Fédération des métaux, qu’on allait leur faire un sort. Sinon à tous mais à un certain nombre d’entre eux, sûrement les plus actifs… Ils ne nous crurent pas, tout d’abord, lorsque nous comparâmes leur situation à celles de Bordeaux ou de Lyon-Gare, ou d’autres — ce n’était pas des militants oppositionnels mais des syndicalistes actifs, sans état d’âme concernant l’orientation et la direction de la CFDT ; l’essentiel de leurs activités consistait à combattre leur patron… Plus tard, ils nous confièrent qu’ils n’avaient pas compris réellement ce que signifiait la campagne qu’avait lancée Edmond Maire en dénonçant les “ coucous ”, en phase très active alors. Les “ coucous ”, c’étaient, insinuait Maire, les militants d’extrême gauche qui déposaient leurs œufs dans les nids de la CFDT — plus tard, ceux qui formeront Sud ou le CRC, ce seront les “ moutons noirs ”. Les camarades d’Usinor ne croyaient pas que les coucous, c’étaient ceux, tous ceux qui, pour une raison ou une autre, déplaisaient aux démocrates chrétiens de la direction confédérale. A Usinor-Dunkerque, les camarades avaient un “ coucou ”, un sur dix mille, prénommé Frank, venu plus ou moins de la mouvance “ mao-spontex ”, et, disaient-ils en riant, ils l’avaient bien en main !

« Ils ne prirent aucune précaution, bien que nous le leur suggérions, pour se protéger contre l’orage qui arrivait. Par exemple, ils ne cherchèrent nullement à se constituer en syndicat d’entreprise, pour avoir un statut de personne morale ; ils restèrent en section syndicale. Aussi, lorsque les exclusions arrivèrent, dans la commission exécutive du Syndicat métallurgique de Dunkerque, ils furent minoritaires — les bureaucraties savent organiser les majorités !

« Un certain nombre, les militants, furent jetés de la CFDT comme des malpropres ; Frank fut en outre licencié…

« Qu’allaient-ils faire, les sidérurgistes combatifs d’Usinor-Dunkerque, pour continuer le bon combat ? La CGT ? Depuis dix ans, ils polémiquaient avec ses militants…

« Le groupe de militants expulsés nous chargèrent d’explorer toutes les solutions possibles. A cet effet, je rencontrai même, à la Bourse, mon camarade Pepito Rosel, vieil anarchosyndicaliste espagnol qui s’était réfugié à FO dans les années cinquante, pour examiner un recours à Force ouvrière. (Après ça, ne me dites pas que je suis sectaire !) Peine perdue. Dans la région du Nord, nous informèrent les copains d’Usinor, FO-Métaux 11 c’était le RPR ! Ils refusèrent et se lancèrent, avec comme seul appui un petit groupe d’anarchosyndicalistes, dans la constitution d’un syndicat autonome, fièrement nommé Syndicat de lutte des travailleurs d’Usinor-Dunkerque (SLT).

« On ne peut s’étendre sur les innombrables difficultés qu’ils durent affronter, simplement d’abord pour se faire connaître des travailleurs, puis pour être reconnus comme représentatifs dans l’entreprise… En tout cas, ils y arrivèrent, à la représentativité ; beaucoup aussi quittèrent l’entreprise, lassés de tout cela.

« Nous les avons aidés comme nous le pouvions, par les contacts ou l’aide matérielle ; je me souviens que nous leur avons offert une machine SAM à imprimer les tracts. Car, après l’exclusion, ils n’avaient plus rien, ni local, ni papier, ni machines, ni trésorerie… L’école des correcteurs recueillit, quelques mois, Frank, dans un stage où il s’ennuya copieusement.

« Quelques mots encore. D’abord pour souligner combien nous étions démunis, avant l’apparition de Sud ou la renaissance de la CNT. Nous n’avions rien en magasin à proposer aux camarades qui se faisaient jeter.

« Et pour envoyer mon meilleur souvenir à Pierre Suray, qui fut militant et trésorier du SLT, si jamais un jour il lit ses lignes.

« Ah ! J’oubliais : la raison réelle de la décapitation de la section CFDT d’Usinor-Dunkerque, c’était évidemment la préparation de la modernisation de l’outil sidérurgique français, Dunkerque et Fos, qui allait s’accompagner de divers regroupements, de fusion et de nombreuses pertes d’emplois. La section, dans son état premier, aurait pu créer de vraies difficultés à l’actionnaire principal, à savoir l’Etat français. Un nettoyage préalable s’imposait et la direction de la CFDT s’en fit la complice.» (Jacky Toublet, interview de Franck Poupeau, archives J. Toublet.)

En fait, l’Alliance, c’était d’une part un certain nombre de militants solides, un noyau dur, mais c’était aussi de nombreux contacts avec des militants et des groupes avec lesquels nous avions des affinités mais qui n’envisageaient pas du tout d’adhérer. Tout cela fonctionnait plutôt bien parce que nous étions plus intéressés par ce qui pouvait nous rapprocher que par ce qui nous séparait. C’était une sorte de toile d’araignée de relations informelles. Avec le temps, quelque chose aurait pu en sortir, mais nous étions trop peu nombreux. On ne pouvait pas être partout à la fois, tout le temps. Ce qui nous mettait en pétard était que le mouvement libertaire ne manquait pourtant pas de militants.

8.

Le Comité Espagne libre mentionné page 76 est une création de l'Alliance et des militants de Frente Libertario de Paris. Frente Libertario n’était pas à proprement parler un « dissident de la CNT espagnole » ; c’était un courant organisé en Espagne et en France qui soutenait les militants de l’intérieur.

Nous avions constitué ce comité pour soutenir les militants libertaires espagnols emprisonnés. Le plus marrant de l'histoire, que beaucoup de camarades ignorent, est que nous nous étions débrouillés pour mettre Eugène Descamps 12 dans le comité d'honneur de l'association...

Concernant l’Espagne, la position de l’Alliance était simple : il fallait que le mouvement anarcho-syndicaliste espagnol détermine lui-même ses instances et sa stratégie librement. Tant que cela n’était pas possible, l’Alliance soutenait les militants de l’intérieur en lutte. Un certain nombre de militants de la CNT espagnole en France estimaient représenter la légitimité et la continuité de l’organisation malgré quarante ans d’exil. En Espagne même, la lutte avait pourtant continué et l’organisation se reconstituait. Il y avait un conflit féroce pour la légitimité de la succession historique de la CNT. La CNT française soutenait les positions des militants en exil. En affirmant que c’est le mouvement en lutte à l’intérieur qui devait définir ses positions, l’Alliance prenait implicitement position contre l’exil, et par conséquent contre la CNT française…

De fait, nous avions des relations tout à fait privilégiées avec Frente Libertario, que nous soutenions et dont certains militants étaient à l’Alliance. Ces camarades étaient opposés aux revendications de l’exil à l’hégémonie sur le mouvement libertaire espagnol et soutenaient activement les militants de l’intérieur. Nous avons donc également participé à certaines actions de soutien aux camarades d’Espagne. Jacky Toublet et moi-même avons eu l’occasion de nous rendre dans ce pays sous Franco, de rencontrer à Barcelone et à Madrid des militants de la CNT de l’intérieur. Nous avons notamment contribué à leur faire parvenir du matériel d’imprimerie.

Ces conflits d’hégémonie se manifestent encore aujourd’hui par la coupure entre la CNT espagnole et la CGT qui en est issue.

Nous avons également soutenu la CGT portugaise. Le fasciste Salazar avait pris le pouvoir en 1926. La CGT, organisation sœur de la CNT espagnole, avait été alors écrasée. Elle s’est reconstituée après la chute du régime. Là encore, Jacky et moi sommes allés rencontrer les camarades dans ce pays.

Dire que l’Alliance « participera également à différentes rencontres organisées par le syndicat “alternatif » suédois, Sveriges Arbetares Centralorganisation (SAC) » est une formulation erronée. Nous étions très proches de la SAC.

La SAC n’était pas un « syndicat alternatif », elle se réclamait explicitement de l’anarcho-syndicalisme et avait 25 000 adhérents. Elle soutenait activement la CNT de l’intérieur et avait des liens étroits avec Frente libertario. C’est à ce titre que nous avions établi des relations permanentes et très proches avec elle. Aucun militant de la SAC se rendant à Paris ne manquait de nous rendre visite. Certains camarades de l’Alliance, comme Thierry Porré, qui avait vécu en Suède et parlait la langue, avaient des liens d’amitié avec des membres de la direction de la SAC. La SAC, Frente Libertario et l’Alliance étaient naturellement liés par le soutien à la CNT en Espagne.

9.

La brochure évoque un certain nombre de structures de la CFDT qui développaient les thèmes syndicalistes révolutionnaires et participaient de la tendance « SR » de la CFDT. L’auteur de cette brochure occulte deux faits : la tendance « SR » de la CFDT était en fait constituée d’anarcho-syndicalistes ; tous les exemples qu’il donne de présence « SR » dans la CFDT révèlent en fait la présence de l’Alliance syndicaliste.

La section syndicale de la SEP, près de Bordeaux, était très implantée et animée par des copains de l'Alliance. L'union départementale de la Gironde, dissoute par la direction confédérale, était également animée par des camarades de l'Alliance.

Interview de Jacky Toublet par Franck Poupeau :

« Dans la région de Bordeaux, un groupe de copains qui travaillaient à la Société européenne de propulsion (SEP) décidèrent de quitter FO, ce qui n’améliora guère les relations avec ceux qui s’y appelaient anarchosyndicalistes, et de s’affilier à la CFDT. De proche en proche, ces copains réussirent une implantation dans les Métaux et d’autres secteurs, comme l’Enseignement. Puis quelques-uns d’entre eux obtinrent des responsabilités à l’UD-CFDT de la Gironde et dans son bureau.

« Il est évident que, un fois membres du bureau de l’UD de Gironde, les camarades ont commencé un travail de sensibilisation sur divers thèmes du syndicalisme révolutionnaire, les revendications, évidemment, mais aussi sur le contenu de l’autogestion — mot d’ordre officiel de la CFDT depuis son congrès de 1970 — et de l’indépendance, alors qu’on commençait à y parler d’ “ autonomie engagée ” avec le Parti socialiste ; la majorité de la direction de la centrale commençait alors son inflexion pour essayer d’amener l’énorme masse de nouveaux adhérents, presque un demi-million peut-être, plus ou moins influencés par les idées de 68, vers la version syndicale de la démocratie chrétienne, qui était, comme on a pu le constater plus tard, son idéologie réelle, en tout cas de ceux qui, autour d’Edmond Maire et de la direction de la Chimie, allaient conduire le tournant droitier. Les deux démarches ne pouvaient que se heurter… En plus, à plusieurs reprises, les copains avaient diffusé des tracts antimilitaristes dans les gares lors des départs des appelés du contingent. Bon, en tout cas, vers 1976, à un moment que je ne saurais vous précisez plus, la direction de la centrale a dissous le bureau de l’UD, et renvoyé les militants dans leur syndicat d’origine. Dans le même temps, le copain délégué syndical de la SEP, Vladimir Charov, fut licencié, avec l’accord du ministère du Travail. Evidemment, nous avons fait le maximum de bruit autour de l’affaire. Peine perdue : la direction se moquait de tout ce qu’on pouvait dire, avec encore plus de mépris que les “ stals ” — et les autres courants d’extrême gauche, comme souvent durant ces années-là, voyaient l’exclusion de quelqu’un d’une chapelle voisine comme la disparition d’une concurrence. Ainsi les “ cathos ” ont pu appliquer sans trop de difficultés la bonne vieille technique du salamis à presque toute leur opposition. » (Archives J. Toublet.)

Il y avait de nombreuses sections syndicales à Paris ou en banlieue dans lesquelles les militants de l'Alliance jouaient un rôle important, dans les grands magasins, dans les assurances, dans les banques, notamment à la BNP, dans le secteur de l’alimentation.

J'ai moi-même été secrétaire adjoint du syndicat des intérimaires, adhérent à la fédération du commerce, où nous avions des camarades. C'était, je crois, le seul syndicat qui publiait un mensuel en vente militante dans la rue, à une époque où le travail intérimaire explosait.

L'union locale du 8-9e, particulièrement active, était animée par des militants de l'Alliance. Je peux dire très précisément comment s'est passée l'affaire de l'affiche qui a déclenché la dissolution de l’union locale. A l'époque, je n'étais plus à la CFDT, j'étais à la CGT. J'étais passé voir les copains de l'union locale, qui étaient en train de préparer une affiche contre le rapprochement de la CFDT et du PS, et ils voulaient y mettre une illustration. C'est moi qui ai fait le dessin sur le stencil, représentant un patron sur le dos d'un ouvrier, avec la légende « comme ton patron, adhère au PS » 12 . Rétrospectivement, ce n’était bien sûr pas très malin, voire même un tantinet irresponsable. Mais il faut comprendre le contexte : les copains en avaient marre du matraquage pro-PS de la direction confédérale, et par ailleurs ils savaient bien que leur liberté d’action était comptée. Ils étaient dans la ligne de mire.

Evidemment, le dessin n'a pas plu...

« Dans la région parisienne, l’Alliance avait quelques militants dans les services à Paris, qui créèrent une union locale CFDT dans les 8e et 9e arrondissements, laquelle fut assez rapidement dissoute par la confédération, vers 1976 : il y avait des licenciements d’employés à Montholon — le siège de la CFDT d’alors¬ — auxquels l’union locale voulait s’opposer. En outre, l’Union locale avait placardé dans tout l’arrondissement une affiche avec le texte suivant : “ Contre le chômage, fais comme ton patron, adhère au PS ”.

« Quelques camarades de l’Alliance militaient aussi à l’UL-CFDT du 10e ; pendant le conflit du “ Parisien libéré ”, de 1975 à 1977, ils donnèrent divers coups de main aux copains du Livre.

« Dans les Hauts-de-Seine, dans les années qui suivirent immédiatement 68, l’Alliance et l’ORA, qui fonctionnaient ensemble dans ce secteur, obtinrent une bonne implantation, en particulier dans le secteur interprofessionnel, à partir des services, des enseignants et des métaux. Je me souviens qu’un camarade se déclarant libertaire, Gérard Mulet, qui fut secrétaire de l’Union départementale (UD), à Boulogne, se réjouissait que chacune des UL du département possédait un équipement technique et un collectif militant qui lui permettaient de soutenir activement les mouvements locaux. En outre, nous avions réussi à faire embaucher à l’UD, comme permanent technique, un vieux camarade espagnol, Antonio Barranco, qui se chargeait, entre deux tirages de tracts sur la machine offset du sous-sol, de la formation syndicaliste improvisée des militants qui venaient chercher du matériel…

« Dans le Val-de-Marne, le secrétaire de l’UD, Jacques Blaise, était sympathisant de l’Alliance ; il fut de tous les combats de l’Alliance et les militants de l’Alliance lui apportèrent tout le soutien possible dans les luttes du département ; je me souviens, en particulier, de la reprise de la production, durant une grève, d’une usine de fabrication de biscuits…

« Un des militants fondateurs de l’Alliance, Serge Aumeunier, ingénieur à l’Aérospatiale, fut longtemps trésorier ou trésorier adjoint de l’Union parisienne des syndicats des métaux (UPSM) de la CFDT. Serge et quelques-uns de ses copains, après qu’ils eurent été décentralisés aux Mureaux, firent un gros travail dans l’UD des Yvelines et les UL de la vallée de la Seine. (N’oubliez pas qu’à l’époque, à Simca-Poissy, régnait un syndicat maison plus ou moins fasciste, la CFT.) Le secrétaire et l’employée du Syndicat du bâtiment local, Robert Simonet et Amy Braun, étaient adhérents de l’Alliance.

« Dans la Santé et le Social, l’Alliance avait beaucoup de contacts et quelques militants, Elisabeth Claude, par exemple ; la plupart de ces derniers sont aujourd’hui à Sud-CRC-Santé-Social.

« Enfin, à partir des quelques correcteurs adhérents de l’Alliance, René Berthier, Alain Pécunia, Thierry Porré, Pascal Nürnberg et moi-même, nous eûmes quelques rares contacts dans le Livre, CGT ou CFDT. » (Jacky Toublet, interview de Franck Poupeau, archives J. Toublet.)

La section PTT Lyon gare, mentionnée également, était animée par des militants de l'Alliance 14 .

« Une autre exclusion a été très significative de cette situation. Dans le courant de l’année 1978, une grande manifestation fut organisée contre le surgénérateur de Creys-Maleville ; une section de la CFDT de Lyon de la poste, à Lyon-Gare, c’est-à-dire les postiers qui travaillent dans les trains, a été exclue parce qu’elle y avait participé. Beaucoup de membres de l’opposition, et toute l’Alliance syndicaliste, se sont mobilisés pour s’y opposer, sans résultat. Malgré les appels, les prises de position de nombreuses structures, est apparue à cette occasion la confirmation que la CFDT expulserait de ses rangs tous les militants de l’extrême gauche qui s’exprimeraient dans la confédération. Se fit sentir, dès cette époque, l’absence d’un recours syndical, la possibilité de s’organiser syndicalement après l’exclusion — par exemple, les copains de Lyon-Gare constituèrent un syndicat autonome, le Syndicat autogestionnaire des travailleurs (SAT). Puis, après quelques années, une partie du syndicat adhéra à la CNT. Qui, à l’époque, était minuscule. Mais les copains éprouvèrent le besoin d’être confédérés, de travailler avec des camarades d’autres secteurs industriels. Dans un syndicat autonome, sur un secteur, une ou plusieurs entreprises, on s’essouffle très vite si on n’est pas un corporatiste forcené…

« On voit combien l’échec de la construction de la CNT dans l’immédiat après-guerre a pu avoir des conséquences néfastes ; si les anarchosyndicalistes, au lieu de se disputer au sujet d’abstractions diverses, avaient eu la conscience révolutionnaire de constituer une organisation syndicale minimale, et suffisamment connue, même de quelques milliers de membres, ils auraient pu offrir ce recours à tous les syndicalistes combatifs qui se sont fait expulser des grandes confédérations après 1968. » (Jacky Toublet, interview de Franck Poupeau, archives J. Toublet.)

En banlieue parisienne, l'union départementale des Hauts-de-Seine et celle du Val-de-Marne étaient animées par des militants de l’Alliance.

Je ne veux en aucun cas dire que tous les exemples de pratique libertaire ou anarcho-syndicaliste qui pouvaient exister à l’époque dans la CFDT relevaient de l’Alliance ; je veux seulement dire que l’Alliance avait un journal, des archives, des militants connus, grâce à quoi l’auteur de la brochure que j’ai mentionnée a pu recenser un certain nombre de pratiques, mais que d’autres exemples lui ont peut-être échappé parce qu’il n’y avait pas de traces.

D’autres structures étaient animés par des militants libertaires, sans aucun lien avec l’Alliance. Un jour, en tant que secrétaire du syndicat des intérimaires, j’étais allé rencontrer des responsables de l’UL de Vitry parce qu’il y avait des intérimaires dans les grosses boîtes du coin (Rhône Poulenc, je crois) et nous voulions faire une réunion de sensibilisation (les intérimaires étaient à l’époque très mal perçus par les salariés des entreprises et très peu pris en compte par les syndicats). L’UL de Vitry était une union locale très active ; nous nous mîmes d’accord pour organiser une réunion, et ses animateurs me remirent une plaquette, « Pour une stratégie syndicale révolutionnaire ». C’étaient des syndicalistes libertaires 15 .

Je pense qu’il devait exister à l’époque dans la CFDT pas mal de structures qui, indépendamment de l’Alliance, avaient développé des positions proches des nôtres. Ceux de nos camarades qui participaient aux congrès rencontraient constamment des militants qui, n’ayant en général aucun lien avec le mouvement libertaire, développaient des positions proches. Cette fermentation, en s’étendant, devenait dangereuse pour la direction confédérale et c’est cela, je pense, qui a conduit celle-ci à prendre des mesures de recentrage. Les militants de la Ligue communiste, trop contents de se débarrasser des libertaires, ont à l’époque bien aidé la direction confédérale 16 .

En fait, je constate en lisant la brochure que toutes les entreprises ou toutes les instances syndicales où il est fait état d’une « activité SR », sont des entreprises ou structures dans lesquelles les militants de l'Alliance avaient une influence prépondérante, mais qu’il y avait des activités « SR » dans d’autres entreprises, dont la brochure ne parle pas. Il y avait par exemple chez Renault à Billancourt un noyau extrêmement actif de militants dont l’un des animateurs était un certain Jean-Pierre Graziani. Nous sommes restés en contact un moment puis nous nous sommes perdus de vue. Le problème, lorsque des groupes de ce type existaient et lorsqu’ils étaient actifs, c’est qu’ils concentraient souvent leur activité au niveau de leur entreprise ou de l’union locale et il était extrêmement difficile de les convaincre de la nécessité de s’organiser, en tant que libertaires, à un niveau plus large.

10.

Basisme et assembléisme.

Les militants de l’Alliance étaient soit des militants libertaires ayant une solide expérience syndicale, soit des militants issus du mouvement syndical qui se sont ralliés à nos positions.

Si nous estimions que le pouvoir de décision devait être décentralisé, qu’il fallait promouvoir la rotation des mandats, la liberté de débats etc., nous n’avions pas d’affinités avec les militants qui prônaient les assemblées générales permanentes et le « pouvoir à la base » perpétuel. Nous savions bien que des milliers de travailleurs organisés ne pouvaient pas débattre en permanence de ce qu’il fallait faire.

Si le système assembléiste est efficace en période de lutte, ce ne saurait être une forme permanente d’organisation des travailleurs. Cela n’a d’ailleurs jamais été une position du syndicalisme révolutionnaire, dans le sens où l’auteur de la brochure entend le terme. Les structures permanentes du prolétariat ne peuvent se limiter à un basisme permanent. Sections syndicales, syndicats, unions locales et départementales ont un fonctionnement quotidien et c’est par ces structures que se fait l’éducation des travailleurs à la lutte. Elles constituent également un enjeu de taille pour toutes les apprentis dirigeants de la classe ouvrière.

Dans cette perspective, le « basisme » permanent était une des méthodes les plus efficaces pour contrôler les travailleurs. Par expérience, nous savions qu’il n’y a rien de plus manipulable qu’une assemblée générale et qu’un petit groupe de militants aguerris peut facilement prendre le contrôle d’un groupement beaucoup plus grand.

C’est pourquoi l’Alliance s’efforçait de montrer aux travailleurs toutes les méthodes par lesquelles les avant-gardes autoproclamées tentaient d’accéder à la direction de leurs organisations de classe. C’était un des points principaux que nous nous efforcions de développer dans les réunions de formation.

L’organisation de classe des travailleurs est une organisation permanente, qui a une fonction de regroupement et de réflexion, qui fonctionne tous les jours, qui a un mode de fonctionnement bien défini. Le problème n’est pas dans le principe même de l’existence de cette organisation, il est dans les modalités de fonctionnement : y a-t-il ou non contrôle des mandats, rotation des mandats, etc.

11.

Nous avions en plusieurs occasions mené des réflexions sur les perspectives de notre activité et sur celles du mouvement libertaire en général. Nous savions que l’Alliance était une forme qui n’était pas destinée à se perpétuer indéfiniment. D’autres expériences étaient en train de se dérouler parallèlement à la nôtre.

Il y avait la CNT, dont le bilan n’était alors pas très positif à nos yeux. Nous pensions que les militants de cette organisation, s’ils abandonnaient leur dogmatisme, pouvaient avoir un « créneau ». Ils pouvaient se développer dans des secteurs peu touchés par la syndicalisation traditionnelle et créer ainsi une base pour un développement ultérieur. Nous pensions également que l’aggravation de la crise du syndicalisme pouvait conduire un jour des militants à sortir des structures traditionnelles pour créer autre chose. Cette autre chose aurait pu être la CNT si elle avait pu entre-temps créer des structures d’accueil et abandonner ses positions rigides.

L’analyse que nous faisions était juste mais les choses ne se sont pas passées comme nous l’aurions voulu. La crise du syndicalisme a effectivement poussé des militants et des structures entières à quitter les organisations traditionnelles, mais faute de structure d’accueil crédible ils ont constitué autre chose : les syndicats SUD. Même les libertaires qui ont quitté la CFDT ou, plus marginalement, la CGT, ont évité la CNT.

Dans les années soixante-dix se déroulait également une autre expérience intéressante, celle des comités de toutes sortes. Des militants ouvriers quittaient les instances syndicales et créaient dans leurs entreprises, leurs quartiers, des comités de base. Ce mouvement prenait une réelle ampleur. L’Alliance avait établi des contacts avec certains d’entre eux, comme à Roanne. Les militants de ces comités voulaient créer un mouvement en dehors de tous les partis politiques. Notre position était de conserver le contact avec eux, sans cacher nos propres vues, mais nous ne cherchions pas à les « recruter ». Nous pensions que par leur expérience pratique ils finiraient par arriver à quelque chose de proche de l’anarcho-syndicalisme, s’ils avaient eu l’idée de se fédérer.

En résumé, il y avait, en théorie, trois options :

• L’Alliance qui coordonnait l’activité dans le mouvement syndical ;

• La CNT qui aurait pu constituer une alternative au mouvement syndical traditionnel ;

• Les comités de base qui développaient des groupes autonomes.

Ces trois options ne s’excluaient pas l’une l’autre ; elles correspondaient à des tactiques répondant à des besoins diversifiés dans des contextes différents. Avec une certaine naïveté, sans doute, nous pensions à l’époque qu’avec un minimum d’imagination, elles auraient pu aboutir à une forme d’unification.

Cependant, J. Toublet montre comment certains militants ont abandonné la pratique des « collectifs » parce qu’ils pensaient qu’elle conduisait à une impasse.

« A l’occasion de deux grèves importantes, celle des postes et celle des banques, vers 1974, les copains les plus lucides — ceux dont je parlais il y a un instant — finirent par constater que les collectifs ouvriers ne servaient à presque rien dans les grèves ; ceux qui décidaient, c'étaient les syndicats. Les grèves étaient commencées par les syndicats, gérées par les syndicats, terminées par les syndicats. Il y avait, sans doute, toujours moyen de faire un petit peu quelque chose dans les entreprises et les centres de tri, mais rien de déterminant… Un débat dans l’ORA s’est donc amorcé pour changer de position, c’est-à-dire pour commencer à investir des militants dans le mouvement syndical, indépendamment des collectifs ouvriers ; la plupart de ces derniers disparaissaient d’ailleurs assez vite... Ces débats — et des questions théoriques : certains parlaient de synthèse entre le marxisme-léninisme et l’anarchisme ou d’un nouveau concept dit “ dictature antiautoritaire du prolétariat ” — ont déclenché une scission 17 : d'un côté une organisation nommée 18 Organisation communiste libertaire (OCL), très affaiblie aujourd’hui, et une autre qui s’est appelée l’UTCL 19 (Union des travailleurs communistes libertaires) sur la nouvelle orientation. Les futurs Alternative libertaire (Spadoni, Renard, Cellier) ont alors fait la “ tournée des popotes ” pour tenter des rapprochements.

« Des incompréhensions de nombreux anarchosyndicalistes sur l’évolution des ces copains, et peut-être des questions de génération, ont fait que l’Alliance et l’UTCL n’ont pas fusionné — et on peut peut-être, aujourd’hui, le regretter 20 …

« Depuis ces années-là, nous avons réussi néanmoins à faire des choses ensemble. En soutien à la lutte antifranquiste, par exemple, lorsque Puig-Antich a été garrotté ou que deux militants basques, Garmendia et Otaegui, ont été assassinés. »
"Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la vous-mêmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs." (N. Makhno)
Image
Avatar de l’utilisateur
vroum
 
Messages: 6910
Inscription: Mar 22 Juil 2008 23:50
Localisation: sur les rails

Re: L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede vroum le Ven 11 Déc 2009 09:48

deuxième partie :

12.

L'auteur de la brochure fait plusieurs erreurs d'appréciation dans le tome 3, p. 91, à propos de la coordination nationale anarcho-syndicaliste.

Il n'a jamais été question d'y prévoir des représentations de structures syndicales CFDT, FO ou CGT, etc. en tant que telles. L'absence de « syndicats issus de la CFDT » à cette conférence n'était donc absolument pas dû au « caractère anarchiste trop marqué de la CNAS » puisque, de toute façon, les structures de la CFDT qui avaient une activité « SR » étaient animées par les militants de l'Alliance. La conférence de Sotteville n'avait pas cet objectif, tout simplement parce que cela serait revenu à désigner ces structures à la répression. L'auteur de la brochure aimerait se convaincre que si le courant « SR » n'avait pas été pollué par les anarchistes, les choses auraient mieux tourné. Il n'en est rien. Si les anarcho-syndicalistes regroupés dans l'Alliance n'avaient pas été là, l'auteur de la brochure n'aurait pas eu grand chose à dire sur les « SR » de la CFDT.

On n'aurait jamais parlé de l'UD de la Gironde, de l'UL du IXe, de Lyon-Gare, des UD du 92 et du 94, de la BNP et que sais-je. Car les seules instances de la CFDT que mentionne l'auteur de la brochure sont celles où il y avait des militants de l'Alliance, ou des instances dans lesquelles les militants de l'Alliance étaient proches.

Il est également faux de dire que les « SR refusent toujours de se structurer comme tendance au sein des confédérations ». C'était précisément le rôle de l'Alliance. Il y a cependant un contresens sur notre opposition aux tendances. S'organiser pour diffuser nos positions, faire de la propagande, pour regrouper les militants, etc., oui. C'est ce que nous faisions. Nous étions catégoriquement opposés à ce que la structure de l'organisation syndicale soit fondée sur la représentation des tendances, car c'était introduire dans le mouvement syndical les pratiques parlementaires (25 % de voix pour la tendance A, 32 % de voix pour la tendance B, etc.). Ce n'est pas du tout la même chose. Il y a, dans Solidarité ouvrière un article très explicite là-dessus, à propos des tendances dans la FEN.

Quand l'auteur de la brochure dit que « très peu de SR de la CFDT rejoindront la CNAS », de qui veut-il parler ? Cette affirmation n’a pas de sens. Nous n'avions pas l'impression, alors, qu'en dehors de nous il y eût beaucoup de « SR ». Dans la pratique, quand l'auteur de la brochure parle du syndicalisme révolutionnaire en général, il évoque un courant aux contours flous sans qu'on sache ce qu'il y a dedans, mais où ce serait quand même mieux s'il n'y avait pas trop d'anarchistes. Quand il parle du courant SR dans la CFDT en donnant des exemples concrets, il désigne à chaque fois l'Alliance.

Il est tout à fait exact de dire que l'Alliance apparaissait « autant comme une organisation spécifique, politique, que comme une structure syndicale ». Nous étions (un peu par la force des choses et indépendamment de notre volonté, en fait) devenus une sorte d'organisation politique, un peu spéciale, cependant, qui développait dans le mouvement syndical l'idée que les travailleurs devaient prendre les choses en main, qu'il fallait développer l'activité interprofessionnelle contre les partis politiques et que tous les problèmes de la société devaient être pris en charge par l'organisation de classe, ce qui n'est pas tout à fait la même perspective que celle de la Ligue ou de LO.

Si certains militants de structures dissoutes ou expulsées de la CFDT ne nous ont pas rejoints, ce n'est pas parce que nous étions des libertaires, c'est parce qu'ils avaient eux-mêmes d'autres projets. Rappelons que les libertaires ne sont pas les seuls à avoir été exclus. Beaucoup de militants exclus de la CFDT, parmi lesquels nombre de libertaires, sont aujourd'hui à SUD. La question : pourquoi ces derniers ne sont-ils pas à la CNT trouve sa réponse dans le comportement de celle-ci à l'époque.

Quant au « courant anarcho-syndicaliste de FO mené par Alexandre Hébert », nous avions coupé tout contact avec eux, pour plusieurs raisons : parce qu'il nous était apparu avec évidence que ce « courant anarcho-syndicaliste » était manipulé par les lambertistes (nous soupçonnions Hébert de faire partie du bureau politique de l'OCI), et que les militants de FO nous semblaient prendre un peu trop parti en faveur de leur direction confédérale 21 . Les camarades de FO reprochaient aux copains de l’Alliance de militer dans la CFDT. Ils étaient absolument obsédés par le fait que la direction de cette confédération était aux mains de cléricaux. L’anticléricalisme des copains de FO finissait par devenir agaçant, non pas parce qu’il n’était pas justifié, mais parce qu’il était obsessionnel. Les camarades de la CFDT ne niaient pas plus que la direction de la confédération à laquelle ils avaient adhéré était influencée par la doctrine sociale de l’Eglise que les camarades de FO niaient que leur organisation avait touché des subsides de la CIA. Mais au niveau où ils militaient, ça n’avait pas grande importance. Dans les sections syndicales, les unions locales, les syndicats, les copains étaient parfaitement armés pour faire face à la moindre intrusion de cléricalisme, et l’encyclique Quadragesimo anno du pape Pie IX n’avait pas cours. L’Alliance n’avait pas l’intention de prendre la direction de la CFDT.

13.

Sur la question de l'interprofessionnel, ou ce que nous appelions la « structure horizontale ».

Le développement du travail dans les structures horizontales – unions locales et unions départementales – a constitué une expérience extraordinaire car cela nous a confirmés que nos positions étaient les bonnes.

Nous défendions l’idée que le syndicat, ou toute structure du même type, organisant les travailleurs sur la base de leur rôle dans le processus de production (dans les structures d’entreprises) devaient également les organiser dans des structures géographiques, sur le lieu d’habitation.

Ces structures géographiques existaient, mais leur rôle était selon nous artificiellement réduit. Elles devaient non seulement coordonner l’activité revendicative des entreprises se trouvant dans la localité, mais également prendre en charge toutes les questions qui concernent la vie des travailleurs. Les structures horizontales se voyaient donc chargées d’une véritable activité politique : on n’avait plus besoin des partis. Tout cela n’était en rien d’original, puisque c’est précisément ce qui définit l’anarcho-syndicalisme, mais les camarades avaient l’occasion d’expérimenter la chose sur le terrain.

Les UL se développaient, elles devenaient un réel pôle d'organisation des travailleurs sur une base géographique. Les militants qui étaient formellement membres de l’Alliance étaient peu nombreux par rapport à ceux que les pratiques qu’ils proposaient attiraient. Nous ne cherchions d’ailleurs pas à « recruter » à tout prix. Les militants qui finissaient par acquérir une certaine expérience finissaient naturellement par adhérer.

On coupait l'herbe sous les pieds de tous les groupes gauchistes qui se concurrençaient pour le titre de direction de rechange de la classe ouvrière. C'était pour eux inacceptable. La liquidation de cette expérience, qui n'a pas eu le temps de se développer suffisamment pour résister aux attaques, a été extrêmement brutale, et elle s'est faite avec la complicité active de ces groupes gauchistes et en particulier de la Ligue communiste. Il reste que l’expérience a été menée pendant plusieurs années à une échelle qui n’était pas négligeable, et que ça marchait. Les travailleurs étaient attirés par ce type d’activité et les structures qui la pratiquait se développaient. Cela donne la mesure du gâchis politique provoqué d’une part par la gauche et l’extrême gauche parlementaires, mais aussi par la carence d’une partie du mouvement anarchiste qui restait repliée sur elle-même.

Lorsque des militants de l'Alliance sont arrivés au syndicat des intérimaires, on en était au début de cette forme de travail en France. Les intérimaires n'avaient pas de droits, étaient mal perçus par les travailleurs en fixe dans les entreprises. Nous avons développé une habitude de travail systématique avec les unions locales : on contactait les UL, on rencontrait les responsables, on leur expliquait la situation et on proposait de faire des réunions-débats avec les élus et les militants de la CFDT. On proposait également que les UL nous mettent en contact avec les sections syndicales des boîtes où il y avait beaucoup d'intérimaires. Ce système fonctionnait très bien. Cela nous permettait en outre de rencontrer plein de militants et de discuter. Le simple travail syndical « basique » nous a permis de faire en même temps un travail de propagande syndicaliste révolutionnaire et de rencontrer des militants qui faisaient déjà ce travail dans leur coin, et que nous ne connaissions pas. Je dois cependant préciser que les militants de l’Alliance étaient minoritaires : ce travail se faisait naturellement, sans parti-pris idéologique ou politique. Personne ne se disait : « Ah, mais, c’est qu’on fait de l’anarcho-syndicalisme, là ! »

14.

Le passage de certains militants de l'Alliance à la Fédération anarchiste.

Lorsque l’Alliance s’est dissoute, un certain nombre de militants parisiens, dont moi-même mais un peu plus tard, décidèrent d'adhérer à la FA. L'auteur de la brochure expose parfaitement les raisons qui ont motivé cette dissolution. A travers Julien Toublet (le père de Jacky) et quelques autres vieux militants comme Georges Yvernel, nous avions une filiation avec l'ancienne CGT-SR. Beaucoup de ces vieux militants étaient également liés à la Révolution prolétarienne, dont l'Alliance a utilisé les locaux quelque temps, rue Jean-Robert.

La RP était devenue une sorte de réunion d'anciens combattants, très sympathique par ailleurs, mais nous ne voulions pas nous transformer en cénacle ressassant le passé. Je crois que le groupe Pierre-Besnard, constitué d'anciens de l'Alliance et d'anciens de la CNT, s'est créé en 1980 ou 81.

J’ai moi-même adhéré au groupe Besnard, mais plus tardivement, en 1984. La fin de l’Alliance m’avait beaucoup marqué et je suis resté en retrait pendant un bon moment. J’étais un ce ceux qui avaient démarré cette expérience, dont on peut sans doute difficilement mesurer à quel point elle a été extraordinaire. L’ironie de l’histoire veut que j’ai fini par céder à l’insistance d’un camarade de l’Alliance, Thierry Porré, qui avait adhéré au groupe Besnard, mais qui n’avait jamais coupé les liens avec la Fédération anarchiste…

* * * * * * * * *


J’ai dit que lors de la constitution de l’Alliance notre texte de référence était la Charte d’Amiens, nous en sommes progressivement venus à la remettre en cause et à nous référer au une autre charte, celle de Lyon. Je voudrais développer ce point.

La relégation de la charte d’Amiens au magasin des antiquités fut le résultat d’un constat tout simple : il n’y avait en 1906 qu’une seule organisation syndicale et prévalait alors de mythe de l’unité du mouvement ouvrier. La classe ouvrière devait être une face au patronat. C’était quelque chose qui ne pouvait même pas être discuté.

En 1970, il y avait multiplicité de confédérations : la CGT contrôlée par les communistes, la CFDT contrôlée par les cléricaux, FO contrôlée par Dieu sait quoi (on me pardonnera j’espère cette audace de langage), etc.

L’unité du mouvement ouvrier n’avait plus de sens. Et brandir la charte d’Amiens sous le nez des directions de toutes ces confédérations en réclamant l’indépendance syndicale n’avait plus de sens.

Il fallait trouver autre chose. Le mouvement ouvrier était colonisé par des partis qui l’utilisaient comme masse de manœuvre dans leurs stratégies politiques. Leur demander l’application des principes d’Amiens revenait à demander à un crocodile de devenir végétarien.

Mais, objectera-t-on, il ne s’agissait pas de demander, il s’agissait d’exiger, et de militer pour amener les travailleurs à ce point de vue.

C’est là qu’intervient le second constat que nous avions fait.

Le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme, dans l’acception française du terme, avaient fait faillite au moment de la révolution russe. Celle-ci avait introduit dans le mouvement ouvrier en France des pratiques nouvelles auxquelles nos camarades n’avaient pas su s’adapter et qu’ils n’avaient pas su contrer. En somme, ils n’ont pas su opposer une alternative viable 22 . Il n’était plus possible de revenir en arrière. S’obstiner à se référer à la charte d’Amiens revenait à soupirer après un ordre plus ou moins idyllique mais complètement dépassé.

Avant-garde et minorité agissante

Dans la tradition du syndicalisme fran¬çais, le culte de l’unité jouait un rôle considérable, bien que des tendances fort différentes pouvaient se heurter lors des congrès. Au-delà des options multiples qui pouvaient se manifester, l’opposition principale se trouvait entre ceux qui enten¬daient faire participer la classe ou¬vrière à l’action parle¬mentaire et ceux qui s’y opposaient. La charte d’Amiens, en 1906, est un texte de compromis de différentes tendan¬ces unies contre le guesdisme, dans lequel chacun peut s’y retrouver, mais la notion de neutralité syndicale qui s’en dégage peut être interprétée comme une affirmation de non-intervention sur le terrain politique, ce qui convient aux partisans de l’action parlementaire, alors que pour les syndicalistes révolutionnaires et les anarcho-syndicalistes cela signifiait que le syndicalisme, sans exclure l’action politique (la politique ne se limitant pas aux élections…), ne s’engageait pas en faveur de l’action parlementaire. Pour Pouget, la CGT est « neutre du point de vue politi¬que », mais cette neutralité affirmée « n’implique point l’abdication ou l’indifférence en face des problèmes d’or¬dre général, d’ordre social (…) La Confédération n’abdique devant aucun problème social non plus que politique (en donnant à ce mot son sens large). » (La CGT.)

L’idée de neutralité syndicale exprimait alors le désir de maintenir une unité organique malgré la pluralité des courants politiques. Mais inévitable¬ment, la logique des faits devait conduire à des prises de position plus tran¬chées de la part du syndicalisme révolutionnaire, car la re¬cherche à tout prix d’un consensus conduisait à une édul¬coration des principes du mouve¬ment. Il n’y a par exemple rien, dans la charte d’Amiens, sur la lutte contre l’Etat ni sur les illusions du parlementarisme. La charte d’Amiens doit donc être considérée pour ce qu’elle est, un texte de compromis, un moindre mal, en aucun cas un manifeste syndicaliste révolutionnaire ou anarcho-syndicaliste. Les adversaires de ces courants ont d’ailleurs parfaitement compris l’enjeu de ce texte, en l’interprétant comme une défaite de l’anarcho-syndicalisme dans la CGT. Edouard Vaillant (socialiste, député à partir de 1893) dira à juste titre que le congrès d’Amiens fut une victoire sur les anarchistes ; Victor Renard, lui, dira plus trivialement que « les anar¬chistes qui prédominent à la CGT ont consenti à se mettre une muselière ».

Dans une organisation ayant plusieurs centaines de milliers d’adhérents, et dans laquelle se heurtaient en permanence un courant favorable à l’action parlementaire et un courant opposé, sur quoi pouvait se fonder l’« unité » ? Dans le meilleur des cas, en fonction des fluctuations de la démocratie syndicale, la direction de l’organisation pouvait avoir mandat de développer l’une des stratégies ou l’autre. Ça n’avait pas de sens.

Il était difficile d’empêcher les partisans de la stratégie électorale et ceux qui cherchaient avant tout l’entente avec les pouvoirs publics et le patronat de développer leurs thèses et leurs pratiques. Pour conserver une cohérence pratique et théorique, la scission était inévitable.

Pierre Besnard dit explicitement que l’abandon de fait de la lutte des classes dans la CGT a littéralement crée une tendance qui ne pouvait plus grouper les « travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du patronat et du sala¬riat. Une partie d’entre eux était exclue idéologiquement, morale¬ment ». C’est là, dit-il, la cause de la scission de 1921 qui donna naissance à la CGTU. Cette dernière ne devait pas se montrer différente : le rôle révolutionnaire du syndicalisme, son indépendance, son autonomie fonc¬tionnelle et sa capacité d’action devaient être niés par le Parti communiste qui voulaient en faire une courroie de transmission. Dès lors, une seconde scission, « déjà en germe lors de la première, se produisit ». Ce sera la constitution, en 1926, de la CGT – syndicaliste révolu¬tionnaire (CGT-SR).

Réapparaît ainsi la même problématique que celle qui avait divisé l’AIT : l’opposition entre ceux qui préconi¬saient la stratégie de conquête du pouvoir politique et ceux qui voulaient la conquête du pouvoir social. La révolution russe allait modifier largement les don¬nées du problème. De nombreux syndicalistes révolution¬naires allaient la soutenir, mais ce soutien ne peut s’expli¬quer que par le contexte. Le caractère particulier pris par la révolution à ses débuts, ainsi que l’éloignement, firent que beaucoup de militants étaient convaincus que les bol¬cheviks étaient des bakouniniens 23 . Une certaine con¬fusion régna quelque temps, puisque peu après l’arresta¬tion de Monatte, le 3 mai 1920, pour complot contre la sû¬reté de l’Etat, la police arrêta des dirigeants d’une « Fédération des soviets » et d’un « Parti commu¬niste », tous deux de tendance… anarchiste ! Nombre de bolcheviks eux-mêmes, après que Lénine eût imposé aux bolcheviks les thèses d’avril, qui allaient totalement à l’encontre des positions traditionnelles du parti, crurent que leur chef était devenu bakouninien. Ainsi, Goldberg, un vieil ami de Lénine, s’écria-t-il : « La place laissée vacante par le grand anarchiste Ba¬kounine est de nouveau occupée. Ce que nous venons d’entendre constitue la négation formelle de la doctrine social-démocrate et de toute la théorie du marxisme scientifique. C’est l’apologie la plus évidente qu’on puisse faire de l’anarchisme 24 . » De fait, les bolcheviks n’ont pu prendre le pouvoir que parce qu’ils avaient abandonné leurs mots d’ordre habituels et adopté le mot d’ordre émi¬nemment anarchiste de « Tout le pouvoir aux Soviets ! »

Des syndicalistes révolutionnaires et des anar¬cho-syndicalistes contribueront à la forma¬tion du parti com¬muniste en France. Certains d’entre eux le quitteront assez rapidement 25 . Monatte, Rosmer et Delagarde seront exclus en décembre 1924. Il faut garder à l’esprit un fait qui a été peu souligné : pour beaucoup, la révolution russe était le prélude à l’extension de la révolution en Europe. Dans cette perspective, soutenir la révolution russe, quel qu’en fût le caractère, était vital. « La révolution cessera bientôt d’être russe pour devenir européenne », écrit Mo¬natte à Trotsky le 13 mars 1920. Tom Mann, un syndica¬liste révolutionnaire britannique (et fondateur en 1921 du parti communiste britannique), dira les choses clairement : « Bolchevisme, spartakisme, syndicalisme révolution¬naire, tout cela signifie la même chose sous des noms dif¬férents. » Nombre de militants syndicalistes révolutionnai¬res ne virent pas de différence entre les soviets et les Bourses du travail, qui de fait remplissaient le même of¬fice : rassembler les travailleurs, et par extension la popu¬lation laborieuse d’une localité sur des basses interprofes¬sionnelles.

Il y avait, outre l’anti-parlementarisme 26 , nombre de similitudes entre les positions du syndicalisme révolution¬naire et celles des bolche¬viks, qui expliquent l’adhésion de certains militants au communisme. Ces similitudes seront surtout soulignées par les bolcheviks eux-mêmes, sou¬cieux d’attirer à eux les militants ouvriers les plus actifs. Charbit, Hasfeld, Martinet, Monatte, Monmousseau, Rosmer, Sémard et d’autres en firent partie. Dire, avec Brupbacher, que le syndicalisme révolution¬naire accom¬plit son suicide est exagéré. Si ces militants ont manqué de discernement, c’est là une chose qu’on peut difficile¬ment leur reprocher. Il reste que ce manque de discerne¬ment n’était pas une fatalité : Gaston Leval, se rend à Moscou en 1921 comme délégué adjoint de la CNT espa¬gnole pour prendre part au congrès constitutif de l’Inter¬nationale des syndicats rouges. Ce qu’il voit en Russie – il est vrai qu’il ne s’est pas contenté de suivre les parcours fléchés officiels – le persuade que la révolution se dévoie vers une dicta¬ture de parti 27 . Le rapport qu’il fera au congrès de Saragosse en 1922 persuadera la CNT de ne pas adhérer à l’Internatio¬nale syndicale rouge, ce qui évi¬tera à celle-ci le processus de « bolchevisation » subi par d’autres centrales syndicales européennes. En 1922 se constituera, en concurrence de l’Internatio¬nale syndicale rouge, l’AIT seconde manière.

On peut dire que c’est l’accélération de l’histoire qui a imposé aux différents courants présents dans le mouve¬ment ouvrier de se démarquer clairement. Si on peut re¬gretter que l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révo¬lutionnaire n’aient pas conservé leur position dominante en France, sur le plan international la situation était très encourageante : l’AIT (seconde manière) avait des sections dans 24 pays et regroupait plusieurs millions de travailleurs 28 .

Le rapprochement entre le concept de minorité agis¬sante et celui d’avant-garde a été largement fait par les lé¬ninistes soucieux de rapprocher les deux mouvements. Rappelons quelques idées développées par Pouget sur la question des minorités agissantes.

Pour contrebalancer la force de la classe possé¬dante il faut une autre force : « cette force, il appartient aux travailleurs conscients de la matérialiser ; (…) cette nécessaire besogne de cohésion révolutionnaire se réalise au sein de l’organisation syndicale : là, se constitue et se développe une minorité grandissante qui vise à acquérir assez de puissance pour contrebalancer d’abord et annihi¬ler ensuite les forces d’exploitation et d’oppression. » (Pouget, L’Action directe)

Ceux qui restent en dehors de l’organisation syndicale, qui refusent de lutter sont des « zéros humains », des « êtres inertes dont les forces latentes n’entrent en branle que sous le choc que leur imposent les énergiques et les audacieux ». (Les Bases du syndicalisme.) On constate une absence totale de complaisance à l’égard des tra¬vailleurs non-organisés : « Les majorités sont moutonniè¬res et inconscientes. Elles acceptent les faits établis et su¬bissent les pires avanies. S’il leur arrive d’avoir quelques instants de lucidité, c’est sous l’impulsion des minorités révolutionnaires et encore il n’est pas rare qu’après avoir fait un pas en avant, elles laissent passivement renaître le vieux régime et les institutions renversées. » (Grève géné¬rale réformiste et grève générale révolutionnaire.)

« Tout le problème révolutionnaire consiste en ceci : constituer une minorité assez forte pour culbuter la mi¬norité dirigeante » (…) « Qui donc fait la propagande, qui donc dresse les programmes de revendications ? Des minorités ! Rien que des minorités ! » (Père peinard, 12/01/1890)

Mais ces minorités devront être les plus nom¬breuses possible, « car si nous sommes convaincus que la révolu¬tion sera l’œuvre d’une minorité, encore sommes-nous désireux que cette minorité soit la plus nombreuse possi¬ble, afin que soient plus grandes les chances de succès. »

Il est clair que, aux yeux des syndicalistes révo¬lution¬naires, des différences de niveau de conscience existent dans la classe ouvrière. Les militants ne s’attendent pas à ce que tous adhèrent à l’idée de révolution prolétarienne, mais ils pensent que la minorité agissante peut créer, lors¬que le moment est venu, un phénomène d’entraînement et amener la grande masse du prolétariat à bouger. Ba¬kounine pensait que « dans les moments de grande crises politiques ou économiques (…), dix, vingt ou trente hom¬mes bien entendus et bien organisés entre eux, et qui sa¬vent où ils vont et ce qu’ils veulent, en entraîneront faci¬lement cent, deux cents, trois cents ou même davantage ». Mais, précise-t-il, « pour que la dixième partie du prolé¬tariat (…) puisse entraîner les neuf autres dixièmes », il faut que chaque membre soit organisé, conscient du but à atteindre, qu’il connaisse les principes de l’Internationale et les moyens de les réaliser. Il n’est pas question, là, de spontanéité… « Ce n’est qu’à cette condition que dans les temps de paix et de calme il pourra remplir efficacement la mission de propagandiste (…), et dans les temps de lutte celle d’un chef révolution¬naire. » (« Protestation de l’Al¬liance ».) Le rôle de la minorité agissante avait parfaitement été défini par Bakounine.

L’existence d’une minorité active, capable de catalyser l’action des masses, dépendait cependant, dans la CGT du début du siècle, d’un certain nombre de conditions institu¬tionnelles à propos desquelles réformistes et révolution¬naires s’opposèrent. Il s’agit du problème très concret et significatif de la représentation proportionnelle. Les anar¬cho-syndicalistes sont favorables à l’égalité des voix par syndicat, quel que soit leur nombre. L’application du principe de la représentation proportionnelle, qui établit l’hégémonie de quelques gros syndicats, condamne en fait la minorité révolutionnaire. « L’approbation de la repré¬sentation proportionnelle eût impliqué la négation de toute l’œuvre syndicale qui est la résultante de l’action révolu¬tionnaire des minorités. Or, si l’on admet que la majorité fasse foi, à quel point s’arrêtera-t-on ? Sur cette pente sa¬vonneuse on risque d’être entraîné loin. Ne se peut-il que, sous prétexte de proportionnalité, une majorité d’incon¬scients dénie le droit de grève à une minorité de militants conscients ? Et en vertu de quel critérium s’opposera-t-on à cette masse seule si, soi-même, on a énervé 29 l’action efficace des minorités en les étouffant sous la proportion¬nali¬té ? » (Déclaration de Pouget au congrès de Montpel¬lier, septembre 1902.) Le principe démocratique n’est ainsi pas du tout re¬vendiqué. Là encore, il s’agit de l’introduction, dans les pratiques syndicales, d’un élément original de droit. Le principe démo¬cratique implique que chaque individu re¬présente une voix, et que la majorité des voix emporte la décision, c’est-à-dire que 50,5 % peuvent avoir raison sur 49,5 %. Le rejet de ce principe démocratique vient pour une part du mouvement anarchiste, pour lequel les déci¬sions doivent être prises avec un consensus le plus large possible. Mais il y a autre chose. Il s’agit d’une conception différente de la légitimité. L’unité de base n’est pas l’indi¬vidu mais l’individu organisé. Son organisation est le syndicat. C’est celui-ci qui est l’unité de base. A l’intérieur du syndicat, un adhérent en vaut un autre. C’est une logi¬que difficile à comprendre car elle tranche singulièrement avec nos conditionnements à la démocratie formelle.

L’idée démocratique est donc étrangère au syndica¬lisme. D’ailleurs, seule une minorité de travailleurs est syndiquée, aussi « le non-vouloir de la majorité incon¬sciente et non syndiquée paralyse¬rait toute action ». La minorité doit donc « agir sans tenir compte de la masse réfractaire ». D’ailleurs, fait remarquer Pouget, la majorité est mal venue de récriminer, puisque « l’ensemble des tra¬vailleurs, intéressés à l’action, quoique n’y participant en rien, est appelé à bénéficier des résultats acquis »… Aussi, n’est-il « pas tenu compte de la masse qui refuse de vou¬loir et seuls les conscients sont appelés à décider et à agir » (Le Mouvement socialiste, janvier 1907).

« Au creuset de la lutte économique se réalise la fusion des éléments politiques et il s’obtient une unité vivante qui érige le syndicalisme en puissance de co¬ordination révolutionnaire. » (Le Mouvement socia¬liste, janvier 1907.)

On comprend dès lors que les léninistes aient tenté de rallier à leur cause les syndicalistes révolutionnaires, bien que pour les premiers l’avant-garde était constituée de ré¬volutionnaires profes¬sionnels, la plupart du temps non ouvriers, alors que pour les seconds la minorité agissante baignait dans la classe ouvrière dont elle faisait partie.

Trotsky ne s’y est pas trompé. Il avait compris que le contrôle du mouvement syndical était une étape décisive pour avoir une influence sur le mouvement ouvrier. Si le syndicalisme révolution¬naire avait raison de lutter pour l’autonomie syndicale face au gouvernement bourgeois et aux socialistes parlementaires, il ne « fétichisait pas l’au¬tonomie des organisations de masse. Au contraire, il comprenait et préconisait le rôle dirigeant de la minorité révolutionnaire dans les organisations de masse, qui réflé¬chissent en leur sein toute la classe ouvrière, avec toutes ses contradictions, son caractère arriéré, et ses faibles¬ses. » En somme, l’autonomie n’a plus lieu d’être mainte¬nant qu’il y a un vrai parti révolution¬naire. Et Trotski ajoute :

« La théorie de la minorité active était, par essence, une théorie incomplète du parti prolétarien. Dans toute sa pratique, le syndicalisme révolution¬naire était un embryon de parti révolutionnaire ; de même, dans sa lutte contre l’opportunisme, le syndicalisme révolutionnaire fut une remarquable esquisse du communisme révolutionnaire. « Les faiblesses de l’anarchosyndicalisme, même dans sa période classique, étaient l’absence d’un fondement théorique correct, et comme résultat, une incompréhen¬sion de la nature de l’Etat et de son rôle dans la lutte de classe. Faiblesse aussi, cette conception incomplète, in¬suffisam¬ment développée, et par conséquent fausse, de la minorité révolution¬naire, c’est-à-dire du parti. D’où les fautes de tactique, comme la fétichisation de la grève gé¬nérale, l’ignorance de la relation nécessaire entre le soulè¬vement et la prise du pouvoir. « Après la guerre, le syndicalisme français trouva dans le communisme à la fois sa réfutation, son dépassement et son achèvement ; tenter de faire revivre aujourd’hui le syndicalisme révolutionnaire serait tourner le dos à l’his¬toire. Pour le mouvement ouvrier, une elle tentative ne pourrait avoir qu’un sens réactionnaire. »

L’idée que les syndicats se suffisent à eux-mêmes si¬gnifie « la dissolution de l’avant-garde révolution¬naire dans la masse arriérée que sont les syndicats » 30 . La position que développe Trotsky dans un texte de 1929 reflète parfaitement le point du vue du bolchevisme dès la révolution russe, bien que se surajoute alors l’in¬fluence stalinienne dans le mouvement ouvrier. A ce titre, Trotsky est bien l’héritier de Lénine.

Les critiques formulées contre le syndicalisme révolu¬tionnaire avaient déjà suscité des réactions, mais pas dans le sens souhaité par Trotsky. Après l’assassinat de syndi¬calistes par des communistes, à la Maison des syndicats à Paris, le 11 janvier 1924, des anarcho-syndicalistes et des syndicalistes révolutionnaires s’engagèrent dans la forma¬tion d’une nouvelle centrale syndicale, la CGT-SR. Les unions départementales de la Somme, de la Gironde, de l’Yonne, du Rhône, la fédération du bâtiment, se groupè¬rent dans une Union fédérative des syndicats autonomes de France, puis se confédérèrent les 1er et 2 novembre 1926 à Lyon.

La nouvelle organisation conteste l’idée de neutralité syndicale telle qu’elle est affirmée dans la charte d’Amiens, notamment le paragraphe où « le congrès af¬firme l’entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander en réciprocité de ne pas intro¬duire dan» le syndicat les opinions qu’il professe au de¬hors. »

La CGT-SR désormais, affirme la nécessité pour le syndicalisme non seulement de se développer hors des partis politiques, mais contre eux. Cette attitude est en quelque sorte l’écho des 21 conditions d’admission à l’In¬ternationale communiste, qui préconisaient la constitution de fractions communis¬tes dans les syndicats afin d’en prendre la direction. La charte de Lyon de la CGT-SR affirme que le syndicalisme est « le seul mouvement de classe des travailleurs » : « L’opposition fondamentale des buts poursuivis par les partis et les groupements qui ne re¬connaissent pas au syndicalisme son rôle essentiel, force également la CGT-SR à cesser d’observer à leur égard la neutralité syndicale, jusqu’ici tradition¬nelle ».

Les documents de constitution de la CGT-SR offrent une véritable réflexion sur le contexte de l’époque, no¬tamment sur la crise mondiale qui se prépare, sur la mon¬tée du fascisme, et formulent un véritable programme politique.

Une tactique révolutionnaire est esquissée con¬cernant les rapports avec les autres forces révolu¬tionnaires, à la fois dans l’action revendicative quotidienne et en cas de révolution. Un programme revendicatif est proposé, qui s’inscrit à la fois dans le cadre de revendications quoti¬diennes tout en présentant un caractère de préparation à la transformation sociale. On retrouvera, curieusement, les principaux thèmes, réadaptés évidemment, de ce pro¬gramme revendicatif dans… le programme de transition de Trotsky, dix ans plus tard !

Sur cette période, A. Schapiro écrivit en 1937 :

« La grande guerre balaya la charte du neutralisme syndical. Et la scission au sein de la Première Internationale entre Marx et Bakounine eut un écho – à la distance de presque un demi-siècle – dans la scission historiquement inévita¬ble au sein du mouvement ouvrier interna¬tional d’après-guerre. Contre la politique de l’asservisse¬ment du mouve¬ment ouvrier aux exi¬gences de partis politiques dénommés “ouvriers », un nouveau mouvement, basé sur l’action di¬recte des masses en dehors et contre tous les partis politi¬ques, surgissait des cendres encore fu¬mantes de la guerre 1917-1918. L’anarchosyndicalisme réalisait la seule conjonction de forces et d’éléments capables de garantir à la classe ouvrière et paysanne sa complète indépendance et son droit inéluctable à l’initiative révolutionnaire dans toutes les manifestations d’une lutte sans merci contre le capitalisme et contre l’Etat, et d’une réédification, sur les ruines des régimes déchus, d’une vie sociale libertaire. »

La constitution de la CGT-SR n’aboutit évidemment pas à une percée spectaculaire dans la lutte des classes de l’époque. Ce fut une petite organisation constituée trop tardivement alors que le mythe de la révolution russe commençait à se constituer. On ne peut guère reprocher à quelques militants lucides de ne pas avoir réussi à persuader les masses à nager contre le courant. Il faut aussi garder à l’esprit que nous entrons à cette époque dans la période de montée du fascisme : en 1926 il est au pouvoir en Italie et au Portugal, il le sera quelques années plus tard en Allemagne. Dans ces trois pays existaient des mouvements anarcho-syndicalistes importants qui seront balayés, avec le reste du mouvement ouvrier.

Quelques leçons du passé

Les thèmes anarcho-syndicalistes et syndicalistes révo¬lutionnaires ont la vie dure. Dès 1921, Trotsky doit pré¬venir qu’il faut « condamner sévèrement la conduite de certains communistes qui non seulement ne luttent pas dans les syndicats pour l’influence du Parti, mais s’oppo¬sent à une action dans ce sens au nom d’une fausse inter¬prétation de l’autonomie syndicale ». A la même époque, confrontés aux graves problèmes de la réorganisation économique auxquels ils n’avaient pas du tout songé, les dirigeants bolcheviks se voient proposer par Chliapnikov et Kollontaï, qui avaient constitué une tendance, l’Opposi¬tion ouvrière, de confier la gestion de l’économie à un congrès des producteurs de Russie, groupés en syndicats de production qui éliraient un organisme central dirigeant l’ensemble de l’économie nationale de la République. Cette idée sera condamnée comme « déviation anarchiste et syndicaliste ». L’Opposition ouvrière sera muselée, en 1921, au Xe congrès du parti, et Trotsky dira d’elle : « Ils ont mis en avant des mots d’ordre dangereux… ils ont placé le droit des ouvriers à élire leurs représentants au-dessus du parti. Comme si le parti n’avait pas le droit d’affirmer sa dictature, même si cette dictature était en conflit avec les humeurs changeantes de la démocratie ouvrière… »

Dans les années trente, la direction du Parti commu¬niste français sera constamment obligée de réprimander les militants d’usine qui n’appliquent pas strictement la discipline de parti et qui entendent s’autonomiser par rap¬port à lui. En plein Programme commun de la gauche, Edmond Maire déclare : « Il y a eu deux grands courants socialistes, celui qui est jacobin, centralisateur, autoritaire, s’est établi dans les pays de l’Est. L’autre, le socialisme li¬bertaire anarcho-syndicaliste, autogestionnaire, c’est celui que nous représentons. » (Le Monde, 19 octobre 1972.)

Ainsi l’anarcho-syndicalisme sert de repoussoir quand on veut resserrer le contrôle sur l’organisa¬tion, mais il sert de référence lorsqu’on veut réaffirmer une continuité avec le mouvement ouvrier français. Il va sans dire qu’Edmond Maire ne pensait pas un mot de ce qu’il disait. En effet, à l’époque où il faisait cette déclaration, commençait un processus de « nettoyage » dans les instances syndicales dans lesquelles les anarcho-syndicalistes avaient réussi à développer avec succès leurs vues auprès des syndiqués. Les années qui ont suivi 1968 ont vu un extra¬ordinaire développement du mouvement syndical en France, dû en grande partie à l’extension des structures interprofession¬nelles. Ce phénomène a permis un élargissement considé¬rable du champ d’intervention de l’organisation syndicale, puisque dans les unions locales et départementales pou¬vaient être pris en charge des problèmes qui débordaient largement de l’entreprise. Cela a permis aussi une coordi¬nation décentralisée de l’action, un accroisse¬ment des dé¬bats dans les instances de base et les structures intermé¬diaires. Ce processus était clairement perçu par les appa¬reils syndicaux, mais aussi par les partis de gauche et d’extrême gauche, comme un danger. En effet, le dévelop¬pement du débat politique et du travail d’organisation (car nous recrutions…) dans des structures de classe qui n’étaient pas cantonnées à l’entreprise et qui développaient des thèmes de réflexion débordant de loin les simples re¬vendications économiques, constituait une remise en cause du rôle des avant-gardes autoproclamées. Aussi, l’une des tâches que se sont fixé les directions syndicales par la suite, avec la complicité des trotskistes, a été de laminer ce mouvement par la dissolu¬tion de sections syndicales, de syndicats, d’unions locales et départementales, par l’exclusion de militants.

Le débat reste ouvert sur la question du mode d’inter¬vention des anarcho-syndicalistes aujourd’hui. Cinquante ans après la création de la CGT-SR, les circonstances im¬posent que le mouvement ait une apparition propre, au grand jour, comme alternative au syndicalisme réformiste, intégré à l’Etat, dominé par des partis politiques.

L’expérience historique de la social-démocratie et du léninisme a disqualifié ces deux mouvements dans leurs tentatives de proposer une alternative au capitalisme.

Existe-t-il, aujourd’hui, une possibilité pour l’anarcho-syndicalisme de se développer ? La première remarque qu’on puisse faire est : cela dépend des anarcho-syndica¬listes eux-mêmes. Il est certain que la réapparition signifi¬cative de ce mouvement sur le terrain de la lutte des clas¬ses ne pourra pas se faire en reprenant mécaniquement les problèmes tels qu’ils se posaient il y a cinquante ans, ni en copiant les méthodes et les formes organisa¬tionnelles d’alors. Surtout, il faut se garder de toute attitude apolo¬gétique visant à justifier tout sous prétexte de présenter une image idyllique du mouvement.

Le syndicalisme révolutionnaire, qui a dominé dans le mouvement ouvrier français entre 1895 et 1914, est appa¬ru comme une réaction à la montée du marxisme réfor¬miste dans sa version guesdiste, mais aussi comme une réaction à l’anarchisme, dominé alors par les partisans de la « reprise individuelle » dont Gaston Leval disait qu’ils s’attaquaient plus volontiers aux petites vieilles dans les chambres de bonne qu’aux gros détenteurs de capitaux, mieux protégés.

Il n’existe pas à proprement parler de doctrine du syn¬dicalisme révolutionnaire, avant son explicitation par la CGT-SR. La théorie, pour les militants, reste accessoire. Le théoricien le plus connu du syndica¬lisme révolution¬naire, Georges Sorel, fut parfaite¬ment méconnu des mili¬tants. D’ailleurs, il théorisait le syndicalisme révolution¬naire au nom du marxisme : de son point de vue, le syndi¬calisme révolutionnaire était une révision du socialisme officiel et un retour au vrai marxisme. « Il n’y a pas, dit-il, de meilleure preuve à donner pour démontrer le génie de Marx, que la remarquable concordance qui se trouve exister entre les vues et la doctrine que le syndicalisme révolutionnaire construit aujour¬d’hui, lentement, avec peine, en se tenant toujours sur le terrain de la pratique des grèves. » Après la « Lettre aux anarchistes » de Fer¬nand Pellou¬tier, beaucoup de militants suivront l’appel, mais cela constitua un ensemble disparate. Certains évoluèrent vers le « syndicalisme pur », d’autres demeureront des anar¬chistes agissant dans les syndicats. La plupart des mili¬tants syndicalistes révolutionnaires étaient des syndiqués anarchistes, des syndiqués socialistes. Le terme même de syndicalisme révolutionnaire recouvre des réalités diffé¬rentes. Il y a des syndicalismes révolutionnai¬res, mais pas vraiment une doctrine, en dehors de la notion d’indépen¬dance syndicale.

Mais la notion d’indépendance syndicale a un aspect défensif, elle implique en outre que les protagonistes « jouent le jeu ». Lorsqu’un parti structuré et discipliné décide de ne pas jouer le jeu, l’indépendance disparaît in¬évitablement. C’est ainsi que le parti communiste a pu « pénétrer dans la CGT comme une pointe d’acier dans une motte de beurre » selon les termes mêmes d’un de ses dirigeants. La notion d’indépen¬dance, lorsqu’elle n’est pas appuyée sur une doctrine indépendante, sur une organisa¬tion cohérente qui se substituent aux doctrines et organi¬sations extérieures, n’est qu’un vœu pieux. Les syndicalis¬tes révolutionnaires et les anarcho-syndicalistes français seront incapables de faire face à la pénétration des frac¬tions bolcheviks dans les syndicats.

Autant que de la Grande Guerre et de l’attrait pour la révolution russe, c’est de son incapacité doctrinale et or¬ganique que le syndi¬calisme révolutionnaire français mourra.

En disant, cela, ne donnons-nous pas raison aux criti¬ques léniniennes du syndica¬lisme révolution¬naire ? Dans une large mesure, oui. Trotsky avait parfaitement raison de dire que la théorie de la minorité agissante était une théorie « incomplète » et que le syndicalisme révolution¬naire était quelque chose d’« embryonnaire ». Pourtant la solution ne résidait pas dans l’alignement sur les positions léniniennes mais dans l’affirmation mieux exprimée de l’identité du syndicalisme révolutionnaire, qui aurait dû assumer jusqu’au bout sa fonction de minorité révolution¬naire en s’organisant en tant que telle dans la CGT pour combattre la pénétration extérieure. Pour contrer la frac¬tion communiste dans la CGT, il aurait fallu constituer une contre-fraction syndicaliste révolutionnaire. La ri¬poste aux agissements d’une fraction est le dévoilement de ses projets, mais cela n’est malheureusement possible que par la constitution d’une contre-fraction.

Malheureusement, de telles pratiques étaient culturel¬lement inconcevables pour nos camarades d’alors.

Si les syndicalistes révolutionnaires, dans l’an¬cienne CGT, s’étaient organisés en tant que tels au lieu d’être éparpillés, la confédération n’aurait pas été « bolchevisée » et ses meilleurs militants n’auraient pas fondé le parti communiste. Lorsque le syndicalisme révo¬lutionnaire se constitue définiti¬vement avec la CGT-SR, le terme « syndicalisme révolutionnaire » n’a plus le même contenu que vingt ans plus tôt. Il s’agit en fait d’anarcho-syndicalisme, bien que Pierre Besnard se soit toujours déclaré syndicaliste révolutionnaire. On a abandonné le mythe de l’unité de la classe ouvrière dans une seule or¬ganisation. Implicitement, on a assimilé l’idée (que per¬sonne n’ose formuler) que plus l’organisation est grande moins son mode d’action et son programme sont radicaux. Le mouvement se résigne à être une minorité révolutionnaire organisée dont la fonction n’est plus de regrouper l’ensemble de la classe ouvrière, mais d’impulser des actions susceptibles d’entraîner les masses (l’objectif étant tout de même d’être le plus nombreux possible), et d’élaborer un programme de réorganisation de la société. En ce sens, le syndicalisme révolutionnaire français re¬joint dans une large mesure les pratiques léniniennes, à cette différence près – notable tout de même… – que son champ d’intervention, le syndicalisme, se situe sur le ter¬rain de classe, et non sur le terrain inter-classiste et parti¬daire.

La CGT-SR marque la naissance véritable de l’anar¬cho-syndicalisme en tant que doctrine indépendante et affirmative d’elle-même. La création de la CGT-SR était en France une réponse adéquate, mais tardive, à une situation que les militants n’avaient pas pu prévoir, c’est-à-dire l’irruption, sur le terrain de la lutte sociale et politique, au sein du mouve¬ment ouvrier et de ses organisations, de méthodes inconnues et effi¬caces d’infiltration, de noyautage et de prise de contrôle. Le fait que ces méthodes aient pu être mises en œuvre aussi efficacement conduit évidemment à poser la question : les dirigeants syndicalistes révolution¬naires étaient-ils à la hauteur, et n’aurait-on pas eu là, d’une certaine façon, la manifestation d’une crise de la di¬rection du mouvement ouvrier ? C’est oublier l’impact ex¬traordinaire de la révolution russe derrière laquelle se re¬tranchaient les partisans de la bolchevisation du mouve¬ment syndical, impact sans lequel ces méthodes auraient été inefficaces. La bolchevisation du mouvement syndical n’a été possible qu’avec la collaboration active, du moins au début, des militants syndicalistes révolutionnaires comme Monatte, qui ont joué le rôle de véritable cheval de Troie dans le mouvement ouvrier.

L’anarcho-syndicalisme n’est pas un mouvement sans doctrine. Il constitue dans une large mesure un retour aux principes bakouniniens. Force importante entre les deux guerres, sa disparition de la scène internationale n’est pas tant due à son incapacité à s’adapter à l’évolution de la société capitaliste qu’à son extermination physique par le fascisme et le stalinisme.

* * * * * * * * *

En conclusion, doit-on dresser un bilan d'échec de l'Alliance ? Bien sûr que non. La dissolution de notre groupe a été un coup dur sur le moment, parce que c'était la fin d'un rêve, c’était un projet qui s'évanouissait. Dix ans d'hyperactivité, de combats, de fraternité, de convivialité et, il faut le dire, de franche rigolade, parce qu'on s'est aussi bien marrés. Le bilan d'un groupe comme le nôtre ne se fait pas seulement sur ses résultats politiques mais aussi sur la façon dont il vivait son militantisme 31 .

Peut-être est-ce dû à sa courte vie, mais l'Alliance n'a jamais été déchirée par des conflits internes 32 . Des engueulades, c'est normal, mais ça n'allait pas loin. Il reste, entre les anciens de l'Alliance qui se croisent, même avec ceux qui ont décroché de l'action, quelque chose d'indéfinissable. Nous avons tous la nostalgie de cette époque, mais personne n'est resté sur le bord du chemin à se morfondre.

Le passage d'une partie des militants parisiens de l'Alliance à la Fédération anarchiste a été une autre histoire... Pendant longtemps, certains militants de la FA ont projeté sur le groupe Besnard les mêmes fantasmes qu’ils projetaient dur l’Alliance. On reprochait aux militants du groupe Besnard d’ « investir des postes » à la FA. Le groupe recrutait et s’agrandissait régulièrement : c’était louche ; lorsqu’il atteignait une certaine taille il se constituait un autre groupe. On reprochait donc au groupe de se développer . Heureusement, la FA a changé… et les militants de l’Alliance ont vieilli.

Je pense que l'Alliance a eu une influence durable, peu spectaculaire, mais en profondeur dans le mouvement libertaire. Elle a fourni une génération de militants, et ça, c'est jamais perdu. Elle a permis d'organiser pendant dix ans des militants qui se seraient dispersés sans elle, et qui auraient sans doute abandonné par manque de perspectives. Elle a contribué à maintenir le flambeau du syndicalisme révolutionnaire à une époque de transition 33 où les militants de l'après-guerre commençaient à disparaître et où il n'y avait pas encore une relève. Enfin, elle a introduit sur le plan théorique de nouvelles approches, brisé des tabous, cassé la vision diabolique que les anarchistes avaient du marxisme et montré la nécessité d'une réelle cohérence dans l'élaboration théorique. Ce n'est pas si mal...

Avec la recomposition actuelle du paysage syndical, je pense que la reconstitution de quelque chose ressemblant à l'Alliance syndicaliste, permettant de coordonner les courants SR et AS dans le mouvement syndical, y compris dans les « nouvelles » organisations syndicales comme SUD, serait une excellente chose, mais il est évident cependant qu’on ne pourrait pas reprendre les choses exactement au point où on les a laissées en 1980.

En effet, un certain nombre de données nouvelles sont apparues qui modifient radicalement le contexte. Il est peut-être significatif que la fin de l’Alliance correspond grosso modo avec la fin des trente glorieuses et l’apparition du néolibéralisme et de la « mondialisation ». Peut-être la disparition de l’Alliance est-elle liée à son incapacité à s’adapter à ce nouveau contexte. Pendant la période où nous y militions, il y avait encore massivement dans le mouvement ouvrier une conscience claire de la séparation des classes. C’était là un point qui était évident et qui n’était pas remis en cause.

Aujourd’hui, cette conscience de classe s’est considérablement effritée et il est parfois difficile d’en faire prendre conscience aux jeunes générations. Je me souviens avoir distribué des tracts de la CGT lors d’une des multiples attaques du gouvernement contre la sécurité sociale. L’attitude des passants était significative : beaucoup de personnes considéraient avec un certain dégoût un tract venant de la CGT. C’était pourtant des salariés qui étaient les premiers concernés par ces attaques contre la Sécu. L’imprégnation des idées néolibérales chez de nombreux salariés est le résultat d’une propagande patronale et gouvernementale extrêmement efficace.

– Donc le premier point qu’il me paraît important de souligner est que la lutte sur le terrain idéologique me paraît aujourd’hui plus que nécessaire.

– Le second point est qu’il faut préparer les militants et les travailleurs aux différentes techniques de manipulation des groupes afin qu’ils soient capables de contrer les tentatives de prise de contrôle de leurs structures par de prétendue « avant-gardes » ;

– Le troisième point est que le travail de coordination ne pourrait plus se limiter aux organisations syndicales mais devrait s’étendre à toutes les instances du « mouvement social » qui se sont constituées en dehors du syndicalisme et des partis politiques.

– Le dernier point est la nécessité d’étendre des relations au plan international, pour des raisons évidentes liées à la mondialisation, avec toutes les organisations proches par leurs objectifs et leurs pratiques 34 .

La modernité fournit des atouts considérables au mou¬vement s’il se montre capable d’en tirer parti. Le fossé existant autrefois entre les couches cultivées de la popula¬tion et les masses prolétarisées, du moins dans les pays industriels, s’est considérablement réduit, ôtant toute jus¬tification aux prétentions des intellectuels petits-bourgeois à se poser en direction autoproclamée du mouvement ouvrier. Les militants syndicalistes d’aujourd’hui se mon¬trent tout autant capables de réflexion et de conceptuali¬sation que les avocats, journalistes, médecins qui étaient il y a un siècle candidats à la direction du mouvement ou¬vrier. Ce constat en lui-même introduit une exi¬gence : la composition sociologique de la classe révolution¬naire s’est modifiée. Si le poids du prolétariat traditionnel n’a pas changé en nature – quoi qu’on dise, une grève d’éboueurs, de cheminots, d’ouvriers d’usine a plus d’incidence sur notre vie quotidienne qu’une grève de coiffeurs, d’huis¬siers de justice ou d’antiquaires – il a changé sur le plan démographi¬que. Le problème, posé par Pierre Besnard en 1926, de l’intégration de couches non ouvrières au sens strict, l’employé, le fonctionnaire, le contremaître, le technicien, le professeur, le savant, l’écrivain, l’artiste, qui vivent exclusivement du produit de leur travail reste donc plus que jamais d’actualité.

Cela implique, là encore, l’exigence d’une ré¬flexion nouvelle sur la notion de travail productif, qui ne peut plus se limiter aux critères élaborés par les penseurs so¬cialistes du siècle dernier, et sur la fonction du travail dans la société d’aujourd’hui.

"Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la vous-mêmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs." (N. Makhno)
Image
Avatar de l’utilisateur
vroum
 
Messages: 6910
Inscription: Mar 22 Juil 2008 23:50
Localisation: sur les rails

Re: L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede vroum le Ven 11 Déc 2009 09:49

troisième et dernière partie :

Notes

1 CSR, BP 3, 31240 Saint-Jean. E-mail : syndicaliste@wanadoo.fr

2 Les lambertistes ont toujours courtisé les anarcho-syndicalistes qui leur donnaient une légitimité historique et une filiation virtuelle avec le mouvement ouvrier français. Lorsque s’est constitué le Parti des travailleurs, celui-ci, pour ne pas donner l’impression d’être un bloc monolithique était constitué en théorie (très théoriquement, je dirais même), de trois tendances, dont une tendance « anarcho-syndicaliste ». Pour ne pas être malpoli, je ne dirai pas ce que je pense de ceux qui ont apporté leur caution à cette organisation trotskiste.

3 Pierre Piler dit Gaston Leval , 1895-1978. Il est réfractaire lors de la Première guerre mondiale et se réfugie en Espagne. En 1921 il se rend en Russie comme délégué de la CNT lors du congrès constitutif de l’Internationale syndicale rouge. Son rapport négatif contribue à ce que le CNT n’adhère pas à cette organisation. En 1924 il part s’installer en Argentine. Il participe à la révolution espagnole, dont il observe attentivement l’œuvre économique. Il fuit l'Espagne en 1938, arrêté pour insoumission, condamné il s'évade de Clairvaux en août 1940. A la libération il vit à Bruxelles, revient en France et collabore à la revue contre-courant. Il rejette le qualificatif d’« anarchiste » trop ambigu à son avis. Il fonde le groupe Socialiste libertaire et crée les Cahiers du socialisme libertaire et le Centre de sociologie libertaire. Il écrivit entre autres : L'Espagne libertaire. – l'Etat dans l'histoire, – Bakounine, fondateur du syndicalisme révolutionnaire. A la fin de sa vie il adhéra au Syndicat CGT des correcteurs.

4 Pierre Besnard, né en 1886, cheminot au chemin de fer de l'Etat depuis 1909, nommé facteur en chef de la gare d'Autueil en décembre 1919, fut révoqué pour faits de grève en mai 1920 lors de la Grande grève, hélas sans résultat, des chemins de fer. En 1921, il devient secrétaire général du comité central des Comités syndicalistes révolutionnaires, créés en 1919 au sein de la C.G.T. et regroupant anarcho-syndicalistes, syndicalistes révolutionnaires et communistes. Après le congrès de Saint-Etienne de la C.G.T.-U. nouvellement créée, où sa motion est repoussée par 848 voix contre 399. Il fonde, fin 1922, pour sauver le syndicalisme de la mainmise communiste, le Comité de défense syndicaliste. Ce qui n'empêche pas les anarchistes et les anarcho-syndicalistes d'être à nouveau battus au congrès de Bourges en 1923, sur la question de l'affiliation à l'A.I.T. Il participa à la fondation de la CGT-SR en 1926.

5 Si l’activité de l’Alliance a été en grande partie liée à la CFDT, nous avions aussi des camarades à la CGT, à Paris et en province. Il ne faut pas l’oublier. Dans les années 70, ce n’était pas toujours très facile…

6 S’ils avaient un peu étudié Bakounine, ils auraient su ce que c’était.

7 « Elisabeth, en lisant une épreuve de l’interview, ajouta Toublet, insista sur le fait que la contre-fraction pouvait permettre de ne pas tomber dans le fonctionnement majorité/minorité systématique. C’est-à-dire d’être critique aussi vis-à-vis de la minorité ; elle concluait que dans le secteur de la Santé, au nom du principe de l’unité de la minorité, les libertaires avaient trop suivi la LCR. »

8 C’est moi – je l’avoue – qui ai écrit ces articles. Sur Malatesta, je n’ai pas changé. Sur Kropotkine, disons que j’ai mis un peu d’eau dans mon vin. Puisqu’on en est aux révélations, c’est également moi qui ai écrit l’interminable série d’articles sur l’anarcho-syndicalisme, sauf celui sur les tendances à la FEN qui est de Pierre Michalak.

9 L’obsession permanente de Jacky Toublet était de constituer l’unité du mouvement libertaire, un mouvement ancré dans les luttes sociales. Peu de temps avant de mourir, Jacky avait adhéré à Alternative libertaire, qui est, à la suite de mutations dont je ne saurais raconter le détail, la continuatrice de l’UTCL.

10 Nous avions en mémoire une chose que beaucoup de camarades ignorent. Après la guerre, les organisations syndicales « qui n'avaient pas collaboré » ont été invitées à se faire connaître pour récupérer les locaux qu'elles possédaient dans les bourses du Travail. La CGT-SR avait disparu, mais la toute nouvelle CNT(f) se déclarait comme son successeur. Les camarades ont refusé de faire la démarche parce qu'ils « ne voulaient rien devoir à l'Etat ». A cette énorme stupidité, les camarades de la jeune CNT(f) en ont ajouté une autre. Pendant les quelques années qui ont suivi la Libération, des syndicats entiers quittaient la CGT parce qu'ils en avaient marre des staliniens. Nombre d'entre eux sont venus frapper à la porte de la CNT. Les camarades qui les ont reçus leur ont demandé s'ils étaient anarchistes. Les gars répondaient évidemment que non, et ils allaient voir ailleurs. C'est ainsi que FO a pu récupérer les syndicats qui ont quitté la CGT. Le jeune gars de la CNT(f) que nous avions rencontré dans le début des années 70 nous paraissait fait dans le même moule que ses prédécesseurs de l'après-guerre. Je précise que le « zèle anarchiste » de ces camarades était tout à fait contraire aux pratiques de la CNT espagnole qui organisait, heureusement, une grande masse de travailleurs qui n'étaient pas anarchistes.

11 Si les copains d’Usinor avaient été aussi machiavéliques et malhonnêtes que le prétendaient leurs adversaires de la direction confédérale, peut-être auraient-ils adhéré à Force ouvrière, simplement pour sauter l’obstacle. Gagner du temps pour voir venir. Sans doute étaient-ils trop sincèrement syndicalistes pour se livrer à de telles manœuvres. A la différence de beaucoup de “ politiques ”, qui ne se gênent pas, eux. Ainsi qu’avait pu le constater, au commencement des années soixante-dix, un camarade qui était délégué syndical CFDT aux Compteurs de Montrouge, devenus plus tard Schlumberger. Un jour, il était entré par erreur dans le local de la section FO, notoirement connue pour être tenue par les gens de Lutte ouvrière et quasi inactive. Quelle ne fut pas sa stupéfaction de voir la pièce, du sol au plafond, entièrement emplie d’extincteurs… Ce n’est que quelques semaines après qu’il comprit la raison de ce qui lui était apparu d’abord comme une incongruité : Lutte ouvrière n’avait pas, alors, de local — la “ clandé ”, toujours. Néanmoins, il fallait bien que nos camarades trotskistes stockent les extincteurs nécessaires à leur célèbre fête annuelle. Donc, ils utilisaient les locaux syndicaux qu’ils contrôlaient à cet effet ! On en déduit qu’ils ne devaient pas chercher à faire trop d’adhérents hors de LO ! » (Note de J.T.)

12 Secrétaire général de la CFDT avant Edmond Maire.

13 Je peux l’avouer maintenant, il y a prescription.

14 A vrai dire je ne me souviens pas s’ils étaient formellement de l’Alliance, en tout cas ça ne faisait pas de différence pour nous.

15 Je ne me souviens plus de la date de la réunion, mais c’était après le 35e congrès de la CFDT.

16 La politique de la Ligue consistait à occuper un maximum de postes de permanents, la plupart du temps indépendamment de leur implantation réelle en militants. Cette stratégie était logique pour des gens qui se percevaient comme une direction de rechange de la classe ouvrière. Ça n’a pas empêché qu’ils fassent partie de charrettes, plus tard.

17 Toublet croyait devoir ajouter, à la relecture de son interview : « Il y eut peut-être d’autres causes à la scission, moins théoriques. Ainsi l’un des protagonistes de cet éclatement, dont le nom importe d’autant moins qu’il devait être faux, s’est trouvé être celui qui a apporté impasse Guéménée, le local de la Ligue communiste, à laquelle il avait adhéré après l’implosion de l’ORA, l’objet qui servit de prétexte formel à l’interdiction de cette organisation. Quelque temps après également, avec deux ou trois copains, nous étions allés musarder à la fête de Lutte ouvrière. Quelle ne fut pas notre surprise d’y voir une ancienne militante de l’ORA, qui avait été responsable des relations internationales, en train de faire cuire des frites… Et avec tant d’attention qu’elle ne vit point les signes que nous lui fîmes ! Nous en avons conclu que le ministère de l’Intérieur et LO, et peut-être d’autres, s’étaient occupés de l’ORA, cette organisation dont le développement ne leur seyait guère. »

18 Organisation communiste libertaire, un des deux groupes issus de la scission de l’ORA, d’orientation « mouvementiste ». (Note de J.T.)

19 Union des travailleurs communistes libertaires, un des deux groupes issus de la scission de l’ORA qui par regroupement avec d’autres constitua Alternative libertaire.

20 Sur ce dernier point, Jacky a la mémoire un peu sélective. A l’époque où se déroulaient des discussions entre l’Alliance et l’UTCL, il était le premier à être complètement effaré par l’attitude et le discours de l’UTCL, dogmatique, sévère, cassant et prétentieux. Et surtout par leur alignement invraisemblable sur les positions de la Ligue communiste. A la fin de la fameuse conférence tenue par les deux groupes dans le 19e arrondissement, des militantes de l’UTCL sont allées voir des copines de l’Alliance pour se réjouir que cette dernière ait refusé d’envisager une fusion, parce que les gars de l’UTCL étaient persuadés de nous « bouffer tout crus »… (Textuellement. Je n’ai appris cette dernière précision que par une confidence tardive, en février 2006).

21 Le Parti des travailleurs, d’inspiration lambertiste, ne voulait pas donner l’impression d’être un bloc monolithique. Aussi était-il constitué en théorie (très théoriquement, je dirais même), de trois tendances, dont une tendance « anarcho-syndicaliste ». Nos lambertistes tenaient beaucoup à l’existence de ce courant, le plus fictif de leur parti, car cela leur donnait une légitimité historique et une filiation virtuelle avec le mouvement ouvrier français.

22 Evoquant le conflit entre syndicalistes révolutionnaires et communistes au sein de la CGT-U, Pierre Besnard écrit : « Malgré les efforts inouïs des syndicalistes, dont l'homogénéité ne fut pas la vertu dominante, les communistes triomphèrent définitivement. (...) Si les groupements syndicalistes révolutionnaires avaient été plus actifs, s'ils avaient su où ils allaient, il peut se faire, que l'écrasement eût été moins brutal et qu'une réaction devînt possible. Ce ne fut pas le cas.

23 Ce fait m'a été révélé par des militants qui ont vécu cette période, notamment Gaston Leval.

24 David Shub, Lénine, Idées-Gallimard, p. 173.

25 Il y avait quelque chose de profondément pathétique dans les débats entre vieux militants syndicalistes révolutionnaires qui avaient, dans leur jeunesse, rejoint éphémèrement le parti communiste. Une sorte de hiérarchie s'était formée entre ceux qui l'avaient quitté (ou en avaient été exclus) le plus tôt (c'est-à-dire ceux qui avaient « compris » le plus vite...) et ceux qui avaient tardé à partir ou qui en avaient été exclus, comme Monatte, Rosmer, Delagarde, en décembre 1924. D'âpres débats les divisaient sur la date la plus appropriée de départ.)

26 Lénine se plaignait que la lutte antiparlementaire avait été abandonnée aux anarchistes.

7 Il rencontre Rosmer, Victor Serge, Marcel Body, Voline (qu'il fait libérer de prison dans des circonstances rocambolesques) Alexandre Schapiro, Emma Goldmann, Alexandre Berckmann, mais aussi, du côté bolchevik, Chliapnikoff, Alexandra Kollontaï, Lénine, Trotsky, Boukharine.

28 La constitution de l’AIT seconde manière est décidée lors d’une conférence tenue à Berlin en juin 1922. Une dizaine de délégations étaient présentes dont la CNT (Espagne) ; la FORA (Argentine) ; la CGT (Portugal) ; l'USI (Italie) ; la SAC (Suède); la FAUD (Allemagne) ; Le Comité de défense du syndicalisme qui deviendra la CGT-U puis, CGT-SR (France),
le Mexique, le Chili, la Tchécoslovaquie, la Norvège.

29 « Enerver » signifiait alors littéralement « ôter les nerfs », c’est-à-dire rendre apathique.

30 Léon Trotsky, « Communisme et syndicalisme », 1929, in : Léon Trotsky, Classe ouvrière, parti et syndicat, classique Rouge n° 4, 1970.

31 Un jour, un couple de militants de Longwy nous contacte et nous propose de venir à intervalles réguliers pour leur expliquer ce qu'est l'Alliance. Pendant plusieurs mois, nous avons fait le voyage, un copain et moi, avec ma vieille R4. On arrivait le samedi en fin de matinée, on prenait l'apéro, on discutait le coup ; le soir on passait à table et on repartait le lendemain après-midi. Très rapidement le voyage « politique » s'est transformé en visite chez des amis de province. Un jour, le gars nous dit : « Ecoutez, il faut qu'on vous dise, en même temps qu'on vous a contactés on a contacté aussi Lutte ouvrière et ils venaient en alternance avec vous. Bon, on a fait notre choix, c'est vous qu'on choisit. » J'ai alors demandé : « Pourquoi, nous ? » Il me répondit très sérieusement : « Les gars de LO sont pas des marrants et ils ne tiennent pas la chopine. » C'est comme ça qu'on a eu un groupe de l'Alliance à Longwy, car les copains n'étaient pas seuls et on a ensuite rencontré leur groupe.

32 Si on excepte le seul cas vraiment sérieux lorsque Alexandre Hébert a tenté de mettre la main sur l’Alliance, mais l’affaire a été assez rapidement réglée.

33 Le caractère de transition de cette génération de militants se manifeste notamment par la nature des relations que nous entretenions avec les vieux militants ouvriers qui nous avaient soutenus. La transmission de la mémoire révolutionnaire se faisait beaucoup par la parole – pendant les réunions, mais aussi au bistrot. Les anciens nous ont ainsi appris des tas de choses qui ne figureront jamais dans aucun livre d’histoire, d’autant que la CGT-SR détruisait périodiquement ses archives pour des raisons de sécurité. C’est chez Gaston Leval que nous avons rencontré Julian Gorkin. Lorsque Gaston Leval racontait ses rencontres avec Lénine, Trotsky, Boukharine, ces personnages devenaient réels, ce n’étaient plus des personnages historiques. Alexandra Kollontai lui raconta en 1921 qu’elle avait peur de la direction du parti. Trotsky, de passage à Paris, craignait un mauvais coup de la part des sbires de Staline. Il demanda à la CGT-SR d’assurer sa sécurité. Les camarades lui répondirent qu’après le coup de Cronstadt il ne fallait tout de même pas exagérer. Marcel Body raconta que lorsque les bolcheviks eurent tenu trois mois au pouvoir, la direction du parti fêta l’événement ; Lénine aurait déclaré : « Quoi qu’il arrive maintenant, on a tenu aussi longtemps que la Commune de Paris. » Bien entendu, à l’époque, nous ne pensions pas à noter tout cela et beaucoup de ce qui nous était raconté est perdu à jamais.

34 L’Alliance ne négligeait pas du tout la question des relations internationales. Rompant avec le tiers-mondisme des groupes gauchistes, nous pensions qu’il était essentiel que notre mouvement se développe dans les centres de l’impérialisme : Etats-Unis et Grande-Bretagne. Lorsque, après la dissolution de l’Alliance, le groupe Pierre-Besnard organisa deux tournées de mineurs britanniques à travers toute la France (Usinor-Dunkerque, UD CFDT-93, Paris CGT correcteurs, Radio libertaire, Lyon, Bordeaux, Angoulême, etc.) ce fut en fait un héritage de l’Alliance syndicaliste. On se souvient que les mineurs d’Outre-Manche ont fait une grève qui a duré presque un an, entre 1984 et 1985. Il fut impossible d’obtenir de la FA qu’elle « chapeaute » en tant que telle cette initiative parce que « les mineurs anglais ne sont pas anarchistes », et parce qu’ils « ne luttaient pas contre l’Etat » (Dixit la camarade chargée à l’époque des « relations internationales » de la FA). Les deux tournées se firent donc sous l’égide du groupe Pierre-Besnard – l’autonomie des groupes a du bon. Bien entendu, les copains mineurs ne surent rien de ces détails. Ils rentrèrent chez eux en disant : « Les anars français, chapeau ! »
"Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la vous-mêmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs." (N. Makhno)
Image
Avatar de l’utilisateur
vroum
 
Messages: 6910
Inscription: Mar 22 Juil 2008 23:50
Localisation: sur les rails

Re: L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede apeqli le Jeu 5 Mai 2011 11:52

c'est bien beau tout ça... si je puis dire...
apeqli
 
Messages: 655
Inscription: Mer 30 Déc 2009 13:23

Re: L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede vroum le Jeu 2 Fév 2012 10:02

L’ALLIANCE SYNDICALISTE S’EST CONSTITUÉE au lendemain des grèves de mai 68 lorsque nombre de syndicalistes libertaires ont fait le constat de l’échec du mouvement libertaire à s’organiser efficacement lors de ces grèves . L’initiative vient donc du mouvement libertaire lui-même, et plus particulièrement de la partie syndicaliste du mouvement. Au début, tous ne se définissaient d’ailleurs pas comme anarcho-syndicalistes, certains étaient tout simplement des anarchistes qui avaient une activité syndicale. Au début, dans les réunions de constitution du groupe, il y avait d’ailleurs des militants de la Fédération anarchiste, notamment parmi les plus anciens et les plus en vue (des militants « historiques », dirait-on), de Paris et de Bordeaux, et qui étaient pour l’essentiel à FO. Au risque de surprendre, Maurice Joyeux et Suzie Chevet ont donné leur « bénédiction » aux débuts de l’Alliance, mais ces deux camarades ne s’en sont pas occupés une fois qu’elle a été « lancée ».

L’OBJECTIF INITIAL DU PROJET était fort modeste : coordonner l’activité des militants libertaires qui se trouvaient dans les centrales syndicales existantes. Parmi ces militants, il y avait bien sûr des militants dits « de base », mais il y avait aussi pas mal de militants qui avaient des responsabilités syndicales dans leur entreprise ou au niveau local. Il ne s’agissait donc pas à proprement parler de créer une « organisation » mais tout simplement une coordination. Les choses ne se déroulèrent pas ainsi.

Certains militants ont vite fait de comprendre l’enjeu d’une telle initiative et nous avons dû réagir vigoureusement pour ne pas devenir, par l’intermédiaire d’Alexandre Hébert, une sorte d’antenne FO de la pseudo-tendance anarcho-syndicaliste de l’OCI . La tentative a heureusement échoué.

L’attrait de la nouveauté s’estompant, nous nous trouvâmes une poignée de militants confrontés à une tâche qui semblait impossible à réaliser.

http://monde-nouveau.net/IMG/pdf/Alliance_syndicaliste_A5.pdf
"Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la vous-mêmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs." (N. Makhno)
Image
Avatar de l’utilisateur
vroum
 
Messages: 6910
Inscription: Mar 22 Juil 2008 23:50
Localisation: sur les rails

Re: L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede Cheïtanov le Dim 12 Fév 2012 16:11

:gerbe:
"J'ai appris à marcher au pas, avec du punk au bout des doigts. J'ai l'coeur en miettes quand j'pense à ça..."
I'd rather be a picket than a scab, and I still hate Thatcher...
"Au moins AL et les Vignoles ils sont gentils" Un chef NPA
Avatar de l’utilisateur
Cheïtanov
 
Messages: 3169
Inscription: Mar 13 Juil 2010 12:52
Localisation: Ma patrie, c'est le monde.

Re: L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede Freakers le Mar 24 Avr 2012 11:21

Très instructifs et engageant ton propos Cheitanov/Lambros......, si si j'insiste.
Freakers
 
Messages: 51
Inscription: Lun 17 Mai 2010 21:28

Re: L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede Cheïtanov le Mar 24 Avr 2012 12:43

Bin j'ai lu le bouquin "L'anarchosyndicalisme et l'organisation de la classe ouvrière" et j'ai cru que c'était une blague au début.

Que ça te gênes pas que la FA explique que anarchosyndicalisme c'est être à la CGT-FO-CFDT (pas toute la FA) c'est révélateur. En même temps quand on est pour la nationalisation des banques... et pour "taxer le capital, pour financer les retraites"....

Freakers a écrit: Cheitanov/Lambros

Ah la fameuse police libertaire. Le bonjour au Kamarade Bance.

Tu sais qui sont Cheïtanov et Lambros ? et je te demande pas d'aller chercher sur le ternet ou au 33.
"J'ai appris à marcher au pas, avec du punk au bout des doigts. J'ai l'coeur en miettes quand j'pense à ça..."
I'd rather be a picket than a scab, and I still hate Thatcher...
"Au moins AL et les Vignoles ils sont gentils" Un chef NPA
Avatar de l’utilisateur
Cheïtanov
 
Messages: 3169
Inscription: Mar 13 Juil 2010 12:52
Localisation: Ma patrie, c'est le monde.

Re: L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede Freakers le Mar 24 Avr 2012 13:02

Bon quand tu seras devenu grand, que t'arrêteras de faire des raccourcis bidons et de propager tout et n'importe quoi sans même savoir ce dont tu parles, tu pourras peux être venir me parler. tchuss
Freakers
 
Messages: 51
Inscription: Lun 17 Mai 2010 21:28

Re: L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede Cheïtanov le Mar 24 Avr 2012 13:29

Boh fait pas la gueule ! En plus y'avait un chtit article sur ce livre dans votre presse, pas trop méchant de mémoire... Serais-tu dans une position ultra-minoritaire au sein du 33 ?

Alors on fuit les débats ?
"J'ai appris à marcher au pas, avec du punk au bout des doigts. J'ai l'coeur en miettes quand j'pense à ça..."
I'd rather be a picket than a scab, and I still hate Thatcher...
"Au moins AL et les Vignoles ils sont gentils" Un chef NPA
Avatar de l’utilisateur
Cheïtanov
 
Messages: 3169
Inscription: Mar 13 Juil 2010 12:52
Localisation: Ma patrie, c'est le monde.

Re: L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede Freakers le Mar 24 Avr 2012 17:36

Je ne fuis pas les débats loin de là. Cependant, la stratégie estampillée CNT AIT de bouger les points de fixations des débats ne me permet pas de m'y retrouver. On parle stratégie syndicale, vous me sortez un texte de nulle part signé Pierre Bance, qui n'est pas adhérent de la CNT-F. Pourquoi devrais je me positionner sur la question ? Par qu'elle obligation ? Et lorsque je demande à celui qui met se texte ce qu'il faudrait faire en situation révolutionnaire pour éviter que la réaction ne nous éclate....hop à nouveau une pirouette.

Rien que sur ce topic, vous avez été des as en la matière. Si seulement vous étiez des as en anarcho-syndicalisme.

Au passage, vos ex camarades de Pau me semble hautement plus conséquent que ce qu'il reste de votre organisation.
Freakers
 
Messages: 51
Inscription: Lun 17 Mai 2010 21:28

Re: L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede vroum le Mar 24 Avr 2012 18:37

si vous alliez discuter ailleurs que dans ce topic...
"Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vérité, créez-la vous-mêmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs." (N. Makhno)
Image
Avatar de l’utilisateur
vroum
 
Messages: 6910
Inscription: Mar 22 Juil 2008 23:50
Localisation: sur les rails

Re: L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede Cheïtanov le Mar 24 Avr 2012 20:37

J'allais justement dire si Freakers voulait vraiment refaire le débat Vignoles/AIT, on ouvre un énième topic (en attendant la nationalisation des banques).

Mais ce topic pose la question de l'anarchosyndicalisme, pour certains faut juste être anar et à FO-CGT-SUD, et là peut-être que même Freakers sera d'accord, ça a rien à voir. la 1e fois que j'ai lu le livre de Berthier, j'y ai pas cru. Marrant comme des gens encensent la CNT-AIT es et se gaussent de faire... tout le contraire.
"J'ai appris à marcher au pas, avec du punk au bout des doigts. J'ai l'coeur en miettes quand j'pense à ça..."
I'd rather be a picket than a scab, and I still hate Thatcher...
"Au moins AL et les Vignoles ils sont gentils" Un chef NPA
Avatar de l’utilisateur
Cheïtanov
 
Messages: 3169
Inscription: Mar 13 Juil 2010 12:52
Localisation: Ma patrie, c'est le monde.

Re: L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede fu hsang le Mar 24 Avr 2012 21:01

franchement y a pas pire qu un debat vignolles/AIT ...

j en ai fait , j y ai participé et c est apres quand j y ai assisté que j ai compris ...la bulle qui est crée quand tu discutes ...
d autant que la scission de 93, si je me souviens , n est pas tres clair ^^
d autant que l AIT a reintegre la tour d auvergne(1ere scission de la cnt française ) y a quelques annees ...

du coup je sais plus ou donner de la tete ...
fu hsang
 

Re: L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede Cheïtanov le Mar 24 Avr 2012 21:13

Ah si en 1993, malgré les propos vignoles ce fut très clair.

mais on ne refera pas le débat...
"J'ai appris à marcher au pas, avec du punk au bout des doigts. J'ai l'coeur en miettes quand j'pense à ça..."
I'd rather be a picket than a scab, and I still hate Thatcher...
"Au moins AL et les Vignoles ils sont gentils" Un chef NPA
Avatar de l’utilisateur
Cheïtanov
 
Messages: 3169
Inscription: Mar 13 Juil 2010 12:52
Localisation: Ma patrie, c'est le monde.

Re: L'Alliance syndicaliste, des anars à la CGT et à la CFDT

Messagede fu hsang le Mar 24 Avr 2012 22:14

bah , en meme temps , on s en tape ^^
fu hsang
 

Suivante

Retourner vers Histoire de l'anarchisme

Qui est en ligne

Utilisateurs parcourant ce forum: Aucun utilisateur enregistré et 6 invités