Histoire de la Fédération anarchiste 1960-1968

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Histoire de la Fédération anarchiste 1960-1968

Messagede vroum le Mer 4 Mar 2009 22:48

GUÉRIN, Cédric. Anarchisme français de 1950 à 1970

Mémoire de Maitrise

Mémoire de Maîtrise : Histoire contemporaine : Lille 3 : 2000, sous la direction de Mr Vandenbussche. Villeneuve d’Ascq : Dactylogramme, 2000. 188 p. ; 30 cm. Bibliogr. p. 181-186

LILLE 3 : Bibliothèque Georges Lefebvre

Deuxième partie : “ Le creux de la vague ” 1960-1968


Si le mouvement et la Fédération anarchiste ont réussi au cours des années cinquante le vœu de réorganisation des anciens, ils leur restent à l’aube des années soixante à répondre à l’attente des militants et à structurer et fédérer un mouvement d’une plus grande ampleur et d’une plus grande définition et précision idéologiques. L’accueil fait à la création et aux idées des GAAR au sein de la FA montre tout le chemin qu’il reste à parcourir dans l’organisation la plus importante quantitativement. Au cours de cette période, le mouvement anarchiste se retrouve devant deux objectifs essentiels : d’une part se doter d’une définition organisationnelle précise afin de constituer un mouvement efficace et d’autre part redonner à l’anarchisme la place qu’il a perdu dans les luttes sociales. C’est pourquoi le mouvement va se caractériser par de profondes mutations, qui se caractérisent par leurs diversités : en effet, si ces mutations se font sur le plan idéologique, elles vont se manifester aussi à travers de nouvelles organisations et formations, qui se démarquent par leur méthodes d’action, de recrutement ou leur rapprochement avec certaines idéologies non libertaires.

A travers ces changements, la Fédération anarchiste va voir s’envoler ses espoirs de représentation exclusive au profit de nombreux autres groupes moins enclins à une certaine frilosité idéologique qui semble la caractériser. En outre, l’apport d’une nouvelle génération va changer les données du problème. Cette jeune génération, dans la lignée générale des générations qui vont secouer le monde dans les années soixante notamment par les mouvements “ beat ”, castriste, trotskiste ou situationniste qui remettent en question l’ordre établi, va terriblement creuser le fossé entre les tenants d’un certain anarchisme, qu’on peut qualifier de traditionnel et ceux qui veulent, à leur manière, sortir l’anarchisme de son sommeil et lui donner un visage plus actuel. Cette nouvelle génération est celle qui assurera sa place au drapeau noir lors des événements de 1968 et, à ce titre, il est particulièrement intéressant de voir en quoi elle a pu rompre ou s’allier, selon les circonstances, avec les différentes organisations anarchistes.

Cette génération, en majorité estudiantine, arrive à l’anarchisme par différents moyens ; c’est pourquoi il nous semble indispensable d’établir un lien entre celle-ci et les différents courants révolutionnaires ou pseudo-révolutionnaires de l’époque. Toujours dans cet esprit, cette période s’avère décisive pour comprendre les raisons qui ont pu pousser cette jeunesse à rompre définitivement avec le marxisme et à préfigurer la démarxisation de notre société.

C’est à travers ces enjeux que vont se dessiner les formes de pensée qui éclateront en 1968. Les années cinquante ont montré la nécessaire “ actualisation ” des théories anarchistes. Cet effort va-t-il être fait ? Si oui, quel bilan peut-on en tirer à la veille de mai 1968, au regard de la situation du mouvement en 1960 ? Enfin, on pourra se demander d’où vient le souffle novateur qui va caractériser la période. Ce sont dans un premier temps les événements qui vont guider notre étude en terme de réflexion, d’organisation, d’action et d’expériences à travers la création d’une tendance communiste libertaire ou anarchiste communiste au sien de la FA. Ce retour de l’anarchisme communisme va se matérialiser doublement dans la Fédération anarchiste et à travers les réflexions de l’équipe de Noir et Rouge. A ce retour s’ajoute la création de nouveaux groupes anarchistes d’une grande diversité qui vont matérialiser l’opposition entre anarchisme traditionnel et “ néo-anarchisme ”. De cette opposition se déterminera l’état général du mouvement avant la période agitée de Mai 1968. Tous ces éléments nous amèneront aussi à étudier le renouveau de la pensée anarchiste, de ses acteurs principaux et des mouvements qui ont pu l’influencer dans un sens ou dans l’autre.

La Fédération anarchiste face à son époque

Dès le début des années soixante et l’arrivée des GAAR, de nouvelles divergences vont apparaître entre les anarchistes sur les guerres de décolonisation et plus particulièrement sur la guerre d’Algérie. Nous avions vu les différences de points de vues entre les GAAR et la FA à la fin des années cinquante. Ces débats ne vont que s’amplifier après la constitution de l’UGAC. on retrouve alors l’opposition classique qui caractérise les milieux anarchistes en période de guerre coloniale. On peut déceler deux positions : l’une, apparemment sans équivoque, renvoie dos à dos l’armée colonialiste et le peuple soulevé pour son indépendance, sous prétexte que les deux sont nationaliste et soumis à des chefs et des dirigeants. L’autre considère qu’une guerre coloniale, que plus généralement une lutte d’un peuple pour son indépendance, constitue un phénomène complexe où interfèrent des données nationalistes et des données de classes en lutte. Selon les tenants de cette seconde position, il faut tenir compte aussi du fait que le peuple qui se soulève a les mêmes adversaires que les exploités du pays colonisateur et que l’analyse de classe permet ainsi de fonder une solidarité anticolonialiste qui peut avoir une portée révolutionnaire aussi bien dans la métropole que dans le pays soulevé où l’unité derrière les chefs de l’insurrection n’est ni fatale, ni forcément durable. On a vu que la première position caractérisait dans une certaine mesure la FA de la fin des années cinquante alors que la seconde trouvait un écho dans les actions de la Fédération communiste libertaire et dans les réflexions de Noir et Rouge.

Après l’arrivée des GAAR, le débat autour de la question algérienne s’amplifie, et Maurice Joyeux rappelle ses positions : “ ce n’est pas la paix qui intéresse les communistes, mais une paix communiste. C’est pourquoi on les voit prendre nettement position en faveur d’un nationalisme algérien qui, pas plus que tout autre nationalisme ne saurait avoir l’agrément des libertaires. ” Cette position est caractéristique d’un anarchisme traditionnel qui ne veut pas se mêler aux objectifs communistes (on retrouvera cette attitude parfois lors de grèves) et surtout ne pas favoriser une nouvelle percée communiste. Le soutien à la révolte algérienne trouve un écho chez A. Devriendt, qui appartient à l’UGAC, dans un tract distribué par la FA, “ Les anarchistes s’adressent aux révolutionnaires algériens ” : “ Au delà des divergences que son évolution peut faire naître et des critiques que l’on peut lui adresser, la révolution algérienne éclaire le monde d’une lueur trop vive et trop riche de promesses pour que les anarchistes n’estiment pas devoir affirmer leur entière solidarité avec elle. ” Après ces remarques et en rapport avec le “ Manifeste des 121 ”, la FA adopte un point de vue plus nuancé : “ Ils ont fait une guerre d’indépendance nationale. Et comment pouvait-il en être autrement ? Est-ce que cela veut dire que nous faisons nôtre la théorie marxiste selon laquelle un peuple doit passer obligatoirement par le stade l’indépendance nationale pour ensuite se retourner contre sa bourgeoisie ? Nous sommes persuadés que cette étape peut être sautée. ”

Pourtant, dans Le Monde libertaire de janvier 1962, Joyeux dénonce ceux qui veulent entraîner le monde ouvrier dans des luttes étrangères à ses véritables intérêts de classe : “ il est incontestable que sur tous les grands problèmes qui se posent aux travailleurs un effort de clarification s’impose. Il faut l’examiner en fonction de l’objectif du mouvement ouvrier révolutionnaire en observant la plus entière autonomie envers les intérêts électoraux des partis, envers les situations acquises, envers les blocs impérialistes qui s’affrontent et surtout envers les situations de faits créées par les populations pauvres ignorantes de leur véritable intérêt de classe, toujours prête à céder à un romantisme émotionnel habilement exploité par le libéralisme et le nationalisme. ”

Les conflits reviennent au congrès de Mâcon d’août 1962 où l’opposition se cristallise. Pour Joyeux, la révolution algérienne est une révolution bourgeoise qui n’a rien à voir avec les objectifs de la lutte des classes : “ La révolution, c’est la possibilité pour tous les travailleurs de supprimer le salariat et l’exploitation de l’homme par l’homme. Tout autre forme est sans intérêt. ” Marc Prevotel lui prévient du danger d’une telle conception pour l’anarchisme : “ Vouloir faire la révolution uniquement avec les travailleurs, c’est penser en occidental. Il y a des pays où des milliers de gens crèvent de faim et ne sont pas des travailleurs. ” Yvan, pour l’UGAC, confirme cette position qui relève “ d’un véritable nationalisme de l’anarchisme occidental. ”

Après les accords de Grenelle, le débat se prolongera dans les colonnes de Noir et Rouge sur les formes à donner à la nouvelle donne en Algérie. Maurice Joyeux, partisan d’une neutralité envers le conflit, témoigne des premiers soubresauts qu’ont provoqué les divergences autour de la question : “ La seule proposition anarchiste face à la guerre d’Algérie est le défaitisme révolutionnaire. La guerre d’Algérie est une péripétie qui oppose deux bourgeoisies, la bourgeoisie autochtone et la bourgeoisie colonialiste. Certes, il faut combattre pour mettre fin à cette guerre, ce qui peut fournir un argument à la lutte révolutionnaire dans la métropole, mais il faut rejeter la période intermédiaire qui ramènerait le problème social à son point de départ. ” Pour lui, c’est une confusion qui caractérise les propos des jeunes : “ Chauffés à blanc par les politiciens de gauche pour lesquels la guerre d’Algérie était de la matière électorale, (…), les jeunes réagissaient à partir du nationalisme traditionnel à la petite bourgeoisie française : “ les Algériens ont-ils le droit d’avoir une patrie ? ” Bien sûr. Et même si cela peut paraître aujourd’hui incroyable, ce nationalisme-communisme classique déborda sur un nationalisme-anarchsime et se répandit chez nous par l’intermédiaire de jeunes étudiants sans cervelles. Ce courant ne fut jamais dangereux, mais ce fut la première secousse qui grippa la Fédération reconstituée. ”

On voit donc au sein de la Fédération anarchiste une ligne de partage autour de la question algérienne. Comment se démarque-t-elle ? Elle se caractérise surtout par des conceptions qui séparent bien plus les âges que les tendances. Les jeunes effectifs de l’UGAC peuvent nous faire tendre à l’illusion mais les réflexions qui caractérisent les autres groupes de jeunes semblent confirmer cette impression.

Dès 1961, un nouveau phénomène s’inscrit dans la vie de la Fédération avec l’arrivée massive de groupes de jeunes. Nous n’allons pas ici étudier l’ensemble des réflexions émanant des groupes de jeunes anarchistes mais essayer de tracer l’évolution au sein de la FA de cette pensée spécifique.

Le Groupe d’études et d’action anarchiste est crée le 19 septembre 1961 par Marc Senner (entre autres) et s’oriente dans deux voies précises, la diffusion des idées anarchistes et l’opposition à la FA, étant en désaccord avec son journal. En février 1962, une scission intervient, le GEAA reste dans plusieurs buts :
“ a) nécessité d’un monolithisme à l’intérieur du groupe et pour cela obligation de définir la tendance du groupe, à l’issue de cette discussion de nous réclamer de l’anarchisme révolutionnaire.
b) nécessité d’une rotation rapide et effective des tâches
c) nécessité de donner à chaque membre du groupe une activité militante. ”

D’emblée, le GEAA impose ses idées et sa volonté de s’inscrire dans la vie de la Fédération. En effet, le but n’est plus de représenter ou constituer une tendance, mais de fournir un travail actif de militantisme et de réflexion. Ces volontés amènent le groupe à matérialiser ses réflexions d’ouverture, ainsi sont établis des contacts étroits “ avec les groupes et organisations suivantes : Jeunes libertaires de Marseille, Noir et Rouge, CNT française, FIJL, des noyaux de militants anarcho-syndicalistes isolés, des groupes de jeunes anarchistes non adhérants à la FA, actuellement groupe de Voltaire et d’Ermont. ” Composé d’une douzaine de membres, dont la moyenne d’âge ne dépasse pas les 22 ans, le GEAA adhère en 1964 à l’UGAC dans un but assez précis : “ Notre adhésion à l’UGAC est le résultat de cette évolution et nous espérons qu’avec l’expérience commune et la volonté d’action de nos groupes, notre union s’agrandira et sera le mouvement libertaire de demain. ” Ainsi, ils prennent la résolution “ de ne sortir de la FA que si
une voie nous est ouverte dans une autre organisation de masse (libertaire évidemment). ”

Cette apparition de groupes ne caractérise pas seulement la région parisienne. En octobre 1963 se fonde le groupe Jeunes libertaires de Marseille. Ses efforts sont portés sur “ l’éducation libertaire ” et sur “ une connaissance mutuelle plus approfondie ” . Ce groupe revendique sa spécificité jeune qui doit lui donner une certaine indépendance face aux possibles réflexions des anciens : “ La libre discussion entre jeunes, de sujets d’intérêts communs, sans que des conseillers plus expérimentés imposent en toute bonne foi leur point de vue grâce à une technique oratoire plus perfectionnée ou une expérience de la discussion plus développée. ”

La révolution est considérée comme nécessaire : “ Nous pensons que la révolution sociale est indispensable pour renverser le système social actuel et permettre l’éclosion de milliers d’autres révolutions individuelles. ” Dans un communiqué, on voit l’implication possible de tel groupe à la vie politique et sociale, qui compte à l’époque “ quelques étudiants qui militent également à l’UNEF. ”

Le congrès de Toulouse de juin 1965 voit la création des Jeunes révolutionnaires anarchistes. La motion que ce groupe dépose est significative des aspirations de ces jeunes et du sens à donner à leur pensée. Ce texte peut paraître à première vue assez long, mais il caractérise pleinement les nouvelles motivations exprimées par les groupes de jeunes. Les JRA dressent un constat amer de la situation de la jeunesse révolutionnaire et, en reprenant les idées de Fayolle et d’une critique des structures de la FA, définissent leurs thèses : “ Le manque d’unité dans la pensée et de solidarité dans l’action qui règne à la Fédération anarchiste ne peut être dû qu’à des divergences idéologiques fondamentales entraînant des conséquences désastreuses quant aux principes organisationnels.

La FA ne pouvant être pour nous que l’organisation appelée à préparer la Révolution sociale, nous demandons qu’elle ne puisse regrouper que des militants révolutionnaires, s’en tenant rigoureusement aux principes du fédéralisme libertaire et possédant une certaine rigueur intellectuelle et morale. Il n’est évidemment pas question de mettre en cause le principe des tendances, à la condition toutefois qu’elles se réclament de l’anarchisme social et révolutionnaire. Au sein même du groupe, le souci du nombre ne doit absolument pas primer sur la valeur réelle des militants, et nous nous devons d’insister, pour l’avoir particulièrement éprouvé, sur le manque total de formation idéologique et de solidarité effective, entraînant d’ailleurs inévitablement le départ de nombreux jeunes militants. ”

Ainsi, “ l’organisation, nécessaire à qui veut agir, doit se baser sur trois valeurs fondamentales : la liberté d’expression, mais aussi efficacité et discipline librement consentie. ” Cette reprise des thèses de Fayolle s’accompagne, dans un souci d’efficacité, d’une hypothèse de participation : “ Le vote pourrait être nécessaire, lorsque des thèses opposées se trouveront en présence, pour faire un choix entre ces deux thèses. ”

Ces résolutions auraient pour conséquence :
“ -1 une élévation du niveau intellectuel général qui permettraient de nécessaires recherches et un renouveau idéologique, contribuant à l’élaboration d’une pensée révolutionnaire moderne.

- 2 un accroissement de la détermination révolutionnaire entraîné par la confiance en une organisation réelle et efficace et en une pensée riche et actuelle. ”

Ces réflexions amènent une large confrontation au sein de la FA. Si Maurice Joyeux et Maurice Fayolle se rallient à ces thèses, ces dernières s’écrasent sur les résistances des humanistes libertaires et leur hantise du vote : “ Le vote permet tout sauf la discussion ”.

Avec l’arrivée de cette nouvelle génération, la refonte structurelle de la FA va à nouveau se poser avec force dans les débats. Il est néanmoins clair que les aspirations de ces groupes privilégient la tendance sociale révolutionnaire, voire anarchiste-communiste, et on peut supposer que cette volonté de changement va s’opposer aux idées qui caractérisent le mouvement officiel depuis 1953. Quelles conclusions peut-on tirer de l’apparition de ces groupes ? Il est apparemment clair que la génération qui arrive laisse les militants FA assez songeurs : “ Parmi tous les problèmes qui assaillent notre FA, il n’en est pas de plus complexes que les rapports de l’organisation avec la jeunesse. ” Pourquoi ? La réponse tient dans le caractère nouveau de cette jeunesse : elle est universitaire. Or, le mouvement anarchiste n’est pas coutumier des rapports avec les étudiants et il ne voit pas en elle une classe à proprement parler.

De cette compréhension mutuelle découleront pour la Fédération anarchiste ses possibilités d’action dans un domaine qui échappe encore aux penseurs anarchistes : le domaine étudiant.

Entre ouverture et repli

Après la liquidation de la tendance anarchiste-communiste en 1964, l’ouverture de la pensée anarchiste aux études et réflexions contemporaines apparaît chez les militants FA comme une nécessité. Pourtant, dès 1961, René Fugler rappelait ce besoin perpétuel de mouvement et d’actualisation, qui caractérise l’anarchisme : “ Une défaillance du mouvement anarchiste n’empêcherait pas de nouvelles idées et tentatives libertaires de surgir au cœur de l’événement car la vie sociale ne se laisse pas étouffer définitivement, elle finit toujours par percer à travers les failles et les erreurs des systèmes de profit et d’autorité. L’État élargit partout son champ d’action, mais l’excès même du centralisme et du pouvoir, quand il ne provoque pas de ripostes violentes où réapparaissent les conseils d’autogestion fait naître le besoin de décentralisation et du recours aux unités sociales de base pour compenser les ratés de la machine bureaucratique ”, ainsi “ la pratique révolutionnaire crée des formes neuves de lutte et d’organisation et c’est ainsi, avec ou sans la participation des anarchistes, que se renouvelle l’Anarchisme. ”

René Fugler n’est pas le seul à ressentir ce besoin, en effet, un consensus s’établit sur l’état général du mouvement et sa perte d’influence, notamment face aux jeunes : “ Les jeunes en général ne font que passer à la FA. L’impossibilité qu’ils éprouvent d’organiser quelque chose de sérieux, le manque d’action quotidienne en regard de ce que nous prônons. ” A ce moment, Joyeux, qui est d’accord avec la proposition de Fayolle, a la conviction que “ si nous appliquions ce point de vue, ce serait l’éclatement de la FA et l’impuissance des uns et des autres. Il n’y a rien de plus important que de garder l’unité du mouvement libertaire. Faire l’unité, ce n’est pas tripatouiller l’histoire. ” On voit donc deux camps en présence, l’un qui voudrait une organisation plus efficace et mieux définie structurellement et idéologiquement, l’autre partisan d’un certain statu-quo. Albert Sadik prévient des dangers de cette solution pour la vie même de l’anarchisme : “ L’anarchisme est en recul. Et pourtant il y a là un terrain à mettre en valeur en coordonnant l’action et l’éducation. il est grand temps de sortir de notre splendide isolement. ”

Le “ retour au calme ” après le départ de l’UGAC va permettre une résurgence de ces réflexions qui trouvent, nous l’avons vu, un écho important chez les jeunes anarchistes (GEAA, JRA…). Leur vœux vont être en quelque sorte réalisés dès 1965 avec la création d’une rubrique “ Recherches Libertaires ” dans Le Monde libertaire, dont la responsabilité est assignée à la Tribune d’action culturelle. Les thèmes envisagés sur la monnaie, Georges Sorel ou Landauer, sont originaux. Néanmoins, ces nouveaux problèmes, liés à une confrontation avec d’autres idéologies, amènent rapidement des tensions et les auteurs de RL sont taxés d’anarcho-marxistes.
En fait, un problème assez délicat semble prendre forme sein de la Fédération, les relations entre les jeunes et les anciens : “ Si l’on commence à faire des mouvements de jeunes, des mouvements de vieux, des mouvements de femmes et des mouvements d’hommes, on ne risque guère d’unifier le mouvement. ”

Maurice Joyeux dresse lui aussi un constat d’opposition, qu’il faut absolument résoudre : “ Nous sommes aujourd’hui un certain nombre de vieux militants d’une part, un certain nombre de jeunes gens qui viennent au mouvement libertaire d’autre part, avec ce fossé creusé par l’absence d’une génération intermédiaire. Il va falloir qu’on se comprenne. ” Ce qui semble alors le plus gêner les anciens, ce sont deux faits qui peuvent laisser craindre pour la vie de la Fédération : “ ce qui est le plus ennuyeux c’est qu’au sein de la CLJA se retrouvent tous ces éléments qui ont quitté la FA après avoir vainement tenter de s’en emparer ou qui y demeurent pour lui nuire ” et Charles Auguste Bontemps de prévenir des dangers pour les jeunes “ qui se cherchent et sont sollicités par toutes sortes d’idéologies. De plus, en tant que jeunes, ils ont un désir d’efficacité qu’ils croient trouver dans la fréquentation des partis importants. Ils en acceptent la puissance en en refusant la méthode. Il y a là une contradiction. ”

Pour les tenants de la Fédération, ce n’est pas le mouvement qui doit s’adapter à la jeunesse mais bien le contraire : “ Cette jeunesse, qui pense quand elle vient à nous, est neuve, elle vient en réaction d’un milieu qu’elle rejette mais qui l’a suffisamment marquée pour qu’elle ne voit en nous qu’un complément ou une rectification de ce qu’elle a quitté. Lorsqu’elle va venir à nous, elle ne sera pas anarchiste et ne le deviendra que le jour où elle aura pris conscience de notre éthique. Voilà où est le drame ! C’est qu’elle va non seulement dans cette évolution s’adapter à notre mouvement mais tenter d’adapter ce mouvement à elle. Nous en avons la preuve lorsque certains éléments au bout de six mois qu’ils sont parmi nous, nous parlent de repenser l’anarchie. ” Il semble en fait que la volonté d’ouverture affichée par les libertaires, au nom d’une efficacité retrouvée, soit constamment confrontée aux théories marxistes. La fin de l’année 1964 avait vu cette volonté affichée par René Fugler (UGAC et FA), soutenu par Aristide Lapeyre : “ il faut entreprendre un travail de spécialisation qui explorera un certain domaine, les travaux des uns servant aux travaux des autres. ”

D’autre part, le retour des idées de Fayolle semble ainsi confirmer cette impression, appuyée par Joyeux qui voit la nécessaire “ mutation ” à entreprendre mais en prévient les éternels dangers : “ il faut absolument se différencier des penseurs marxistes en posant les problèmes sous un angle différent et se couper absolument du marxisme en faisant une propagande CONTRE mais non une propagande accolée ” , et relayé par Fugler : “ il faut étudier ce qu’ils ont mis au point et rattraper l’énorme retard que nous avons sur eux, d’où la nécessité d’un énorme travail préparatoire qui s’impose. ”

Cette condamnation de tous les rapports avec le marxisme se matérialise par une série d’articles dans Le Monde libertaire qui dénoncent l’échec de ses expériences et de ses théories : “ L’homme, à peine échappé à la tyrannie de la religion, s’offre à celle du marxisme. Aujourd’hui, un thème à la mode veut que nous fassions le point avec les dévots de la seconde religion et l’un des arguments en faveur de cette campagne est que notre but final est commun. ” Le conseillisme et les conceptions libertaires de l’ultra-gauche marxiste n’ont pas le droit de citer : “ Devant tant d’évidences, les marxistes dissidents s’efforceront à nous démontrer que la révolution russe n’a pas été une révolution marxiste, elle a dévié des voies du prophète en nous entraînant dans une caricature de révolution, en un mot que l’expérience a manqué et ce qu’on nomme encore un état marxiste ne constitue qu’un accident du marxisme. L’argument n’est pas nouveau et d’autres religions que le marxisme nous parlent d’accidents lorsque nous dénonçons leurs indignités et leurs crimes. Non, pas plus que le catholicisme ne peut invoquer de regrettables accidents pas plus le marxisme ne peut reprendre à son compte cette pitoyable excuse. Comme l’inquisition était une conséquence logique et inéluctable du catholicisme, le stalinisme était l’aboutissement prévisible et inévitable du marxisme. ”

Ces réflexions sont l’objet d’une controverse et le groupe de Nanterre dénonce ce manque d’ouverture : “La vue que Laisant donne du marxisme m’apparaît comme très simpliste et schématique. Je ne veux pas me faire ici l’avocat du marxisme, mais il me semble qu’il doit être combattu avec des arguments plus poussés. Ce refus constitue un véritable fétichisme et fait bondir les camarades au seul mot de Marxisme, alors que les idées marxistes jouent un rôle important dans tous les sciences humaines actuellement. ”

A la lecture de ces réflexions, la Fédération anarchiste peut apparaître comme une organisation très éclectique, d’une part une nouvelle génération qui arrive, avec ses références qu’elle a appris notamment dans les universités, et de l’autre des militants plus vieux, qui ont des idées bien précises sur le mouvement et son orientation. Si l’on rajoute des hommes comme Maurice Fayolle, attendant la formation d’une véritable organisation révolutionnaire anarchiste, la FA apparaît comme un “ cocktail explosif ”, sensible à la moindre étincelle.

Cette étincelle va venir d’intrigues concernant le Comité de lecture du Monde libertaire. On a vu que le Comité de lecture, avec l’UGAC, était le lieu privilégié des luttes de tendances. Dès janvier 1964, le GEAA, se sentant exclu, s’était indigné de certaines méthodes : “ un certain nombre de camarades du comité de lecture abusant du fait qu’ils sont les seuls à être libre au moment de l’impression, profitent de cette situation pour imposer leurs vues sur la composition du journal. Cette attitude est digne d’une certaine époque de la Fédération communiste libertaire. ” Si cette déclaration ne provoque pas de remous, celle du Groupe de liaisons internationales va provoquer un débat, qui tout en s’amplifiant, va amener à l’éclatement. En mai 1965, ces derniers accusent : “ Au lieu d’être décontractés, d’ouvrir largement les portes au renouvellement, les militants ont tendance à se replier sur eux-mêmes et, malgré leurs déclarations et certainement leurs intentions, ont en fait repoussé une partie des bonnes volontés en adoptant une attitude paternaliste à l’égard des nouveaux. Ce n’est pas suffisant de déclarer “ Nous acceptons tout le monde au comité de lecture et au comité de relations, nous souhaitons même que les jeunes y participent ”. Et si l’on ajoute : “ toutes les tentatives ont été faites, ce n’est pas de notre faute si la plupart du temps nous tombons sur des étoiles filantes ”, il ne faudrait pas oublier de se demander pourquoi il y a tant d’étoiles filantes. ” Ainsi, “ le comité de lecture offre un exemple flagrant de peur panique du renouvellement, de crainte maladive d’intérêt dépossédé. ”

Analysant la composition des comités de lecture qui se sont succédés depuis 1954, le groupe s’insurge que la FA soit devenue la propriété de quelques militants : “ Il nous paraît anormal, aberrant (et même dangereux) que les camarades demeurent neuf et onze ans d’affilée aux mêmes postes. ” Il en ressort une proposition de rotation effective et “ tout militant qui aura appartenu 4 ans d’affilée au CL devra attendre trois ans avant d’y faire candidature. ”

Après ce coup d’éclat, Maurice Joyeux menace de son départ si une telle décision était prise. Est-ce symptomatique ? Il apparaît clairement que les accusations ne soient pas infondées et que les expériences et échecs qu’ont constitué l’affaire Fontenis et l’UGAC amènent certains militants à prendre peur et à prendre leurs précautions. Les années 1966 et 1967 vont être décisives. C’est tout d’abord la TAC, dénonçant l’accaparement du CL et de la FA, qui annonce sa rupture idéologique avec l’organisation et son départ pour créer une revue d’études : “ Il n’y aura aucune censure, le bulletin sera ouvert aux recherches libertaires portant sur tous les domaines (“ art ”, urbanisme, philosophie, sciences humaines et exactes, politique, sexualité…) étant donné que certaines formes de recherches ne peuvent trouver place dans le Monde libertaire. ” A la même époque, Joyeux n’hésite plus à dire ce que représente pour lui les nouvelles formations de jeunes : “ Le travail de ces jeunes est pratiquement inexistant à quelques exceptions près. Leur militantisme consiste à séjourner des heures au siège en discutant sur les défauts des “ vieux ” et en affirmant bien haut, sans le démontrer par une action pratique, la “ vertu ” des jeunes. Ils ne se contentent à aucun travail pour la Fédération ou son journal. Leur prétention à tout trancher verbalement de l’anarchie n’a de comparable que leur ignorance des idées qu’ils prétendent défendre. ”

Deux événements vont ensuite marquer la vie et l’évolution de la Fédération. En décembre 1966, le scandale situationniste de Strasbourg, avec la diffusion de la brochure “ De la misère en milieu étudiant, considérée sous ses aspects… ”, marque le début d’une certaine confusion sur les relations entre la FA et l’Internationale situationniste. Dans la brochure, la FA et son journal sont vivement critiqués : “ Ces gens-là tolèrent effectivement tout puisqu’ils se tolèrent les uns les autres. ” Cette réflexion entraîne alors un débat houleux au sein de la Fédération, d’autant plus que certains militants sont soupçonnés de relations concrètes avec le groupe. En décembre 1966, simultanément à la sortie de la brochure, l’article de Guy Antoine “ Qu’est-ce que le situationnisme ? ”, qui paraît dans Le Monde libertaire provoque un véritable tremblement de terre, après que son auteur fasse une apologie de cette théorie et déclare voir dans le situationnisme une des vues révolutionnaires les plus en rapport avec la société actuelle. La réponse ne se fait pas attendre et c’est C-A Bontemps qui se charge de remettre à sa place “ cette forme nouvelle du baroquisme ” : “ Les gars de ton âge sont, en effet, dans l’impossibilité de lire les journaux et brochures anarchistes des diverses tendances qui foisonnaient pendant les années 1900. A cause de cela, ils ne se rendent pas compte qu’ils découvrent l’Amérique. Les textes de la brochure en question, je les ai lus tels quels (style, intentions, injures) des dizaines de fois vant 1914. Les Provos y remplacent, en moins bien, les activistes de l’action directe. Les Beatniks se sont substitués à ceux des individualises qui se voulaient asociaux et, comme beaucoup de ceux-ci, ils rentrent dans le rang à 25 ans. ” La théorie situationniste n’est donc pas si actuelle qu’on le dit : “ Il reste que le modernisme des situationnistes sent trop le rafistolage pour qu’on attende leurs directives. ”

L’auteur de l’article, Guy Antoine, alias Guy Bodson, fait partie du comité de lecture. Il n’en faut pas plus pour que le comité soit l’objet de toutes les questions et que la perspective d’un complot situationniste prenne forme. Au début de l’année 1967, Maurice Laisant dissout le Comité de lecture sous prétexte “ d’un mauvais climat ” . C’en est trop pour certains militants qui jugent cet acte d’un autoritarisme qui n’a pas lieu d’être dans une organisation anarchiste. Le congrès de 1967 s’annonce houleux et décisif. Au congrès de Bordeaux, les exclus de 1953 vont devenir les accusateurs de 1967. Le climat est lourd et avide de tensions : “ Deux groupes s’affrontent avec une violence verbale allant jusqu’à l’extrême limite de la camaraderie. ” Dès le début de la réunion, ce sont sept groupes parisiens qui annoncent leur décision de partir de la Fédération anarchiste. La peur du complot situationniste est vraiment réelle chez les anciens. Maurice Joyeux décide alors de publier une brochure, dans laquelle il dénonce tous les complots qui ont été tentés depuis 1953 pour desservir la cause et le mouvement anarchistes, intitulée L’hydre de lerne, la maladie infantile de l’anarchisme. Personne n’y est épargné. A la lecture de cette brochure, on comprend l’état de psychose dans lequel se trouvent les militants face à la possible percée “ marxiste – situationniste ”. Leurs exclusions en 1953, la dérive communiste libertaire ensuite, puis l’affaire UGAC ont convaincu nombre de militants des dangers qu’encourent l’organisation face à l’arrivée de nouveaux éléments. Pourtant, au vu de la situation, la brochure stalinienne de Maurice Joyeux ne s’imposait pas et on se demande encore maintenant pourquoi a-t-il eu une telle réaction.

“ L’Association pour l’étude et la diffusion des philosophies rationalistes ” est au cœur du problème. Les jeunes plus particulièrement se demandent l’utilité d’une telle association. Au congrès, huit groupes, de caractère étudiant essentiellement, vont défier les tenants de l’organisation. Ces groupes sont le groupe de Nanterre, la TAC, le GIL, le groupe de Metz-thionville, le groupe Recherches Libertaires de Strasbourg, le groupe de Yerres et celui de Toulouse. S’il était plus ou moins facile de se débarrasser des jeunes dans le passé, il est clair que la situation a changé. En effet, les groupes de jeunes font preuve d’une activité militante et de recherche indéniable : ils collaborent au Monde libertaire, participe au comité de lecture (parfois), à l’administration et au comité de relations, à la vente du journal, et ont une activité réelle en dehors de la FA, notamment avec les réunion européennes du CLJA, de leur présence dans les meetings ou de la publication de Recherches Libertaires : “ Jusqu’à présent les opposants s’éliminaient d’eux-mêmes par manque d’activité. Or, ce n’était plus le cas. Il fallait donc trouver autre chose. On a essayé de nous faire passer pour des marxistes, puis pour des situationnistes et à nous présenter comme une tendance cherchant à s’emparer du journal ; cela ne faisait que préparer le terrain pour l’intervention divine : celle de l’association. ”

La position des jeunes accusés est donc en rupture avec le fonctionnement de la Fédération : “ Nous exigeons :

- la suppression de l’Association en tant que “ corps séparé ” ayant tout pouvoir sur le mouvement et n’ayant de compte à rendre qu’à elle-même.

- Le retour de la FA à son simple rôle de LIAISON entre les différentes tendances, ce qui implique la disparition d’organismes tels que le comité de liaison, une transformation du Monde libertaire, tout au moins de sa phraséologie. ”

Devant l’impossibilité des groupes et différentes tendances en présence à se mettre d’accord, la scission intervient et la FA perd une dizaine de groupes et de militants. Devant cet échec, Maurice Fayolle analyse les trois causes de cette crise et annonce son départ. Tout d’abord, il insiste sur le fait que ce sont les anciens qui ont remis sur pied la Fédération en 1953 : “ De ce fait résulte une psychose qui s’exprime chez les anciens, par une méfiance envers les jeunes et par un certain état d’esprit inavoué de “ propriétarisme ” (cette organisation qu’ils ont remontée seuls, ce journal qu’ils ont recrée au prix de gros sacrifices, sont devenus “ leur ” organisation et “ leur ” journal), état d’esprit qui engendre inévitablement une certaine forme de “ conservatisme ” opposée à tout renouvellement, à toute ouverture, à toute nouveauté. ” Il n’en oublie pas pour autant de souligner ce confusionnisme qui semble caractériser les jeunes anarchistes : “ Et voilà la deuxième cause : le manque de formation idéologique des jeunes. ” Enfin, tout en se préparant à une éventuelle formation de l’organisation qu’il appelle de ses vœux depuis dix ans, il condamne les structures actuelles de la FA : “ La plus profonde, l’absence d’une organisation réelle et d’une définition idéologique du mouvement. Il faut sortir de cette équivoque. Il faut dire clairement si la FA est une amicale d’individualité ou de tendances, ou une organisation. ”

Maurice Fayolle, qui appelle les anarchistes à un “ choix irréversible et précis ”, ne prend pas position : “Je me refuse de rallier un courant de pensée qui, sous prétexte de moderniser l’idéologie anarchiste, a et aura pour conséquence de le dénaturer irrémédiablement. Et je me refuse, sous prétexte de lutter contre une infiltration marxiste, de défendre une pseudo-organisation, dont l’inconsistance structurelle et idéologique est la principale cause de la confusion actuelle. ”

Le congrès de 1967 marque un tournant important dans l’histoire de la FA et du mouvement anarchiste. En effet, la Fédération anarchiste cesse d’être la plaque tournante du mouvement en France. En outre, elle se prive de nombre de militants étudiants à une époque où le malaise des jeunes est réellement perceptible. Il se trouve que ce seront ceux-là qui assureront sa place au drapeau noir pendant les manifestations de mai 1968. A-t-elle manqué, comme l’explique Fayolle, de cette nécessaire ouverture d’esprit ? Si elle est toujours rester fidèle à sa condamnation du marxisme, l’esprit de sauvegarde de l’organisation a certainement pris le pas sur les nouvelles études qui prenaient forme à la même époque et les “ nouveaux ” thèmes d’autogestion, de conseils ou de spontanéité.

Les scissionnistes s’en vont grossir les rangs des autres groupes anarchistes comme Noir et Rouge. D’autres rejoignent des groupes comme Informations et Correspondances Ouvrières. Est-ce le signe d’une déviation, d’une rejet de l’anarchisme ou d’une confusion théorique chez ces jeunes militants ? C’est ce qu’on va voir en étudiant les fondements de cette ouverture de l’anarchisme aux études nouvelles des années soixante.
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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1960-1968

Messagede vroum le Mer 4 Mar 2009 22:55

Dans les numéros 18, 30 et 31 de la revue La Rue, éditée entre 1968 et 1986 par le groupe libertaire Louise-Michel de la Fédération anarchiste, Maurice Joyeux, l’un des principaux animateurs de cette revue et de ce groupe, fit paraître trois articles intitulés “L’Affaire Fontenis”, “La reconstruction de la Fédération anarchiste” et “La Fédération anarchiste reprend sa place”.

Voici le troisième et dernier article :


La Fédération anarchiste reprend sa place 1960-1965


1960 ! La nouvelle Fédération anarchiste est maintenant solidement installée rue Ternaux et son journal est reparti d’un bon pied. Un instant désorientés les groupes se reconstituent, les militants nous rejoignent. La Fédération reprend contact avec les organisations syndicales et humanitaires, qui sont son complément naturel. Enfin, par sa “politique”, elle est placée au centre de ces rassemblements informels qui, à l’extrême gauche, se nouent et se dénouent au hasard des circonstances.
On pouvait alors espérer que la Fédération anarchiste reprendrait sa marche en avant et son développement compatible avec la situation ambiante, et il en fut bien ainsi dans les années qui suivirent, au cours d’une période riche en événements politiques marqués par la fin de la guerre d’Algérie, l’agitation dans les écoles et l’incontestable prospérité des économies des Etats occidentaux. La grande politique elle-même évoluait sous l’impulsion du gaullisme qui avait ramené dans ses fourgons un quarteron de politiciens écartés du pouvoir par la Quatrième République et qui rêvaient de revanche. Le vieux parti socialiste conduit par Guy Mollet se désagrégeait. La jeunesse turbulente, qui avait perdu la foi dans les partis de gauche et d’extrême gauche, proposait déjà des lendemains qui hurlent à partir d’un salmigondis d’idées recuites, indigestes aux estomacs les plus solides. Un politicien roublard, Mitterrand, mouillé dans toutes les combines politiques de la Quatrième République se refaisait une santé dans l’opposition pendant que le Parti communiste, toujours en retard d’un événement, marinait paisiblement dans son jus, camouflé derrière des centaines de milliers d’adhérents attendant le grand soir !

Cependant, une partie de cette jeunesse qui cherchait sa voie clignait de l’œil vers notre organisation, et de nouveaux nuages s’amoncelaient sur notre tête.
On ne peut pas comprendre, donc expliquer, ce retour périodique, je ne dirais pas de la contestation mais de l’agitation dans nos milieux sans analyser sans complaisance les méthodes de recrutement de notre organisation. Ce qui singularise ce recrutement, c’est à la fois sa diversité et une extrême liberté. Notre mouvement, s’il constate le phénomène de classe de la société capitaliste et lutte pour son abolition, ne s’adresse pas seulement à la classe exploitée mais aussi à toute la population et, par conséquent, engrange dans ses groupes des femmes et des hommes de toutes conditions sans tenir compte de leur situation sociale. Ceux-ci ont souvent du mal à se défaire des pratiques dues à leur origine et ont tendance à reporter dans nos groupes l’environnement intellectuel dans lequel leur enfance a baigné.

Il suffisait qu’un personnage se réclame de l’anarchie pour qu’il soit admis dans un groupe, ce qui dérivait naturellement du laxisme qui règne dans nos milieux mais également de la faiblesse de certains de ces groupes qui, pour se renforcer, acceptaient quiconque se présentait s’il était parrainé par deux militants, lesquels souvent ne le connaissaient que superficiellement, avec l’espoir parfois justifié, mais pas toujours, que ce nouvel adhérent s’adapterait rapidement aux méthodes de travail des anarchistes. Ce système a ses avantages et ses inconvénients. L’avantage de faire confiance aux hommes, dans le plus pur esprit libertaire, l’inconvénient de permettre à des éléments douteux de s’introduire parmi nous. Mais, au cours de cette période tout au moins, une pratique plus grave se généralisa. Elle consistait à introduire dans nos milieux des groupes venus de l’extérieur, constitués parfois à partir d’idéologies différentes de la nôtre, n’ayant dans leur sein aucun militant averti susceptible de redresser des erreurs et qui agiront comme groupes de pression, prenant leurs consignes en dehors de nous et dont le projet consistait à marier le marxisme à l’esprit libertaire. Le groupe de Nanterre, qui fit tant parler de lui et qui nous rejoindra quelques années plus tard, fut l’exemple le plus évident de la volonté de certains personnages à rejoindre non pas la Fédération anarchiste mais à s’en emparer à des fins personnelles.

Ce fut le danger le plus grave que nous eûmes à affronter au cours de ces années, même si les adhésions individuelles nous posèrent quelques problèmes. Pour celles-ci, on peut constater qu’aucun des barrages les plus sévères n’a pu empêcher le “mitage” de la flicaille des organisations les plus fermées, le Parti communiste en est l’exemple le plus convaincant ; c’est bien conscient de ce problème pratiquement insoluble que pour un certain nombre de travaux sérieux la Fédération eut recours à un tri sévère des militants, ce qui réduisit considérablement les risques. A ma connaissance pendant toute cette période nous n’eûmes aucune bavure de type policier, aucune de ces histoires de flicaille qui réjouissent tant nos historiens.

Enfin, à partir de 1960, nous vîmes revenir un certain nombre d’individus qui avaient été dans la mouvance de Fontenis. Naturellement nous avions établi un barrage solide contre ceux que nous connaissions bien, mais nous étions désarmés devant d’autres qui n’avaient jamais vraiment appartenu à la Fédération, qui avaient été recrutés en dehors d’elle par des groupes dissidents et qui apportaient chez nous l’état d’esprit de ces groupes. Ceux-là nous créèrent des problèmes plus tard lorsqu’ils furent solidement installés dans nos milieux. Disons également que pour les admettres, nous fûmes souvent l’objet de pressions de nos bons camarades de province, pour qui Paris exerce une dictature sur le mouvement libertaire qu’il faut surveiller et qui étaient doués d’une naïveté sympathique qui frisait l’inconscience !

Mais peut-être plus qu’à tous ces dissidents professionnels qui sont le lot de toutes les organisations, ce fut l’esprit d’une jeunesse cherchant sa voie, qui se livrait à de multiples expériences à travers les partis de gauche et d’extrême gauche, quittant l’un pour rejoindre l’autre avant d’aller ailleurs, une jeunesse ayant plus de légèreté que de fond et qui mélangeait allègrement tous les slogans glanés au hasard de ses pérégrinations, une jeunesse ne méritant pas les éloges disproportionnés qu’en firent les politiciens de gauche à la recherche de sang frais pour ravigoter leurs cadres fourbus, oui ce fut cette jeunesse-là qui nous causa le plus de soucis ! C’est elle qui essaya de nous imposer la prise en compte du nationalisme algérien représenté par le F.L.N. comme instrument de la libération sociale du peuple d’Afrique du Nord. Je revois certains de ces personnages qui se réclamaient et qui se réclament encore d’un anarchisme à leur manière. Inaptes à tout travail cohérent, bavards impénitents, ils sont passés du nationalisme au marxisme, du gauchisme à l’individualisme le plus intransigeant. En vérité, leur vocation est d’être contre . Après avoir été chassés des partis de gauche, après avoir fait des expériences gauchistes, trotskistes, situationnistes, après avoir fait un peu de tapage dans nos milieux ils sont aujourd’hui sur la touche ! Provisoirement mais on peut leur faire confiance, le changement politique actuel va leur permettre pour un temps de remonter à la surface pour découvrir une nouvelle Terre promise.

Les grands dossiers que la Fédération anarchiste aura à traiter au cours des années soixante seront ceux de la guerre d’Algérie naturellement, ceux de Cuba et celui de l’arrestation de nombreux militants anarchistes espagnols réfugiés en France et poursuivis à la suite des remous produits par l’enlèvement à Rome d’un monsignore par un groupe de combat clandestin de la C.N.T., le groupe du 1er Mai, composé de militants des jeunesses libertaires espagnoles dans la clandestinité. Mais c’est incontestablement le dossier de la guerre d’Algérie qui provoqua le plus de remous.

Les militants formés par des idéologies exigeantes ont le défaut de leurs qualités. Nous n’échappions pas à cette règle, que n’ignoraient pas les politiciens qui se glissaient parmi nous. En ai-je vu de ces personnages, le doigt pointé vers nous en appelant à la tolérance, à l’équité, aux bons sentiments, toutes notions qu’ils méprisaient profondément depuis leur passage dans des officines où la maladie infantile du communisme était une bible et qui, avec sur le visage le sourire de l’innocence, nous sommaient au nom de la liberté dont nous étions les garants d’accepter n’importe quelle élucubration qu’ils avaient glanée autre part. Nous serons longtemps victimes de cette tactique avant que nous nous décidions d’y mettre un terme sous les clameurs indignées des politicards et des naïfs. Les hommes comme Fayolle, comme Laisant ou comme moi-même, qui nous inscrivions dans des courants anarchistes de doctrine différente, devront faire le barrage, et c’est peut-être celui d’entre nous qui, par son caractère, était le plus poussé à la tolérance, Maurice Laisant, qui se montra le plus énergique lorsque la coupe fut pleine.

Ce groupe de Kronstadt, dont j’ai déjà parlé autre part, dont le lâchage avait précipité la chute de Fontenis, s’était regroupé autour d’une revue, “Noir et Rouge”, revue à prétention intellectuelle et doctrinale qui devint le lieu de rencontre de tous les théoriciens en herbe d’un potage où anarchisme et marxisme barbotaient allègrement au gré de leurs fantasmes, grossis naturellement de tous ces personnages qui, pour une raison ou une autre, étaient en coquetterie avec la Fédération anarchiste et ses militants. Comme une plate-forme négative ne suffit pas à retenir longtemps des militants et que l’espace de la pensée anarchiste était occupé par une Fédération regroupant tous les courants du mouvement libertaire, les dirigeants de “Noir et Rouge” essayèrent de s’ouvrir un créneau, qui reste encore celui de leur descendance, et s’insérèrent entre la Fédération et les multiples groupuscules issus des scissions auxquelles le trotskisme se livre avec délice. Ce groupe et sa revue, médiocre à mon avis autant dans l’écriture que dans la créativité qui ne consista qu’en des mélanges contre nature du marxisme et de l’anarchisme, jouit pendant un temps d’un certain succès auprès de la jeunesse des écoles en rupture de parti ou d’organisation et prêts à se rassembler en autant de groupes qu’il existait de chefaillons décidés à jouer un rôle. Beaucoup de ceux-là sont aujourd’hui reconvertis dans des partis politiques sur lesquels ils crachaient allègrement, cependant ils ont conservé à travers leur évolution surprenante une haine solide contre les militants anarchistes qui les empêchèrent de faire main basse sur la Fédération et sur ses œuvres. Pour ma part je suis de ceux qu’ils conservent dans leur collimateur et je m’en honore.

Naturellement, ne s’appropriant que les mœurs des organismes dont il était issu, ce groupe, “Noir et Rouge”, vécut à travers les débats fracassants, des scissions, des querelles, des réconciliations tapageuses contre l’ennemi commun : la Fédération anarchiste ! Parmi ceux qui lâcheront Lagant et ses amis, se trouvait une mince équipe composée de militants ayant appartenu au groupe Kronstadt ancienne manière alors sur son déclin et que nous ne connaissions pas. Ils demandèrent leur adhésion à la Fédération anarchiste et nous eûmes la faiblesse d’accepter. Ils constituèrent alors un groupe Kronstadt nouvelle manière, comme de juste se réclamant du communisme libertaire. Battant le rappel, ils trouvèrent rapidement des appuis parmi un certain nombre de groupes de la région parisienne, pour lesquels cette étiquette conservait un pouvoir attractif certain et, à Montluçon en 1962, à l’occasion de notre congrès, ils reconstituèrent au sein de notre organisation, ce qui était parfaitement leur droit, une union des groupes communistes libertaires et nos emmerdements recommencèrent ! Certains de nos amis s’y laissèrent prendre, mais ni le groupe de Versailles, où militait Fayolle, ni le groupe Louise-Michel, qui se réclamait de Kropotkine, le créateur du communisme libertaire, ne participèrent aux travaux de cette tendance, ce qui ne manqua pas de susciter quelques réflexions dans notre mouvement.

Dès le début de la guerre d’Algérie la position de la Fédération anarchiste fut claire. Nous disions non au colonialisme, non à la guerre, mais également non à un nationalisme algérien constitué en parti, organisation de classe décidée à se servir d’un peuple en lutte pour sa libération pour imposer son pouvoir à travers des structures politiques et religieuses qui avaient fait leurs preuves autre part. Cette lutte contre le colonialisme, la jeunesse des écoles n’en perçut pas tout le contenu révolutionnaire et elle la ressentit plus prosaïquement comme une lutte contre la conscription, non pas la conscription en temps que phénomène impérialiste, mais la conscription sous son aspect je dirais utilitaire, dérangeant, dangereux également, et ils justifièrent leur refus de prendre part à cette sale guerre par le droit des Algériens à une patrie et par le refus du colonialisme, sans vouloir voir qu’un impérialisme allait laisser la place à un autre, et en camouflant sous des phrases nobles le désir d’échapper à ce merdier. Cette politique à courte vue, qui n’était rien d’autre que de la politique politicienne par l’entremise des bavardages des universités, influença des jeunes étudiants appartenant à la Fédération anarchiste et dans la mouvance de ce groupe de Kronstadt, surtout occupé à ne pas manquer le spectacle, quels que soient ses ordonnateurs. Pourtant, la Fédération anarchiste dans sa lutte contre la guerre d’Algérie resta ferme sur les principes de l’internationalisme prolétarien et, comme nous le verrons, elle entraîna dans cette lutte les syndicalistes et les humanistes qui refuseront de se laisser prendre au nationalisme, qu’il soit français ou algérien.

•••

C’est au milieu du mois de mai 1961 qu’éclata le putsch des généraux envoyés en Algérie par de Gaulle pour faciliter le désengagement de la France. Trois ans après les événements du 13 mai qui avaient ramené le général au pouvoir. Nous étions loin de la fameuse phrase équivoque : “Je vous ai compris.” Cette fois c’était contre leur grand homme, qui avait entamé des pourparlers pour mettre fin à la guerre, qu’un quarteron de généraux minables, dont certain, ressemblaient plus à des capitaines d’habillement qu’à des chefs de guerre, se rebellaient. Je ne m’étendrai pas sur des événements qui appartiennent à l’histoire et que le pays profond regarda comme on regarde un film à la télévision, que le contingent envoyé en Algérie subit avec plus ou moins de mauvaise humeur jusqu’à l’appel de de Gaulle qui sonna le glas de l’aventure militaire mais laissa en place la révolte des pieds-noirs. Je veux simplement rappeler quel fut le rôle de notre Fédération anarchiste dans la mobilisation des militants d’extrême gauche pour faire face à ce coup de force qui devait dans la métropole parachever celui qui était réalisé à Alger. Dans l’éditorial consacré à ces événements et où naturellement je donnais une version édulcorée, j’écrivais :

“Dans cette bataille, notre Fédération anarchiste fut constamment présente. Dès les premiers instants de l’insurrection elle envoyait à la presse le communiqué que nous publions ci-contre. Elle prenait les liaisons nécessaires avec les organisations syndicales, elle reconstituait autour d’elle le comité de coordination des organisations syndicalistes et libertaires, elle préparait une proclamation situant les responsabilités et appelant à la lutte pour la défense des libertés essentielles. Des permanences étaient ouvertes, une liaison avec nos camarades ayant des responsabilités syndicales et restés à leur poste était établie. Nous pouvons dire très tranquillement que dans le désarroi et la panique qui s’étaient emparés des esprits, les militants de notre Fédération, qu’entourait un certain nombre de syndicalistes révolutionnaires et de militants de l’émigration antifasciste ayant trouvé refuge sur notre sol, ont constitué une force, certes réduite, mais sûre et des plus solidement organisées du monde du travail.”

Et c’était vrai, même si ces journées furent plus agitées que les historiens, qui pêchent leurs informations autre part qu’à la Fédération anarchiste, ne l’ont cru ou ne l’ont dit.

Tout a commencé dans la nuit où la population, étonnée puis inquiète, apprit par la voix angoissée de Debré la rébellion des généraux. L’homme du bazooka n’y allait pas avec le dos de la cuillère. Il conviait tous les Parisiens à se rendre au Bourget pour envahir les pistes et empêcher d’atterrir les avions qui transportaient des parachutistes destinés à renverser le gouvernement. Un drôle de corps que ce Debré ; pète-sec dans le discours courant, grandiloquent à ses heures, muni d’une réputation de jacobin savamment élaborée. Il avait d’abord été un chaud partisan de l’Algérie française avant de répondre à la voix de son maître qui en avait fait un Premier ministre. J’étais au lit à écouter la radio lorsque j’entendis les élucubrations du personnage. Naturellement cette situation ne nous prenait pas au dépourvu et chacun dans le mouvement ouvrier s’attendait à un dénouement dramatique même si l’excitation de Debré pouvait sembler relever de la comédie politique. Un coup de téléphone me détrompa. Il était de Ruffe, le secrétaire du Syndicat de l’enseignement de la région parisienne qui appartenait au Comité de coordination des syndicalistes révolutionnaires et libertaires. Réuni avec ses collègues de l’éducation nationale autour de Forestier, leur responsable, à leur siège de l’Université, il voulait savoir ce que nous comptions faire. J’avais de l’amitié pour ce militant qui me paraissait le digne continuateur de la phalange de l’Ecole émancipée de la période historique, et au Comité de coordination, avec Chéramis, un autre professeur, il faisait souvent entendre la voix de sa sagesse au milieu des turbulences chères aux trotskistes et aux anarchistes. Après m’avoir confirmé les nouvelles, il m’informa que son syndicat était partisan d’une action commune avec les membres du Comité à l’exclusion des partis politiques et de la C.G.T. L’accord était possible. Je téléphonai à Laisant qui ignorait tout et que je sortis de son lit. Notre décision fut rapidement arrêtée. Laisant, secrétaire de la Fédération anarchiste, s’installerait immédiatement à notre siège rue Ternaux et il alerterait tous les militants qu’il pourrait toucher afin de prendre les décisions qui s’imposaient pendant que moi je prendrais contact dans la nuit avec les enseignants et avec nos militants syndicalistes à Force ouvrière et autre part. Suzy Chevet devait rester à notre téléphone où de nombreux appels commençaient à arriver, ce qu’elle fit sans enthousiasme.

A la radio, les ministres se succédaient, appelant à la résistance. Comme de juste, le plus éblouissant d’entre eux fut André Malraux, grande coquette de la politique fiction, qui, de son timbre très Comédie-Française, nous conviait pour le lendemain au Grand-Palais où il se proposait de distribuer des armes au peuple. Ce diable d’homme revivait sa guerre d’Espagne, avec dans la voix des trémolos que l’âge avait un peu ébréchés. La petite histoire nous dit que de Gaulle, tiré de son lit et agacé par tout ce cirque, eut des mots définitifs pour ses féaux qui avaient organisé ce merdier où le drame et la farce se mêlaient de façon réjouissante.

Pour ma part je sautais dans ma deux-chevaux puis passai prendre mon gendre, Pépito Rosell, qui était un des responsables de la C.N.T. espagnole en exil. Et la virée commença. Pour une belle nuit ce fut une belle nuit ! Dans Paris réveillé, les fenêtres s’allumaient et on voyait des ombres s’agiter derrière les rideaux. On était au printemps, la ville déserte était seulement sillonnée par des cars de flics que les gros durs de la rue des Saussaies avaient mis en mouvement et qui semblaient glisser dans les rues comme des gros bourdons sans savoir où se poser. Quelques voitures de touristes trouaient la nuit tous phares allumés. Il y avait dans l’air moite comme une odeur de “grand soir”.

Notre première étape fut le siège de la Fédération de l’Education nationale où la grande salle ressemblait à une ruche bourdonnante avec ce rien de distinction qui caractérise une assemblée d’instituteurs, tenue au quant à soi ; et je me souviens m’être étonné de voir Forestier en bras de chemise s’affairer autour des machines à écrire. Notre colloque fut bref, nous étions d’accord sur tout. Nous resterions en contact permanent pour construire un mouvement de résistance aux militaires, en marge de celui que ne manqueraient pas d’organiser les partis politiques de gauche ou les partisans de de Gaulle. Pas plus que nous, les militants de l’Education nationale n’étaient décidés à aller faire le guignol au Bourget afin de grossir les troupes du ridicule Debré.

Lorsque nous sortîmes de l’hôtel de la rue de l’Université, nous fûmes arrêtés par une escouade de police. Le quartier, celui de la Chambre des députés, était noir de flics venus pour protéger, je suppose, nos parlementaires, eux aussi réunis en hâte pour délibérer. Le brigadier nous demanda où nous allions. Je lui répondis que nous venions de chez les instituteurs, ce dont il s’était rendu compte, et que nous allions à Force ouvrière pour “organiser la défense de la République”. Dans ces cas-là, je suis sérieux, mais par la suite nous nous sommes bien amusés. Le brigadier, compréhensif, nous laissa repartir pour mener à bien notre œuvre pie, avec sur le visage un sourire d’approbation. Pour rejoindre l’avenue du Maine où se trouve le siège de la confédération syndicale Force ouvrière, il faut traverser toute la rive gauche de la ville. Les Parisiens, bien calfeutrés, s’étaient recouchés, attendant les informations du lendemain pour se faire une idée de la situation. Pepito me fit remarquer qu’il ne semblait pas que les foules se ruaient en masse au rendez-vous du Bourget !

Force ouvrière est installée à l’extrémité de l’avenue du Maine, vers la porte d’Orléans, dans une ancienne gentilhommière à un étage, entourée d’un jardinet rabougri. Une grille noble ferme l’entrée. J’arrêtai la deux-chevaux le nez collé contre le mur. La nuit enveloppait tout le quartier mais, au loin, on entendait le roulement de camions lourdement chargés. Une ombre, celle d’un camarade du livre que je connaissais bien, se profila, entrouvrant le portail. Tout était noir, un calme monacal entourait la demeure, contrastant avec l’atmosphère bruyante des locaux de l’Education nationale. Lorsque j’interrogerai le camarade du livre, il me désigna une faible lumière qui brûlait au premier étage : “Ils sont là !”

A cette époque, ouvrant sur le palier du premier étage, il y avait une grande salle qui avait dû servir de lieu de réception aux seigneurs qui nous avaient précédés dans cette bâtisse vénérable. Autour d’une vaste table, le bureau confédéral au grand complet était réuni. Beaucoup, aujourd’hui, sont soit disparus, soit à la retraite, un seul d’entre eux appartient encore à l’équipe actuelle, un ouvrier du livre récemment promu et qui se tenait modestement au bout de la table. C’était André Bergeron, avec lequel j’ai parfois évoqué cette nuit, qui aurait pu devenir la nuit des assassins ! Bothereau s’informa des dernières nouvelles et nous le mîmes au courant de notre visite chez les instituteurs. En réalité, les confédéraux semblaient indécis, désemparés par une affaire qui dépassait le cadre de la vie conventionnelle et bien ordonnée d’une organisation syndicale dont la réputation de modération était bien assise et dont nous étions les seules, nous les minorités révolutionnaires, à déranger parfois le cours. Ils n’avaient encore rien envisagé et attendaient les nouvelles, l’oreille collée à l’appareil de radio qui présidait au centre de la table. Ils nous demandèrent combien nous espérions réunir de militants libertaires, et lorsque j’avançais le chiffre de quatre cents, je vis bien à leur mine que ce chiffre leur semblait dérisoire. Ils n’avaient pas tort, et d’ailleurs, à cet instant, je ne savais pas vraiment ce que nous pourrions rassembler, mais connaissant mieux l’histoire de notre mouvement qu’eux, je savais bien que dans des situations de ce genre ce sont les premières heures qui sont difficiles et qu’autour du noyau initial les hommes finissent par se grouper. Pour alourdir l’atmosphère qui n’avait pas besoin de ça, un bruit assourdissant fit trembler tout le bâtiment : “Les chars”, dit le militant de faction à la porte et qui nous avait rejoints. “Que veux-tu qu’on fasse contre ça.” Et, de fait, une colonne de chars remontait l’avenue du Maine dans un bruit de ferraille qui remplissait la rue. Pour aller défendre le gouvernement contre les factieux, ou pour aller au-devant des parachutistes ayant atterri au Bourget ? Nous n’en savions rien. De toute manière, nous n’avions pas grand-chose à espérer de ces braves gens dont certains avaient été héroïques pendant la Résistance mais que l’âge et les facilités de vivre avaient amollis. Avant de repartir, je leur conseillai d’alerter des militants par téléphone pour assurer la protection de notre immeuble sans avoir l’impression qu’ils étaient décidés à soutenir un siège s’il le fallait. Pourtant, avant que nous partions, le téléphone sonna. C’était Jean Philippe Martin, secrétaire du Syndicat du bâtiment et membre du groupe Louise-Michel, qui informait la confédération qu’il venait d’ouvrir une permanence au siège de l’Union départementale de la Seine et qu’il essayait de rassembler le plus de militants possible ! Lorsque Louvet, qui tenait le téléphone, l’informa de notre présence à la confédération, il nous demanda de passer chez lui.
Pour rejoindre la rue Mademoiselle, nous prîmes par-derrière, afin d’éviter les avenues mal fréquentées cette nuit-là ! A l’union départementale, nous trouvâmes Martin en bras de chemise aidé par sa copine qui se débattait avec le téléphone. Les copains du mouvement syndical commençaient à arriver. L’atmosphère était à la lutte. A l’Union départementale de la Seine, les trotskistes et les anarchistes composaient une minorité susceptible de jouer un rôle ; Martin attendait Patout, secrétaire général de l’Union, qui était de tendance libertaire. Maguy, sa copine, cognait sur sa machine à écrire. Les militants arrivaient les uns après les autres et le ton montait, remplissant cette vieille bâtisse délabrée qui nous servait de siège. De ce côté tout allait bien. Je mis rapidement au courant nos amis de nos démarches et nous décidâmes de nous revoir dans l’après-midi. L’heure avait tourné et l’aurore pointait. Il nous restait encore une visite à faire avant d’aller rue Ternaux rejoindre Maurice Laisant et nos camarades de la Fédération anarchiste.

La C.N.T. espagnole dans l’émigration était alors installée à Belleville au-dessus d’un garage. Lorsque, après quelques palabres, nous franchîmes la porte au-dessus d’un escalier étroit où, à chaque marche, on risquait de se casser la gueule, la fumée nous saisit à la gorge. La salle était bondée. Là, on savait de quoi il s’agissait. Ces militants espagnols, qui tous avaient fait la guerre, avaient suffisamment connu de situations dramatiques pour ne pas s’affoler. Idéologiquement, ils étaient concernés par les événements par pur réflexe contre l’impérialisme, mais également d’une façon plus directe, un changement politique pouvait remettre en cause leur situation de réfugiés privilégiés que leur participation à la Résistance leur avait fait obtenir, du moins de fait sinon de jure. Notre arrivée fit sensation, et nous les mîmes au courant de nos différentes démarches. Chez les Espagnols les choses ne sont jamais simples et les discussions commencèrent. Enfin, à quelques-uns, enfermés dans une petite salle, nous nous mettions d’accord sur des bases déjà définies. Accord pour marcher avec l’Education nationale, ce qui les flattait, avec les minorités des syndicats, ce qui les laissait plus hésitants car ils espéraient bien que les événements leur permettraient de développer la C.N.T. française qu’ils avaient tenue sur ses fonts baptismaux et qui végétait. Les Espagnols sont parfois sentencieux, mais lorsqu’ils ont pris une résolution ils s’y tiennent ! Comme nous il ne rentrait pas dans leur intention de prendre parti dans la querelle entre les clans politiques ou militaires, mais de sauter sur l’occasion pour défendre et étendre les libertés, surtout économiques et sociales, et lorsque je leur proposais, si les événements se précipitaient, de nous emparer d’un quotidien pour le transformer, ils ne parurent pas spécialement emballés. Parmi eux, il est vrai, il y avait Leval, homme de culture qui n’avait rien d’un aventurier et qui d’ailleurs était correcteur au quotidien en question, ce qui naturellement lui aurait posé des problèmes. Nous en restâmes là, avec la promesse de se revoir dans la soirée.

La boucle était bouclée. Il ne nous restait plus qu’à passer rue Ternaux. Au-dessus des Buttes-Chaumont, le jour pointait. Au siège de la Fédération anarchiste la nuit avait été bruyante. Les copains venus aux nouvelles débordaient dans la rue. Le comité de relations réuni autour de Maurice Laisant avait rédigé un tract, une affiche qui couvrira les murs de Paris et fera la dernière page de notre journal le Monde libertaire. Des contacts avaient été établis avec tous les mouvements pacifistes et humanitaires. Dans les banlieues et même dans la France entière, nos groupes se réunissaient, des liaisons étaient prises, le contact permanent établi avec notre siège.
Le jour envahissait le quartier, la boutique se vidait, nous convînmes de nous revoir le soir pour faire le point. Après avoir laissé Rosell à sa porte, je regagnais mes pénates pour prendre un repos bien gagné.

Ah ! oui, les parachutistes, pour lesquels nous avions fait tout ce tapage ? A la maison, Suzy, qui campait auprès du téléphone avec son chat sur ses genoux, m’apprit qu’ils étaient restés à Alger !...

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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1960-1968

Messagede vroum le Mer 4 Mar 2009 22:56

Et la suite du troisième et dernier article :

La suite des événements est dans le domaine public. Dans la journée, de Gaulle prit sa grosse voix, et le complot des généraux d’opérette s’effondra ! Malraux dut renoncer à sa grandiose distribution d’armes aux volontaires, sur le parvis du Grand-Palais. Ce fut dommage pour les images d’Epinal qui perdirent là une page à faire pleurer dans les chaumières. La fièvre tomba, mais nous restâmes attentifs aux événements, car les traîneurs de sabre éliminés, la guerre continua sur deux fronts contre le F.L.N. et contre l’O.A.S. était drivée par de jeunes officiers réactionnaires qui avaient un tout autre profil que les généraux avachis qui de chaque côté de la barre, au cours d’un procès retentissant, se firent des politesses. Le danger d’une aventure militaire continuait à planer sur nos têtes. Devant cette situation, il nous fallut resserrer les liens que nous avions noués au cours de cette période.

C’est dans ces moments difficiles que l’on vit resurgir dans notre environnement des concours étonnants. Dans les jours qui suivirent ces événements, je vis débarquer chez moi un monsieur tranquille, bien sous tous les rapports, que je connaissais, car il habitait mon quartier. A chacun de ses bras pendait une lourde valise. Nous les ouvrîmes, elles étaient remplies de bâtons de dynamite avec les détonateurs à distance, nécessaires à un emploi rationnel de ce matériel. Ce chargement a une histoire, il voyagera beaucoup ! La situation délicate m’obligea à lui trouver une planque... à Force ouvrière, naturellement sous la garde de mon vieil ami Patout, où personne n’aura l’idée d’aller le chercher. La situation se normalisait, il ne sera pas utilisé, et quelques années plus tard il pétera du côté de Barcelone où nos amis de la C.N.T. clandestine lui auront trouvé un judicieux emploi.

Les négociations d’Evian traînaient en longueur. Les attentats organisés par l’O.A.S. se multipliaient. Notre siège de la rue Ternaux sauta. Il est vrai que nos réactionnaires firent un faux calcul, car ces attentats relancèrent considérablement la souscription, nerf de la guerre de la Fédération, et celle-ci couvrit largement les dégâts. Une certaine terreur régnait parmi les partis politiques engagés. Les protestations écrites contre l’O.A.S. sont nombreuses, les démonstrations publiques rares tant on craint la bombe. “C’est le temps du plastic... tic... tic”, chante Léo Ferré dans nos galas ! C’est au début de 1962, dans ce climat surchauffé, que le groupe libertaire Louise-Michel décide d’organiser dans le 18e arrondissement un meeting contre l’O.A.S. Il fallait le faire, mais grâce à la politique du groupe Louise-Michel nous étions en état de le faire, avec naturellement le concours de tous les militants de la région parisienne !

Suzy Chevet, qui animait le groupe, était alors présidente de la section de la Ligue des droits de l’homme du 18e arrondissement. C’est sous le couvert de cette organisation humanitaire que le meeting fut mis sur pied. Dans une réunion préparatoire, Suzy avait convoqué les représentants de toutes les organisations de gauche de l’arrondissement.

L’accord fut unanime à l’exception du représentant du Parti communiste qui refusait la présence des anarchistes à l’organisation et à la tribune du meeting et qui fut étonné de s’entendre dire que c’était regrettable mais qu’on se passerait de son concours. Bien sûr, il n’était pas habitué à se voir traiter de la sorte.

Naturellement toute l’organisation pratique de ce rassemblement nous incomba ! Nous avions loué un cinéma rue Myrha où devait se tenir la réunion, et les anarchistes avaient recouvert les murs de Paris d’une affiche alléchante où, autour du mien, de grands noms de la gauche donnaient du relief à note projet. C’est alors que les ennuis commencèrent. Le directeur du cinéma de la rue Myrha reçût une lettre signée de l’O.A.S. dans laquelle on le menaçait de faire sauter son bâtiment s’il ne nous retirait pas immédiatement la salle qu’il nous avait louée. Epouvanté, le bonhomme rapporta l’argent à Suzy qui le prévint gentiment que parmi les organisateurs il y avait des anarchistes qui pourraient prendre mal son attitude et faire sauter son établissement. Le pauvre diable prévint les flics qui s’affairèrent à vérifier toutes les installations de la salle. Pourtant, notre volonté triompha de tous les obstacles et surtout de la frousse générale, et le soir le cinéma de la rue Myrha était plein à craquer. Suzy présidait, et les anarchistes de la région parisienne garnissaient tous les premiers rangs. Cependant, dans l’après-midi, nous avions eu une nouvelle alerte, et les flics, au cours d’une dernière vérification, avaient trouvé une bombe sous les premiers rangs, ce que nous nous étions bien gardés d’annoncer à l’auditoire qui commençait à arriver. Et comme le comique côtoie souvent le tragique, nous vîmes arriver, juste avant l’ouverture de la séance le “camarade”, (sic) Bayot, représentant du Parti communiste, qui à la dernière minute était revenu à une plus juste estimation des choses et qui désirait prendre part au meeting bien que son nom ne fût pas sur les affiches ! Bon prince nous lui donneront la parole, hélas !

Somme toute, tout se serait passé convenablement si, à la fin de la réunion, un agent en civil ne nous avait annoncé qu’en représailles l’O.A.S. venait de faire sauter le cabaret de l’Abreuvoir, rue de l’Abreuvoir à Montmartre, qui était justement la propriété du communiste Bayot. Il n’y a pas de justice en ce monde, même distribuée par le terrorisme, car Bayot, victime innocente, n’était manifestement pour rien dans la réussite de ce meeting, et il devait amèrement regretter d’avoir changé d’avis au dernier moment. Ce sont les réflexions que nous faisions devant la porte éventrée du bâtiment devant lequel nous nous étions rendus pour constater les dégâts. Je ne jurerais d’ailleurs pas que quelques mauvais esprits n’aient accompagné ces réflexions d’un sourire du plus mauvais goût. Etait-ce l’O.A.S. ou quelques-uns de ces garnements qui, dans de telles circonstances, aiment à se parer des plumes du paon ? Au cours de cette période, c’est-à-dire de la révolte des généraux jusqu’à la fin de la guerre, ce fut le seul meeting public organisé contre l’O.A.S., tant celle-ci faisait peur aux partis politiques de gauche. Certains prétendirent le contraire, mais j’attends toujours qu’ils nous en apportent une preuve. L’histoire ne nous dit pas si par la suite le malheureux directeur du cinéma Myrha reloua sa salle à des organisations politiques. Mais j’en doute.

La guerre d’Algérie ne fut pas la seule affaire délicate que nous eûmes à traiter pendant les années soixante. Les événements qui se déroulaient à Cuba nous posèrent également des problèmes.

J’ai déjà expliqué l’état d’esprit d’une jeunesse turbulente, romantique plus que vraiment militante, que les efforts rebutaient et qui voyait la révolution sociale à travers un livre où les images d’Epinal abondaient. N’ayant que peu d’espoir dans la transformation sociale de notre pays, elle investissait toute sa chaleur et son émotion révolutionnaires dans les événements politiques qui se déroulaient au loin, dont elle ne connaissait les particularités que par la presse ou ce qu’en proclamaient les politiciens retors à l’affût de tout événement susceptible de nourrir leur propagande électorale, et qu’elle habillait de toutes ses rêveries humanitaires. L’aventure de Castro à Cuba, avec au moins dans ses premiers temps son parfum quarante-huitard, fut justement une de ces révolutions dans laquelle elle investit ses désirs, et elle l’embellira jusqu’à la transformer en utopie triomphante !

Dès le début de l’insurrection, les anarchistes de Cuba s’étaient engagés dans la lutte, et nous recevions de La Havane informations et articles qui, tout en faisant des réserves sur la marche de la révolution, nous la décrivaient comme une formidable poussée du socialisme contre l’impérialisme américain. Puis les nouvelles devinrent rares avant de cesser complètement ; les anarchistes cubains étaient soit en prison soit en exil et traités par la presse cubaine de contre-révolutionnaires. Puis nous reçûmes à nouveau des nouvelles d’anarchistes qui s’étaient échappés de Cuba et avaient rejoint la Floride où ils étaient internés. La propagande stalinienne les présentait comme des renégats à la solde de l’impérialisme américain. Mais dans les lycées et à l’Université, Castro était devenu le représentant vivant de la révolution triomphante et le Che Guevara n’allait pas tarder à prendre la relève. Le mythe de Castro était si fort dans nos milieux que nos jeunes communistes libertaires refusèrent de croire à l’évidence, et une fois de plus ils donnèrent raison à la propagande marxiste contre le témoignage libertaire. Ils se refusèrent à lâcher ce mythe bien commode de Castro, mais je crois également pour ma part que, peu nombreux, ils craignaient d’affronter dans leur faculté l’immense majorité des imbéciles et des coquins pour qui Castro était devenu une nouvelle Jeanne d’Arc.

Cette attitude eut des répercussions désagréables au sein de la Fédération anarchiste et l’on vit dans notre journal certains articles délirants qui puaient le marxisme à chaque ligne. Les vertus de Fidel Castro étaient chantées sur tous les tons, et une militante pourra écrire à propos de la déclaration de La Havane : “Dans l’immédiat, il n’y aura pas de contrepartie en échange de l’aide communiste et le danger qu’une démocratie du type des démocraties populaires s’installe à Cuba est nul.” Naïveté, jobardise, ignorance ? On reste confondu ! Ces jugements sur Cuba, qui faisaient suite à d’autres nous vantant les vertus du F.L.N. où l’on nous parlait d’anarchistes algériens dans les maquis, vont nous obliger à réagir vigoureusement. Il ne s’agissait pas d’exercer une censure contre des articles généralement bien faits, mais de contre-attaquer vigoureusement des positions nationalistes n’ayant rien à voir avec l’anarchie. Sous ma responsabilité, une page entière sera consacrée aux événements de Cuba, sous ce titre : “Réflexions sur la révolution cubaine”. C’est une page qu’aujourd’hui on peut relire sans rougir !

Dans l’article de présentation que je signais “la rédaction”, après un rappel historique, j’écrivais :

“Aujourd’hui le mouvement révolutionnaire cubain amorce un tournant singulièrement plus grave et qui nous inquiète plus que l’origine des armes dont il se dote et des alliances circonstancielles auxquelles il est contraint. Dans une conversation avec un envoyé spécial de l’Express, Fidel Castro n’a pas caché son intention d’en finir avec les méthodes improvisées, libérales, voire libertaires ! Non plus d’ailleurs que son admiration pour Lénine. Tout cela suppose la création rapide d’un parti unique doté d’un appareil, d’une presse unique sous le contrôle de l’Etat. A partir de là, les espoirs mis dans la révolution cubaine auront vécu et il ne restera au mouvement ouvrier international qu’à tirer un enseignement sérieux de l’évolution qui a conduit cette révolution de type classique à sacrifier l’originalité de son socialisme à sa volonté de survie, ses libertés à la protection efficace du bloc soviétique, son indépendance nationale aux avantages économiques que la solidarité ouvrière pouvait lui garantir.”
Gaston Leval, répondant à un des articles que je signalais plus haut, sera plus sévère :

“Ariel prétend que l’on instaure à Cuba un socialisme populaire. Pour lui, qui ne semble pas connaître plus les doctrines sociales dont il s’occupe que les faits qu’il commente, nationaliser tout par l’organisme étatique gigantesque qui s’appelle l’I.N.R.A. c’est instaurer le socialisme. Les coopératives cubaines sont aussi socialistes que les kolkhozes russes. Nos auteurs ont toujours proclamé avec raison que le capitalisme d’Etat était pire que le capitalisme privé car en plus d’exploiter il tue la liberté et toute possibilité de défense. Mais cela Ariel l’ignore encore. Du moins a-t-on le droit de le supposer. Sinon, ce serait pire !”

Marc Prévôtel, qui à cette époque est par son âge dans la mouvance de la jeunesse et par conséquent plus indulgent, termine un article à propos d’un livre de C. Julien sur la révolution cubaine par cette réflexion :

“Sans nous faire d’illusions sur l’évolution de la situation à Cuba ou sur les chances actuelles qu’aurait un mouvement populaire à ne pas être accaparé, par manœuvres ou par nécessité, par les tenants de l’étatisme, nous n’acceptons pas ce pessimisme. Il reste au moins une voie qu’il faut déblayer, faire connaître et élargir : celle du socialisme libertaire qui doit promouvoir des conditions optima où s’équilibrent les intérêts collectifs et l’intérêt des individus. Ce n’est cependant pas pour demain que nous chanterons victoire car cette voie est copieusement minée par les autoritaires occidentaux et orientaux.”

Enfin Roger Hagnauer, vieux syndicaliste révolutionnaire, pose la vraie question :

“Les anticastristes veulent-ils revenir avant janvier 1959 (date de l’entrée de Fidel Castro à La Havanne) ? Sont-ils contre Castro vainqueur de Batista, contre Castro profiteur de la victoire, contre Castro dictateur ennemi des libertés ouvrières ? Ce sont les seules questions que nous posons.”

C’est à partir de cette page sur Cuba, faite en marge d’eux et contre leur volonté, à laquelle ne participèrent pas nos communistes libertaires qui veulent ravigoter l’anarchie en lui injectant une portion de sérum miracle marxiste-léniniste, que la situation va à nouveau se détériorer au sein de la Fédération anarchiste, et ces rénovateurs vont une nouvelle fois recevoir un appui désintéressé venu de l’extérieur, de gauchistes en tout genre et de personnalités marxistes qui se désolent, les bons apôtres, de nous voir persévérer dans nos erreurs ! Aujourd’hui, les uns comme les autres ont bonne mine !

Nous prendrons conscience rapidement des dangers que fait courir à notre mouvement cette nouvelle vague dans le vent, car nous avons encore en mémoire les dégâts causés par l’affaire Fontenis. (Que le lecteur ne croie pas que je fasse des amalgames faciles, car quelques années plus tard on retrouvera tout ce joli monde uni sur une seule œuvre pie : avoir la peau de la Fédération anarchiste.) Le groupe libertaire Louise-Michel décida alors d’organiser avec le groupe Kronstadt, noyau des communistes-libertaires, toute une série de confrontations, ouvertes seulement aux militants anarchistes et destinées à éclaircir les problèmes. Je n’hésite pas, même si ça peut paraître fallacieux, de citer quelques-uns des thèmes qui furent débattus avec le groupe Kronstadt comme avec le groupe marxiste-révolutionnaire issu du trotskisme, Socialisme ou Barbarie, chez qui les communistes libertaires puisaient leur inspiration au point de venir à nos réunions avec sa revue à la main. Mais jugez vous-même des sujets de ces confrontations : “Notre conception du socialisme ; La philosophie de l’anarchie et la société moderne ; La révolution et son contenu ; Le nationalisme et l’anarchie”. Ces conférences furent suivies par tout ce qui, à la Fédération anarchiste, avait le goût du débat. Elles furent savantes et passionnées, et l’auditoire qui se pressait dans notre étroit local de la rue Ramey débordait dans les couloirs, remplissant cette sorte de cave de hurlements et de gesticulations. Mais tous ces flots d’éloquence n’apportèrent aucune solution à nos problèmes, les militants issus de Noir et Rouge, à part l’œuvre de Malatesta qu’ils exploitaient en long, en large et en travers, n’ayant qu’une connaissance fragmentaire de nos théoriciens.

Je fermai cette série de confrontations, qui eurent au moins le mérite d’enrichir les militants et de mettre chacun à sa place, par un article du Monde libertaire d’octobre 1962 : “Perspectives révolutionnaires”, où j’écrivais :

“Le nationalisme n’est pas un facteur révolutionnaire, mais une méthode plus moderne de continuer l’exploitation de l’homme par l’homme. Il est l’outil qui permet de reconstruire une classe dominante qui se substitue à une classe dominante usée (...), les militants anarchistes comme les militants syndicalistes révolutionnaires ne doivent pas se déterminer à partir de postulats proposés par les hommes ou les idéologies au pouvoir ou qui désirent s’y installer à travers des situations de fait créées par les contradictions du monde capitaliste mais simplement par le fait de classe, en ayant comme outil la lutte de classe et comme objectif la suppression des classes.”
Par une curieuse coïncidence, le militant qui anima ce groupe marxiste communiste dans nos milieux venait de disparaître dans un accident. C’était un homme intelligent qui avait du mal à se dégraisser de ses premières lectures marxistes et qui en était encore au stade du confusionnisme. Pour les autres, dans l’incapacité de s’adapter à nos milieux, ils disparurent les uns après les autres. Mais je ne veux pas les abandonner à leur sort sans vous conter tout de même une anecdote qui nous fit sourire et nous agaça. Un jour, un d’entre eux qui collaborait à notre journal nous apporta un article qui n’était pas passé auparavant devant la commission de contrôle des communistes-libertaires (sic). Le chef de cette minorité s’en aperçut. Cris, injures, grincement de dents et sous nos yeux ahuris, le personnage fut prié d’aller remettre son ouvrage sur le chantier ! En vérité, je fis une grosse colère, et ce bougre, qui se donne aujourd’hui les allures d’historien, fut prié de garder son papier, notre journal n’ayant pas la vocation de devenir le journal d’une “cellule”.

•••

Dans ce même “Monde libertaire” dont je parlais plus haut, un titre en gras barre la première page : “On assassine à Barcelone”. Et ce n’est pas seulement en Espagne que la situation se dégrade, mais également en France parmi l’émigration où elle a des répercussions inévitables.

A la Libération, la C.N.T. espagnole repliée en France avait éclaté, et deux organisations se réclamant de la glorieuse organisation anarcho-syndicaliste étaient nées de cette scission dont les causes remontaient à la participation des anarchistes espagnols au gouvernement de Front populaire et aux journées tragiques de Barcelone de 1937. La majorité des cadres de l’organisation formait une de ces deux C.N.T., la majorité des militants de base, avec Federica Montseny qui avait reconnu ses erreurs, formait l’autre, division qui aura fatalement ses répercussions dans les autres organisations anarchistes et en particulier dans la nôtre et qui, compte tenu du caractère envahissant des militants espagnols, nous causera bien des problèmes dont le moins préoccupant ne fut pas le soutien accordé à Fontenis.

A vrai dire, avant même mon retour à Paris en 1945, pour les militants anarchistes français le choix était fait ! Sur quelle base ? Le copinage n’a pas dû y être étranger ; de toute manière, la seconde de ces organisations devint la vraie ; la première, celle qui comprenait tous les personnages importants en dehors de la Montseny, fut affublée du terme peu flatteur de C.N.T. politicienne. Pour ma part, sortant de prison, je pris le train en marche. J’évitais d’intervenir dans une querelle où les rivalités personnelles jouaient un rôle considérable et dont les arguments que chacun se jetait au visage étaient plus passionnels que doctrinaux. L’affaire Fontenis où les responsables toulousains furent mêlés jusqu’aux oreilles, avec leur compère bulgare qui était là pour faire nombre, me conduisit à observer encore plus de réserves, ainsi d’ailleurs que la création de la C.N.T. française qu’ils nous imposèrent et qu’ils soutinrent comme la corde soutient le pendu, comme d’ailleurs S.I.A., organisation de défense de tous les antifascistes, lisez au profit exclusif des militants espagnols en exil ! J’ai, à cette époque, souvent prédit à des camarades français passionnés à soutenir un clan au profit de l’autre que la réunification inévitable des syndicalistes espagnols se ferait sur le dos de ceux qui se seraient mouillés avec l’une ou l’autre des deux équipes en présence. Et ce sentiment était encore fortifié par l’importance des réfugiés espagnols dans notre pays. Une vingtaine de mille pour le moins. Partout où nous formions des groupes anarchistes, des militants espagnols se joignaient à eux, apportant dans nos milieux une expérience et une foi enrichissantes, mais aussi leurs querelles, un tour d’esprit, des projets d’organisation qui ne convenaient pas à notre histoire et peut-être plus à notre époque, comme on peut le constater aujourd’hui en Espagne !

La part que les réfugiés anarchistes espagnols avait prise à la Résistance, autant que les souvenirs de 1936, leur avait valu une situation privilégiée, mais la passion qu’ils avaient mise à reconstituer une C.N.T. française à l’image de leur organisation les avaient coupés de ce syndicalisme français pour lesquels la charte d’Amiens, c’est-à-dire la non-ingérence des partis politiques de gauche mais également du parti anarchiste, était une bible. La C.N.T. espagnole, coupée des forces populaires, stagnait, se transformant lentement en organisation d’assistance à ses membres les plus démunis. Elle était conduite au combat par un état-major timoré à l’affût du miracle démocratique qui finit bien par arriver un jour sans qu’il y fût pour grand-chose. Après une tentative malheureuse au lendemain de la Libération de franchir les Pyrénées pour tenter un soulèvement, quelques opérations avaient bien été entreprises pour déstabiliser le régime de Franco, mais elles furent dues le plus souvent à des initiatives individuelles que la direction, installée à Toulouse, regardait sans trop de sympathie, prête cependant à les désavouer ou à les annexer, à partir des résultats. La réunification donna un coup de fouet à la lutte antifasciste en Espagne. Dans sa sagesse, le congrès de réunification avait nommé au secrétariat intercontinental, lisez dans le jargon de nos amis espagnols à la direction des luttes contre Franco, un homme de grande valeur qui sera mon ami et que j’aiderai dans la mesure de mes faibles moyens : José Pascual !

Autour de José Pascual une équipe de jeunes va se former parmi lesquels quelques militants de la Fédération anarchiste française. En Espagne, la lutte va se réveiller et la France va devenir la base logistique de ces opérations.

Le bilan ne sera pas négligeable. Les bombes vont éclater en Espagne avec leur cortège d’arrestations et d’exécutions par le garrot. L’équipe clandestine des jeunesses ibériques, organisée par Pascual, va louper Franco d’un cheveu, ce qui provoquera de nouvelles vagues d’arrestations et d’exécutions. Ces événements auront leurs répercussions en France. Sur un des jeunes Français arrêtés, la police espagnole trouvera mon nom avec, comme indication, militant de Force ouvrière. La police de de Gaulle, qui collabore avec la police de Franco, se rendra à Force ouvrière pour arrêter un autre Joyeux, ce qui donnera le temps à André Bergeron et à ses amis de me mettre à l’abri en attendant que les choses s’arrangent. Cette affaire mérite que l’on conte une anecdote : Suzy, prévenue à temps, aura juste le temps de rejoindre la maison pour faire le ménage et lorsque les poulets arriveront pour perquisitionner, ils trouveront avec Suzy un Lecoin en grande forme qui finira par mettre l’adversaire en déroute. Jamais Lecoin n’était aussi percutant que lorsqu’il s’agissait de défendre la veuve et l’orphelin et de mettre entre la police et l’accusé sa mince personne animée par une surprenante énergie !

Incontestablement l’exploit de nos jeunes camarades de la Fédération ibérique des jeunesses libertaires, aidés par leurs amis français et italiens, fut l’enlèvement et la séquestration à Rome d’un monsignore italien, première opération de ce genre qui souleva une immense émotion dans le monde entier, mais qui, cependant, n’eut rien de commun avec ce qu’on verra par la suite, car, libéré au bout de huit jours et interrogé sur les tortures qui lui furent infligées par ses bourreaux, ce haut dignitaire de l’Eglise déclara simplement que ceux-ci lui avaient lu pendant une semaine de captivité les œuvres complètes de Malatesta, Bakounine et Kropotkine !

La direction de la C.N.T., effrayée par les exécutions en Espagne, désavoua l’expédition, mais, pour ma part, rompant avec ma réserve sur la politique de la C.N.T. espagnole, je fis avec mon gendre Pépito Rosell le tour des radios pour expliquer et justifier l’action des jeunes anarchistes espagnols. En Espagne, la répression contre la résistance anarchiste s’intensifiait. L’exécution de Delgado et de Granados souleva l’horreur du monde entier. De Gaulle, confirmant son appui au régime de Franco qu’il va d’ailleurs rencontrer, fit arrêter, sous le délit d’association de malfaiteurs, une douzaine de réfugiés anarchistes en France, dont José Pascual, et il nous fallut des mois pour les arracher à la prison. Disons une fois de plus que les relations de Suzy, haut fonctionnaire au ministère du Travail, et les efforts de la direction de Force ouvrière et des avocats de la Ligue des droits de l’homme nous furent précieux. Pascual, ce magnifique militant, atteint par la silicose attrapée à travailler dans les mines, disparaîtra quelques années plus tard et j’écrirai alors dans notre journal l’article qu’un tel militant méritait.

En dehors des sacrifices que ce genre de luttes imposait, mais qui sont le lot des organisations révolutionnaires, je n’ai jamais bien compris l’attitude de la direction toulousaine de la C.N.T. espagnole en exil, si ce n’est que cette espèce d’affaissement que produit l’âge, les honneurs et un certain confort poussent les militants vieillis et fatigués à remplacer les luttes par des radotages d’anciens combattants.

Mais c’est peut-être F. Gomez Pelaez, qui m’avait ouvert les colonnes de Solidaridad Obrera, lorsque Fontenis se fut emparé du Libertaire et qui était alors en opposition avec la direction de Toulouse, qui cerna mieux ce problème en écrivant dans le Monde Libertaire (juste retour des choses) :

“Ce renouveau sera difficile si les anciens mouvements, le nôtre inclus, ne comprennent pas l’évolution des esprits, ne se rendent pas compte de la situation réelle de l’Espagne actuelle — bien différente de celle des années trente — et au lieu des formules et des routines dépassées, ne savent pas offrir au peuple des solutions véritables, tant pour modifier les conditions d’existence que pour assurer la transformation économique et sociale du pays.”

On ne saurait mieux dire, et pour ma part je n’écrirai et ne dirai pas autre chose. Notre Fédération anarchiste apporta à nos camarades anarchistes emprisonnés en Espagne et en France tout son appui sans se soucier des fantasmes de la Rue de Belfort. On me le reprocha parfois, pourtant l’histoire nous a donné raison !

La fin de la guerre d’Algérie n’avait pas mis un terme à l’agitation parmi les étudiants. En dehors de l’U.N.E.F. secouée par des problèmes corporatifs et déchirée par les tendances qui se disputaient sa direction, les jeunes étudiants appartenant aux partis politiques de gauche contestaient la politique réformiste de leurs partis politiques respectifs et portaient cette contestation au sein des universités. Un sentiment qui, quatre ans plus tard, fera exploser la Sorbonne était en train de naître.

Organisés dans une Entente des étudiants libertaires dans laquelle les militants de la Fédération anarchiste étaient nombreux, même s’ils n’étaient pas les seuls, associés à des trotskistes de diverses obédiences, nos jeunes camarades animaient les multiples manifestations qui sillonnaient le quartier Latin. Cette contestation avait gagné les rangs des communistes et eut ses répercussions au tumultueux congrès des étudiants communistes de 1964, dont une jeune anarchiste nous rend compte dans le Monde libertaire :

“Le Parti n’a pas évolué. Il est resté farouchement monolithique. Devant certains problèmes, une politique de souplesse peut créer l’illusion, mais au bout de l’effort de compréhension que consent le bureau politique il y a la volonté de ramener les relaps à une saine compréhension du centralisme démocratique c’est-à-dire la centralisation au sommet de toute l’activité de la base. ”

Je rappelle que c’était en 1964 !

Les partis de gauche et spécialement le Parti communiste seront obligés de prendre des mesures pour ramener ces jeunes étudiants dans les clous, et les flâneurs du quartier Latin assisteront à ce spectacle peu banal de jeunes membres de la Fédération, occupés à vendre leur journal sur le boulevard Saint-Michel, mobilisés pour aller protéger le siège des étudiants communistes menacé par les gros durs du Parti ! C’était un spectacle que je n’aurais pas voulu manquer et j’étais là, dans la librairie qui servait de siège aux étudiants communistes, un des premiers à m’attendrir sur leurs ennuis !

C’est à cette époque, à la suite de notre congrès de Montmartre, que le groupe communiste libertaire se désagrégea et disparut en laissant pourtant une trace de son passage, une réalisation que certains de ses membres élevèrent par la suite à un niveau historique (sic). C’est incontestablement à eux qu’on doit le changement du format de notre journal le Monde libertaire. La part que chacun apporte à un travail en commun est naturellement fonction de ses... capacités, mais, après tout, ne faisons pas la fine bouche, il fallait y penser... pas ?

Cependant, chacun à la Fédération anarchiste sentait qu’une nouvelle fois les buts et les moyens de l’organisation devaient être éclaircis. Dans un texte de haute tenue, sous le titre : “la Fédération anarchiste”, que nous publierons, encadré dans notre journal de janvier 1963, ce que nous ne faisions jamais, André Devriendt écrit :
“...les militants peuvent ressentir la nécessité de préciser clairement les objectifs à atteindre et par quels moyens ils le feront. C’est la raison qui incite ces militants à se regrouper en tendances. Il y a actuellement à la Fédération anarchiste des tendances constituées. D’autres groupes n’adhèrent à aucune tendance, soit qu’ils n’en éprouvent pas le besoin, soit que les militants qui les composent se réclament eux-mêmes de différentes tendances. L’organisation en tendances permet aux camarades qui y militent de participer à la lutte sociale selon leur conception propre, de prendre des résolutions sous leur propre responsabilité sans engager l’ensemble de la Fédération anarchiste. La confrontation des diverses opinions se fait au sein de la Fédération, dans ses congrès, dans le Bulletin intérieur et dans l’organe de la Fédération anarchiste, le Monde libertaire, en toute liberté.”

Mais cet appel à nos principes ne sera pas entendu. C’est trop tard et de toute manière la Fédération doit cesser d’être un fourre-tout, réceptacle de tous les contestataires, si elle veut rester anarchiste. Des hommes, qui s’étaient trompés de parcours, s’en vont, d’autres entrent.

Une page est en train de se tourner. Dans les usines les ouvriers grognent sans grande efficacité, dans les écoles les galopins hurlent, les partis se désagrègent lentement, le monde change.

En 1965, des valeurs morales qui semblaient établies de toute éternité vont bientôt s’effondrer. Bien dans sa peau, la Fédération anarchiste va essayer d’être présente et, dans une certaine mesure, à l’échelle de ses forces encore minces, elle le sera !

Maurice Joyeux
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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1960-1968

Messagede vroum le Mer 18 Nov 2009 19:08

Le 3 mars 1962, à Paris, alors que la guerre d'Algérie touche à sa fin, le siège social du Monde Libertaire, et sa librairie sise 3 rue Ternaux, sont entièrement détruit par un attentat de l'O.A.S.

"L'Organisation Armée Secrète", créée par des ultras après le putsch avorté des généraux factieux du 21 avril 1961, multiplie les attentats en France comme en Algérie contre tous ceux qui militent pour la fin de la guerre et l'indépendance de l'Algérie.

Cet attentat se produit en fait un mois après le massacre (métro Charonne) du 8 février 1962, où neuf manifestants sont tués par la police alors qu'ils participaient à une manifestation contre les agissements de cette même O.A.S.

http://www.ina.fr/video/CAF96028249/plastic-a-paris.fr.html

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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1960-1968

Messagede barcelone36 le Mer 18 Nov 2009 19:14

t'as posté ça en rapport avec les courageux tagueurs anticarcéraux? J'aurais pas osé le parallèle! :lol:
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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1960-1968

Messagede vroum le Mer 18 Nov 2009 19:19

pas du tout !

l'INA a mis récemment en ligne un paquet de vidéos intéressantes, je suis dessus depuis deux heures, t'as qu'à taper "anarchiste", "libertaire" ou tout ce qui t'intéresse...

http://www.ina.fr/
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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1960-1968

Messagede barcelone36 le Mer 18 Nov 2009 19:41

en effet une mine d'or! :D
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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1960-1968

Messagede Alayn le Jeu 19 Nov 2009 07:37

Bonjour ! Dans cette section "Histoire de l'anarchisme" vroum (salut compagnon !) a fait un boulot de mémoire immense et précieux.

C'est super !

Salutations Anarchistes !
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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1960-1968

Messagede vroum le Jeu 7 Mar 2013 13:37

Histoire de la Fédération anarchiste – 9

6 mars 2013 par florealanar http://florealanar.wordpress.com/2013/03/06/histoire-de-la-federation-anarchiste-9/

LA FÉDÉRATION ANARCHISTE REPREND SA PLACE PARMI LES ORGANISATIONS DE GAUCHE ET D’EXTREME GAUCHE (1960-1965)

1960 ! La nouvelle Fédération anarchiste est maintenant solidement installée rue Ternaux et son journal est reparti d’un bon pied. Un instant désorientés, les groupes se reconstituent, les militants nous rejoignent. La Fédération reprend contact avec les organisations syndicales et humanitaires, qui sont son complément naturel. Enfin, par sa « politique », elle est placée au centre de ces rassemblements informels qui, à l’extrême gauche, se nouent et se dénouent au hasard des circonstances.

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On pouvait alors espérer que la Fédération anarchiste reprendrait sa marche en avant et son développement compatible avec la situation ambiante, et il en fut bien ainsi dans les années qui suivirent, au cours d’une période riche en événements politiques marqués par la fin de la guerre d’Algérie, l’agitation dans les écoles et l’incontestable prospérité des économies des Etats occidentaux. La grande politique elle-même évoluait sous l’impulsion du gaullisme qui avait ramené dans ses fourgons un quarteron de politiciens écartés du pouvoir par la IVe République et qui rêvaient de revanche. Le vieux parti socialiste conduit par Guy Mollet se désagrégeait. La jeunesse turbulente, qui avait perdu la foi dans les partis de gauche et d’extrême gauche, proposait déjà des lendemains qui hurlent à partir d’un salmigondis d’idées recuites, indigestes aux estomacs les plus solides. Un politicien roublard, Mitterrand, mouillé dans toutes les combines politiques de la IVe République, se refaisait une santé dans l’opposition pendant que le Parti communiste, toujours en retard d’un événement, marinait paisiblement dans son jus, camouflé derrière des centaines de milliers d’adhérents attendant le grand soir.

Cependant, une partie de cette jeunesse qui cherchait sa voie clignait de l’œil vers notre organisation, et de nouveaux nuages s’amoncelaient sur notre tête.

On ne peut pas comprendre, donc expliquer, ce retour périodique, je ne dirais pas de la contestation mais de l’agitation dans nos milieux sans analyser sans complaisance les méthodes de recrutement de notre organisation. Ce qui singularise ce recrutement, c’est à la fois sa diversité et une extrême liberté. Notre mouvement, s’il constate le phénomène de classe de la société capitaliste et lutte pour son abolition, ne s’adresse pas seulement à la classe exploitée mais aussi à toute la population et, par conséquent, engrange dans ses groupes des femmes et des hommes de toutes conditions sans tenir compte de leur situation sociale. Ceux-ci ont souvent du mal à se défaire des pratiques dues à leur origine et ont tendance à reporter dans nos groupes l’environnement intellectuel dans lequel leur enfance a baigné. Il suffisait qu’un personnage se réclame de l’anarchie pour qu’il soit admis dans un groupe, ce qui dérivait naturellement du laxisme qui règne dans nos milieux mais également de la faiblesse de certains de ces groupes qui, pour se renforcer, acceptaient quiconque se présentait s’il était parrainé par deux militants, lesquels souvent ne le connaissaient que superficiellement, avec l’espoir parfois justifié, mais pas toujours, que ce nouvel adhérent s’adapterait rapidement aux méthodes de travail des anarchistes. Ce système a ses avantages et ses inconvénients. L’avantage de faire confiance aux hommes, dans le plus pur esprit libertaire, l’inconvénient de permettre à des éléments douteux de s’introduire parmi nous. Mais, au cours de cette période tout au moins, une pratique plus grave se généralisa. Elle consistait à introduire dans nos milieux des groupes venus de l’extérieur, constitués parfois à partir d’idéologies différentes de la nôtre, n’ayant dans leur sein aucun militant averti susceptible de redresser des erreurs et qui agiront comme groupes de pression, prenant leurs consignes en dehors de nous et dont le projet consistait à marier le marxisme à l’esprit libertaire. Le groupe de Nanterre, qui fit tant parler de lui et qui nous rejoindra quelques années plus tard, fut l’exemple le plus évident de la volonté de certains personnages à rejoindre non pas la Fédération anarchiste mais à s’en emparer à des fins personnelles.

Ce fut le danger le plus grave que nous eûmes à affronter au cours de ces années, même si les adhésions individuelles nous posèrent quelques problèmes. Pour celles-ci, on peut constater qu’aucun des barrages les plus sévères n’a pu empêcher le « mitage » de la flicaille des organisations les plus fermées, le Parti communiste en est l’exemple le plus convaincant. C’est bien conscient de ce problème pratiquement insoluble que pour un certain nombre de travaux sérieux la Fédération eut recours à un tri sévère des militants, ce qui réduisit considérablement les risques. A ma connaissance, pendant toute cette période nous n’eûmes aucune bavure de type policier, aucune de ces histoires de flicaille qui réjouissent tant nos historiens.

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Enfin, à partir de 1960, nous vîmes revenir un certain nombre d’individus qui avaient été dans la mouvance de Fontenis. Naturellement nous avions établi un barrage solide contre ceux que nous connaissions bien, mais nous étions désarmés devant d’autres qui n’avaient jamais vraiment appartenu à la Fédération, qui avaient été recrutés en dehors d’elle par des groupes dissidents et qui apportaient chez nous l’état d’esprit de ces groupes. Ceux-là nous créèrent des problèmes plus tard, lorsqu’ils furent solidement installés dans nos milieux. Disons également que pour les admettre nous fûmes souvent l’objet de pressions de nos bons camarades de province, pour qui Paris exerce une dictature sur le mouvement libertaire qu’il faut surveiller et qui étaient doués d’une naïveté sympathique qui frisait l’inconscience.

Mais peut-être plus qu’à tous ces dissidents professionnels qui sont le lot de toutes les organisations, ce fut l’esprit d’une jeunesse cherchant sa voie, qui se livrait à de multiples expériences à travers les partis de gauche et d’extrême gauche, quittant l’un pour rejoindre l’autre avant d’aller ailleurs, une jeunesse ayant plus de légèreté que de fond et qui mélangeait allègrement tous les slogans glanés au hasard de ses pérégrinations, une jeunesse ne méritant pas les éloges disproportionnés qu’en firent les politiciens de gauche à la recherche de sang frais pour ravigoter leurs cadres fourbus, oui ce fut cette jeunesse-là qui nous causa le plus de soucis. C’est elle qui essaya de nous imposer la prise en compte du nationalisme algérien représenté par le F.L.N. comme instrument de la libération sociale du peuple d’Afrique du Nord. Je revois certains de ces personnages qui se réclamaient et qui se réclament encore d’un anarchisme à leur manière. Inaptes à tout travail cohérent, bavards impénitents, ils sont passés du nationalisme au marxisme, du gauchisme à l’individualisme le plus intransigeant. En vérité, leur vocation est d’être contre. Après avoir été chassés des partis de gauche, après avoir fait des expériences gauchistes, trotskistes, situationnistes, après avoir fait un peu de tapage dans nos milieux, ils sont aujourd’hui sur la touche ! Provisoirement, mais on peut leur faire confiance, le changement politique actuel va leur permettre pour un temps de remonter à la surface pour découvrir une nouvelle Terre promise.

Les grands dossiers que la Fédération anarchiste aura à traiter au cours des années soixante seront ceux de la guerre d’Algérie naturellement, ceux de Cuba et celui de l’arrestation de nombreux militants anarchistes espagnols réfugiés en France et poursuivis à la suite des remous produits par l’enlèvement à Rome d’un monsignore par un groupe de combat clandestin de la C.N.T., le groupe du 1er-Mai, composé de militants des Jeunesses libertaires espagnoles dans la clandestinité. Mais c’est incontestablement le dossier de la guerre d’Algérie qui provoqua le plus de remous.

Les militants formés par des idéologies exigeantes ont le défaut de leurs qualités. Nous n’échappions pas à cette règle, que n’ignoraient pas les politiciens qui se glissaient parmi nous. En ai-je vu de ces personnages, le doigt pointé vers nous en appelant à la tolérance, à l’équité, aux bons sentiments, toutes notions qu’ils méprisaient profondément depuis leur passage dans des officines où la maladie infantile du communisme était une bible et qui, avec sur le visage le sourire de l’innocence, nous sommaient au nom de la liberté dont nous étions les garants d’accepter n’importe quelle élucubration qu’ils avaient glanée autre part. Nous serons longtemps victimes de cette tactique avant que nous nous décidions d’y mettre un terme sous les clameurs indignées des politicards et des naïfs. Les hommes comme Fayolle, comme Laisant ou comme moi-même, qui nous inscrivions dans des courants anarchistes de doctrine différente, devront faire le barrage, et c’est peut-être celui d’entre nous qui, par son caractère, était le plus poussé à la tolérance, Maurice Laisant, qui se montra le plus énergique lorsque la coupe fut pleine.

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Ce groupe Kronstadt, dont j’ai déjà parlé autre part, dont le lâchage avait précipité la chute de Fontenis, s’était regroupé autour d’une revue, Noir et Rouge, revue à prétention intellectuelle et doctrinale qui devint le lieu de rencontre de tous les théoriciens en herbe d’un potage où anarchisme et marxisme barbotaient allègrement au gré de leurs fantasmes, grossis naturellement de tous ces personnages qui, pour une raison ou une autre, étaient en coquetterie avec la Fédération anarchiste et ses militants. Comme une plate-forme négative ne suffit pas à retenir longtemps des militants et que l’espace de la pensée anarchiste était occupé par une Fédération regroupant tous les courants du mouvement libertaire, les dirigeants de Noir et Rouge essayèrent de s’ouvrir un créneau, qui reste encore celui de leur descendance, et s’insérèrent entre la Fédération et les multiples groupuscules issus des scissions auxquelles le trotskisme se livre avec délice. Ce groupe et sa revue, médiocre à mon avis autant dans l’écriture que dans la créativité qui ne consista qu’en des mélanges contre nature du marxisme et de l’anarchisme, jouit pendant un temps d’un certain succès auprès de la jeunesse des écoles en rupture de parti ou d’organisation et prête à se rassembler en autant de groupes qu’il existait de chefaillons décidés à jouer un rôle. Beaucoup de ceux-là sont aujourd’hui reconvertis dans des partis politiques sur lesquels ils crachaient allègrement, cependant ils ont conservé à travers leur évolution surprenante une haine solide contre les militants anarchistes qui les empêchèrent de faire main basse sur la Fédération et sur ses œuvres. Pour ma part je suis de ceux qu’ils conservent dans leur collimateur et je m’en honore.

Naturellement, ne s’appropriant que les mœurs des organismes dont il était issu, ce groupe, Noir et Rouge, vécut à travers les débats fracassants, des scissions, des querelles, des réconciliations tapageuses contre l’ennemi commun : la Fédération anarchiste ! Parmi ceux qui lâcheront Lagant et ses amis, se trouvait une mince équipe composée de militants ayant appartenu au groupe Kronstadt ancienne manière alors sur son déclin et que nous ne connaissions pas. Ils demandèrent leur adhésion à la Fédération anarchiste et nous eûmes la faiblesse d’accepter. Ils constituèrent alors un groupe Kronstadt nouvelle manière, comme de juste se réclamant du communisme libertaire. Battant le rappel, ils trouvèrent rapidement des appuis parmi un certain nombre de groupes de la région parisienne, pour lesquels cette étiquette conservait un pouvoir attractif certain et, à Montluçon, en 1962, à l’occasion de notre congrès, ils reconstituèrent au sein de notre organisation, ce qui était parfaitement leur droit, une union des groupes communistes libertaires, et nos emmerdements recommencèrent ! Certains de nos amis s’y laissèrent prendre, mais ni le groupe de Versailles, où militait Fayolle, ni le groupe Louise-Michel, qui se réclamait de Kropotkine, le créateur du communisme libertaire, ne participèrent aux travaux de cette tendance, ce qui ne manqua pas de susciter quelques réflexions dans notre mouvement.

Dès le début de la guerre d’Algérie, la position de la Fédération anarchiste fut claire. Nous disions non au colonialisme, non à la guerre, mais également non à un nationalisme algérien constitué en parti, organisation de classe décidée à se servir d’un peuple en lutte pour sa libération pour imposer son pouvoir à travers des structures politiques et religieuses qui avaient fait leurs preuves autre part. Cette lutte contre le colonialisme, la jeunesse des écoles n’en perçut pas tout le contenu révolutionnaire et elle la ressentit plus prosaïquement comme une lutte contre la conscription, non pas la conscription en tant que phénomène impérialiste, mais la conscription sous son aspect je dirais utilitaire, dérangeant, dangereux également, et ils justifièrent leur refus de prendre part à cette sale guerre par le droit des Algériens à une patrie et par le refus du colonialisme, sans vouloir voir qu’un impérialisme allait laisser la place à un autre, et en camouflant sous des phrases nobles le désir d’échapper à ce merdier. Cette politique à courte vue, qui n’était rien d’autre que de la politique politicienne par l’entremise des bavardages des universités, influença des jeunes étudiants appartenant à la Fédération anarchiste et dans la mouvance de ce groupe Kronstadt, surtout occupé à ne pas manquer le spectacle, quels que soient ses ordonnateurs. Pourtant, la Fédération anarchiste dans sa lutte contre la guerre d’Algérie resta ferme sur les principes de l’internationalisme prolétarien et, comme nous le verrons, elle entraîna dans cette lutte les syndicalistes et les humanistes qui refuseront de se laisser prendre au nationalisme, qu’il soit français ou algérien.

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C’est au milieu du mois de mai 1961 qu’éclata le putsch des généraux envoyés en Algérie par de Gaulle pour faciliter le désengagement de la France. Trois ans après les événements du 13 mai qui avaient ramené le Général au pouvoir. Nous étions loin de la fameuse phrase équivoque « Je vous ai compris ». Cette fois c’était contre leur grand homme, qui avait entamé des pourparlers pour mettre fin à la guerre, qu’un quarteron de généraux minables, dont certains ressemblaient plus à des capitaines d’habillement qu’à des chefs de guerre, se rebellaient. Je ne m’étendrai pas sur des événements qui appartiennent à l’histoire et que le pays profond regarda comme on regarde un film à la télévision, que le contingent envoyé en Algérie subit avec plus ou moins de mauvaise humeur jusqu’à l’appel de De Gaulle qui sonna le glas de l’aventure militaire mais laissa en place la révolte des pieds-noirs. Je veux simplement rappeler quel fut le rôle de notre Fédération anarchiste dans la mobilisation des militants d’extrême gauche pour faire face à ce coup de force qui devait dans la métropole parachever celui qui était réalisé à Alger. Dans l’éditorial consacré à ces événements, et où naturellement je donnais une version édulcorée, j’écrivais :

« Dans cette bataille, notre Fédération anarchiste fut constamment présente. Dès les premiers instants de l’insurrection elle envoyait à la presse le communiqué que nous publions ci-contre. Elle prenait les liaisons nécessaires avec les organisations syndicales, elle reconstituait autour d’elle le comité de coordination des organisations syndicalistes et libertaires, elle préparait une proclamation situant les responsabilités et appelant à la lutte pour la défense des libertés essentielles. Des permanences étaient ouvertes, une liaison avec nos camarades ayant des responsabilités syndicales et restés à leur poste était établie. Nous pouvons dire très tranquillement que dans le désarroi et la panique qui s’étaient emparés des esprits les militants de notre Fédération, qu’entourait un certain nombre de syndicalistes révolutionnaires et de militants de l’émigration antifasciste ayant trouvé refuge sur notre sol, ont constitué une force, certes réduite, mais sûre et des plus solidement organisées du monde du travail. »

Et c’était vrai, même si ces journées furent plus agitées que les historiens, qui pêchent leurs informations autre part qu’à la Fédération anarchiste, ne l’ont cru ou ne l’ont dit.

Tout a commencé dans la nuit où la population, étonnée puis inquiète, apprit par la voix angoissée de Debré la rébellion des généraux. L’homme du bazooka n’y allait pas avec le dos de la cuillère. Il conviait tous les Parisiens à se rendre au Bourget pour envahir les pistes et empêcher d’atterrir les avions qui transportaient des parachutistes destinés à renverser le gouvernement. Un drôle de corps que ce Debré ; pète-sec dans le discours courant, grandiloquent à ses heures, muni d’une réputation de jacobin savamment élaborée. Il avait d’abord été un chaud partisan de l’Algérie française avant de répondre à la voix de son maître qui en avait fait un Premier ministre. J’étais au lit à écouter la radio lorsque j’entendis les élucubrations du personnage. Naturellement cette situation ne nous prenait pas au dépourvu et chacun dans le mouvement ouvrier s’attendait à un dénouement dramatique, même si l’excitation de Debré pouvait sembler relever de la comédie politique. Un coup de téléphone me détrompa. Il était de Ruffe, le secrétaire du Syndicat de l’enseignement de la région parisienne, qui appartenait au Comité de coordination des syndicalistes révolutionnaires et libertaires. Réuni avec ses collègues de l’éducation nationale autour de Forestier, leur responsable, à leur siège de l’université, il voulait savoir ce que nous comptions faire. J’avais de l’amitié pour ce militant qui me paraissait le digne continuateur de la phalange de l’Ecole émancipée de la période historique, et au Comité de coordination, avec Chéramis, un autre professeur, il faisait souvent entendre la voix de sa sagesse au milieu des turbulences chères aux trotskistes et aux anarchistes. Après m’avoir confirmé les nouvelles, il m’informa que son syndicat était partisan d’une action commune avec les membres du Comité, à l’exclusion des partis politiques et de la C.G.T. L’accord était possible. Je téléphonai à Laisant qui ignorait tout et que je sortis de son lit. Notre décision fut rapidement arrêtée. Laisant, secrétaire de la Fédération anarchiste, s’installerait immédiatement à notre siège rue Ternaux et il alerterait tous les militants qu’il pourrait toucher afin de prendre les décisions qui s’imposaient pendant que moi je prendrais contact dans la nuit avec les enseignants et avec nos militants syndicalistes à Force ouvrière et autre part. Suzy Chevet devait rester à notre téléphone où de nombreux appels commençaient à arriver, ce qu’elle fit sans enthousiasme.

A la radio, les ministres se succédaient, appelant à la résistance. Comme de juste, le plus éblouissant d’entre eux fut André Malraux, grande coquette de la politique fiction, qui, de son timbre très Comédie-Française, nous conviait pour le lendemain au Grand-Palais où il se proposait de distribuer des armes au peuple. Ce diable d’homme revivait sa guerre d’Espagne, avec dans la voix des trémolos que l’âge avait un peu ébréchés. La petite histoire nous dit que de Gaulle, tiré de son lit et agacé par tout ce cirque, eut des mots définitifs pour ses féaux qui avaient organisé ce merdier où le drame et la farce se mêlaient de façon réjouissante.

Pour ma part, je sautais dans ma deux-chevaux puis passai prendre mon gendre, Pepito Rosell, qui était un des responsables de la C.N.T. espagnole en exil. Et la virée commença. Pour une belle nuit, ce fut une belle nuit ! Dans Paris réveillé, les fenêtres s’allumaient et on voyait des ombres s’agiter derrière les rideaux. On était au printemps, la ville déserte était seulement sillonnée par des cars de flics que les gros durs de la rue des Saussaies avaient mis en mouvement et qui semblaient glisser dans les rues comme des gros bourdons sans savoir où se poser. Quelques voitures de touristes trouaient la nuit tous phares allumés. Il y avait dans l’air moite comme une odeur de « grand soir ».
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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1960-1968

Messagede vroum le Ven 15 Mar 2013 11:01

Histoire de la Fédération anarchiste – 10

7 mars 2013 par florealanar http://florealanar.wordpress.com/2013/0 ... chiste-10/

LA FÉDÉRATION ANARCHISTE REPREND SA PLACE PARMI LES ORGANISATIONS DE GAUCHE ET D’EXTRÊME GAUCHE
(1960-1965)
(suite)

Notre première étape fut le siège de la Fédération de l’Education nationale où la grande salle ressemblait à une ruche bourdonnante avec ce rien de distinction qui caractérise une assemblée d’instituteurs, tenue au quant à soi ; et je me souviens m’être étonné de voir Forestier en bras de chemise s’affairer autour des machines à écrire. Notre colloque fut bref, nous étions d’accord sur tout. Nous resterions en contact permanent pour construire un mouvement de résistance aux militaires, en marge de celui que ne manqueraient pas d’organiser les partis politiques de gauche ou les partisans de De Gaulle. Pas plus que nous, les militants de l’Education nationale n’étaient décidés à aller faire le guignol au Bourget afin de grossir les troupes du ridicule Debré.

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Lorsque nous sortîmes de l’hôtel de la rue de l’Université, nous fûmes arrêtés par une escouade de police. Le quartier, celui de la Chambre des députés, était noir de flics venus pour protéger, je suppose, nos parlementaires, eux aussi réunis en hâte pour délibérer. Le brigadier nous demanda où nous allions. Je lui répondis que nous venions de chez les instituteurs, ce dont il s’était rendu compte, et que nous allions à Force ouvrière pour « organiser la défense de la République ». Dans ces cas-là, je suis sérieux, mais par la suite nous nous sommes bien amusés. Le brigadier, compréhensif, nous laissa repartir pour mener à bien notre œuvre pie, avec sur le visage un sourire d’approbation. Pour rejoindre l’avenue du Maine où se trouve le siège de la confédération syndicale Force ouvrière, il faut traverser toute la rive gauche de la ville. Les Parisiens, bien calfeutrés, s’étaient recouchés, attendant les informations du lendemain pour se faire une idée de la situation. Pepito me fit remarquer qu’il ne semblait pas que les foules se ruaient en masse au rendez-vous du Bourget.

Force ouvrière est installée à l’extrémité de l’avenue du Maine, vers la porte d’Orléans, dans une ancienne gentilhommière à un étage, entourée d’un jardinet rabougri. Une grille noble ferme l’entrée. J’arrêtai la deux-chevaux le nez collé contre le mur. La nuit enveloppait tout le quartier mais, au loin, on entendait le roulement de camions lourdement chargés. Une ombre, celle d’un camarade du Livre que je connaissais bien, se profila, entrouvrant le portail. Tout était noir, un calme monacal entourait la demeure, contrastant avec l’atmosphère bruyante des locaux de l’Education nationale. Lorsque j’interrogerai le camarade du livre, il me désigna une faible lumière qui brûlait au premier étage : « Ils sont là ! »

A cette époque, ouvrant sur le palier du premier étage, il y avait une grande salle qui avait dû servir de lieu de réception aux seigneurs qui nous avaient précédés dans cette bâtisse vénérable. Autour d’une vaste table, le bureau confédéral au grand complet était réuni. Beaucoup, aujourd’hui, sont soit disparus, soit à la retraite, un seul d’entre eux appartient encore à l’équipe actuelle, un ouvrier du Livre récemment promu et qui se tenait modestement au bout de la table. C’était André Bergeron, avec lequel j’ai parfois évoqué cette nuit, qui aurait pu devenir la nuit des assassins ! Bothereau s’informa des dernières nouvelles et nous le mîmes au courant de notre visite chez les instituteurs. En réalité, les confédéraux semblaient indécis, désemparés par une affaire qui dépassait le cadre de la vie conventionnelle et bien ordonnée d’une organisation syndicale dont la réputation de modération était bien assise et dont nous étions les seules, nous les minorités révolutionnaires, à déranger parfois le cours. Ils n’avaient encore rien envisagé et attendaient les nouvelles, l’oreille collée à l’appareil de radio qui présidait au centre de la table. Ils nous demandèrent combien nous espérions réunir de militants libertaires, et lorsque j’avançais le chiffre de quatre cents, je vis bien à leur mine que ce chiffre leur semblait dérisoire. Ils n’avaient pas tort, et d’ailleurs, à cet instant, je ne savais pas vraiment ce que nous pourrions rassembler, mais connaissant mieux l’histoire de notre mouvement qu’eux, je savais bien que dans des situations de ce genre ce sont les premières heures qui sont difficiles et qu’autour du noyau initial les hommes finissent par se grouper. Pour alourdir l’atmosphère qui n’avait pas besoin de ça, un bruit assourdissant fit trembler tout le bâtiment : « Les chars », dit le militant de faction à la porte et qui nous avait rejoints. « Que veux-tu qu’on fasse contre ça. » Et, de fait, une colonne de chars remontait l’avenue du Maine dans un bruit de ferraille qui remplissait la rue. Pour aller défendre le gouvernement contre les factieux, ou pour aller au-devant des parachutistes ayant atterri au Bourget ? Nous n’en savions rien. De toute manière, nous n’avions pas grand-chose à espérer de ces braves gens dont certains avaient été héroïques pendant la Résistance mais que l’âge et les facilités de vivre avaient amollis. Avant de repartir, je leur conseillai d’alerter des militants par téléphone pour assurer la protection de notre immeuble sans avoir l’impression qu’ils étaient décidés à soutenir un siège s’il le fallait. Pourtant, avant que nous partions, le téléphone sonna. C’était Jean-Philippe Martin, secrétaire du Syndicat du bâtiment et membre du groupe Louise-Michel, qui informait la confédération qu’il venait d’ouvrir une permanence au siège de l’Union départementale de la Seine et qu’il essayait de rassembler le plus de militants possible. Lorsque Louvet, qui tenait le téléphone, l’informa de notre présence à la confédération, il nous demanda de passer chez lui.

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Pour rejoindre la rue Mademoiselle, nous prîmes par-derrière, afin d’éviter les avenues mal fréquentées cette nuit-là. A l’union départementale, nous trouvâmes Martin en bras de chemise aidé par sa copine qui se débattait avec le téléphone. Les copains du mouvement syndical commençaient à arriver. L’atmosphère était à la lutte. A l’Union départementale de la Seine, les trotskistes et les anarchistes composaient une minorité susceptible de jouer un rôle ; Martin attendait Patout, secrétaire général de l’Union, qui était de tendance libertaire. Maguy, sa copine, cognait sur sa machine à écrire. Les militants arrivaient les uns après les autres et le ton montait, remplissant cette vieille bâtisse délabrée qui nous servait de siège. De ce côté tout allait bien. Je mis rapidement au courant nos amis de nos démarches et nous décidâmes de nous revoir dans l’après-midi. L’heure avait tourné et l’aurore pointait. Il nous restait encore une visite à faire avant d’aller rue Ternaux rejoindre Maurice Laisant et nos camarades de la Fédération anarchiste.

La C.N.T. espagnole dans l’émigration était alors installée à Belleville au-dessus d’un garage. Lorsque, après quelques palabres, nous franchîmes la porte au-dessus d’un escalier étroit où, à chaque marche, on risquait de se casser la gueule, la fumée nous saisit à la gorge. La salle était bondée. Là, on savait de quoi il s’agissait. Ces militants espagnols, qui tous avaient fait la guerre, avaient suffisamment connu de situations dramatiques pour ne pas s’affoler. Idéologiquement, ils étaient concernés par les événements par pur réflexe contre l’impérialisme, mais également, d’une façon plus directe, un changement politique pouvait remettre en cause leur situation de réfugiés privilégiés que leur participation à la Résistance leur avait fait obtenir, du moins de fait sinon de jure. Notre arrivée fit sensation, et nous les mîmes au courant de nos différentes démarches. Chez les Espagnols les choses ne sont jamais simples et les discussions commencèrent. Enfin, à quelques-uns, enfermés dans une petite salle, nous nous mettions d’accord sur des bases déjà définies. Accord pour marcher avec l’Education nationale, ce qui les flattait, avec les minorités des syndicats, ce qui les laissait plus hésitants car ils espéraient bien que les événements leur permettraient de développer la C.N.T. française qu’ils avaient tenue sur ses fonts baptismaux et qui végétait. Les Espagnols sont parfois sentencieux, mais lorsqu’ils ont pris une résolution ils s’y tiennent ! Comme nous, il ne rentrait pas dans leur intention de prendre parti dans la querelle entre les clans politiques ou militaires, mais de sauter sur l’occasion pour défendre et étendre les libertés, surtout économiques et sociales, et lorsque je leur proposais, si les événements se précipitaient, de nous emparer d’un quotidien pour le transformer, ils ne parurent pas spécialement emballés. Parmi eux, il est vrai, il y avait Leval, homme de culture qui n’avait rien d’un aventurier et qui d’ailleurs était correcteur au quotidien en question, ce qui naturellement lui aurait posé des problèmes. Nous en restâmes là, avec la promesse de se revoir dans la soirée.

La boucle était bouclée. Il ne nous restait plus qu’à passer rue Ternaux. Au-dessus des Buttes-Chaumont, le jour pointait. Au siège de la Fédération anarchiste, la nuit avait été bruyante. Les copains venus aux nouvelles débordaient dans la rue. Le comité de relations réuni autour de Maurice Laisant avait rédigé un tract, une affiche qui couvrira les murs de Paris et fera la dernière page de notre journal Le Monde libertaire. Des contacts avaient été établis avec tous les mouvements pacifistes et humanitaires. Dans les banlieues et même dans la France entière, nos groupes se réunissaient, des liaisons étaient prises, le contact permanent établi avec notre siège.

Le jour envahissait le quartier, la boutique se vidait, nous convînmes de nous revoir le soir pour faire le point. Après avoir laissé Rosell à sa porte, je regagnais mes pénates pour prendre un repos bien gagné.

Ah ! oui, les parachutistes, pour lesquels nous avions fait tout ce tapage ? A la maison, Suzy, qui campait auprès du téléphone avec son chat sur ses genoux, m’apprit qu’ils étaient restés à Alger…

La suite des événements est dans le domaine public. Dans la journée, de Gaulle prit sa grosse voix, et le complot des généraux d’opérette s’effondra ! Malraux dut renoncer à sa grandiose distribution d’armes aux volontaires, sur le parvis du Grand-Palais. Ce fut dommage pour les images d’Epinal qui perdirent là une page à faire pleurer dans les chaumières. La fièvre tomba, mais nous restâmes attentifs aux événements, car les traîneurs de sabre éliminés, la guerre continua sur deux fronts contre le F.L.N. et contre l’O.A.S., drivée par de jeunes officiers réactionnaires qui avaient un tout autre profil que les généraux avachis qui de chaque côté de la barre, au cours d’un procès retentissant, se firent des politesses. Le danger d’une aventure militaire continuait à planer sur nos têtes. Devant cette situation, il nous fallut resserrer les liens que nous avions noués au cours de cette période.

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La librairie Publico, alors rue Ternaux, après l'attentat de l'O.A.S.

C’est dans ces moments difficiles que l’on vit resurgir dans notre environnement des concours étonnants. Dans les jours qui suivirent ces événements, je vis débarquer chez moi un monsieur tranquille, bien sous tous les rapports, que je connaissais, car il habitait mon quartier. A chacun de ses bras pendait une lourde valise. Nous les ouvrîmes, elles étaient remplies de bâtons de dynamite avec les détonateurs à distance, nécessaires à un emploi rationnel de ce matériel. Ce chargement a une histoire, il voyagera beaucoup ! La situation délicate m’obligea à lui trouver une planque… à Force ouvrière, naturellement sous la garde de mon vieil ami Patout, où personne n’aura l’idée d’aller le chercher. La situation se normalisait, il ne sera pas utilisé, et quelques années plus tard il pétera du côté de Barcelone où nos amis de la C.N.T. clandestine lui auront trouvé un judicieux emploi.

Les négociations d’Evian traînaient en longueur. Les attentats organisés par l’O.A.S. se multipliaient. Notre siège de la rue Ternaux sauta. Il est vrai que nos réactionnaires firent un faux calcul, car ces attentats relancèrent considérablement la souscription, nerf de la guerre de la Fédération, et celle-ci couvrit largement les dégâts. Une certaine terreur régnait parmi les partis politiques engagés. Les protestations écrites contre l’O.A.S. sont nombreuses, les démonstrations publiques rares tant on craint la bombe. « C’est le temps du plastic… tic… tic », chante Léo Ferré dans nos galas. C’est au début de 1962, dans ce climat surchauffé, que le groupe libertaire Louise-Michel décide d’organiser dans le 18e arrondissement un meeting contre l’O.A.S. Il fallait le faire, mais grâce à la politique du groupe Louise-Michel nous étions en état de le faire, avec naturellement le concours de tous les militants de la région parisienne.

Suzy Chevet, qui animait le groupe, était alors présidente de la section de la Ligue des droits de l’homme du 18e arrondissement. C’est sous le couvert de cette organisation humanitaire que le meeting fut mis sur pied. Dans une réunion préparatoire, Suzy avait convoqué les représentants de toutes les organisations de gauche de l’arrondissement.

L’accord fut unanime à l’exception du représentant du Parti communiste qui refusait la présence des anarchistes à l’organisation et à la tribune du meeting et qui fut étonné de s’entendre dire que c’était regrettable mais qu’on se passerait de son concours. Bien sûr, il n’était pas habitué à se voir traiter de la sorte.

Naturellement, toute l’organisation pratique de ce rassemblement nous incomba ! Nous avions loué un cinéma rue Myrha où devait se tenir la réunion, et les anarchistes avaient recouvert les murs de Paris d’une affiche alléchante où, autour du mien, de grands noms de la gauche donnaient du relief à notre projet. C’est alors que les ennuis commencèrent. Le directeur du cinéma de la rue Myrha reçut une lettre signée de l’O.A.S. dans laquelle on le menaçait de faire sauter son bâtiment s’il ne nous retirait pas immédiatement la salle qu’il nous avait louée. Epouvanté, le bonhomme rapporta l’argent à Suzy qui le prévint gentiment que parmi les organisateurs il y avait des anarchistes qui pourraient prendre mal son attitude et faire sauter son établissement. Le pauvre diable prévint les flics qui s’affairèrent à vérifier toutes les installations de la salle. Pourtant, notre volonté triompha de tous les obstacles et surtout de la frousse générale, et le soir le cinéma de la rue Myrha était plein à craquer. Suzy présidait, et les anarchistes de la région parisienne garnissaient tous les premiers rangs. Cependant, dans l’après-midi, nous avions eu une nouvelle alerte, et les flics, au cours d’une dernière vérification, avaient trouvé une bombe sous les premiers rangs, ce que nous nous étions bien gardés d’annoncer à l’auditoire qui commençait à arriver. Et comme le comique côtoie souvent le tragique, nous vîmes arriver, juste avant l’ouverture de la séance, le « camarade » (sic) Bayot, représentant du Parti communiste, qui à la dernière minute était revenu à une plus juste estimation des choses et qui désirait prendre part au meeting bien que son nom ne fût pas sur les affiches. Bon prince, nous lui donnerons la parole, hélas !

Somme toute, tout se serait passé convenablement si, à la fin de la réunion, un agent en civil ne nous avait annoncé qu’en représailles l’O.A.S. venait de faire sauter le cabaret de l’Abreuvoir, rue de l’Abreuvoir à Montmartre, qui était justement la propriété du communiste Bayot. Il n’y a pas de justice en ce monde, même distribuée par le terrorisme, car Bayot, victime innocente, n’était manifestement pour rien dans la réussite de ce meeting, et il devait amèrement regretter d’avoir changé d’avis au dernier moment. Ce sont les réflexions que nous faisions devant la porte éventrée du bâtiment devant lequel nous nous étions rendus pour constater les dégâts. Je ne jurerais d’ailleurs pas que quelques mauvais esprits n’aient accompagné ces réflexions d’un sourire du plus mauvais goût. Etait-ce l’O.A.S. ou quelques-uns de ces garnements qui, dans de telles circonstances, aiment à se parer des plumes du paon ? Au cours de cette période, c’est-à-dire de la révolte des généraux jusqu’à la fin de la guerre, ce fut le seul meeting public organisé contre l’O.A.S., tant celle-ci faisait peur aux partis politiques de gauche. Certains prétendirent le contraire, mais j’attends toujours qu’ils nous en apportent une preuve. L’histoire ne nous dit pas si par la suite le malheureux directeur du cinéma Myrha reloua sa salle à des organisations politiques. Mais j’en doute.

La guerre d’Algérie ne fut pas la seule affaire délicate que nous eûmes à traiter pendant les années 60. Les événements qui se déroulaient à Cuba nous posèrent également des problèmes.

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J’ai déjà expliqué l’état d’esprit d’une jeunesse turbulente, romantique plus que vraiment militante, que les efforts rebutaient et qui voyait la révolution sociale à travers un livre où les images d’Epinal abondaient. N’ayant que peu d’espoir dans la transformation sociale de notre pays, elle investissait toute sa chaleur et son émotion révolutionnaires dans les événements politiques qui se déroulaient au loin, dont elle ne connaissait les particularités que par la presse ou ce qu’en proclamaient les politiciens retors à l’affût de tout événement susceptible de nourrir leur propagande électorale, et qu’elle habillait de toutes ses rêveries humanitaires. L’aventure de Castro à Cuba, avec au moins dans ses premiers temps son parfum quarante-huitard, fut justement une de ces révolutions dans lesquelles elle investit ses désirs, et elle l’embellira jusqu’à la transformer en utopie triomphante.

Dès le début de l’insurrection, les anarchistes de Cuba s’étaient engagés dans la lutte, et nous recevions de La Havane informations et articles qui, tout en faisant des réserves sur la marche de la révolution, nous la décrivaient comme une formidable poussée du socialisme contre l’impérialisme américain. Puis les nouvelles devinrent rares avant de cesser complètement ; les anarchistes cubains étaient soit en prison, soit en exil, et traités par la presse cubaine de contre-révolutionnaires. Puis nous reçûmes à nouveau des nouvelles d’anarchistes qui s’étaient échappés de Cuba et avaient rejoint la Floride où ils étaient internés. La propagande stalinienne les présentait comme des renégats à la solde de l’impérialisme américain. Mais dans les lycées et à l’Université, Castro était devenu le représentant vivant de la révolution triomphante et le Che Guevara n’allait pas tarder à prendre la relève. Le mythe de Castro était si fort dans nos milieux que nos jeunes communistes libertaires refusèrent de croire à l’évidence, et une fois de plus ils donnèrent raison à la propagande marxiste contre le témoignage libertaire. Ils se refusèrent à lâcher ce mythe bien commode de Castro, mais je crois également pour ma part que, peu nombreux, ils craignaient d’affronter dans leur faculté l’immense majorité des imbéciles et des coquins pour qui Castro était devenu une nouvelle Jeanne d’Arc.

Cette attitude eut des répercussions désagréables au sein de la Fédération anarchiste et l’on vit dans notre journal certains articles délirants qui puaient le marxisme à chaque ligne. Les vertus de Fidel Castro étaient chantées sur tous les tons, et une militante pourra écrire à propos de la déclaration de La Havane : « Dans l’immédiat, il n’y aura pas de contrepartie en échange de l’aide communiste et le danger qu’une démocratie du type des démocraties populaires s’installe à Cuba est nul. » Naïveté, jobardise, ignorance ? On reste confondu ! Ces jugements sur Cuba, qui faisaient suite à d’autres nous vantant les vertus du F.L.N. où l’on nous parlait d’anarchistes algériens dans les maquis, vont nous obliger à réagir vigoureusement. Il ne s’agissait pas d’exercer une censure contre des articles généralement bien faits, mais de contre-attaquer vigoureusement des positions nationalistes n’ayant rien à voir avec l’anarchie. Sous ma responsabilité, une page entière sera consacrée aux événements de Cuba, sous ce titre « Réflexions sur la révolution cubaine ». C’est une page qu’aujourd’hui on peut relire sans rougir.

Dans l’article de présentation que je signais « la rédaction », après un rappel historique, j’écrivais :

« Aujourd’hui le mouvement révolutionnaire cubain amorce un tournant singulièrement plus grave et qui nous inquiète plus que l’origine des armes dont il se dote et des alliances circonstancielles auxquelles il est contraint. Dans une conversation avec un envoyé spécial de L’Express, Fidel Castro n’a pas caché son intention d’en finir avec les méthodes improvisées, libérales, voire libertaires ! Non plus d’ailleurs que son admiration pour Lénine. Tout cela suppose la création rapide d’un parti unique doté d’un appareil, d’une presse unique sous le contrôle de l’Etat. A partir de là, les espoirs mis dans la révolution cubaine auront vécu et il ne restera au mouvement ouvrier international qu’à tirer un enseignement sérieux de l’évolution qui a conduit cette révolution de type classique à sacrifier l’originalité de son socialisme à sa volonté de survie, ses libertés à la protection efficace du bloc soviétique, son indépendance nationale aux avantages économiques que la solidarité ouvrière pouvait lui garantir. »

Gaston Leval, répondant à un des articles que je signalais plus haut, sera plus sévère :

« Ariel prétend que l’on instaure à Cuba un socialisme populaire. Pour lui, qui ne semble pas connaître plus les doctrines sociales dont il s’occupe que les faits qu’il commente, nationaliser tout par l’organisme étatique gigantesque qui s’appelle l’I.N.R.A. c’est instaurer le socialisme. Les coopératives cubaines sont aussi socialistes que les kolkhozes russes. Nos auteurs ont toujours proclamé avec raison que le capitalisme d’Etat était pire que le capitalisme privé car en plus d’exploiter il tue la liberté et toute possibilité de défense. Mais cela Ariel l’ignore encore. Du moins a-t-on le droit de le supposer. Sinon, ce serait pire ! »

Marc Prévôtel, qui à cette époque est par son âge dans la mouvance de la jeunesse et par conséquent plus indulgent, termine un article à propos d’un livre de C. Julien sur la révolution cubaine par cette réflexion :

« Sans nous faire d’illusions sur l’évolution de la situation à Cuba ou sur les chances actuelles qu’aurait un mouvement populaire à ne pas être accaparé, par manœuvres ou par nécessité, par les tenants de l’étatisme, nous n’acceptons pas ce pessimisme. Il reste au moins une voie qu’il faut déblayer, faire connaître et élargir : celle du socialisme libertaire qui doit promouvoir des conditions optima où s’équilibrent les intérêts collectifs et l’intérêt des individus. Ce n’est cependant pas pour demain que nous chanterons victoire car cette voie est copieusement minée par les autoritaires occidentaux et orientaux. »

Enfin, Roger Hagnauer, vieux syndicaliste révolutionnaire, pose la vraie question :

« Les anticastristes veulent-ils revenir avant janvier 1959 (date de l’entrée de Fidel Castro à La Havane) ? Sont-ils contre Castro vainqueur de Batista, contre Castro profiteur de la victoire, contre Castro dictateur ennemi des libertés ouvrières ? Ce sont les seules questions que nous posons. »

C’est à partir de cette page sur Cuba, faite en marge d’eux et contre leur volonté, à laquelle ne participèrent pas nos communistes libertaires qui veulent ravigoter l’anarchie en lui injectant une portion de sérum miracle marxiste-léniniste, que la situation va à nouveau se détériorer au sein de la Fédération anarchiste, et ces rénovateurs vont une nouvelle fois recevoir un appui désintéressé venu de l’extérieur, de gauchistes en tout genre et de personnalités marxistes qui se désolent, les bons apôtres, de nous voir persévérer dans nos erreurs. Aujourd’hui, les uns comme les autres ont bonne mine !
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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1960-1968

Messagede vroum le Ven 15 Mar 2013 11:04

Histoire de la Fédération anarchiste – 11

8 mars 2013 par florealanar http://florealanar.wordpress.com/2013/0 ... chiste-11/

LA FÉDÉRATION ANARCHISTE REPREND SA PLACE PARMI LES ORGANISATIONS DE GAUCHE ET D’EXTRÊME GAUCHE
(1960-1965)
(suite et fin)

Nous prendrons conscience rapidement des dangers que fait courir à notre mouvement cette nouvelle vague dans le vent, car nous avons encore en mémoire les dégâts causés par l’affaire Fontenis. (Que le lecteur ne croie pas que je fasse des amalgames faciles, car quelques années plus tard on retrouvera tout ce joli monde uni sur une seule œuvre pie : avoir la peau de la Fédération anarchiste.) Le groupe libertaire Louise-Michel décida alors d’organiser avec le groupe Kronstadt, noyau des communistes libertaires, toute une série de confrontations, ouvertes seulement aux militants anarchistes et destinées à éclaircir les problèmes. Je n’hésite pas, même si ça peut paraître fallacieux, de citer quelques-uns des thèmes qui furent débattus avec le groupe Kronstadt comme avec le groupe marxiste révolutionnaire issu du trotskisme, Socialisme ou Barbarie, chez qui les communistes libertaires puisaient leur inspiration au point de venir à nos réunions avec sa revue à la main. Mais jugez vous-même des sujets de ces confrontations : « Notre conception du socialisme » ; « La philosophie de l’anarchie et la société moderne » ; « La révolution et son contenu » ; « Le nationalisme et l’anarchie ». Ces conférences furent suivies par tout ce qui, à la Fédération anarchiste, avait le goût du débat. Elles furent savantes et passionnées, et l’auditoire qui se pressait dans notre étroit local de la rue Ramey débordait dans les couloirs, remplissant cette sorte de cave de hurlements et de gesticulations. Mais tous ces flots d’éloquence n’apportèrent aucune solution à nos problèmes, les militants issus de Noir et Rouge, à part l’œuvre de Malatesta qu’ils exploitaient en long, en large et en travers, n’ayant qu’une connaissance fragmentaire de nos théoriciens.

Je fermai cette série de confrontations, qui eurent au moins le mérite d’enrichir les militants et de mettre chacun à sa place, par un article du Monde libertaire d’octobre 1962 : « Perspectives révolutionnaires », où j’écrivais :

« Le nationalisme n’est pas un facteur révolutionnaire, mais une méthode plus moderne de continuer l’exploitation de l’homme par l’homme. Il est l’outil qui permet de reconstruire une classe dominante qui se substitue à une classe dominante usée (…), les militants anarchistes comme les militants syndicalistes révolutionnaires ne doivent pas se déterminer à partir de postulats proposés par les hommes ou les idéologies au pouvoir ou qui désirent s’y installer à travers des situations de fait créées par les contradictions du monde capitaliste, mais simplement par le fait de classe, en ayant comme outil la lutte de classe et comme objectif la suppression des classes. »

Par une curieuse coïncidence, le militant qui anima ce groupe marxiste communiste dans nos milieux venait de disparaître dans un accident. C’était un homme intelligent qui avait du mal à se dégraisser de ses premières lectures marxistes et qui en était encore au stade du confusionnisme. Pour les autres, dans l’incapacité de s’adapter à nos milieux, ils disparurent les uns après les autres. Mais je ne veux pas les abandonner à leur sort sans vous conter tout de même une anecdote qui nous fit sourire et nous agaça. Un jour, un d’entre eux qui collaborait à notre journal nous apporta un article qui n’était pas passé auparavant devant la commission de contrôle des communistes libertaires (sic). Le chef de cette minorité s’en aperçut. Cris, injures, grincements de dents et, sous nos yeux ahuris, le personnage fut prié d’aller remettre son ouvrage sur le chantier. En vérité, je fis une grosse colère, et ce bougre, qui se donne aujourd’hui les allures d’historien, fut prié de garder son papier, notre journal n’ayant pas la vocation de devenir le journal d’une « cellule ».

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Dans ce même Monde libertaire dont je parlais plus haut, un titre en gras barre la première page : « On assassine à Barcelone ». Et ce n’est pas seulement en Espagne que la situation se dégrade, mais également en France parmi l’émigration où elle a des répercussions inévitables.

A la Libération, la C.N.T. espagnole repliée en France avait éclaté, et deux organisations se réclamant de la glorieuse organisation anarcho-syndicaliste étaient nées de cette scission dont les causes remontaient à la participation des anarchistes espagnols au gouvernement de Front populaire et aux journées tragiques de Barcelone de 1937. La majorité des cadres de l’organisation formait une de ces deux C.N.T., la majorité des militants de base, avec Federica Montseny qui avait reconnu ses erreurs, formait l’autre, division qui aura fatalement ses répercussions dans les autres organisations anarchistes et en particulier dans la nôtre et qui, compte tenu du caractère envahissant des militants espagnols, nous causera bien des problèmes dont le moins préoccupant ne fut pas le soutien accordé à Fontenis.

A vrai dire, avant même mon retour à Paris en 1945, pour les militants anarchistes français le choix était fait ! Sur quelle base ? Le copinage n’a pas dû y être étranger ; de toute manière, la seconde de ces organisations devint la vraie ; la première, celle qui comprenait tous les personnages importants en dehors de la Montseny, fut affublée du terme peu flatteur de C.N.T. politicienne. Pour ma part, sortant de prison, je pris le train en marche. J’évitais d’intervenir dans une querelle où les rivalités personnelles jouaient un rôle considérable et dont les arguments que chacun se jetait au visage étaient plus passionnels que doctrinaux. L’affaire Fontenis dans laquelle les responsables toulousains furent mêlés jusqu’aux oreilles, avec leur compère bulgare qui était là pour faire nombre, me conduisit à observer encore plus de réserves, ainsi d’ailleurs que la création de la C.N.T. française qu’ils nous imposèrent et qu’ils soutinrent comme la corde soutient le pendu, comme d’ailleurs S.I.A., organisation de défense de tous les antifascistes, lisez au profit exclusif des militants espagnols en exil ! J’ai, à cette époque, souvent prédit à des camarades français passionnés à soutenir un clan au profit de l’autre que la réunification inévitable des syndicalistes espagnols se ferait sur le dos de ceux qui se seraient mouillés avec l’une ou l’autre des deux équipes en présence. Et ce sentiment était encore fortifié par l’importance des réfugiés espagnols dans notre pays. Une vingtaine de mille pour le moins. Partout où nous formions des groupes anarchistes, des militants espagnols se joignaient à eux, apportant dans nos milieux une expérience et une foi enrichissantes, mais aussi leurs querelles, un tour d’esprit, des projets d’organisation qui ne convenaient pas à notre histoire et peut-être plus à notre époque, comme on peut le constater aujourd’hui en Espagne.

La part que les réfugiés anarchistes espagnols avait prise à la Résistance, autant que les souvenirs de 1936, leur avait valu une situation privilégiée, mais la passion qu’ils avaient mise à reconstituer une C.N.T. française à l’image de leur organisation les avaient coupés de ce syndicalisme français pour lesquels la charte d’Amiens, c’est-à-dire la non-ingérence des partis politiques de gauche mais également du parti anarchiste, était une bible. La C.N.T. espagnole, coupée des forces populaires, stagnait, se transformant lentement en organisation d’assistance à ses membres les plus démunis. Elle était conduite au combat par un état-major timoré à l’affût du miracle démocratique qui finit bien par arriver un jour sans qu’il y fût pour grand-chose. Après une tentative malheureuse au lendemain de la Libération de franchir les Pyrénées pour tenter un soulèvement, quelques opérations avaient bien été entreprises pour déstabiliser le régime de Franco, mais elles furent dues le plus souvent à des initiatives individuelles que la direction, installée à Toulouse, regardait sans trop de sympathie, prête cependant à les désavouer ou à les annexer, à partir des résultats. La réunification donna un coup de fouet à la lutte antifasciste en Espagne. Dans sa sagesse, le congrès de réunification avait nommé au secrétariat intercontinental, lisez dans le jargon de nos amis espagnols à la direction des luttes contre Franco, un homme de grande valeur qui sera mon ami et que j’aiderai dans la mesure de mes faibles moyens : José Pascual !

Autour de José Pascual, une équipe de jeunes va se former parmi lesquels quelques militants de la Fédération anarchiste française. En Espagne, la lutte va se réveiller et la France va devenir la base logistique de ces opérations.

Le bilan ne sera pas négligeable. Les bombes vont éclater en Espagne avec leur cortège d’arrestations et d’exécutions par le garrot. L’équipe clandestine des Jeunesses ibériques, organisée par Pascual, va louper Franco d’un cheveu, ce qui provoquera de nouvelles vagues d’arrestations et d’exécutions. Ces événements auront leurs répercussions en France. Sur un des jeunes Français arrêtés, la police espagnole trouvera mon nom avec, comme indication, militant de Force ouvrière. La police de De Gaulle, qui collabore avec la police de Franco, se rendra à Force ouvrière pour arrêter un autre Joyeux, ce qui donnera le temps à André Bergeron et à ses amis de me mettre à l’abri en attendant que les choses s’arrangent. Cette affaire mérite que l’on conte une anecdote : Suzy, prévenue à temps, aura juste le temps de rejoindre la maison pour faire le ménage et lorsque les poulets arriveront pour perquisitionner, ils trouveront avec Suzy un Lecoin en grande forme qui finira par mettre l’adversaire en déroute. Jamais Lecoin n’était aussi percutant que lorsqu’il s’agissait de défendre la veuve et l’orphelin et de mettre entre la police et l’accusé sa mince personne animée par une surprenante énergie.

Incontestablement l’exploit de nos jeunes camarades de la Fédération ibérique des jeunesses libertaires, aidés par leurs amis français et italiens, fut l’enlèvement et la séquestration, à Rome, d’un monsignore italien, première opération de ce genre qui souleva une immense émotion dans le monde entier, mais qui, cependant, n’eut rien de commun avec ce qu’on verra par la suite, car, libéré au bout de huit jours et interrogé sur les tortures qui lui furent infligées par ses bourreaux, ce haut dignitaire de l’Eglise déclara simplement que ceux-ci lui avaient lu pendant une semaine de captivité les œuvres complètes de Malatesta, Bakounine et Kropotkine !

La direction de la C.N.T., effrayée par les exécutions en Espagne, désavoua l’expédition, mais, pour ma part, rompant avec ma réserve sur la politique de la C.N.T. espagnole, je fis avec mon gendre Pepito Rosell le tour des radios pour expliquer et justifier l’action des jeunes anarchistes espagnols. En Espagne, la répression contre la résistance anarchiste s’intensifiait. L’exécution de Delgado et de Granados souleva l’horreur du monde entier. De Gaulle, confirmant son appui au régime de Franco, qu’il va d’ailleurs rencontrer, fit arrêter, sous le délit d’association de malfaiteurs, une douzaine de réfugiés anarchistes en France, dont José Pascual, et il nous fallut des mois pour les arracher à la prison. Disons une fois de plus que les relations de Suzy, haut fonctionnaire au ministère du Travail, et les efforts de la direction de Force ouvrière et des avocats de la Ligue des droits de l’homme nous furent précieux. Pascual, ce magnifique militant, atteint par la silicose attrapée à travailler dans les mines, disparaîtra quelques années plus tard et j’écrirai alors dans notre journal l’article qu’un tel militant méritait.

En dehors des sacrifices que ce genre de luttes imposait, mais qui sont le lot des organisations révolutionnaires, je n’ai jamais bien compris l’attitude de la direction toulousaine de la C.N.T. espagnole en exil, si ce n’est que cette espèce d’affaissement que produit l’âge, les honneurs et un certain confort poussent les militants vieillis et fatigués à remplacer les luttes par des radotages d’anciens combattants.

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Fernando Gomez Pelaez

Mais c’est peut-être Fernando Gomez Pelaez, qui m’avait ouvert les colonnes de Solidaridad Obrera, lorsque Fontenis se fut emparé du Libertaire et qui était alors en opposition avec la direction de Toulouse, qui cerna mieux ce problème en écrivant dans Le Monde Libertaire (juste retour des choses) :

« Ce renouveau sera difficile si les anciens mouvements, le nôtre inclus, ne comprennent pas l’évolution des esprits, ne se rendent pas compte de la situation réelle de l’Espagne actuelle — bien différente de celle des années trente — et au lieu des formules et des routines dépassées, ne savent pas offrir au peuple des solutions véritables, tant pour modifier les conditions d’existence que pour assurer la transformation économique et sociale du pays. »

On ne saurait mieux dire, et pour ma part je n’écrirai et ne dirai pas autre chose. Notre Fédération anarchiste apporta à nos camarades anarchistes emprisonnés en Espagne et en France tout son appui sans se soucier des fantasmes de la Rue de Belfort. On me le reprocha parfois, pourtant l’histoire nous a donné raison !

La fin de la guerre d’Algérie n’avait pas mis un terme à l’agitation parmi les étudiants. En dehors de l’U.N.E.F. secouée par des problèmes corporatifs et déchirée par les tendances qui se disputaient sa direction, les jeunes étudiants appartenant aux partis politiques de gauche contestaient la politique réformiste de leurs partis politiques respectifs et portaient cette contestation au sein des universités. Un sentiment qui, quatre ans plus tard, fera exploser la Sorbonne était en train de naître. Organisés dans une Entente des étudiants libertaires dans laquelle les militants de la Fédération anarchiste étaient nombreux, même s’ils n’étaient pas les seuls, associés à des trotskistes de diverses obédiences, nos jeunes camarades animaient les multiples manifestations qui sillonnaient le quartier Latin. Cette contestation avait gagné les rangs des communistes et eut ses répercussions au tumultueux congrès des étudiants communistes de 1964, dont une jeune anarchiste nous rend compte dans Le Monde libertaire :

« Le Parti n’a pas évolué. Il est resté farouchement monolithique. Devant certains problèmes, une politique de souplesse peut créer l’illusion, mais au bout de l’effort de compréhension que consent le bureau politique il y a la volonté de ramener les relaps à une saine compréhension du centralisme démocratique, c’est-à-dire la centralisation au sommet de toute l’activité de la base. »

Je rappelle que c’était en 1964 !

Les partis de gauche et spécialement le Parti communiste seront obligés de prendre des mesures pour ramener ces jeunes étudiants dans les clous, et les flâneurs du quartier Latin assisteront à ce spectacle peu banal de jeunes membres de la Fédération, occupés à vendre leur journal sur le boulevard Saint-Michel, mobilisés pour aller protéger le siège des étudiants communistes menacé par les gros durs du Parti ! C’était un spectacle que je n’aurais pas voulu manquer et j’étais là, dans la librairie qui servait de siège aux étudiants communistes, un des premiers à m’attendrir sur leurs ennuis !

C’est à cette époque, à la suite de notre congrès de Montmartre, que le groupe communiste libertaire se désagrégea et disparut en laissant pourtant une trace de son passage, une réalisation que certains de ses membres élevèrent par la suite à un niveau historique (sic). C’est incontestablement à eux qu’on doit le changement du format de notre journal Le Monde libertaire. La part que chacun apporte à un travail en commun est naturellement fonction de ses… capacités, mais, après tout, ne faisons pas la fine bouche, il fallait y penser… pas ?

Cependant, chacun à la Fédération anarchiste sentait qu’une nouvelle fois les buts et les moyens de l’organisation devaient être éclaircis. Dans un texte de haute tenue, sous le titre « La Fédération anarchiste », que nous publierons encadré dans notre journal de janvier 1963, ce que nous ne faisions jamais, André Devriendt écrit :

« …les militants peuvent ressentir la nécessité de préciser clairement les objectifs à atteindre et par quels moyens ils le feront. C’est la raison qui incite ces militants à se regrouper en tendances. Il y a actuellement à la Fédération anarchiste des tendances constituées. D’autres groupes n’adhèrent à aucune tendance, soit qu’ils n’en éprouvent pas le besoin, soit que les militants qui les composent se réclament eux-mêmes de différentes tendances. L’organisation en tendances permet aux camarades qui y militent de participer à la lutte sociale selon leur conception propre, de prendre des résolutions sous leur propre responsabilité sans engager l’ensemble de la Fédération anarchiste. La confrontation des diverses opinions se fait au sein de la Fédération, dans ses congrès, dans le Bulletin intérieur et dans l’organe de la Fédération anarchiste, Le Monde libertaire, en toute liberté. »

Mais cet appel à nos principes ne sera pas entendu. C’est trop tard et de toute manière la Fédération doit cesser d’être un fourre-tout, réceptacle de tous les contestataires, si elle veut rester anarchiste. Des hommes, qui s’étaient trompés de parcours, s’en vont, d’autres entrent.

Une page est en train de se tourner. Dans les usines, les ouvriers grognent sans grande efficacité, dans les écoles les galopins hurlent, les partis se désagrègent lentement, le monde change.

En 1965, des valeurs morales qui semblaient établies de toute éternité vont bientôt s’effondrer. Bien dans sa peau, la Fédération anarchiste va essayer d’être présente et, dans une certaine mesure, à l’échelle de ses forces encore minces, elle le sera !
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