Histoire du syndicalisme révolutionnaire en France

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Histoire du syndicalisme révolutionnaire en France

Messagede Antigone le Sam 23 Mai 2009 09:26

Comme cette histoire est trop longue pour être présentée sous un seul et même post, j'ai décidé de la découper et de la présenter en 4 parties:

1 - 1811-1864: AUX SOURCES DU MOUVEMENT SYNDICAL
2 - 1864-1902: LA CONSTRUCTION SYNDICALE
3 - 1902-1914: LA CRISE DE LA CGT
4 - 1918-1948: LE DECLIN du SYNDICALISME REVOLUTIONNAIRE

Je vais essayer de trouver le temps de rédiger un article par semaine que je posterai pendant le week-end... ou le lundi (on verra)
Par conséquent, ce topic va s'étoffer au fur et à mesure.
Dernière édition par Antigone le Jeu 27 Aoû 2009 18:19, édité 1 fois.
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Re: Histoire du syndicalisme révolutionnaire en France

Messagede conan le Sam 23 Mai 2009 10:20

Merci Antigone pour toutes tes contributions à ce forum ! En perspective, de quoi affuter nos esprits !
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Re: Histoire du syndicalisme révolutionnaire en France

Messagede Antigone le Sam 23 Mai 2009 10:33

1ère Partie 1811-1864

AUX SOURCES DU MOUVEMENT SYNDICAL


LES CONDITIONS ECONOMIQUES

L'histoire économique du XIXe siècle est en grande partie celle de la Révolution industrielle.
L'impulsion est donnée de Grande Bretagne dès la fin du XVIIIe s. Elle est favorisée par une politique délibérée de libre échange très profitable avec les comptoirs de son empire sur lequel on disait que "le soleil ne se couche jamais".
Dans l'espace germanophone qui va devenir l'Allemagne, l'expansion va prendre forme à partir du Zollverein de 1834, une union douanière (préfiguration de la CEE) qui permet de pratiquer des tarifs communs avec l'étranger sur la base d'une zone intérieure de libre-échange entre la plupart de ses Etats. La monnaie prussienne qui devient monnaie unique en 1857 concrétise la réussite de ce marché.

En France, il faudra attendre la fin des guerres napoléoniennes pour voir l'économie commencer à décoller d'une manière conséquente, mais l'instablilité politique que connaitra le pays pendant la première moitié du siécle va amener les stratégies de développement à osciller constamment entre des périodes de libre-échange et d'autres, plus longues, de repli protectionniste.

La suppression des droits de douane sur les importations de blé (Corn Laws) votée par le parlement britannique en 1846 (alors que l'Irlande est ravagée par la famine) va avoir pour principale conséquence de faire partir les ouvriers agricoles vers les grands centres urbains ce qui stimulera la croissance tout en préservant les intérêts des propriétaires fonciers. D'ailleurs, ceux-ci en profiteront pour moderniser leurs installations. Le Royaume Uni sortira gagnant de cette crise qui culminera avec les événements révolutionnaires de 1848 dans les grandes villes européennes.
On essaiera de faire la même chose en France, mais ça ne marchera pas. L'économie française est de trop petite cylindrée pour se permettre de s'ouvrir à la concurrence étrangère de manière unilatérale. Le traité franco-britannique de Cobden-Chevalier qui limite les droits sur les produits industriels dans la limite de 25 % arrive bien tard (1860) et n'empêche pas la France d'afficher un retard trop important par rapport aux autres pays industrialisés.

Retard économique donc, mais aussi retard social qui sera capital dans la forme que va prendre le syndicalisme en France.
En Grande Bretagne, les premières mesures règlementant le travail des enfants sont adoptées dès 1815. En France, il faudra attendre 1841. Concernant la durée de travail des femmes, la première législation est adoptée en 1847 en Grande Bretagne, elle ne le sera seulement qu'en 1900 en France.
L'Allemagne n'est pas en reste. Dès les années 1880, Bismark consentira à ce qu'une série de dispositions d'assurances couvrant la maladie, la vieillesse, les accidents du travail soient mis en place. Bien sur, ces mesures sociales ne sont pas offertes sur un plateau, elles sont imposées par la lutte; et ces exemples contribueront à donner au mouvement syndical français bien plus qu'un simple aperçu des défis à relever.

Globalement, la France en 1860 a entre 30 et 50 ans de retard sur ses voisins britannique et prussien. C'est encore un pays très largement dominé par la petite entreprise, où l'industrie lourde pèse peu comparée aux fabriques de produits manufacturés, et où la stratégie commerciale des gouvernements se concentre sur un marché intérieur qui n'est pas vraiment dynamique.

LES CONDITIONS SOCIALES

C'est en Grande Bretagne, le pays industriellement le plus avancé, que les premières révoltes ne tardént pas à éclater contre les effets de la mécanisation sur les métiers.
En 1811-12, les artisans du textile, les luddistes, dont les professions sont menacées de disparaitre à cause des machines inventées par Jacquard, tentent de renverser le gouvernement. Mais leur cause est désespérée, et leur mouvement s'éteindra avec leur métier. Un mouvement similaire sera écrasé en France à Vienne en 1819. C'est à ces occasions que se produiront les premières actions de sabotages contre les machines.

Mais les mouvements les plus importants sont provoqués par des crises dont les origines sont souvent agricoles (paupérisation des paysans, mauvaises récoltes) mais dont les effets se font durement sentir dans les nouveaux centres industriels où l'afflux de miséreux bouleverse la composition sociologique des quartiers, où la surpopulation aggrave des conditions de vie déjà déplorables, ainsi que Dickens les a relatées dans ses récits.

Le système éléctoral est lui aussi profondément inégalitaire puisque les villes nouvelles n'ont pas de réprésentants, et quasi féodal puisqu'on impose dans les petites bourgades de voter à haute voix et en présence du propriétaire du domaine.
En 1819 à Manchester, un meeting réclamant le suffrage universel est réprimé dans le sang. C'est le début du mouvement chartiste qui jusqu'en 1848 ne cessera de se donner pour objectif la réforme du système électoral.
Les Trade Unions (unions de travailleurs) se créent. Le mouvement s'étend et se politise au point que le droit de grêve est reconnu en 1825, En 1838, les Unions se regroupent en un seul syndicat.
Le mouvement chartiste sera inspiré par un meli-melo de toutes les théories utopistes qui ont cours à cette époque (méthodiste, jacobine, socialiste...), il sera riche en débats et en idées (le projet de coopératives ouvrières notamment) et il va largement influencer le mouvement syndical de la deuxième moitié du siècle.

En France, l'organisation des travailleurs ne sort pas du néant.
Les organisations compagnonniques ont été très puissantes sous l'Ancien Régime. Elles contrôlaient les embauches, déclenchaient parfois des grêves, organisaient des actions de boycott... trop puissantes pour les jacobins qui ne pouvaient supporter la présence d'une force susceptible de leur créer des difficultés.
Le 14 juin 1791, la loi Le Chapelier interdit les corporations, le compagnonnage, les coalitions paysannes et ouvrières. Plus tard, les grêves seront punies de 2 à 5 ans d'emprisonnement. Mais cela ne brisera en rien le compagnonnage en tant qu'organisation d'entraide, d'éducation, de protection... et de revendication. On comptera jusqu'à 200 000 compagnons dans les années 1830.
Par ailleurs, les dispositions du Code pénal n'en seront pas moins contournées par la création de coopératives de production et de sociétés ouvrières de secours mutuels. Durant la Monarchie de Juillet, ces dernières prendront l'ascendant dans l'organisation des luttes sur les compagnonnages dont l'influence déclinera faute de pouvoir s'adapter aux nouveaux procédés de fabrication.

Néanmoins, cette première moitié du siècle restera dominée en France par les insurrections des Canuts à Lyon en 1831 et 1834, pendant lesquelles les sociétés de compagnonnage joueront un rôle non négligeables. Chaque fois pendant une semaine, après avoir pris d'assaut les armureries de la ville, les insurgés ont su résister aux canons des régiments dépêchés en urgence par le pouvoir central. Ce seront les premièrs soulèvements où l'on verra porter le drapeau noir. Les révoltes lyonnaises resteront longtemps dans les mémoires et influenceront la pratique des révolutionnaires jusqu'au début du XXe siècle.

En 1860, la loi Le Chapelier prend un sérieux coup dans l'aile quand le gouvernement décide d'accorder 10 millions de francs aux sociétés de secours mutuels, tout en se réservant le droit de nommer et de démettre ses présidents.
De nombreuses grêves éclatent à partir de 1862. Les ouvriers s'organisent sur le modèle des Trade Unions. Finalement, le 25 mai 1864, la loi Emile Ollivier reconnait un état de fait, le droit de coalition, et par voie de conséquence, le droit de grêve. Du même coup, elle permet au mouvement syndical de voir le jour et de se construire. Effet presqu'immédiat, dans les mois qui suivent, les associations mutuelles ouvrières sont remplacées par les Chambres syndicales.
1864 est une date importante. Elle marque le moment dans l'Histoire de France où le pouvoir doit reconnaitre la classe ouvrière en tant que mouvement organisé.

S'il y a une leçon a retenir de cette première période, c'est que même rejetés dans l'illégalité, les travailleurs trouvent toujours le moyen de s'organiser et de lutter
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Re: Histoire du syndicalisme révolutionnaire en France

Messagede Tuxanar le Mar 26 Mai 2009 10:22

Quelques petites précision sur la loi Le Chapelier qui n'enlève rien àa la justesse de tes propos, Antigone.

Ce ne sont pas les jacobins qui l'ont mis en place. Nous sommes en 1791, en pleine monarchie constitutionnelle, bien avant la terreur. Les membres de l'Assemblée Nationale de l'époque sont des bourgeois libéraux modérés, pas forcément les futurs partisans de Robespierre.

Et la loi Le Chapelier ne vise pas que les corporations mais toutes les associations (hormis les clubs qui ne forment pas une association au sens moderne du terme) quelle qu'elle soit. C'est plus une volonté d'éliminer toute concurrence entre l'Assemblée dans la détermination de la volonté générale que d'éliminer les défenseurs des travailleurs, bien que cette éliminantion soit également une raison importante à cette loi.
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Re: Histoire du syndicalisme révolutionnaire en France

Messagede Antigone le Sam 30 Mai 2009 08:47

2e Partie 1864-1902

LA CONSTRUCTION DES SYNDICATS


LES CONDITIONS ECONOMIQUES CHANGENT...

Depuis le début du XIXe s. l'économie n'avait fait que se développer de manière constante avec, certes, quelques a-coups, mais rien de sérieux.
A partir de 1860, la corde se tend. Les grandes villes européennes se développent. La spéculation ravage les esprits. L'immobilier flambe. Des crédits mobiliers promettent de grosses rémunérations aux actionnaires. Ne pensant qu'à rentabiliser leurs investissements, les financiers s'endettent et le système sur lequel tout cela repose devient de plus en plus fragile.
Dans toute crise, il y a un élément déclencheur. Celui-ci va venir d'Outre-Atlantique avec la Guerre de Sécession (1861-1865) qui n'avait pas encore cessé c'est sûr alors que le mouvement syndical était en train de naitre officiellement en France.

En générant de l'inflation, cette guerre a permis au Nord de financer son industrialisation, et aux Etats-Unis de s'imposer dans le concert des grandes puissances, ce qu'aucun gouvernement ne pouvait désormais ignorer. Toutefois, c'est encore sur ses immenses espaces d'agriculture et d'élevage et surtout sur une production à moindre coût que s'appuyait la puissance de ce pays.
Lorsqu'en 1871, la Grande Bretagne, qui depuis un siècle avait choisi de sacrifier son agriculture au profit de son industrie, a décidé de ne plus s'approvisionner en blé en Europe centrale mais en Amérique, un premier vent de panique s'est emparé des places européennes. La tempête ne retombera pas.
L'Allemagne décidera d'assurer solidement ses transactions monétaires en adoptant l'étalon or. En février 1873, le Congrès américain se ralliera à cette politique. La valeur argent s'effondrera provoquant la faillite des compagnies minières. Le 9 mai, la Bourse de Vienne s'écroulera entrainant toutes les autres à sa suite.
Emprunts hypothéquaires non remboursables, faillites bancaires, prêts interbancaires plus chers, réactions protectionnistes...
Le krach de 1873 provoque un choc d'une telle ampleur qu'on va parler de dépression. En réalité, l'activité économique ne chutera pas. Elle va se mettre à stagner pendant une trentaine d'années, et cela, bien que dans le même temps les PNB continueront à croitre.

Face à ce marasme, les conquêtes coloniales vont reprendre de plus belle à la recherche de nouveaux débouchés. les grandes entreprises vont se concentrer pour maintenir leurs profits, les petites en revanche se feront absorber ou disparaitront. Des cartels vont se former en Allemagne, des trusts aux USA. En France, en raison des lourdes indemnités de guerre dûes à l'Allemagne en exécution du traité de Francfort, on investira moins et le processus sera plus lent.

... MAIS LA CLASSE OUVRIERE CONTINUE A S'ORGANISER

Pour les travailleurs, la crise économique a des répercussions immédiates.
Tout d'abord, la concentration des entreprises entraine une concentration de la main-d'œuvre dans des usines de plus en plus immportantes. La crise touche les ateliers d'artisans et contraint des petits patrons à se prolétariser. Les paysans des exploitations les plus fragiles, dont les revenus se mettent à baisser brutalement, sont tentés d'aller à la ville se faire embaucher. C'est le début de l'exode rural.

Cette crise survient au lendemain de l'écrasement de la Commune de Paris par les troupes de Gallifet. 30 000 morts pendant la Semaine sanglante auxquels s'ajouteront 20 000 autres au cours des semaines suivantes, près de 40 000 éxilés ou en fuite, 50 000 jugements échelonnés jusqu'en 1877 et 10 000 déportations (si l'on inclue les familles) au bout du monde, dans les bagnes de Guyane et surtout de Nouvelle Calédonie. Là-bas, on cherchera même à les utiliser pour mater la rebellion kanaque.

Avec une pareille hécatombe, les versaillais pensaient avoir brisé le mouvement ouvrier pour longtemps, il n'en sera rien.
Des grêves vont continuer d'éclater et de plus en plus de syndicats vont se créer. En 1870, alors que des syndicats de métiers commençaient tout juste à se constituer, on dénombrait déjà 60 chambres syndicales. En 1876, elles seront 182, et 478 en 1880. La barre des 500 est atteinte l'année suivante.
A partir 1879, des grâces commencent à être accordées. Il faut attendre toutefois le 14 juillet 1880 (qui devient fête nationale pour l'occasion) pour que l'amnistie soit totale et effective.

Confrontés à un mouvement syndical en pleine expansion, les dirigeants socialistes se retrouvent à leur retour d'exil face à une situation qui n'a plus rien de comparable avec celle qu'ils avaient laissée. Pour eux, tout est à rebâtir. Et en plus, ils sont divisés. Chaque tendance va créer son propre parti.

Tour d'horizon des forces en présence:
- La Fédération des Travailleurs socialistes de France est le premier à se former, mais derrière Paul Brousse, les possibilistes ne cesseront de se faire les propagandistes de réformes concrètes. Les socialistes indépendants (Alexandre Millerand, Jean Jaurès), acquis au parlementarisme, les rejoindront plus tard.
- Le Parti Ouvrier regroupe les partisans de Jules Guesdes et de Paul Lafargue qui incarnent la doctrine "officielle" proche du socialisme scientifique de Marx (d'ailleurs Lafargue épousera une de ses filles).
- Les héritiers de Auguste Blanqui (Marcel Sembat, Edouard Vaillant), insurectionnalistes non marxistes, fondent le Comité Révolutionnaire Central dont les trois mots résument à eux seuls l'identité.
- Les positivistes (Auguste Keufer), qui reprennent les termes de la philosophie de Auguste Comte, refutent toute idée de violence et prône l'éducation intellectuelle et morale du prolétariat.
- Les allemanistes sont les amis de Jean Allemane, officier fédéré déporté. Ouvriéristes et non marxistes, ils donnent la priorité à l'action syndicale, se montrent favorables à une sorte d'autogestion dans les entreprises qui seraient obtenues par des réformes.

Finalement, les guesdistes vont devenir les plus nombreux, mais sans pour autant que leur force ne dépasse durablement celle de leur appareil dirigeant. Leur ojectif est de prendre part à la vie politique et d'accéder au pouvoir, mais pour y parvenir, encore faut-il commencer par avoir des militants, une base ouvrière, ce qui est la moindre des choses pour un Parti qui se dit Ouvrier.
Mais ces mititants, où les trouver ?... si ce n'est dans les syndicats !
Voila pourquoi une lutte d'influence va s'amorcer à partir de 1880, dont l'enjeu, tel qu'il est présenté dans les Congrès ouvriers qui se succèdent à partir de cette date, sera de prendre le contrôle des syndicats.

Face à eux, les anarchistes incarnent un esprit d'indépendance qui leur vient des petites entreprises artisanales, et une spontanéité révolutionnaire qui a eu, depuis le début du XIXe siècle, plusieurs fois l'occasion de se manifester. D'ailleurs, il est intéressant de remarquer qu'une bonne partie des dirigeants socialistes ont débuté leur engagement politique en tant que militants anarchistes avant que les objectifs électoraux et l'exercice des mandats municipaux ou parlementaires les amènent à devenir de plus en plus réformistes.
Cela montrait combien les anarchistes, même sans une organisation spécifique, pesaient sur la société; leur presse périodique y contribuant largement.

LES SYNDICATS CONTRE LE PARTI

La loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884 enterre définitivement la loi Le Chapelier. Elle reconnait le droit syndical en l'étendant aux groupements professionnels et intercorporatifs. Mais l'encadrement de la loi demeure très strict, trop pour que l'on puisse parler de liberté syndicale. D'autre part, les syndicats sont toujours interdits dans la Fonction Publique. Le patronat en profitera également pour créer ses propres syndicats maison là où le rapport de force leur permet.
Cette loi aura deux effets. En incitant les municipalités à mettre un local à la disposition des délégués syndicaux, elle va accélérer encore un peu plus le phénomène de syndicalisation. L'autre conséquence sera de donner libre cours à l'exacerbation des antagonismes entre les guesdistes et les anti-guesdistes.

En 1886, les guesdistes créent la Fédération Nationale des Syndicats dont ils prennent immédiatement le contrôle, et qui regroupe les Chambres Syndicales. Ils veulent en faire la courroie de transmission des directives politiques du parti, et ils pousseront cette subordination jusqu'à organiser les congrès de la fédération en ouverture ou en clôture du congrès annuel du parti.

Pour les anti-guesdistes (anarchistes, blanquistes et allemanistes), il n'est pas question de leur laisser le champ libre.
Le principe de la grêve générale est adopté l'année suivante lors d'un meeting à Paris, alors même que cette question était vivement contestée au sein de la fédération guesdiste.
A partir de 1889, Le Père Peinard, hebdomadaire fondé par Emile Pouget, contribue sur un ton populaire à diffuser les idées anarchistes, reprenant les thèmes sur lesquels s'appuie le syndicalisme révolutionnaire (action directe, antimilitarisme, antiparlementarisme, dénonciation des exploiteurs...).

Il fallait tirer la leçon des insurrections ouvrières réprimées dans le sang. Depuis qu'en 1886 l'armée s'était équipée du fusil Lebel (fusil à balles 8mm), la tenue des barricades paraissaient vouées à l'échec.
La grêve générale présentait le double avantage d'éviter le bain de sang et de paralyser la société en privant le capitalisme de la main d'oeuvre qui lui était nécessaire pour établir sa domination. Les débats portaient sur la manière de la mettre en oeuvre. Mais en attendant que les conditions soient réunies pour faire la révolution, il fallait entrainer les travailleurs à des actions quotidiennes de grêves, de sabotages et de boycott.

Quand finalement en 1889, la fedération guesdiste rejeta le principe de la grêve générale, les camps devinrent irréconciliables. En 1892, les anti-guesdistes créèrent une nouvelle fédération pour concurrencer celle des guesdistes, la Fédération des Bourses.
A l'origine, les Bourses du Travail étaient une idée libérale qui s'inspirait des bourses des valeurs capitalistes. Elles faisaient
office de bureau de placement entre ouvriers et patrons d'ateliers. Le prix du travail variaient en fonction de la situation du marché dans chaque branche professionnelle.
Les anarchistes en feront des organisations de solidarité interprofessionnelles, fonctionnant de manière horizontale, assurant les fonctions de caisse de grêve, de chômage, de maladie, de décès, mais aussi d'éducation et de formation grâce à ses bibliothèques et ses cours du soir. Elles seront vite appréciées par les travailleurs pour leur dévouement et leur efficacité.

La mise en place des Bourses du Travail interviendra dans un contexte particulier.
Les années 1892-94 sont marquées par une vague d'attentats à la bombe, attaques de banques, assassinats de caissiers et de garçons de recettes. Des lois d'exception appelées "lois scélérates" s'abattent sur le mouvement anarchiste, interdisant ses publications, menaçant d'inculper jusqu'au simple sympathisant d'association de malfaiteurs. Conscients de l'impasse où mène ce banditisme politique, beaucoup de militants abandonneront l'action individuelle et la propagande par le fait pour se tourner vers les syndicats qui mettent en pratique l'action directe.

En 1894, la partie non guesdiste (positiviste et allemaniste) de la Fédération des Syndicats et la Fédération des Bourses tiennent conjointement leur congrès à Nantes. Elles décident de fusionner l'année suivante au congrès de Limoges.
Ainsi nait la CGT le 28 septembre 1895 au terme de son congrès constitutif.
La Féderation des Syndicats, réduite aux seuls guesdistes, poursuit un moment sa route avant de s'éteindre en 1898... temporairement. Les guesdistes repoussent à plus tard la perspective de prendre la direction des syndicats et du mouvement ouvrier.

Toutefois, la CGT va connaitre des débuts difficiles. Son assise ne repose que sur deux fédérations dont les stratégies apparaissent différentes, voire opposées, celle du Livre encline aux compromis et celle des Chemins de Fer plutôt favorable à l'action directe. Beaucoup de métiers ne sont pas représentés. Ses dirigeants sont peu aguerris et les actions dont elle est à l'origine échouent.

Pendant ce temps, La Fédération des Bourses va non seulement conserver son autonomie, mais elle va considérablement se développer, passant de 33 Bourses en 1894 à 81 en 1901, grâce à l'action de son secrétaire Fernand Pelloutier, anarchiste et propagandiste de la grêve générale.
Il s'était désinteressé de la CGT à sa fondation. Il justifiait ses réserves par le fait qu'il jugeait cette organisation trop perméable à l'infiltration policière. Les évènements lui donneront raison... La grêve générale des cheminots de 1898 échoue en partie à cause du noyautage policier. Cependant il ignorait que, même dans sa fédération, le vers était déjà dans le fruit, et que son trésorier, Henri Girard, était lui-même un indicateur.
Il meurt en 1901. Avec lui, une page du syndicalisme se tourne.

L'organisation corporative et l'anarchie de Fernand Pelloutier (1896)
http://kropot.free.fr/Pelloutier-organisation.htm

°°°°°°

Au cours de ces 40 dernières années, la classe ouvrière s'est dotée d'organisations qui reflètent la place qu'elle occupe désormais dans la société.
A partir de 1896, la crise s'atténue et une nouvelle période semble s'annoncer à l'orée du XXe siècle. Mais en 1902, plusieurs événements vont survenir qui, en se combinant, vont entrainer la CGT dans une crise dont elle ne se relèvera pas.
C'est ce que nous verrons dans la 3e partie. (dans une quinzaine de jours...)


°°°°°°
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Re: Histoire du syndicalisme révolutionnaire en France

Messagede Antigone le Dim 14 Juin 2009 08:41

En complément de L'Histoire des Bourses du Travail, ouvrage de Fernand Pelloutier édité en 1901, après sa mort,
http://www.drapeaunoir.org/syndicats/pe ... urses.html
je reproduis cet article un peu "technique" qui explique comment fonctionnaient les bibliothèques et les cours du soir.
L'auteur, Paul Delesalle, fut secrétaire adjoint de la Fédération des Bourses du Travail et de la CGT du vivant de Pelloutier.


extrait de
LES BOURSES DU TRAVAIL ET LA CGT (1909)
par Paul Delesalle



Dans le Service de l'Enseignement créé par les Bourses du Travail, vient tout naturellement en première ligne celui des Bibliothèques. La plupart des Bourses, sinon toutes, ont apporté un soin particulier à leur développement. Il n'y en a pas une qui n'ait sa bibliothèque. C'est que le besoin de savoir, de s'instruire, est grand dans la classe ouvrière et parmi ses militants surtout. La Bourse du Travail, disent les statuts de ces regroupements, "a pour but de concourir au progrès moral et matériels des deux sexes".

C'est en s'instruisant que les travailleurs peuvent parvenir à être en mesure de s'assurer eux-mêmes et par eux-mêmes de leur émancipation, à être aptes enfin à remplir leurs multiples fonctions. Et ce n'est pas une mince besogne, si l'on songe qu'un secrétaire de Syndicat ou de Bourse doit être un peu orateur, journaliste, qu'il lui faut rédiger des procès-verbaux, des rapports etc., etc. De là, la nécessité pour les travailleurs de compléter l'insuffisante instruction reçue à l'école primaire, qu'ils ont dû quiter à douze ou treize ans au plus, pour apprendre le métier qui devra les faire vivre plus tard.

Certes, les bibliothèques des Bourses sont encore bien imparfaites, certaines ne possèdent guère plus de 3 à 400 volumes, mais d'année en année le nombre de ceux-ci va en augmentant. C'est que, dans la plupart des Bourses, un léger subside, 100 à 200 francs généralement, est prélevé chaque année sur l'ensemble du budget pour enrichir la bibliothèque. Bourges, Orléans, Saint-Quentin, etc. possèdent déjà, par ce moyen, plusieurs milliers de volumes.

La composition de ces bibliothèques est variée, les ouvrages techniques et scientifiques se rapportant aux principaux corps de métiers qui ont leur siège à la Bourse y voisinnent avec les oeuvres des écrivains et penseurs sociaux. L'Origine des espèces, de Darwin, y coudoie Le Capital, de Karl Marx. Les oeuvres des penseurs socialistes et anarchistes y sont lues avec avidité. C'est que les travailleurs sentent bien la critique que font de la société des hommes comme Guesde, Sorel ou Kropotkine. Parmi les romanciers et les littérateurs contemporains, Emile Zola et Anatole France sont les plus prisés. Les oeuvres de Lamennais (Le Livre du peuple), Volney (Les Ruines), J.-J. Rousseau, etc., etc., y voisinent avec L'Individu contre l'Etat de Spencer et L'Origine de tous les cultes de Dupuis.
Et ces ouvrages, dont quelques uns sont ardus pour un ouvrier qui vient de passer dix ou douze heures à l'usine, sont lus et relus, les couvertures fatiguées l'attestent.
A la lecture sur place, un nombre de Bourses chaque jour plus grand ont adjoint le système du "prêt à domicile". Bourges, Montpellier, Perpignan etc., sont dans ce cas.

La composition des bibliothèques ouvrières pourrait en apprendre long à certains et modifier bien des opinions.
Aux bibliothèques, Pelloutier avait formé le projet de voir s'adjoindre dans chaque Bourse un "Musée social" où chaque corps de métiers aurait exposé des échantillons de sa production en y adjoignant des renseignements techniques, le prix de la matière première et de la main d'oeuvre, l'origine des produits, etc., etc. Quelques Bourses exposent bien par-ci par-là des "chefs d'oeuvre" d'un adhérent ou d'un groupe d'adhérents, mais jusqu'à ce jour l'idée de Pelloutier ne s'est pas généralisée, non plus que les Offices de renseignements destinés à renseigner les travailleurs sur l'origine, les modes de production, etc., des produits qu'ils peuvent être appelés à ouvrer.
Ces idées intéressantes seront reprises et appliquées dans un avenir prochain à n'en pas douter car "à chaque jour suffit sa peine" et beaucoup de Bourses n'ont pas dix ans d'existence.

Un autre service important qui entre dans le cadre de l'enseignement est celui des Cours professionnels. Pas de Bourse tant soit peu importante qui n'en ait insitué suivant les industries locales. Les cours de dessins industriels, de mécanique, menuiserie, charpente, sont les plus répandus: les jeunes apprentis devenus ouvriers auront plus tard à "lire" sur un plan les détails du travail à éxécuter. Apprendre à dresser soi-même ces plans, n'est-ce pas la meilleure façon de les éxécuter ensuite ?

Dans les milieux de tissage à Saint-Quentin, à Lille par exemple, des cours sur cette industrie sont institués et ont chaque année un auditoire attentif. A Saint-Etienne, à Toulouse, à Marseille, il y a des cours de menuiserie, ébénisterie, mécanique, typographie, carosserie, coiffure, charpente, etc., etc.
Les cours d'ordre technique sont généralement faits par un ovrier ompu à son métier, considéré par ses camarades comme la "meilleure main" de la corporation et quelquefois une légère allocation vient le récompenser du supplément de labeur qu'il s'est imposé, sa journée terminée. Dans quelques grandes villes, les cours de dessin sont faits par les professeurs spéciaux des écoles primaires, voire des collèges ou lycées.
L'année scolaire, qui va d'octobre à juin, est généralement terminée par une distribution de récompenses aux élèves qui se sont montrés les plus studieux et les plus assidus.

En ces derniers temps, l'on a beaucoup écrit et parlé - à tort et à travers - d'une prétendue "crise de l'apprentissage". Il ne nous appartient pas ici de traiter cette question, mais il est curieux de constater que ceux qui déplorent le plus cette "crise" n'ont presque jamais tourné les yeux vers les Bourses du Travail et leurs cours professionnels, cependant si remarquables à bien des points de vue.
A ces cours purement professionnels dans quelques Bourses, l'on a adjoint des cours ou conférences sur des sujets donnés, scientifiques ou littéraires.

A la suite d'une crise que tout le monde se rappelle, quelques bourgeois avaient pris "l'héroique" détermination "d'aller au peuple", et les Universités populaires en avaient été le résultat. Dans quelques villes, Rennes, Le Mans, etc., les U.P., comme l'on disait, avaient leur siège dans les locaux de la Bourse. La rude logique des travailleurs a sans doute effrayé les bourgeois intellectuels venus à eux, car ceux-ci s'en sont, après très peu d'années d'expérience, retournés défendre leur classe "de l'autre côté de la barricade".(*)

Dans de nombreuses Bourses, les cours, causeries, conférences n'en continuent pas moins avec le concours de conférenciers locaux ou de passage.
C'est que le désir de savoir plus pour être plus fort est grand dans la classe ouvrière.



(*) "Les Universités Populaires du début du XXe siècle furent en effet un échec, mais les professeurs dreyfusards des lycées de province qui sont ici mis en cause étaient désintéressés, quoique parfois maladroits."
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Re: Histoire du syndicalisme révolutionnaire en France

Messagede Antigone le Dim 14 Juin 2009 09:00

3e Partie 1902-1914

LA CRISE DE LA CGT


1902: LE TOURNANT

Avec le passage à 1900, le XIXe siècle achève tout juste sa mutation industrielle, le XXe n'est pas encore annoncé.
En l'espace de 30 ans, la composition de la classe ouvrière a considérablement évolué. Les emplois de la grande industrie ont augmenté au détriment des emplois qualifiés de la petite entreprise.

De 1899 à 1902, Alexandre Millerand avait participé au gouvernement Waldeck-Rousseau en tant que ministre du Commerce, de l'Industrie, des Postes et Télégraphes. Il avait fait adopter un certain nombre de mesures d'encadrement juridiques (inspection du travail, retraites) et aménageant la loi de 1884. Ses décrets (qui portaient son nom) garantissaient un temps de repos et raccourcissaient graduellement la durée du travail. Il était devenu le premier socialiste à accéder au pouvoir et la classe dirigeante avait trouvé en sa personne l'allié idéal dans son entreprise de séduire la classe ouvrière et de la rallier à sa cause.

Les conflits sociaux qui, pendant les années de crise avait été constants et de plus en plus organisés, commençaient à vouloir se manifester sous la forme de mobilisations fortes et coordonnées. Jusqu'en 1910, on dénombrera plus d'un millier de grêves par an.
L'exploitation minière pèsait désormais dans l'économie du pays et allait y occuper une place stratégique alors même que la croissance commençait à retrouver un bon niveau. Comme signe de cette reprise, le patronat se permettait d'opérer plus de renvois massifs ("fortes têtes", vieux, mauvais ouvriers, militants) alors qu'en période de crise, son paternalisme l'amenait à étaler ses débauchages.
La mise en convergence de toutes ces tendances allait finir par trouver leur aboutissement.

A l'automne 1902, la grêve générale éclate dans les bassins miniers.
Elle touche plus de 70 000 ouvriers, ce qui en fait la mobilisation la plus importante en France à cette époque. Elle a été préparée pendant plus d'un an par la fédération des mineurs (syndicat réformiste). Si Le mot d'ordre central est les "quatre 8": 8 heures de travail, 8 heures de repos, 8 heures de sommeil et 8 francs par jour, c'est la menace d'une diminution des salaires qui provoque la colère.
Mais les pouvoirs publics ne seront pas pris de cours. Préfets et militaires, eux aussi, ont eu le temps de mettre au point leur riposte: déploiement de gendarmerie dans toutes les communes minières, barrages pour endiguer la propagation du mouvement, protection des "jaunes". Le gouvernement Emile Combes (un radical que soutiennent les réformistes) aura beau se montrer conciliant, les compagnies des Houillières, qui avaient pris soin de constituer des stocks, feront trainer les négociations pour ne céder que sur des avantages secondaires. Finalement, cette grêve purement revendicative qui durera 6 semaines se solde par un échec.

En considérant le bilan social de l'action de Millerand au gouvernement, l'échec de la grêve des mineurs, venant après celle des cheminots quatre ans plus tôt, donnera des arguments aux réformistes pour plaider en faveur de compromis. Effectivement, si l'objectif était de montrer, pas seulement aux mineurs mais à l'ensemble de la classe ouvrière, qu'ils obtiendront plus par la voie électorale parlementaire et en trouvant des appuis dans l'Etat, que par la grêve générale, c'était gagné.

On avait laissé les guesdistes en pleine déconfiture en 1898. Mais l'expérience gouvernementale de Millerand leur offre l'occasion de revenir sur la scène politique en endossant un rôle d'opposants révolutionnaires. En dénonçant cette "compromission bourgeoise", ils trouvent le moyen de redorer leur blason et reprendre du poil de la bête.
En 1902, alors que les réformistes qui soutiennent Millerand se regroupent avec le renfort des allemanistes dans le Parti socialiste français (PSF) dirigé depuis l'Assemblée Nationale par Jean Jaurès, en réponse, les partisans de Jules Guesde rejoints par les blanquistes créent le Parti socialiste de France (PSdF).
Cela n'empêche pas tout ce beau monde de se retrouver à Montpellier au congrès de la CGT que dirigent (encore et toujours) les anarchistes.

Le congrès de 1902 passe pour être un congrès d'unité qui permet au syndicat d'élargir son assise et compter plus de 100 000 adhérents. On peut considérer qu'il s'agit du véritable acte de naissance de la CGT. Elle va constituer un pôle d'attraction pour beaucoup de syndicats jusqu'àlors rebutés par l'affiliation inter-professionnelle. Cela va encourager des minorités, comme celle qui se dégagera de la vieille fédération des mineurs, à venir la rejoindre.
Mais c'est aussi un congrès qui réorganise en profondeur ses structures s'adaptant en cela à la concentration capitaliste. Ainsi les fédérations de métiers déjà constituées deviennent des fédérations d'industries dont le poids va être de plus en plus important et qui va contribuer à verticaliser le syndicat. En revanche Les Bourses du Travail, à travers lesquelles avait été drainée l'énergie syndicale, sont transformées en Unions départementales qui, même si elles conservent entre elles une relative autonomie, vont perdre petit à petit de leur influence.
En 1904, la revendication de la journée de 8 heures portée par les réformistes est adoptée. L'amélioration de la condition ouvrière prend place dans la stratégie syndicaliste revolutionnaire et sa tâche d'émancipation des travailleurs telle qu'elle est reprise par ses dirigeants Victor Griffuelhes (secrétaire général, ancien blanquiste), Emile Pouget (secrétaire adjoint, anarchiste) et Georges Yvetot (secrétaire de la Fédération des Bourses, anarchiste).
Ce dernier, successeur de Pelloutier, antimilitariste, incitera les soldats à la désobeissance et créera "le sou du soldat" servant à maintenir un lien entre le jeune conscrit à son syndicat.

Côté politique, l'heure est aussi à la concentration et à l'unité.
Les deux partis socialistes (réformiste et guesdiste) finissent par fusionner sous l'égide de la IIe Internationale pour donner naissance en 1905 à la Section Française de l'Internationale Ouvrière (SFIO). C'est un parti sans beaucoup de moyens tant humains (seulement 30 000 adhérents serait-on tenté de dire) que financiers puisque ne bénéficiant pas de l'appui d'une organisation syndicale. Toutefois, l'unité est de façade. Ce sont les guesdistes qui l'ont imposée sur des positions radicales, mais ce sont les réformistes bientôt rejetés dans l'opposition par Clémenceau qui en prennent la direction. Le contentieux qui en découle ne demande qu'à s'exprimer à la première occasion.

Au sein de la CGT, si l'on en juge par ses publications de l'époque, c'est l'âge d'or du syndicalisme révolutionnaire. Mais là aussi, il s'agit d'une réalité trompeuse. Elle repose sur un jeu complexe d'alliances et de compromis qui ne tarde pas à éclater au grand jour lors du congrès d'Amiens.

LE CONGRES D'AMIENS

Le 13 octobre 1906, un long débat s'engage sur les rapports entre partis et syndicats. Après que les guesdistes soient revenus à la charge et que la résolution de Victor Renard dite "du textile" ait été repousée, Griffuelhes lit l'ordre du jour suivant (co-écrit avec Pouget et Delesalle):

Le Congrès confédéral d’Amiens confirme l’article 2, constitutif de la CGT.
La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat… :

Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe qui oppose, sur le terrain économique, les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en oeuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière ;

Le Congrès précise, par les points suivants, cette affirmation théorique :
Dans l’oeuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail,
l’augmentation des salaires, etc. ;

Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’oeuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ;
il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale ;

Le Congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et d’avenir, découle de la situation des salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait de tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat ;

Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué, de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors ;

En ce qui concerne les organisations, le Congrès décide qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n'ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté, la transformation sociale.


La motion est votée à une écrasante majorité (en fait, une quarantaine de délégués).
Mais cette majorité est illusoire. Elle est le résultat d'une alliance conjoncturelle et contre-nature des révolutionnaires et des réformistes pour écarter les guesdistes. Les uns y trouvent un intéret dans le rapport de forces qu'ils veulent continuer à établir à la CGT, les autres pour celui qu'ils ont créé à la SFIO et qui met en avant la collaboration avec les institutions étatiques.
Majorité écrasante, certes, mais si peu démocratique doit-on ajouter, puisque les délégués ont été désignés par cooptation, et que la représentation des syndicats s'est effectuée sans aucun souci de proportionnalité, les petits ayant autant de poids que les gros.

Il s'agit surtout d'un recul qui reflète la position défensive prise par le syndicat depuis 1902. L'hostilité ouvertement déclarée depuis les années 1880 à l'encontre du Parti Ouvrier est oubliée, et remplacée ici par une neutralité politique qui dissimule mal une fausse indépendance par laquelle on serait prêt à accorder à l'Etat ce qu'on refuserait au Parti. Pas étonnant qu'avec le temps et l'intégration des syndicats dans l'appareil d'Etat, elle soit devenue une référence.

Le congrès d'Amiens prend acte d'une évolution qui voit le syndicalisme d'opinion obligé de composer avec celui de la neutralité, et qui, au final, ira plutôt dans le sens de la dissociation entre les moyens et le but réclamée par les guesdistes... et défendue par Malatesta (même si ce qu'ils entendent par but n'a évidemment rien à voir).

La situation de la CGT à la sortie du congrès d'Amiens est paradoxale. Les anarchistes sont confortés à leurs postes de direction bien que le mouvement ouvrier, où dominent les ouvriers spécialisés des grandes industries, devienne plus réformiste, bien que les entreprises modestes et artisanales où survivait un esprit anarchisant soient en recul, et alors qu'au moment où les grêves se multiplient, s’étendent et gagnent en violence, notamment dans le midi viticole, la stratégie de l'action pour l'action semble avoir pris le pas sur toute perspective de transformation sociale.
C'est ce que le pouvoir ne va pas vouloir accepter.

LA REPRESSION

Le 10 mars 1906 à Courrières a lieu la plus grande catastrophe minière de l'époque (1100 morts). Elle révèle à l'opinion l'extrème pauvreté des populations. L'émotion est considérable. Elle soulève un mouvement de solidarité dans tout le pays.
La décision des ingénieurs envoyés par l'Etat de faire passer la préservation des installations avant les vies humaines et surtout la découverte de rescapés plusieurs jours après que les secours aient été abandonnés attiseront la révolte.
Lors des obsèques des premières victimes, le directeur de la compagnie doit fuir sous les huées de la foule. Le lendemain, la grêve est déclenchée. Elle s'étend à tous les bassins miniers, mais aussi à d'autres secteurs (industrie, postes...). Après deux mois de conflit, le patronat devra concéder des augmentations de salaires et l'instauration d'un repos hebdomadaire obligatoire.

Coté bâton, Georges Clémenceau, qui se plait à se présenter comme "le premier flic de France", ne va pas lésiner sur les moyens. Il enverra l'armée pour mettre fin au mouvement, fera arrêter Griffuelhes, mettra Paris en état de siège et s'engagera dès lors dans une spirale répressive.
Son objectif sera d'en finir avec ceux qu'il appelle "la poignée d'anarchistes anti-patriotes qui s'est emparée de la direction syndicale", mais "sans pénaliser ses militants sincèrement réformistes qui ne souscrivent en rien aux appels au sabotage". D'ailleurs, pour preuve en mai 1907, Clémenceau refusera de dissoudre la CGT contre l'avis de sa propre majorité et les injonctions de la droite qui prend peur. Il réaffirnera à l'Assemblée son "respect absolu des libertés syndicales"... mais cela ne concernera pas les centaines de fonctionnaires (P&T et instituteurs) qui seront révoqués la même année pour s'être organisés dans un syndicat.

A partir de 1908, les événements se précipitent. Le climat social se dégrade. La moindre grêve (comme à Raon l'Etape en juillet 1907) peut faire couler le sang, tourner à l'affrontement; rixes et tabassage de "renards" (briseurs de grêve) contre coups de feu des gendarmes sont monnaie courante.
L'affaire la plus célèbre concernera en 1910 Jules Durand, secrétaire des dockers du Havre, condamné à avoir la tête tranchée en place publique pour des faits (la mort d'un "renard") auxquels il était étranger. Il en deviendra fou. En 1961, l'histoire sera adpatée au théâtre par Armand Salacrou, "Boulevard Durand".

En région parisienne, les travaux de construction du Métropolitain nécessitent énormément de sable. On en extrait des carrières en bords de Seine. Les chantiers s'étalent sur 15 kms. Les ouvriers y travaillent 12 heures par jour.
Le 2 juin à Draveil, une grêve de carriers tournent mal. Les gendarmes tuent 2 grêvistes et font 9 blessés. Le 30 juillet, une manifestation reprimée à Villeneuve St-Georges se solde par 4 morts, 200 blessés et plusieurs blessés par balles dans les forces de l'ordre. Le lendemain, toute la direction de la CGT, désignée comme "responsable morale", est arrêtée (sauf Pierre Monatte qui devra se réfugier à l'étranger).

La répression policière oblige la CGT à renouveler complètement son personnel dirigeant. Le congrès de Marseille de 1908 est organisé par des remplaçants inexpérimentés, peu compétents, des socialistes mous, des indépendants effacés, pas forcément des réformistes pourris, mais certainement pas non plus des anarchistes. Leurs personnalités illustraient d'ailleurs assez bien l'état dans lequel se trouvait réellement la CGT. Une ligne directrice révolutionnaire portée à bout de bras par une direction historique, "minorité agissante", et relayée à l'échelon inférieur par une pratique le plus souvent réformiste, sans élan, sans âme.

L'infiltration policière présente de longue date à l'intérieur du syndicat jusqu'aux postes de direction aura favorisé les provocations et permis de justifier la répression. c'est ainsi que des militants honnêtes seront dénoncés comme indicateurs. Une période de désarroi et de suspicion s'ouvre marquée par la peur de la répression et le départ ou la mise en retrait de militants expérimentés désabusés ou découragés. La démoralisation sera telle que de nombreux militants ou dirigeants tels Georges Sorel, Edouard Berth (théoriciens du syndicalisme révolutionnaire) se rapprocheront de l'Action Française par rejet de la démocratie parlementaire et de la Révolution de 1789, tandis que Emile Pataud tombera dans l'antisémitisme.

En juillet 1909, le gouvvernement Clemenceau tombe. Aristide Briand, ancien anarchiste de la CGT devenu député réformiste, le remplace.
Il connait bien la maison. Il va donner le coup de grâce en manoeuvrant de l'intérieur, en utilisant ses amis pour en désorganiser l'administration, falsifier la comptabilité, et en faire reporter la responsabilité sur Griffuelhes afin d'obtenir son départ.
On verra alors monter en première ligne tout ce que le syndicat compte de seconds couteaux médiocres et sans envergure qui sauront tracer leur chemin. Après un court intérim de Louis Niel, un réformiste, c'est Léon Jouhaux, considéré à l'époque comme anarchiste, qui devient secrétaire général.

En décembre 1909, la CGT obtient le renfort des fonctionnaires (la plupart sont des enseignants formés à l'Ecole Normale) qui, pour être tolérés par le pouvoir, se font appeler "employés civils de l'Etat". Ceux-ci vont contribuer à introduire une autre culture, bien différente de celle des ouvriers d'industrie, et apporter une réflexion critique réprouvant l'antipatriotisme et le sabotage à un syndicalisme révolutionnaire dont le déclin apparaissait irrémédiable.
C'est à partir de 1910 que la motion du congrès d'Amiens commence à être appelée "Charte d'Amiens". Ce changement de vocabulaire sonne comme un aveu d'échec. A l'image d'un syndicat qui s'atrophie, la motion se fige pour être élevée à la hauteur d'un mythe.

LA CHUTE

A partir de 1911, le mouvement social reflue. L'action syndicale qui se poursuit malgré tout autour de la vie chère, des retraites, de la journée de 8 heures et de la loi de 3 ans (d'armée) ne sera qu'une longue suite d'échecs (grêve des cheminots en 1910, des chauffeurs de taxis parisiens en 1911-12).

Désormais, la SFIO dont les effectifs ont triplé depuis sa création, et qui peut toujours se reposer sur sa base électorale, parait avoir bien plus d'avenir qu'une CGT qui, en perdant plus de la moitié de ses adhérents entre 1912 et 1914 (passant de 700 000 à 300 000), parait totalement déboussolée.
Autrefois, le Parti Ouvrier courait après la CGT. En 1914, c'est la CGT qui va courir désespérément après la SFIO.

La plupart de ses dirigeants, Jouhaux en tête, seront pris au dépourvu par la déclaration de guerre et vont sombrer sans coup férir dans l'Union sacrée. Ils déviendront réformistes (s'ils ne l'étaient pas déjà) rejoignant leurs anciens ennemis guesdistes.
Léon Juouhaux (1879-1954) restera secrétaire général de la CGT jusqu'en 1947, date à laquelle il fondera Force Ouvrière.
Jean Grave (1854-1939), le fondateur de la revue Les Temps Nouveaux signera en 1916 avec Pierre Kropotkine un manifeste soutenant les gouvernements en guerre contre l'Allemagne.
Gustave Hervé (1871-1944), directeur de La Guerre Sociale, farouchement antimilitariste jusqu'en 1912, se reniera au point de changer le titre de son journal en "La Victoire", et devenir fasciste après la guerre.
Hubert Lagardelle (1874-1958), fondateur du Mouvement Socialiste et théoricien du syndicalisme révolutionnaire, se rapprochera de Mussolini et finira sa carrière à Vichy comme sous-secrétaire d'Etat au Travail.
Victor Renard (1864-1914) mouura d'un cancer deux ans après avoir essayé une dernière fois de faire voter sa motion au congrès du Havre.
Emile Pouget (1860-1931) en 1909 puis Georges Yvetot (1868-1942) en 1914 se retirèrent de toute activité militante.
Paul Delesalle (1870-1948) devint éditeur en 1907.
Alphonse Merrheim (1871-1925), de la puissante Fédération des Métaux, un temps zimmerwaldien, se détachera de la minorité pour rejoindre Jouhaux en 1918.
Itinéraire inverse pour Victor Griffuelhes (1974-1922), d'abord rallié à l'Union sacrée, qui s'en détachera pour se rapprocher des leninistes.
Georges Sorel (1847-1922) rejetera l'union sacrée avant de saluer le pouvoir léniniste avec enthousiasme.
Parmi la minorité, on en retrouva beaucoup juste après la guerre à la nouvelle CGTU, en particulier Raymond Péricat (1873-?) de la Fédération du Batiment (directement impliqué dans la fusillade de Villeneuve St-Georges) et Gaston Monmousseau (1883-1960).
Pierre Monatte (1881-1960), fondateur de la Vie Ouvrière en 1909, sera l'élément le plus emblématique de l'opposition zimmerwaldienne française. Il sera à l'origine des Comités Syndicalistes Révolutionnaires destinés à refonder la CGT après la guerre.


°°°°°°°°°°°°°°°°°

La guerre marque la fin d'un siècle, la fin d'une génération aussi.
A partir du 1er Août 1914, s'ouvre une parenthèse sanglante qui ne se refermera pas avant quatre longues années.
Qu'en sera-t-il du syndicalisme révolutionnaire ? c'est ce que nous saurons dans la 4e partie.
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Re: Histoire du syndicalisme révolutionnaire en France

Messagede Antigone le Dim 14 Juin 2009 09:16

Le texte qui suit, qui expose les principes généraux de l'action directe, peut avoir valeur de manifeste.
L'absence de toute référence à des événements de l'époque le rend intemporel, même si les expressions viriles qui le parsèment correspondent à la manière de penser d'une époque où la CGT était anti-féministe.

Emile Pouget, fondateur du Père Peinard, adepte du sabotage comme moyen de lutte, fut secrétaire adjoint de la CGT de 1901 à 1908.
Au moment où il écrit ce texte, il a quitté la vie militante.


L'ACTION DIRECTE (1910)
par Emile POUGET




L'action directe est la symbolisation du syndicalisme agissant. Cette formule est représentative de la bataille livrée à l'Exploitation et à l'Oppression. Elle proclame, avec une netteté qu'elle porte en soi, le sens et l'orientation de l'effort de la classe ouvrière dans l'assaut livré par elle, et sans répit, au Capitalisme.

L'action directe est une notion d'une telle clarté, d'une si évidente limpidité, qu'elle se définit et s'explique par son propre énoncé. Elle signifie que la classe ouvrière, en réaction constante contre le milieu actuel, n'attend rien des hommes, des puissances ou des forces extérieures à elle, mais qu'elle crée ses propres conditions de lutte, et puise en soi ses moyens d'action. Elle signifie que, contre la société actuelle qui ne connait que le "citoyen", se dresse désormais le "producteur". Celui-ci, ayant reconnu qu'un agrégat social est modelé sur son système de production, entend s'attaquer directement au mode de production pour le transformer, en éliminer le patron et conquérir sa souveraineté à l'atelier - condition essentielle pour jouir de la liberté réelle.

NEGATON DU DEMOCRATISME

L'action directe implique donc que la classe ouvrière se réclame des notions de liberté et d'autonomie au lieu de plier sous le principe d'autorité. Or, c'est grâce au principe d'autorité, pivot du monde moderne (dont le démocratisme est l'expression dernière), que l'être humain, enchainé par mille liens, tant moraux que matériels, est châtré de toute possibilité de volonté et d'initiative.

De cette négation du démocratisme, mensonger et hypocrite, et forme ultime de cristallisation de l'autorité, découle toute la méthode syndicaliste. L'action directe apparait ainsi comme n'étant rien d'autre que la matérialisation du principe de liberté, sa réalisation dans les masses: non plus en formules abstraites, vagues et nébuluses, mais en notions claires et pratiques, génératrices de la combativité qu'exigent les nécessités de l'heure; c'est la ruine de l'esprit de soumission et de résignation, qui aveulit les individus, fait d'eux des esclaves volontaires, - et c'est la floraison de l'esprit de révolte, élément fécondant des sociétés humaines.

Cette rupture fondamentale et complète, entre la société capitaliste et le monde ouvrier, que synthétise l'action directe, l'Association Internationale des Travailleurs l'avait exprimée dans sa devise "l'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes". Et elle avait contribué à faire de cette rupture une réalité en attachant une importance primordiale aux groupements économiques. Mais, confuse encore était la prépondérance qu'elle leur attribuait. Cependant, elle avait préssenti que l'oeuvre de transformation sociale doit commencer par la base et que les modifications politiques ne sont qu'une conséquence des changements apportés au régime de la production. C'est pourquoi elle exaltait l'action des groupements corporatifs et, naturellement, elle légitimait le procédé de manifestation de leur vitalité et de leur influence, adéquat à leur organisme - et qui n'est autre que l'action directe.

L'action directe est, en effet, fonction normale des syndicats, caractère essentiel de leur constitution; il serait d'une absurdité criante que de tels groupements se bornassent à aglutiner les salariés pour mieux les adapter au sort auquel les a condamnés la société bourgeoise, - à produire pour autrui. Il est bien évident que, dans le syndicat s'agglomèrent pour leur "self défense", pour lutter personnellement et directement, des individus sans idées sociales bien nettes. L'identité des intérets les y attirent; ils y viennent d'instinct. Là, en ce foyer de la vie, se fait un travail de fermentation, d'élaboration, d'éducation: le syndicat élève à la conscience les travailleurs encore aveuglés par les préjugés que leur inculque la clesse dirigeante: il fait éclater à leurs yeux l'impérieuse nécessité de la lutte, de la révolte; il les prépare aux batailles sociales par la cohésion des efforts communs. D'un tel enseignement, il se dégage que chacun doit agir, sans s'en rapporter jamais sur autrui de besogner pour soi. Et c'est en cette gymnastique d'imprégnation en l'individu de sa valeur propre, d'exaltation de cette valeur, que réside la puissance fécondante de l'action directe. Elle bande le ressort humain, elle trempe les caractères, elle affine les énergies. Elle apprend à avoir confiance en soi ! A ne s'en rapporter qu'à soi ! A être maitre de soi ! A agir soi-même !

Or, si on lui compare les méthodes en usage dans les groupements et formations démocratiques, on constate qu'elles n'ont rien de commun avec cette constante tendance à davantage de conscience, non plus qu'avec cette adaptation à l'action qui est l'atmosphère des groupements économiques. Et il n'y a pas à supposer que les méthodes en vigueur dans ceux-ci puissent se transvaser dans ceux-là.
Ailleurs que sur le terrain économique, l'action directe est une formule vide de sens, car elle est contradictoire avec le fonctionnement des agrégats démocratiques dont le mécanisme obligé est le système représentatif qui implique, à la base, l'inaction des individus. Il s'agit d'avoir confiance aux représentants ! De s'en rapporter à eux ! De compter sur eux ! De les laisser agir !

Le caractère d'action autonome et personnelle de la classe ouvrière, que synthétise l'action directe, est précisé et accentué par sa manifestation sur le plan économique où toutes les équivoques s'effritent, où il ne peut y avoir de malentendus, où tout l'effort est utile. Sur ce plan, se dissocient les combinaisons artificielles du démocratisme qui amalgament des individus dont les intérets sociaux sont antagoniques. Ici, l'ennemi est visible. L'exploiteur, l'oppresseur ne peuvent espérer se dérober sous les masques trompeurs ou illusionner en s'affublant d'oripeaux idéologiques: enemi de classe ils sont, - et tels ils apparaissent franchement, brutalement ! Ici, la lutte s'engage face à face et tous les coups portent. Tout l'effort aboutit à un résultat tangible, perceptible: il se traduit immédiatement par une diminution de l'autorité patronale, par le relâchement des entraves qui enserrent l'ouvrier à l'atelier, par un mieux-être relatif. Et c'est pourquoi, logiquement, s'évoque l'impérieuse nécessité de l'entente entre frères de classe, pour aller côte à côte à la bataille, faisant ensemble front contre l'ennemi commun.

Aussi, est-il naturel que dès qu'un regroupement corporatif est constitué, on puisse inférer de sa naissance que consciemment ou inconsciemment, les travailleurs qui s'y agglomèrent se préparent à faire eux-mêmes leurs affaires; qu'ils entendent agir directement, sans intermédiaires, sans se reposer sur autrui du soin de mener à bien les besognes nécessaires.

L'action directe, c'est donc purement l'action syndicale, indemne de tout alliage, franche de toute les impuretés, sans aucun des tampons qui amortissent les chocs entre belligérants, sans aucune des déviations qui altèrent le sens et la portée de la lutte: c'est l'action syndicale sans compromissions capitalistes, - sans les acoquinades avec les patrons que rêvent les thuriféraires de la "Paix sociales", c'est l'action syndicale, sans accointances gouvernementales, - sans intrusion dans le débat de "personnes interposées".

FORCE ET VIOLENCE

L'action directe, manifestation de la force et de la volonté ouvrière, se matérialise, suivant les circonstances et le milieu, par des actes qui peuvent être très anodins, comme ils peuvent être très violents. C'est une question de nécessité, simplement.

Il n'y a donc pas de forme spécifique à l'action directe. Certains, très superficiellement informés, l'expliquent par un abattage copieux de carreaux. Se satisfaire d'une semblable définition (réjuissante pour les vitriers) serait considérer cet épanouissement de la force prolétarienne sous un angle vraiment étroit; ce serait ramener l'action directe à un geste plus ou moins impulsif, et ce serait négliger d'elle ce qui fait sa haute valeur, ce serait oublier qu'elle est l'expression symbolique de la révolte ouvrière.
L'action directe, c'est la force ouvrière en travail créateur; c'est la force accouchant du droit nouveau - faisant le droit social !

La force est l'origine de tout mouvement, de toute action et, nécessairement, elle en est le couronnement. La vie est l'épanouissement de la force et, hors de la force, il n'y a que néant. Hors d'elle, rien ne se manifeste, rien ne se matérialise.
Pour mieux nous leurrer et nous tenir sous leur joug, nos ennemis de classe nous ont sériné que la justice immanente n'a que faire de la force. Billeversées d'exploiteurs du Peuple ! Sans la force, la justice n'est que duperie et mensonges. De cela, le douloureux martyrologe des peuples au cours des siècles en est le témoignage: malgré que leurs causes fussent justes, la force, au service des puissances religieuses et des maitres séculiers, a écrasé, broyé les peuples; et cela, au nom d'une prétendue justice qui n'était qu'une injustice monstrueuse. Et ce martyrologe continue !

MINORITE CONTRE MINORITE

Les masses ouvrières sont toujours exploitées et opprimées par une minorité parasite qui, si elle ne disposait que de ses propres forces, ne pourrait maintenir sa domination un jour, une heure ! Cette minorité puise sa puissance dans le consentement inconscient de ses victimes: ce sont celles-ci (sources de toutes les forces) qui en se sacrifiant pour la classe qui vit d'elles, créent et perpétuent le Capital, soutiennent l'Etat.
Or, pas plus aujourd'hui qu'hier, il ne peut suffire pour abattre cette minorité, de disséquer les mensonges sociaux qui lui servent de principes, de dévoiler son iniquité, d'étaler ses crimes. Contre la force brutale, l'idée réduite à ses seuls moyens de persuasion est vaincue d'avance. C'est que l'idée, la pensée, tant belle soit-elle, n'est que bulle de savon si elle ne s'étaye pas sur la force, si elle n'est pas fécondée par elle.
Donc, pour que cesse l'inconscient sacrifice des majorités à une minorité jouisseuse et scélérate, que faut-il ?

Qu'il se constitue une force capable de contrebalancer celle que la classe possédante et dirigeante tire de la veulerie et de l'ignorance populaire. Cette force, il appartient aux travailleurs conscients de la métérialiser: le problème consiste, pour ceux qui ont la volonté de se soustraire au joug que les majorités se créent, à réagir contre tant de passivité et à rechercher, s'entrendre, se mettre d'accord.
Cette nécessaire besogne de cohésion révolutionnaire se réalise au sein de l'organisation syndicale: là se constitue et se développe une minorité grandissante qui vise à acquérir assez de puissance pour contrebalancer d'abord, et annihiler ensuite les forces d'exploitation et d'oppression.

Cette puissance, toute de propagande et d'action, oeuvre d'abord pour éclairer les malheureux qui, en se faisant les défenseurs de la classe bourgeoise, continuent l'écoeurante épopée des esclaves, armés par leurs maitres pour combattre les révoltés libérateurs. Sur cette besogne préparatoire, on ne saurait concentrer trop d'efforts. Il faut, en effet, bien se pénétrer de la puissance de compression que constitue le militarisme. Contre le peuple sans armes se dressent en permanence ses propres fils supérieurement armés. On, les preuves historiques abondent montrant que tous les soulèvements populaires qui n'ont pas bénéficier soit de la neutralité, soit de l'appui du peuple en capote qu'est l'armée, ont échoué. C'est donc à paralyser cette force inconsciente, prêtée aux dirigeants par une partie de la classe ouvrière, qu'il faut tendre continuellement.

Ce résultat obtenu, il restera encore à briser la force propre à la minorité parasite - qu'on aurait grand tort de tenir pour négligeable.
Telle est, dans ses grandes lignes, la besogne qui incombe aux travailleurs conscients.

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Re: Histoire du syndicalisme révolutionnaire en France

Messagede Antigone le Mar 23 Juin 2009 11:39

4e Partie 1918-1948

LE DECLIN DU SYNDICALISME REVOLUTIONNAIRE


L'ONDE DE LA REVOLUTION RUSSE

Le XIXe siècle s'écroule avec la Guerre de 14, mais à sa suite, une autre histoire va commencer .
Les hommes qui reviennent des tranchées reprennent difficilement contact avec un monde en complet bouleversement. Les femmes n'ont pas seulement raccourci leurs jupes et coupé leur cheveux, elles les ont remplacés dans les usines et pris une place dans la société de ce nouveau siècle que désormais elles ne quitteront plus.

En 1917, on dénombrera à l'arrière près de 700 mouvements de grêve provoqués par les privations et la barbarie des combats. Le mécontentement va atteindre une telle ampleur que le 6 novembre la SFIO préfèrera se retirer de l'Union sacrée.
A peine sortie de la guerre, la CGT voit ses effectifs progresser de manière expotentielle jusqu'à atteindre 1 500 000 adhérents. L'idée d'un monde nouveau à construire encourage l'agitation politique. La mobilisation ouvrière qui fait tâche d'huile en Europe menace l'ordre social.

Devant le mécontentement populaire, le patronat lâche du lest. Le 23 avril 1919, la journée de 8 heures, sur laquelle tant de grèves générales avaient buté, est enfin accordée, mais sur le papier seulement... car il faudra du temps, beaucoup de temps avant qu'elle soit réellement appliquée.
Un mois auparavant, le 19 mars, l'Etat rétribuait les syndicats pour l'aide apportée à l'effort de guerre, en signant une loi sur les conventions collectives. Fait en apparence anodin, mais qui fixait bien plus qu'un cadre institutionnel, établissait les formes d'une collaboration entre l'Etat et les syndicats qui n'allaient aller qu'en se développant. En créant le Conseil Economique du Travail en 1920, la CGT montrait à l'Etat qu'elle n'avait pas seulement l'intention de répondre à ses demandes mais qu'elle entendait même les devancer. Cet organisme inspirera en 1925 la création du Conseil Economique et Social.

Cet engagement réformiste en pleine période de montée des luttes ouvrières va naturellement être à l'origine de tensions au sein de la CGT.
En octobre 1919, au lendemain du congrès de Lyon, Pierre Monatte crée les Comités Syndicalistes Révolutionnaires (CSR). Ils rassemblent les opposants à la politique de l'Union sacrée et des ouvriers révoltés par les horreurs de la guerre. Mais bientôt, de plus en plus de travailleurs radicalisés par les échos en provenance de la Révolution Russe vont les rejoindre.

Poussée au cul par la base, la CGT décidera le 1er mai 1920 de se lancer dans une grêve générale. Plus d'un million et demi de travailleurs vont y participer pendant trois semaines. Les cheminots s'engageront également dans une lutte pour obtenir la nationalisation des chemins de fer. Ce seront des échecs et cela permettra de faire retomber la pression: objectif atteint pour Jouhaux.

Recueillant 20% des voix en 1920, les CSR vont en recueillir plus de 40 l'année suivante au congrès de Lille en juillet 1921. C'est Pierre Besnard, un anarchiste, qui dès le mois de mai en était devenu le secrétaire général en remplacement de Pierre Monatte et de Victor Godonneche.
De plus en plus inquiète et sur le point de devenir minoritaire, la direction réformiste de la CGT va avertir les syndicats que toute adhésion aux CSR ou à l'ISR (l'internationale syndicale créée à Moscou) les exclueraient. En décembre 1921, suite à l'exclusion de la Fédération des Cheminots, la minorité réunie en congrès décide de rendre la scission effective. La CGTU se constitue en juillet 1922 au congrès de St-Etienne.

Toutefois, cette nouvelle CGT révolutionnaire est hétérogène. L'attraction de la Révolution Russe, la solidarité internationale qui en résulte rend les militants du PCF de plus en plus influents et divise les syndicalistes révolutionnaires.
La motion des léninistes conduite par Gaston Monmousseau soutenue par Monatte et ses amis, qui place parti et syndicat sur un pied d'égalité réunit 2/3 des suffrages et met en minorité les syndicalistes révolutionnaires favorables à Besnard, soutenus par Louis Lecoin et les anarchistes, qui refusent toute tutelle. Monmousseau deviendra secrétaire général de la CGTU, fonction qu'il va occuper jusqu'en 1932, tandis que la minorité prendra aussitôt le nom de Comité de Defense Syndicaliste (CDS).

L'année suivante au congrès de Bourges, le conflit se concentre sur le choix de l'Internationale à laquelle le nouveau syndicat doit s'affilier: celle de Moscou (l'ISR) ou celle de Berlin (l'AIT). La motion du CDS favorable à l'adhésion à l'AIT ne va recueillir que 16% des voix. L'hégémonie des léninistes s'amplifie sans qu'il soit possible de la contrecarrer. La CGTU passe sous la tutelle du PCF qui lui-même obéit aux directives de l'IC.
Cette inversion du rapport de forces coincide avec l'infléchissement de la mobilisation ouvrière qu'on commence à percevoir en 1922 et qui se confirmera nettement à partir de 1923.

LA CGT-SR EN SURVIE

Après avoir contribué à éliminer les anarchistes, les syndicalistes révolutionnaires emmenés par MOnatte seront à leur tour éliminés. Exclus du PCF en 1924. Ils créeront une sorte de cercle de réflexion la Ligue Syndicaliste, publieront une revue La Révolution Prolétarienne qui se voudra le prolongement de La Vie Ouvrière et un lieu d'expression pour les syndicalistes marxistes ou libertaires opposés au stalinisme.

Les autres syndicalistes révolutionnaires, qu'on va commencer à appeler "anarcho-syndicalistes" pour les différencier, en désaccord sur le type d'organisation à mettre en place, vont s'éparpiller.
Plusieurs syndicats partiront de la CGTU pour adopter une attitude d'autonomie par rapport à tout regroupement.
En 1924-25, Besnard tentera de regrouper le reste des opposants composée de syndicats et unions départementales (héritières d'une Fédération des Bourses qui a désormais disparu) dans une Union Fédérative des Syndicats Autonomes (UFSA). Pour ses responsables, la notion de classe doit se substituer à celle de Parti. En 1925, ils se prononceront pour une troisième CGT, les deux premières ayant fait faillite.

En 1926, la turbulente Fédération du Batiment décide elle aussi de quitter la CGTU.
Le congrès qu'elle tient à Lyon les 13 et 14 novembre est l'occasion toute trouvée de créer dans la foulée cette nouvelle CGT "anti-étatiste" que souhaite Besnard. Une charte est adoptée qui, en dénonçant la neutralité des syndicats, rejète celle d'Amiens. Le 16, la CGT Syndicaliste-Révolutionnaire est créée par 52 voix contre 3... les voix de trois dirigeants de fédérations (!).
C'était le signe annonciateur d'une réserve qui sera partagée au sein même de l'UFSA dont la dissolution n'entrainera pas d'adhésion automatique à la nouvelle CGT-SR. Plusieurs syndicats d'influence anarchiste (cuir et peaux, ameublement, chaussure...) vont même la bouder et constituer une Union des Syndicats Autonomes.

Pour ne pas se couper du mouvement ouvrier, la plupart des militants anarchistes d'entreprise préféreront retourner à la CGT (avec ses 500 000 adhérents dans les années 30) ou encore à la CGTU (300 000 adhérents), même si celle-ci était jugée trop autoritaire.
Les militants anarchistes regroupés depuis 1920 dans l'Union Anarchiste ne pouvait pas accueillir avec enthousiasme la création d'une organisation susceptible de les concurrencer. Leur journal Le Libertaire n' y consacrera qu'un encart. De toute façon, des divergences se feront jour assez vite. L'UA se mèlera aux manifestations anti-fascistes unitaires de 1934-35 et se ralliera à l'unité syndicale CGT-CGTU réalisée au congrès de Toulouse en 1936, ce que la CGT-SR refusera.

On ne pouvait pas non plus attendre des "unitaires" ou des autonomes qu'ils s'engagent dans une organisation dont l'existence accentuait encore un peu plus la division du mouvement ouvrier.
Ni le ton employé, souvent excessif, ni la personnalité de Pierre Besnard, décrite comme doctrinaire, n'aidéront à rendre la CGT-SR attractive.
Finalement, ce sont syndicats du Batiment qui vont constituer l'ossature de la CGT-SR. Celle-ci va donc vivoter, ne comptant jamais plus de quelques milliers d'adhérents (5 000 ou 8 000 selon les sources), un effectif de toute façon bien en dessous des proportions qui l'auraient permise de sortir de sa marginalisation. Les mauvaises langues l'appelleront SR = Sans Rien.

Au cours des années 30, la CGT-SR ne continuera pas moins à s'exprimer avec les moyens du bord et à travers des revendications très en avance sur leur temps; les 35 heures, l'égalité salariale hommes/femmes, le contrôle ouvrier... Elle sera la seule organisation avec les anarchistes (UA et AFA) à dénoncer la célébration du centenaire de la conquête de l'Algérie.

La CGT-SR et les anarchistes participeront aux grêves d'occupation de juin 36, mais ne pèseront pas de manière significative sur le mouvement, si ce n'est dans le secteur du batiment dans la région de Toulouse et à travers la constitution de quelques groupes d'usines de la région parisienne.
On observera par ailleurs quelques mouvements de militants du PCF qui, après avoir rejeté la stratégie d'alliance avec la bourgeoisie et la réunification syndicale du congrès de Toulouse tenteront de renouer avec le syndicalisme révolutionnaire. Quand ils formeront les Cercles Syndicalistes Lutte de Classe, nous serons en 1937, en pleine débâcle de la classe ouvrière; trop tard pour établir ne serait-ce qu'un début de convergence.

Les grandes grêves de juin 1936 se concluent davantage par une victoire des syndicats que des travailleurs. Les prétendus acquis seront repris dans l'année. Seuls subsisteront les congés payés, d'abord fixés à deux semaines, mais dont la durée s'allongera avec le développement du capitalisme.
L'expérience du Front Populaire permet aux syndicats d'être reconnus par l'Etat comme des partenaires incontournables, tandis que le patronat leur reconnait le droit de jouer un rôle dans la gestion des entreprises. Une étape supplémentaire est ainsi franchie dans la collaboration entre Etat, patronat et syndicats.

Pendant la Révolution espagnole, la CGT-SR se montrera active dans le soutien apporté aux militants de la CNT.
Nombreux seront ceux qui partiront rejoindre les colonnes Durutti. Pierre Besnard participera à la création de comités syndicalistes anarchistes pour la défense du prolétariat espagnol, ce qui ne l'empêchera pas de dénoncer les compromissions de la CNT avec la bourgeoisie républicaine. Ses critiques seront rejointes par Terre Libre (journal de la Fédération Anarchiste de langue française (FAF) sortie récemment de l'UA); un soutien trop faible pour lui être d'un quelconque secours.
La CGT-SR fera partie des organisations interdites par décret par le gouvernement en 1939.

LE FEU DE PAILLE DE LA CNT

Au même moment, des combattants principement espagnols mais aussi italiens, allemands, russes, bulgares etc. fuyant la répression qui s'exerce dans leur pays se mettront à affluer. Pendant la guerre, ils rejoindront les maquis du Sud de la France.
Des anarchistes, on en trouvera dans la Légion, dans les rangs des FTP et des FFL, servant des intérets qui leur étaient etrangers, victimes aussi des entreprises d'élimination des staliniens. Des anarchistes espagnols participeront même à la Libération de Paris au sein d'une compagnie de la 2e DB. L'ironie de l'Histoire les amènera à faire flotter le drapeau tricolore sur l'Hôtel de Ville. Après la guerre, ils resteront.

L'euphorie de la Libération provoque une vague de syndicalisation sans égal. La CGT compte 6 millions d'adhérents.
Pour y répondre, les syndicalistes révolutionnaires doivent créer une nouvelle organisation. Créer une quatrième CGT ? Une CGT-A comme anarchiste, ou CGT-AS comme anarcho-syndicaliste ? Pourquoi pas.
Mais Pierre Besnard (qui va mourir l'année d'après) et les anciens de la CGT-SR, quoiqu'encore nombreux par rapport à leur force d'avant-guerre, sont en plus faible nombre et appraissent surtout plus usés que les espagnols. Ceux-ci n'entendent pas rentrer chez eux avant que le régime franquiste ait été renversé. Ils espèrent que la chute des dictatures en Allemagne, en Italie provoquera sous peu des soulèvements en Espagne, au Pays basque ou en Catalogne. Comme leur organisation jouit d'un prestige qui dépasse les frontières ibériques, pour s'être montrée hermétique à la stalinisation dont ont été victimes les organsations ouvrières, ils souhaitent la maintenir en exil afin d'être prêts à revenir dès que la situation politique en décidera.

Ainsi s'impose l'idée d'une CNT, section française de l'AIT. Son congrès à lieu à Paris en décembre 1946.
Une charte du syndicalisme révolutionnaire, dite Charte de Paris, y est adoptée. Elle intègre le contenu de la Charte de Lyon de 1926 (allégée d'un paragraphe sur le fascisme et enrichié de quelques lignes sur la collaboration de classe), ce qui lui permet d'établir une filiation directe avec la CGT-SR. En outre, l'idée maintes fois affirmée de Pierre Besnard, prenant le contre-pied de la conception bolchévique du Parti, que les syndicats ne disparaitront pas avec le capitalisme, se retrouve dans cette formule: "Les syndicats constitueront les cadres de la société nouvelle".
http://cnt-ait.info/article.php3?id_article=412

Le nouveau syndicat profite de la vague de syndicalisation et compte rapidement 100 000 adhérents.
Ce ne sera qu'une embellie. La fondation, sous le drapreau de l'indépendance syndicale, de la CGT-FO en 1948, rompant avec une CGT totalement inféodée au PC, aspirera une grande partie de ce capital militant. Cette hémorragie en provoquera une autre, presque simultanée, avec le départ de tous ceux qui, ne voulant pas rester dans une organisation ultra-minoritaire, séparée de la classe ouvrière, retourneront là où sont les masses. Les oppositions théoriques auront raison des derniers courageux qui s'échapperont dans la nature.
En l'espace de cinq ans, ses effectifs s'effondreront, tomberont à un millier, pendant que ceux de la CGT ne diminueront que de moitié, et encore... (il s'agit d'un chiffre qu'il faut rélativiser en raison de la scission de FO).

Abandonnée des syndicalistes révolutionnaires et des anarchistes, réduite à quelques centaines d'expatriés, la CNT va alors subsister grâce à l'appui de la section espagnole, en maintenant un travail de pure propagande de plus en plus ressassée. Trente ans plus tard, à la mort de Franco, la CNT ne sera plus qu'une organisation de vieux combattants de la Guerre d'Espagne dont le temps aura clairsemé les rangs et ruiné bien des illusions.

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

La création à la Libération des Comités d'Entreprise et le développement des conventions collectives vont intégrer de manière irréversible les syndicats dans le fonctionnement de l'Etat en définissant ses prérogatives et la nature de sa collaboration avec le patronat. Le développement du capitalisme sous l'impulsion d'une forte croissance au cours des "30 glorieuses" accélérera encore un peu plus ce processus.

Pour le syndicalisme, c'est la fin d'une histoire.
Il aura connu trois âges correspondant aux types de relation qu'il aura su imposer ou non à l'Etat et au Parti.
Luttant d'abord contre eux et repoussant leur emprise, puis contractant d'impossibles compromis, et finissant par accepter la tutelle de l'un et de l'autre, devenant partie intégrante de l'appareil d'Etat
Le syndicalisme révolutionnaire si puissant au XIXe siècle, s'est décomposé et n'a réussi à survivre que marginalisé, sans avoir le moindre pouvoir de nuisance sur cette société.
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Re: Histoire du syndicalisme révolutionnaire en France

Messagede Lepauvre le Ven 24 Juil 2009 15:33

Excellente analyse de l'histoire de l'anarchisme en lien avec le syndicalisme.

C'est la preuve, por moi, ce que j'ai toujours ressenti, que l'anarchisme est parfaitement lié avec l'angelisme et ne peut accepter aucune négociation, qui est sinonyme de négation de la question centrale: Liberté individuel pour tous.

Merci pour ton vécu, ton ésprit, ta reflection distancé, et pour ta patience de partager cela de cette façon avec nous.
...et à plus, je vous aime.
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Re: Histoire du syndicalisme révolutionnaire en France

Messagede vroum le Ven 18 Avr 2014 08:24

1908, l'invention de la charte d'Amiens

http://salvador-segui.blogspot.fr/2014/04/1908-linvention-de-la-charte-damiens.html

Cet article est paru dans le recueil collectif suivant :
Collectif, Le Syndicalisme révolutionnaire, la charte d'Amiens et l'autonomie ouvrière, Paris, Ed. CNT Région parisienne, 2009, 271 p.



La charte d’Amiens est sans aucun doute le document le plus connu et le plus cité en matière de référence identitaire du syndicalisme français. Le terme même, par son aspect solennel et sa signification juridique, marque l’importance qui doit être attribuée à ce qui n’était somme toute qu’une motion de congrès, votée à la quasi-unanimité par les délégués de la CGT réunis à Amiens en octobre 1906. Adoptée dans un contexte particulier — marqué par la volonté de la fraction guesdiste du Parti socialiste de créer des liens permanents entre les deux organismes du mouvement ouvrier —, la validité de la charte fut régulièrement réaffirmée par les congrès confédéraux de 1908 et de 1910. Jusqu’à ce que, en 1912, au congrès du Havre, la CGT lui confère le statut de « constitution morale de la classe ouvrière organisée »[1]. L’importance de ce document dans l’histoire du syndicalisme français n’est plus à démontrer, et c’est certainement la question de l’indépendance organisationnelle qui en fait, suivant l’expression de Jacques Julliard, la « doctrine de Monroe » du syndicalisme français[2].

Pourtant, le texte de la motion d’Amiens est suffisamment malléable pour que plusieurs interprétations cohabitent tout au long de l’histoire, et que le document soit régulièrement instrumentalisé par les différentes organisations qui se sont succédé depuis la scission syndicale de 1921 jusqu’à nos jours. Au milieu des années 1920, Pierre Besnard écrivait à ce propos : « Quelle que soit l’évidente clarté de la charte d’Amiens, elle ne parvint pas à dissiper toutes les équivoques, à éviter les querelles. Et aujourd’hui, plus que jamais, c’est autour d’elle qu’on se dispute[3]. »

De fait, l’historiographie n’a jamais vraiment cherché à connaître l’origine et le contexte qui ont abouti à conférer le statut de charte à une simple motion de congrès. La plupart des historiens s’accordent à voir la généralisation du terme aux alentours de 1912 — et donc du congrès du Havre — dans un contexte de réaffirmation de l’indépendance politique de la CGT vis-à-vis « des partis et des sectes » qui ambitionnaient d’influer sur son orientation. Henri Dubief a été le seul, à notre connaissance, à affirmer de façon très catégorique que l’usage de ce terme n’intervint pas avant 1910, mais sans citer de source ni développer plus avant[4].

En publiant ici deux articles écrits par les principaux protagonistes du débat qui présida à « l’invention » de la charte d’Amiens, nous souhaitons éclairer un moment particulier et finalement assez méconnu du syndicalisme français. On verra que la querelle d’interprétation autour de la charte débuta très tôt, à peine plus d’un an après son adoption. Une telle remise en perspective permet d’identifier les différentes strates de rédaction qui composent la motion d’Amiens, et participe d’une meilleure compréhension de l’histoire des appropriations conflictuelles dont elle a fait l’objet.

Il n’était pas besoin de chercher bien loin ces premières définitions de la Charte, puisque les textes en question ont été publiés dans L’Humanité en 1908. Il y a là, avouons-le, une énigme de l’historiographie du syndicalisme qui nous échappe. Comment ne pas s’étonner, au regard de l’imposante littérature sur le syndicalisme, qu’aucun chercheur n’ait songé à dépouiller la « Tribune syndicale » de L’Humanité, pourtant signalée en 1976 par Madeleine Rebérioux comme méritant « une étude systématique »[5] ? Serait-ce un effet de la désaffection dans laquelle est tombée l’histoire du mouvement ouvrier, et avec elle une certaine conception de l’histoire sociale ? Il est vrai que cette sorte d’histoire apparaissait déjà, il y a quarante ans, comme un discours qui « semblait s’enfermer dans l’analyse de conflits abstraits, de batailles d’organisations, dans un événementiel dont l’intérêt nous échappait », dixit Jacques Revel, qui semble aujourd’hui le regretter[6]. Serait-ce encore, pour reprendre une expression d’Alain Boscus défrichant les rapports peu étudiés de Jaurès avec le syndicalisme révolutionnaire, un effet de cette sorte « d’éviction du social, assez caractéristique de notre époque »[7] ? Plus de cent ans après l’adoption du plus célèbre document d’orientation du syndicalisme français, nous sommes heureux de présenter ici les premières expressions de cette fameuse « charte » du syndicalisme français. Conçue au départ comme une simple mise au point sémantique, cette note s’est vite transformée en recherche plus conséquente dont il ne sera donné ici que quelques éléments destinés à faciliter la compréhension des documents[8]. Loin d’être anecdotique, cette « invention » de la Charte d’Amiens éclaire un moment particulier de l’évolution du syndicalisme révolutionnaire.

~~~~

Voici donc deux articles publiés en octobre et novembre 1908, dans la « Tribune syndicale » que Jaurès a ouvert depuis 1906 aux différentes sensibilités syndicalistes au sein du quotidien socialiste L’Humanité. L’article de Louis Niel, paru dans le numéro daté du 29 octobre, est une réaction à chaud au congrès que la CGT tint à Marseille au début du même mois. Le titre même de l’article, « La course à la mort », indique la tonalité du jugement porté sur les débats confédéraux. La réponse du secrétaire de la CGT, Victor Griffuelhes, est plus tardive. Et pour cause, il était emprisonné avec une bonne partie du bureau confédéral à la suite des événements de Villeneuve-Saint-Georges.

Louis Niel peut être considéré comme un des fondateurs de la CGT, notamment au regard de sa contribution à l’unité ouvrière en 1902 — absorption de la Fédération des Bourses du travail dans la CGT —, qui constitue le véritable acte de naissance de la confédération. Garçon de café puis typographe, Niel fut nommé secrétaire de la Bourse du travail de Montpellier en 1901. Il fut incontestablement influencé par l’anarchisme durant ses premières années de responsabilités syndicales[9], mais amorça une évolution sensible qui se manifesta au grand jour durant les séances du congrès d’Amiens.

La première partie de son texte constitue une analyse exclusivement apolitique de la motion d’Amiens, la rapportant au seul paragraphe qui renvoie les « partis et les sectes » à leur besogne et qui interdit au syndiqué d’introduire ses opinions dans le syndicat. Agissant ainsi, L. Niel confère « solennellement » le caractère de « charte » au seul passage de la motion qu’il aurait rédigé[10]. Et de son propre aveu, la charte d’Amiens plante « l’axe » du syndicalisme sur le terrain strictement corporatif. Or, soutient Niel, ce principe fondamental du syndicalisme n’a pas été respecté. Des deux formes d’instrumentalisation politique contraires à la motion d’Amiens, si, deux ans plus tôt, la socialiste a échoué, a contrario le congrès de Marseille a consacré la victoire de celle des « hervéo-anarchistes »[11]. Avec cette victoire, la motion d’Amiens est détruite, et le syndicalisme entraîné dans une « politique » anarchiste qui n’a rien à envier à sa concurrente socialiste. Enfin, par un subtil jeu de retournement, Louis Niel, qui, un peu plus avant dans le texte, s’arroge pratiquement la paternité de la motion d’Amiens, essaye de démontrer la similarité entre les positions des principaux rédacteurs de la charte (Griffuelhes et Pouget emprisonnés) et les siennes. C’est là une des manifestations de la tentative de Niel, en 1908, de rassembler dans ce qu’il appelle « le centre » des éléments des deux extrêmes, fatigués des outrances anarchistes et du dogmatisme guesdiste[12]. Cette tentative fit long feu. Mais elle permit cependant à son héraut de se poser en véritable prétendant à la direction du courant réformiste de la CGT. Son élection, à une voix près, au secrétariat de la CGT en 1909 vint couronner ces efforts, mais son bref passage aux responsabilités confédérales fut si court et tumultueux qu’il fut dans l’impossibilité totale de mettre ses idées en pratique.

La réponse de Victor Griffuelhes est sans appel. Le secrétaire de la CGT, refusant l’équivoque, affirme sa totale conformité de vue avec la position adoptée au congrès de Marseille, celle-ci étant simplement considérée comme le complément de la motion d’Amiens. Il se livre ensuite à l’analyse de la véritable signification de la « charte » (entre guillemets) qui se passe de commentaire et constitue un résumé de la doctrine syndicaliste révolutionnaire appliquée à l’antipatriotisme. Mais Griffuelhes réaffirme aussi fortement la paternité de la motion d’Amiens, évoquant l’opposition de Niel au moment de sa rédaction, et s’étonnant ainsi que ses adversaires d’hier se réclament d’elle en lui donnant une « interprétation bizarre ».
L. Niel n’est pas le seul à avoir vu dans le congrès de Marseille un congrès un peu particulier. Les contemporains tout comme les historiens en ont renvoyé l’image d’une des assises confédérales les plus radicales. En donnant une interprétation si particulière de la motion d’Amiens, L. Niel, qui était fin tacticien, déplaçait l’angle d’attaque du courant réformiste sur le fond, c’est-à-dire le respect des orientations statutaires. Si l’assimilation du syndicalisme révolutionnaire à l’anarchisme était une constante des réformistes[13], leur lutte contre le bureau confédéral mené par le trio Griffuelhes-Pouget-Yvetot s’était jusque-là concentrée sur la représentation proportionnelle. À partir de l’invention de la charte d’Amiens par Louis Niel et de son interprétation minimaliste, c’est l’antipatriotisme, à travers la question des relations internationales, qui est accusé de violer la charte d’Amiens, puis, plus généralement, ce sont les modes d’action du syndicalisme révolutionnaire qui deviennent contraires à l’apolitisme de la célèbre motion. Or, à Marseille, la résolution adoptée par la majorité révolutionnaire sur l’attitude de la CGT en cas de guerre[14] stipule le recours à la grève générale révolutionnaire. C’est ce dernier point qui provoque l’ire de Louis Niel et des opposants à l’orientation confédérale. C’est cette résolution qui, selon eux, fait rentrer la politique — anarchiste en l’occurrence — par la fenêtre confédérale alors que la motion d’Amiens était censée lui avoir fermé définitivement la porte.

L. Niel avait déjà utilisé le terme de « charte » dans les débats préparatoires au congrès de Marseille, dont l’essentiel s’est tenu dans la presse[15]. On ne s’étonnera donc pas de ne trouver qu’une seule mention du terme dans le compte rendu du congrès. La polémique avait été rude, notamment avec les militants de La Guerre sociale, dont certains engagent par la même occasion une véritable critique de la motion d’Amiens[16]. Très subtilement, en réduisant exclusivement la résolution à sa dimension apolitique, Niel entendait exaspérer les divergences qui se faisaient jour depuis 1907 entre les courants assez disparates qui composaient la majorité révolutionnaire de la CGT.

Pourtant, jusqu’au milieu de l’année 1907, les seuls opposants résolus à la charte avaient été les guesdistes, qui avaient immédiatement condamné « le confusionnisme et la déviation syndicaliste » de l’orientation confédérale[17]. On peut même trouver la première mention du terme de « charte » pour qualifier les statuts confédéraux sous la plume d’un dirigeant anarchiste de la CGT, Paul Delesalle, dans une brochure parue vers mai 1907[18]. Amédée Dunois, en rendant compte dans la principale publication anarchiste de l’époque, Les Temps nouveaux, précise la pensée de Delesalle en parlant de la « fameuse décision d’Amiens qu’on peut considérer comme la charte du syndicalisme »[19]. Dans les deux cas, cette interprétation est conforme à celle donnée par Griffuelhes dans sa réponse à Niel, et que Delesalle résumait de la manière suivante : « Résolution du congrès d’Amiens, définissant le syndicalisme, affirmant qu’il est un parti autonome et de révolution et se suffisant à lui-même[20]. » En octobre 1908, deux interprétations de la résolution d’Amiens sont donc en concurrence. Mais à la différence du courant syndicaliste révolutionnaire qui affirme sa paternité sur le texte, l’interprétation réformiste portée par Louis Niel paraît clairement sous-tendue par des considérations tactiques et conjoncturelles[21]. Et pour cause ! Dès 1907, la motion d’Amiens fit l’objet d’une série de critiques provenant d’une composante majeure du courant syndicaliste révolutionnaire : le mouvement anarchiste. Du côté des libertaires participant à l’aventure socialiste révolutionnaire de La Guerre sociale, qui jouèrent un rôle important durant le congrès de Marseille, le neutralisme de la motion d’Amiens est clairement stigmatisé comme un frein au développement de la propagande révolutionnaire, et représente une concession aux réformistes dans la mesure où il cantonne le syndicalisme au corporatisme le plus réactionnaire. Les principaux animateurs des Temps nouveaux — le périodique anarchiste français qui pouvait s’enorgueillir d’avoir accueilli certaines des plus grandes plumes du syndicalisme libertaire —, quant à eux, identifièrent une autre ligne de rupture, idéologique cette fois-ci. Quelques mois après Amiens, Jean Grave et Marc Pierrot s’élevaient contre ce qu’ils considéraient comme une récupération abusive du syndicalisme révolutionnaire par la « Nouvelle école » du Mouvement socialiste. Cette mise au point concourra à clarifier les divergences entre deux courants de l’anarchisme favorables au syndicalisme. N’est-il pas révélateur que les plus importants rédacteurs de la rubrique syndicale des Temps nouveaux mirent un terme à leur collaboration à partir de 1906-1907 ? Alors que les raisonnements simplistes et paranoïaques d’un Janvion faisaient office d’analyse à La Guerre sociale[22], le groupe des Temps nouveaux développait une analyse originale. Le syndicalisme révolutionnaire, illustré par la motion d’Amiens, ne doit pas entraver la propagande révolutionnaire, auquel cas cette dernière œuvrerait dans un sens contraire aux intentions de ses concepteurs. Le syndicalisme est un des principaux mouvements révolutionnaires, mais ne reste malgré tout qu’un moyen permettant d’accéder au but ultime : l’anarchie[23]. D’ailleurs, sur le plan de la tactique comme de la doctrine, les animateurs de la CGT n’ont rien inventé, puisqu’ils ne font que continuer l’œuvre du courant anti-autoritaire de la Première Internationale[24]. Interprétée de manière restrictive par les collaborateurs de la revue d’Hubert Lagardelle, la motion d’Amiens — et le syndicalisme qui en découle — s’éloigne de l’anarchisme, notamment en attribuant à l’idée de « classe ouvrière » une interprétation marxiste, selon laquelle le prolétariat a un rôle historique prédéterminé. Pour Les Temps nouveaux, si le syndicalisme constitue le meilleur moyen d’action des minorités agissantes, son but doit rester conforme à l’anarchisme dont il est une des expressions, et se donner pour objet la libération totale de tous les individus. En d’autres termes, la réconciliation de l’anarchisme et du marxisme prônée par la « nouvelle école » est inacceptable et dangereuse[25].

L’emprisonnement des principaux dirigeants syndicalistes révolutionnaires pendant le congrès de Marseille empêcha la polémique d’éclater publiquement en dehors des organes de la presse militante. Les délégués révolutionnaires, quelles que soient leurs divergences, firent corps contre l’offensive réformiste d’un nouveau genre menée par L. Niel. Mais en prêchant l’union des révolutionnaires assagis et des réformistes dans un « centre » hypothétique, en insistant sur les conséquences pratiques de la « charte d’Amiens », en exacerbant les divergences entre ceux que Griffuelhes qualifiait de « braillards » en 1907 et les partisans des dirigeants confédéraux, Niel avait intelligemment réunis les conditions d’un changement de majorité confédérale. Son élection au secrétariat de la CGT en 1909, dont nous avons dit qu’elle tourna court, fut donc rendue possible par les divergences du camp révolutionnaire.

Si le secrétariat de Niel fut de courte durée, il marqua cependant le début d’une nouvelle ère à la CGT. L’élection du jeune allumettier libertaire Léon Jouhaux, qualifié dans un premier temps de « phonographe » de Griffuelhes, au secrétariat confédéral, pouvait laisser penser que rien n’avait vraiment changé. En réalité, une nouvelle génération arrivait aux responsabilités, et des figures telles que Émile Pouget ou encore Paul Delesalle s’effaçaient lentement de la vie confédérale. La crise passée, le centre de gravité du syndicalisme révolutionnaire se déplaçait insensiblement vers le noyau de La Vie ouvrière, fondé par Pierre Monatte fin 1909.

L’épisode Niel oublié, la direction confédérale emmenée par Léon Jouhaux allait pouvoir reprendre sans état d’âme la dénomination de « charte » pour qualifier la motion d’Amiens, notamment dans l’article publié dans La Bataille syndicaliste en 1912, et resté dans les mémoires sous l’appellation étrange d’Encyclique syndicaliste. Mais il n’est plus question d’attribuer prioritairement un quelconque caractère révolutionnaire ou réformiste à cette charte autrement que de manière incantatoire. À ce moment-là, la charte d’Amiens se transforme simplement en charte d’unité, permettant à différentes sensibilités de cohabiter au sein d’un seul organisme central de la classe ouvrière.

Anthony Lorry
Source : www.pelloutier.net


[1] Confédération générale du travail, XVIIIe congrès national corporatif (XIIe de la CGT) et 5e Conférence des Bourses du travail et Unions de syndicats. Tenus au Havre du 216 au 23 septembre 1912. Compte rendu des travaux, Le Havre, Imprimerie de l’Union, [1913], p. 157.
[2] J. Julliard, « La charte d’Amiens, cent ans après. Texte, contexte, interprétations », Mil neuf cent, « Le syndicalisme révolutionnaire. La charte d’Amiens a cent ans », n° 24, 2006, p. 9.
[3] P. Besnard, « Confédération générale du travail », in Sébastien Faure (dir.), Encyclopédie anarchiste, Paris, La Librairie internationale, 1925-1934, t. 1, pp. 401-402.
[4] « N’est-il pas symptomatique que la motion d’Amiens commence à être appelée vers 1910 (et jamais avant cette date) la charte d’Amiens ? », cf. Le Syndicalisme révolutionnaire, présenté par Henri Dubief, Paris, A. Colin, 1969, « coll. U », p. 50.
[5] Cf. Jean Jaurès, La Classe ouvrière, textes rassemblés et présentés par M. Rebérioux, Paris, Maspero, 1976, p. 137.
[6] Dans cette intervention originale, J. Revel constate qu’il reste beaucoup à faire en histoire du mouvement ouvrier. Cf. Jacques Revel, « Une histoire et ses acteurs », in Pour une histoire de la Deuxième Gauche. Hommage à Jacques Julliard, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2008, pp. 77-84.
[7] Alain Boscus, Jean Jaurès. La CGT, le syndicalisme révolutionnaire et la question sociale, Toulouse, Institut régional d’histoire sociale CGT de Midi-Pyrénées, 2008, 88 p.
[8] Le dossier sera complété et mis en ligne sur <http://www.pelloutier.net>.
[9] Jean Maitron a mis en doute l’appartenance de Niel au mouvement libertaire. S’il n’est pas prouvé que Niel ait fréquenté un groupe libertaire à Montpellier, son adhésion aux idées anarchistes ne fait pour moi aucun doute. Devenu, à partir de 1907, un des porte-parole du courant réformiste de la CGT, Niel était régulièrement attaqué par ses anciens amis, qui lui reprochaient l’abandon de ses idées. Niel n’a jamais réfuté ces critiques, que ce soit dans la presse (et il répondait fréquemment aux invectives) ou dans ses interventions publiques, aux congrès notamment. Cf. J. Maitron, Le Mouvement anarchiste en France. T. 1 : Des origines à 1914, Paris, Maspero, 1975, p. 310.
[10] Dans une lettre à Robert de Marmande, datée du 10 juillet 1939 et publiée dans l’hebdomadaire de R. Belin Syndicats, L. Niel précisait que sa collaboration à la rédaction de la Charte d’Amiens « se limita à l’introduction de cet alinéa : Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le congrès affirme l'entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors ». Cf. R. de Marmande, « Niel m’écrit », Syndicats, n° 145, 19 juillet 1939, p. 2.
[11] Alliance des anarchistes et des militants révolutionnaires proches du journal de Gustave Hervé, La Guerre sociale.
[12] Cf. L. Niel, « Vers le centre », L’Humanité, 20 août 1908.
[13] Tout comme des guesdistes d’ailleurs, qui créèrent à la même époque le néologisme « anarcho-syndicalisme ». Je me permets de renvoyer ici à A. Lorry, « 1907. Les guesdistes contre l’anarcho-syndicalisme », disponible en ligne : <http://www.pelloutier.net/dossiers/dossiers.php?id_dossier=262>
[14] Résolution issue elle-même d’une négociation entre le bureau confédéral intérimaire (Merrheim, Luquet, Desplanques) et l’Union des syndicats de la Seine dominée par les « hervéo-anarchistes ».
[15] Voir par exemple L. Niel, « La politique au congrès confédéral », La Revue syndicaliste, n° 46-47, 1er-15 octobre 1908, pp. 148-154.
[16] Voir notamment E. Janvion, « Sophismes du syndicalisme d’action oblique », La Guerre sociale, n° 42, 30 septembre-6 octobre 1908.
[17] Par exemple : P.-M. André, « Le syndicalisme », Le Socialiste, n° 78, 27 octobre-3 novembre 1906, p. 2.
[18] « Ces travailleurs […] ont inscrit en tête de leur "charte" — les statuts confédéraux — qu’ils luttent pour des fins révolutionnaires, pour la disparition du salariat et du patronat. » Cf. P. Delesalle, La Confédération générale du travail. Historique, constitution, but, moyens, Paris, La Publication sociale, 1907, coll. « Bibliothèque d’études économiques et syndicalistes, n° 3 », p. 22.
[19] A. Dunois, « Bibliographie », Les Temps nouveaux, n° 6, 8 juin 1907, p. 6.
[20] P. Delesalle, La Confédération…, op. cit., p. 29 (annexe reproduisant la motion d’Amiens).
[21] C’est d’ailleurs ce que semble insinuer Griffuelhes, rappelant le refus de Niel de contresigner sa motion.
[22] Janvion, critiquant la motion d’Amiens, commence à mener une campagne contre la franc-maçonnerie, accusée de noyauter la CGT. Il en viendra ensuite, avec ses compères de La Guerre sociale, à dénoncer le « fonctionnarisme » des permanents, et à stigmatiser le « ministère confédéral » de Griffuelhes et de ses amis. Emile Janvion évolua par la suite vers l’antisémitisme.
[23] On reconnaîtra ici la communauté de vue avec les positions de Malatesta, exposées au congrès anarchiste international d’Amsterdam en 1907.
[24] M. Pierrot va même jusqu’à insinuer que l’appellation « syndicalisme révolutionnaire » a été adoptée afin de ne pas soulever de prétentions de la part des ouvriers potentiellement effrayés par l’étiquette anarchiste : « Ce dernier terme est un épouvantail pour les ignorants et les timides. » Cf. M. Pierrot, « Le syndicalisme », Les Temps nouveaux, n° 2, 11 mai 1907, pp. 1-2.
[25] Il va sans dire que les animateurs du Mouvement socialiste ne manquèrent pas de répondre aux attaques de Pierrot et de Grave. Edouard Berth ou encore Hubert Lagardelle mirent en évidence les différences majeures qui séparaient, selon eux, l’anarchisme et le mouvement nouveau apparu avec la CGT : le syndicalisme révolutionnaire. Cf., E. Berth, Les Nouveaux Aspects du socialisme, Paris, Marcel Rivière, coll. « Bibliothèque du Mouvement socialiste, n° 6 », 1908, 61 p. ; H. Lagardelle, « Anarchisme et syndicalisme », in H. Lagardelle (ed.), Syndicalisme et Socialisme, Paris, Marcel Rivière, coll. « Bibliothèque du Mouvement socialiste, n° 1 », 1908, pp. 59-63.
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Re: Histoire du syndicalisme révolutionnaire en France

Messagede René le Sam 19 Avr 2014 08:56

À propos de la charte d’Amiens et de quelques autres choses

Extrait de la postface à

Bakounine
entre syndicalisme
révolutionnaire et anarchisme


de Maurizio Antonioli

récemment publié aux éditions Noir & Rouge

Entre la fin de l’Association internationale des travailleurs et la période
étudiée par Maurizio Antonioli, il se passe environ 25 ans, c’est-à-dire une
génération. Beaucoup de choses se sont passées : la période des attentats,
mais aussi la constitution des bourses du travail, la création de la CGT en
1895, la « Lettre aux anarchistes » de Fernand Pelloutier, invitant les
libertaires à entrer dans le mouvement syndical.
Et la charte d’Amiens, qui passe pour être le document fondateur du
syndicalisme révolutionnaire. En fait, la charte dite d’Amiens est une charte
de compromis – Maurizio Antonioli a raison de le souligner – entre les syndicalistes
révolutionnaires et les réformistes contre les guesdistes qui entendaient
soumettre le mouvement syndical au parti. Mais il se n’agit en aucun
cas, contrairement à ce que pense M. Antonioli, d’une « alliance fortuite ».
Jaurès avait été férocement anti-anarchiste, mais il en vint à reconnaître le
syndicalisme révolutionnaire comme un mouvement incontournable et le
reconnut comme un interlocuteur. Les socialistes, donc (sauf les guesdistes
évidemment), s’étaient fait une raison de l’indépendance syndicale. Mais
cette charte n’est aucunement une « victoire », elle marque au contraire le
début de la fin du syndicalisme révolutionnaire, car certains points propres
au programme révolutionnaire y ont été omis.

« Le texte d’Amiens ne résumait pas le syndicalisme révolutionnaire et son
programme, ce n’était pas là son objet. Dans ce programme, la Charte
d’Amiens a sélectionné quelques éléments, théoriques comme la lutte de
classes, pratiques comme l’indépendance ou la neutralité. Lorsque sa
formulation apparut, à tort, comme un résumé synthétique sur lequel on
fabriqua d’innombrables textes d’explication et de formation, on négligea, on
oublia même ses autres éléments. Pas un mot dans la Charte à propos de la
lutte contre l’État et de la dénonciation contre ceux qui prétendent qu’il peut
devenir un instrument de libération, rien non plus concernant les analyses à
produire à l’encontre des partis politiques et des illusions parlementaires. »
(« L’anarchosyndicalisme, l’autre socialisme », Jacky Toublet, Préface à
La Confédération générale du travail d’Émile Pouget, Editions CNT Région parisienne, 1997.)


Édouard Vaillant pourra dire à juste titre que le congrès d’Amiens fut une
victoire sur les anarchistes ; Victor Renard, lui, dira plus trivialement que
« les anarchistes qui prédominent à la CGT ont consenti à se mettre une muselière ».
Deux ans plus tard, la grève des terrassiers de Draveil et de Villeneuve-
Saint-Georges aboutit à l’arrestation de nombreux dirigeants de
l’organisation, la décapitant littéralement et laissant les réformistes s’engouffrer
dans le vide ainsi créé.
Lorsque le mouvement syndicaliste révolutionnaire commença à décliner,
non pas en 1914, mais à partir de 1906 et surtout 1908, sous le coup de la
répression policière d’une part (grève de Draveil et de Villeneuve-Saint-
Georges, grève des postiers), de la montée irrépressible du réformisme d’autre
part, les militants révolutionnaires de la CGT ne trouvèrent pas beaucoup
d’alliés dans le mouvement anarchiste.
La Confédération réussit cependant à organiser en 1912 une grève générale
de 24 heures contre la guerre, décidée lors d’un congrès extraordinaire. L’aile
réformiste de la CGT s’était vigoureusement opposée à la grève générale,
mais elle s’exprima devant une salle très hostile. Les responsables confédéraux
– Léon Jouhaux, Yvetot, Griffuelhes, Merrheim et Dumoulin – avaient compris
qu’ils ne pouvaient pas négliger les craintes des plus modérés. Faire voter
une grève générale de 24 heures aurait été en soi une victoire, étant donné le
contexte. La direction confédérale devait faire face à une répression féroce
du pouvoir et au sabotage, par les réformistes dont l’influence grandissait,
de toute initiative d’envergure.
La grève fut un demi-succès, mais elle sauva l’honneur : il y eut 600 000
grévistes. Une vague de répression suivit, contre les militants syndicalistes,
contre la Fédération communiste anarchiste et les Jeunesses syndicalistes. La
Fédération anarchiste communiste fut particulièrement touchée par les
mesures de répression. Un procès collectif pour « menées anarchistes » se
conclura par un total de seize années de prison pour cinq anarchistes et
6 300 francs d’amende. La publicité de ce procès fut totalement éclipsée par
celui de la bande à Bonnot, qui se tenait en même temps.
On peut reprocher à la CGT ne ne pas suffisamment lancer d’initiatives
révolutionnaires. A cela, Francis Delaisi répond dans son commentaire au
congrès anarchiste de d’août 1913 :

« …Et s’il fallait déclarer la grève générale tous les six mois, simplement
chaque fois que le gouvernement ferait une provocation à la classe ouvrière,
il est clair qu’on essoufflerait bien vite l’organisme syndical ; qu’au lieu
d’entraîner les hésitants à la révolution, on les découragerait ; et qu’en
usant les rouages par une tension trop continue, on provoquerait précisément
ce mouvement de recul qu’on veut éviter. »


Il fallut attendre le congrès anarchiste tenu en août 1913 à Paris pour
« normaliser » en quelque sorte les relations entre anarchisme et syndicalisme.
Le congrès fut organisé par la F.C.A., les groupes des Temps nouveaux, les
journaux Le Libertaire, Les Temps nouveaux, Le Réveil anarchiste ouvrier. Il
eut lieu du 15 au 17 août à la Maison des syndiqués, rue Cambronne. Furent
présents environ 130 délégués représentant 60 groupes (24 de Paris et 36 de
province).
Il est à retenir que ce congrès, tenu peu après l’affaire Bonnot, fut marqué
par une vigoureuse prise de distance avec l’individualisme. Mauricius se vit
privé de parole (après avoir tout de même monopolisé la tribune pendant
une journée) ; Jean Grave, annonça au nom des Temps nouveaux qu’il se
retirerait du congrès si les individualistes y siégeaient. Pierre Martin, du
Libertaire, déclara à leur adresse : « Entre vous et nous, il n’y a pas d’entente
possible. » Sébastien Faure souligna l’« abîme infranchissable » qui séparait
les conceptions communistes et individualistes.

Le compte rendu fait par Les Temps Nouveaux du 23 août 1913 et les commentaires
qui le suivent relatent longuement la question syndicale. On y lit
« qu’il est important que les anarchistes se mêlent aux syndicats afin d’y semer
des sentiments révolutionnaires et l’idée de la grève générale expropriatrice ».
A la suite de ce congrès qui, enfin, voyait s’établir une certaine cohésion entre
anarchistes français, se tinrent de nombreuses conférences régionales. Notons
cependant que la fédération du Sud-Est, qui tint son congrès à Lyon, admettait
toutes les tendances – individualistes compris – mais s’opposait à l’action
syndicale.
Ce n’est donc qu’à la veille de la guerre que le mouvement anarchiste
français réussit à s’organiser. Des fédérations régionales se constituent partout.
Vingt-cinq groupes adhéraient à la nouvelle organisation en octobre
1913. Un congrès anarchiste international devait se tenir à Londres en août
1914. Le secrétaire d’organisation était A. Schapiro ; les initiateurs, les fédérations
anarchistes d’Allemagne, de France et de Londres. Des Russes, des
Italiens, des Espagnols, des Hollandais s’y intéressaient. Le déclenchement
de la guerre allait mettre un terme à ces projets d’union internationale.
Maurizio Antonioli nous rappelle que Rosmer avait déclaré en septembre
1913 que « la majeure partie des anarchistes français étaient en dehors de la
CGT ». Fait que le congrès anarchiste d’août 1913 confirme : parmi les militants
invités à commenter ce congrès, un certain F.L. écrit dans Les Temps
Nouveaux
du 23 août 1913 :

« D’un autre côté, comme il est manifeste que,
depuis quelque temps, l’influence exercée par nos camarades sur le mouvement
syndical a sensiblement diminué, il était devenu également nécessaire
de nous demander si nous avions toujours fait dans le syndicat ce que nous
devions toujours faire. »


Cette interrogation arrive un peu tard.

Une lecture attentive du texte de Maurizio Antonioli, qui fourmille de citations
de la presse anarchiste de l’époque, en français pour la plupart, ce qui
fit le bonheur du traducteur, laisse au lecteur l’impression que le syndicalisme
révolutionnaire s’était développé à un rythme et avec une ampleur que les
militants anarchistes ne pouvaient pas, ou ne savaient pas suivre, bien que
pour beaucoup d’entre eux, le syndicalisme fût d’essence anarchiste.

On a l’impression que le mouvement anarchiste est totalement extérieur à
la classe ouvrière et qu’il ne décide d’entrer dans les syndicats pour y faire de
la propagande anarchiste que par choix tactique. Ce n’est pas une stratégie
globale dans laquelle anarchistes et syndicalistes travaillent ensemble à une
œuvre commune. On pense évidemment au mouvement libertaire espagnol,
même si la collaboration n’a pas toujours été idyllique, mais aussi au mouvement
latino-américain, argentin en particulier. Maurizio Antonioli montre,
il est vrai, que ni les syndicalistes ni les anarchistes, à quelques exceptions près
(Dunois, par exemple), ne semblaient disposés à une telle collaboration.
C’est donc particulièrement handicapés que les militants syndicalistes
révolutionnaires et anarchistes affronteront, après la guerre et la révolution
russe, la politique d’assujettissement des organisations de masse ordonnée
par l’Internationale communiste.
René
 
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