Histoire de la Fédération anarchiste – 107 mars 2013 par florealanar
http://florealanar.wordpress.com/2013/0 ... chiste-10/LA FÉDÉRATION ANARCHISTE REPREND SA PLACE PARMI LES ORGANISATIONS DE GAUCHE ET D’EXTRÊME GAUCHE
(1960-1965)
(suite)
Notre première étape fut le siège de la Fédération de l’Education nationale où la grande salle ressemblait à une ruche bourdonnante avec ce rien de distinction qui caractérise une assemblée d’instituteurs, tenue au quant à soi ; et je me souviens m’être étonné de voir Forestier en bras de chemise s’affairer autour des machines à écrire. Notre colloque fut bref, nous étions d’accord sur tout. Nous resterions en contact permanent pour construire un mouvement de résistance aux militaires, en marge de celui que ne manqueraient pas d’organiser les partis politiques de gauche ou les partisans de De Gaulle. Pas plus que nous, les militants de l’Education nationale n’étaient décidés à aller faire le guignol au Bourget afin de grossir les troupes du ridicule Debré.
Lorsque nous sortîmes de l’hôtel de la rue de l’Université, nous fûmes arrêtés par une escouade de police. Le quartier, celui de la Chambre des députés, était noir de flics venus pour protéger, je suppose, nos parlementaires, eux aussi réunis en hâte pour délibérer. Le brigadier nous demanda où nous allions. Je lui répondis que nous venions de chez les instituteurs, ce dont il s’était rendu compte, et que nous allions à Force ouvrière pour « organiser la défense de la République ». Dans ces cas-là, je suis sérieux, mais par la suite nous nous sommes bien amusés. Le brigadier, compréhensif, nous laissa repartir pour mener à bien notre œuvre pie, avec sur le visage un sourire d’approbation. Pour rejoindre l’avenue du Maine où se trouve le siège de la confédération syndicale Force ouvrière, il faut traverser toute la rive gauche de la ville. Les Parisiens, bien calfeutrés, s’étaient recouchés, attendant les informations du lendemain pour se faire une idée de la situation. Pepito me fit remarquer qu’il ne semblait pas que les foules se ruaient en masse au rendez-vous du Bourget.
Force ouvrière est installée à l’extrémité de l’avenue du Maine, vers la porte d’Orléans, dans une ancienne gentilhommière à un étage, entourée d’un jardinet rabougri. Une grille noble ferme l’entrée. J’arrêtai la deux-chevaux le nez collé contre le mur. La nuit enveloppait tout le quartier mais, au loin, on entendait le roulement de camions lourdement chargés. Une ombre, celle d’un camarade du Livre que je connaissais bien, se profila, entrouvrant le portail. Tout était noir, un calme monacal entourait la demeure, contrastant avec l’atmosphère bruyante des locaux de l’Education nationale. Lorsque j’interrogerai le camarade du livre, il me désigna une faible lumière qui brûlait au premier étage : « Ils sont là ! »
A cette époque, ouvrant sur le palier du premier étage, il y avait une grande salle qui avait dû servir de lieu de réception aux seigneurs qui nous avaient précédés dans cette bâtisse vénérable. Autour d’une vaste table, le bureau confédéral au grand complet était réuni. Beaucoup, aujourd’hui, sont soit disparus, soit à la retraite, un seul d’entre eux appartient encore à l’équipe actuelle, un ouvrier du Livre récemment promu et qui se tenait modestement au bout de la table. C’était André Bergeron, avec lequel j’ai parfois évoqué cette nuit, qui aurait pu devenir la nuit des assassins ! Bothereau s’informa des dernières nouvelles et nous le mîmes au courant de notre visite chez les instituteurs. En réalité, les confédéraux semblaient indécis, désemparés par une affaire qui dépassait le cadre de la vie conventionnelle et bien ordonnée d’une organisation syndicale dont la réputation de modération était bien assise et dont nous étions les seules, nous les minorités révolutionnaires, à déranger parfois le cours. Ils n’avaient encore rien envisagé et attendaient les nouvelles, l’oreille collée à l’appareil de radio qui présidait au centre de la table. Ils nous demandèrent combien nous espérions réunir de militants libertaires, et lorsque j’avançais le chiffre de quatre cents, je vis bien à leur mine que ce chiffre leur semblait dérisoire. Ils n’avaient pas tort, et d’ailleurs, à cet instant, je ne savais pas vraiment ce que nous pourrions rassembler, mais connaissant mieux l’histoire de notre mouvement qu’eux, je savais bien que dans des situations de ce genre ce sont les premières heures qui sont difficiles et qu’autour du noyau initial les hommes finissent par se grouper. Pour alourdir l’atmosphère qui n’avait pas besoin de ça, un bruit assourdissant fit trembler tout le bâtiment : « Les chars », dit le militant de faction à la porte et qui nous avait rejoints. « Que veux-tu qu’on fasse contre ça. » Et, de fait, une colonne de chars remontait l’avenue du Maine dans un bruit de ferraille qui remplissait la rue. Pour aller défendre le gouvernement contre les factieux, ou pour aller au-devant des parachutistes ayant atterri au Bourget ? Nous n’en savions rien. De toute manière, nous n’avions pas grand-chose à espérer de ces braves gens dont certains avaient été héroïques pendant la Résistance mais que l’âge et les facilités de vivre avaient amollis. Avant de repartir, je leur conseillai d’alerter des militants par téléphone pour assurer la protection de notre immeuble sans avoir l’impression qu’ils étaient décidés à soutenir un siège s’il le fallait. Pourtant, avant que nous partions, le téléphone sonna. C’était Jean-Philippe Martin, secrétaire du Syndicat du bâtiment et membre du groupe Louise-Michel, qui informait la confédération qu’il venait d’ouvrir une permanence au siège de l’Union départementale de la Seine et qu’il essayait de rassembler le plus de militants possible. Lorsque Louvet, qui tenait le téléphone, l’informa de notre présence à la confédération, il nous demanda de passer chez lui.
Pour rejoindre la rue Mademoiselle, nous prîmes par-derrière, afin d’éviter les avenues mal fréquentées cette nuit-là. A l’union départementale, nous trouvâmes Martin en bras de chemise aidé par sa copine qui se débattait avec le téléphone. Les copains du mouvement syndical commençaient à arriver. L’atmosphère était à la lutte. A l’Union départementale de la Seine, les trotskistes et les anarchistes composaient une minorité susceptible de jouer un rôle ; Martin attendait Patout, secrétaire général de l’Union, qui était de tendance libertaire. Maguy, sa copine, cognait sur sa machine à écrire. Les militants arrivaient les uns après les autres et le ton montait, remplissant cette vieille bâtisse délabrée qui nous servait de siège. De ce côté tout allait bien. Je mis rapidement au courant nos amis de nos démarches et nous décidâmes de nous revoir dans l’après-midi. L’heure avait tourné et l’aurore pointait. Il nous restait encore une visite à faire avant d’aller rue Ternaux rejoindre Maurice Laisant et nos camarades de la Fédération anarchiste.
La C.N.T. espagnole dans l’émigration était alors installée à Belleville au-dessus d’un garage. Lorsque, après quelques palabres, nous franchîmes la porte au-dessus d’un escalier étroit où, à chaque marche, on risquait de se casser la gueule, la fumée nous saisit à la gorge. La salle était bondée. Là, on savait de quoi il s’agissait. Ces militants espagnols, qui tous avaient fait la guerre, avaient suffisamment connu de situations dramatiques pour ne pas s’affoler. Idéologiquement, ils étaient concernés par les événements par pur réflexe contre l’impérialisme, mais également, d’une façon plus directe, un changement politique pouvait remettre en cause leur situation de réfugiés privilégiés que leur participation à la Résistance leur avait fait obtenir, du moins de fait sinon de jure. Notre arrivée fit sensation, et nous les mîmes au courant de nos différentes démarches. Chez les Espagnols les choses ne sont jamais simples et les discussions commencèrent. Enfin, à quelques-uns, enfermés dans une petite salle, nous nous mettions d’accord sur des bases déjà définies. Accord pour marcher avec l’Education nationale, ce qui les flattait, avec les minorités des syndicats, ce qui les laissait plus hésitants car ils espéraient bien que les événements leur permettraient de développer la C.N.T. française qu’ils avaient tenue sur ses fonts baptismaux et qui végétait. Les Espagnols sont parfois sentencieux, mais lorsqu’ils ont pris une résolution ils s’y tiennent ! Comme nous, il ne rentrait pas dans leur intention de prendre parti dans la querelle entre les clans politiques ou militaires, mais de sauter sur l’occasion pour défendre et étendre les libertés, surtout économiques et sociales, et lorsque je leur proposais, si les événements se précipitaient, de nous emparer d’un quotidien pour le transformer, ils ne parurent pas spécialement emballés. Parmi eux, il est vrai, il y avait Leval, homme de culture qui n’avait rien d’un aventurier et qui d’ailleurs était correcteur au quotidien en question, ce qui naturellement lui aurait posé des problèmes. Nous en restâmes là, avec la promesse de se revoir dans la soirée.
La boucle était bouclée. Il ne nous restait plus qu’à passer rue Ternaux. Au-dessus des Buttes-Chaumont, le jour pointait. Au siège de la Fédération anarchiste, la nuit avait été bruyante. Les copains venus aux nouvelles débordaient dans la rue. Le comité de relations réuni autour de Maurice Laisant avait rédigé un tract, une affiche qui couvrira les murs de Paris et fera la dernière page de notre journal Le Monde libertaire. Des contacts avaient été établis avec tous les mouvements pacifistes et humanitaires. Dans les banlieues et même dans la France entière, nos groupes se réunissaient, des liaisons étaient prises, le contact permanent établi avec notre siège.
Le jour envahissait le quartier, la boutique se vidait, nous convînmes de nous revoir le soir pour faire le point. Après avoir laissé Rosell à sa porte, je regagnais mes pénates pour prendre un repos bien gagné.
Ah ! oui, les parachutistes, pour lesquels nous avions fait tout ce tapage ? A la maison, Suzy, qui campait auprès du téléphone avec son chat sur ses genoux, m’apprit qu’ils étaient restés à Alger…
La suite des événements est dans le domaine public. Dans la journée, de Gaulle prit sa grosse voix, et le complot des généraux d’opérette s’effondra ! Malraux dut renoncer à sa grandiose distribution d’armes aux volontaires, sur le parvis du Grand-Palais. Ce fut dommage pour les images d’Epinal qui perdirent là une page à faire pleurer dans les chaumières. La fièvre tomba, mais nous restâmes attentifs aux événements, car les traîneurs de sabre éliminés, la guerre continua sur deux fronts contre le F.L.N. et contre l’O.A.S., drivée par de jeunes officiers réactionnaires qui avaient un tout autre profil que les généraux avachis qui de chaque côté de la barre, au cours d’un procès retentissant, se firent des politesses. Le danger d’une aventure militaire continuait à planer sur nos têtes. Devant cette situation, il nous fallut resserrer les liens que nous avions noués au cours de cette période.
La librairie Publico, alors rue Ternaux, après l'attentat de l'O.A.S.C’est dans ces moments difficiles que l’on vit resurgir dans notre environnement des concours étonnants. Dans les jours qui suivirent ces événements, je vis débarquer chez moi un monsieur tranquille, bien sous tous les rapports, que je connaissais, car il habitait mon quartier. A chacun de ses bras pendait une lourde valise. Nous les ouvrîmes, elles étaient remplies de bâtons de dynamite avec les détonateurs à distance, nécessaires à un emploi rationnel de ce matériel. Ce chargement a une histoire, il voyagera beaucoup ! La situation délicate m’obligea à lui trouver une planque… à Force ouvrière, naturellement sous la garde de mon vieil ami Patout, où personne n’aura l’idée d’aller le chercher. La situation se normalisait, il ne sera pas utilisé, et quelques années plus tard il pétera du côté de Barcelone où nos amis de la C.N.T. clandestine lui auront trouvé un judicieux emploi.
Les négociations d’Evian traînaient en longueur. Les attentats organisés par l’O.A.S. se multipliaient. Notre siège de la rue Ternaux sauta. Il est vrai que nos réactionnaires firent un faux calcul, car ces attentats relancèrent considérablement la souscription, nerf de la guerre de la Fédération, et celle-ci couvrit largement les dégâts. Une certaine terreur régnait parmi les partis politiques engagés. Les protestations écrites contre l’O.A.S. sont nombreuses, les démonstrations publiques rares tant on craint la bombe. « C’est le temps du plastic… tic… tic », chante Léo Ferré dans nos galas. C’est au début de 1962, dans ce climat surchauffé, que le groupe libertaire Louise-Michel décide d’organiser dans le 18e arrondissement un meeting contre l’O.A.S. Il fallait le faire, mais grâce à la politique du groupe Louise-Michel nous étions en état de le faire, avec naturellement le concours de tous les militants de la région parisienne.
Suzy Chevet, qui animait le groupe, était alors présidente de la section de la Ligue des droits de l’homme du 18e arrondissement. C’est sous le couvert de cette organisation humanitaire que le meeting fut mis sur pied. Dans une réunion préparatoire, Suzy avait convoqué les représentants de toutes les organisations de gauche de l’arrondissement.
L’accord fut unanime à l’exception du représentant du Parti communiste qui refusait la présence des anarchistes à l’organisation et à la tribune du meeting et qui fut étonné de s’entendre dire que c’était regrettable mais qu’on se passerait de son concours. Bien sûr, il n’était pas habitué à se voir traiter de la sorte.
Naturellement, toute l’organisation pratique de ce rassemblement nous incomba ! Nous avions loué un cinéma rue Myrha où devait se tenir la réunion, et les anarchistes avaient recouvert les murs de Paris d’une affiche alléchante où, autour du mien, de grands noms de la gauche donnaient du relief à notre projet. C’est alors que les ennuis commencèrent. Le directeur du cinéma de la rue Myrha reçut une lettre signée de l’O.A.S. dans laquelle on le menaçait de faire sauter son bâtiment s’il ne nous retirait pas immédiatement la salle qu’il nous avait louée. Epouvanté, le bonhomme rapporta l’argent à Suzy qui le prévint gentiment que parmi les organisateurs il y avait des anarchistes qui pourraient prendre mal son attitude et faire sauter son établissement. Le pauvre diable prévint les flics qui s’affairèrent à vérifier toutes les installations de la salle. Pourtant, notre volonté triompha de tous les obstacles et surtout de la frousse générale, et le soir le cinéma de la rue Myrha était plein à craquer. Suzy présidait, et les anarchistes de la région parisienne garnissaient tous les premiers rangs. Cependant, dans l’après-midi, nous avions eu une nouvelle alerte, et les flics, au cours d’une dernière vérification, avaient trouvé une bombe sous les premiers rangs, ce que nous nous étions bien gardés d’annoncer à l’auditoire qui commençait à arriver. Et comme le comique côtoie souvent le tragique, nous vîmes arriver, juste avant l’ouverture de la séance, le « camarade » (sic) Bayot, représentant du Parti communiste, qui à la dernière minute était revenu à une plus juste estimation des choses et qui désirait prendre part au meeting bien que son nom ne fût pas sur les affiches. Bon prince, nous lui donnerons la parole, hélas !
Somme toute, tout se serait passé convenablement si, à la fin de la réunion, un agent en civil ne nous avait annoncé qu’en représailles l’O.A.S. venait de faire sauter le cabaret de l’Abreuvoir, rue de l’Abreuvoir à Montmartre, qui était justement la propriété du communiste Bayot. Il n’y a pas de justice en ce monde, même distribuée par le terrorisme, car Bayot, victime innocente, n’était manifestement pour rien dans la réussite de ce meeting, et il devait amèrement regretter d’avoir changé d’avis au dernier moment. Ce sont les réflexions que nous faisions devant la porte éventrée du bâtiment devant lequel nous nous étions rendus pour constater les dégâts. Je ne jurerais d’ailleurs pas que quelques mauvais esprits n’aient accompagné ces réflexions d’un sourire du plus mauvais goût. Etait-ce l’O.A.S. ou quelques-uns de ces garnements qui, dans de telles circonstances, aiment à se parer des plumes du paon ? Au cours de cette période, c’est-à-dire de la révolte des généraux jusqu’à la fin de la guerre, ce fut le seul meeting public organisé contre l’O.A.S., tant celle-ci faisait peur aux partis politiques de gauche. Certains prétendirent le contraire, mais j’attends toujours qu’ils nous en apportent une preuve. L’histoire ne nous dit pas si par la suite le malheureux directeur du cinéma Myrha reloua sa salle à des organisations politiques. Mais j’en doute.
La guerre d’Algérie ne fut pas la seule affaire délicate que nous eûmes à traiter pendant les années 60. Les événements qui se déroulaient à Cuba nous posèrent également des problèmes.
J’ai déjà expliqué l’état d’esprit d’une jeunesse turbulente, romantique plus que vraiment militante, que les efforts rebutaient et qui voyait la révolution sociale à travers un livre où les images d’Epinal abondaient. N’ayant que peu d’espoir dans la transformation sociale de notre pays, elle investissait toute sa chaleur et son émotion révolutionnaires dans les événements politiques qui se déroulaient au loin, dont elle ne connaissait les particularités que par la presse ou ce qu’en proclamaient les politiciens retors à l’affût de tout événement susceptible de nourrir leur propagande électorale, et qu’elle habillait de toutes ses rêveries humanitaires. L’aventure de Castro à Cuba, avec au moins dans ses premiers temps son parfum quarante-huitard, fut justement une de ces révolutions dans lesquelles elle investit ses désirs, et elle l’embellira jusqu’à la transformer en utopie triomphante.
Dès le début de l’insurrection, les anarchistes de Cuba s’étaient engagés dans la lutte, et nous recevions de La Havane informations et articles qui, tout en faisant des réserves sur la marche de la révolution, nous la décrivaient comme une formidable poussée du socialisme contre l’impérialisme américain. Puis les nouvelles devinrent rares avant de cesser complètement ; les anarchistes cubains étaient soit en prison, soit en exil, et traités par la presse cubaine de contre-révolutionnaires. Puis nous reçûmes à nouveau des nouvelles d’anarchistes qui s’étaient échappés de Cuba et avaient rejoint la Floride où ils étaient internés. La propagande stalinienne les présentait comme des renégats à la solde de l’impérialisme américain. Mais dans les lycées et à l’Université, Castro était devenu le représentant vivant de la révolution triomphante et le Che Guevara n’allait pas tarder à prendre la relève. Le mythe de Castro était si fort dans nos milieux que nos jeunes communistes libertaires refusèrent de croire à l’évidence, et une fois de plus ils donnèrent raison à la propagande marxiste contre le témoignage libertaire. Ils se refusèrent à lâcher ce mythe bien commode de Castro, mais je crois également pour ma part que, peu nombreux, ils craignaient d’affronter dans leur faculté l’immense majorité des imbéciles et des coquins pour qui Castro était devenu une nouvelle Jeanne d’Arc.
Cette attitude eut des répercussions désagréables au sein de la Fédération anarchiste et l’on vit dans notre journal certains articles délirants qui puaient le marxisme à chaque ligne. Les vertus de Fidel Castro étaient chantées sur tous les tons, et une militante pourra écrire à propos de la déclaration de La Havane : « Dans l’immédiat, il n’y aura pas de contrepartie en échange de l’aide communiste et le danger qu’une démocratie du type des démocraties populaires s’installe à Cuba est nul. » Naïveté, jobardise, ignorance ? On reste confondu ! Ces jugements sur Cuba, qui faisaient suite à d’autres nous vantant les vertus du F.L.N. où l’on nous parlait d’anarchistes algériens dans les maquis, vont nous obliger à réagir vigoureusement. Il ne s’agissait pas d’exercer une censure contre des articles généralement bien faits, mais de contre-attaquer vigoureusement des positions nationalistes n’ayant rien à voir avec l’anarchie. Sous ma responsabilité, une page entière sera consacrée aux événements de Cuba, sous ce titre « Réflexions sur la révolution cubaine ». C’est une page qu’aujourd’hui on peut relire sans rougir.
Dans l’article de présentation que je signais « la rédaction », après un rappel historique, j’écrivais :
« Aujourd’hui le mouvement révolutionnaire cubain amorce un tournant singulièrement plus grave et qui nous inquiète plus que l’origine des armes dont il se dote et des alliances circonstancielles auxquelles il est contraint. Dans une conversation avec un envoyé spécial de L’Express, Fidel Castro n’a pas caché son intention d’en finir avec les méthodes improvisées, libérales, voire libertaires ! Non plus d’ailleurs que son admiration pour Lénine. Tout cela suppose la création rapide d’un parti unique doté d’un appareil, d’une presse unique sous le contrôle de l’Etat. A partir de là, les espoirs mis dans la révolution cubaine auront vécu et il ne restera au mouvement ouvrier international qu’à tirer un enseignement sérieux de l’évolution qui a conduit cette révolution de type classique à sacrifier l’originalité de son socialisme à sa volonté de survie, ses libertés à la protection efficace du bloc soviétique, son indépendance nationale aux avantages économiques que la solidarité ouvrière pouvait lui garantir. »
Gaston Leval, répondant à un des articles que je signalais plus haut, sera plus sévère :
« Ariel prétend que l’on instaure à Cuba un socialisme populaire. Pour lui, qui ne semble pas connaître plus les doctrines sociales dont il s’occupe que les faits qu’il commente, nationaliser tout par l’organisme étatique gigantesque qui s’appelle l’I.N.R.A. c’est instaurer le socialisme. Les coopératives cubaines sont aussi socialistes que les kolkhozes russes. Nos auteurs ont toujours proclamé avec raison que le capitalisme d’Etat était pire que le capitalisme privé car en plus d’exploiter il tue la liberté et toute possibilité de défense. Mais cela Ariel l’ignore encore. Du moins a-t-on le droit de le supposer. Sinon, ce serait pire ! »
Marc Prévôtel, qui à cette époque est par son âge dans la mouvance de la jeunesse et par conséquent plus indulgent, termine un article à propos d’un livre de C. Julien sur la révolution cubaine par cette réflexion :
« Sans nous faire d’illusions sur l’évolution de la situation à Cuba ou sur les chances actuelles qu’aurait un mouvement populaire à ne pas être accaparé, par manœuvres ou par nécessité, par les tenants de l’étatisme, nous n’acceptons pas ce pessimisme. Il reste au moins une voie qu’il faut déblayer, faire connaître et élargir : celle du socialisme libertaire qui doit promouvoir des conditions optima où s’équilibrent les intérêts collectifs et l’intérêt des individus. Ce n’est cependant pas pour demain que nous chanterons victoire car cette voie est copieusement minée par les autoritaires occidentaux et orientaux. »
Enfin, Roger Hagnauer, vieux syndicaliste révolutionnaire, pose la vraie question :
« Les anticastristes veulent-ils revenir avant janvier 1959 (date de l’entrée de Fidel Castro à La Havane) ? Sont-ils contre Castro vainqueur de Batista, contre Castro profiteur de la victoire, contre Castro dictateur ennemi des libertés ouvrières ? Ce sont les seules questions que nous posons. »
C’est à partir de cette page sur Cuba, faite en marge d’eux et contre leur volonté, à laquelle ne participèrent pas nos communistes libertaires qui veulent ravigoter l’anarchie en lui injectant une portion de sérum miracle marxiste-léniniste, que la situation va à nouveau se détériorer au sein de la Fédération anarchiste, et ces rénovateurs vont une nouvelle fois recevoir un appui désintéressé venu de l’extérieur, de gauchistes en tout genre et de personnalités marxistes qui se désolent, les bons apôtres, de nous voir persévérer dans nos erreurs. Aujourd’hui, les uns comme les autres ont bonne mine !