Histoire de la Fédération anarchiste 1953-1960

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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1953-1960

Messagede vroum le Lun 4 Mar 2013 22:59

Histoire de la Fédération anarchiste – 6

3 mars 2013 par florealanar : http://florealanar.wordpress.com/2013/03/03/histoire-de-la-federation-anarchiste-6/

LA RECONSTRUCTION DIFFICILE DE LA FÉDÉRATION ANARCHISTE (1954-1960)

La crise qui, au lendemain de la Libération, secoua la Fédération anarchiste et dont l’affaire Fontenis fut le révélateur ne fut pas seulement due aux courants multiples qui traversaient notre mouvement, même si ceux-ci lui imprimèrent une marque bien de chez nous. Elle se greffa sur ce brassage des idée reçues qui est le fruit des grands cataclysmes. La fin de la Première Guerre mondiale avait déclenché dans nos milieux des convulsions de même nature et aboutit à l’éclatement du syndicalisme révolutionnaire fécondé au début du siècle par l’anarchie, ce qui donna cette branche originale du mouvement ouvrier français connue sous le nom d’anarcho-syndicalisme. Phénomène d’une société qui se reconvertit pour panser ses plaies et dont furent également victimes les partis politiques de gauche et les organisations humanitaires.

Ces crises, que la fin des conflits déclenchent, naissent de la confusion entre les valeurs classiques du mouvement ouvrier qui le compartimentent en structures idéologiques bien typées et d’autres issues de la guerre où se confondent les mutations économiques et politiques, et l’impatience à reconstruire un tissu qui tienne compte de l’évolution des esprits. A partir de 1920 comme en 1947 toutes les formations se réclamant du socialisme éclatèrent, rejetant du noyau initial de multiples groupes éphémères qui, avant de s’éteindre, perturbèrent le milieu et firent la fortune des échotiers et des historiens avides de sensationnel. Ceux-ci leur accordèrent une place sans aucun rapport avec leur importance réelle, ce que le temps rectifiera. Le mouvement anarchiste à ces deux époques de notre histoire ne fut pas le seul à ressentir les effets de cette situation qui fit voler en éclats les certitudes théoriques, même si le commentateur mit facilement l’accent sur les divisions qui secouèrent les anarchistes et en passa pieusement sous silence d’autres, de même nature, qui déchirèrent les partis se réclamant du socialisme ou des mouvements syndicaux.

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En dehors de son caractère propre, dont je parlerai plus loin, les soubresauts qui agitèrent la Fédération anarchiste à peine reconstituée furent le fruit de mythes nés de la Résistance et de la résurgence du marxisme-léninisme auquel les victoires de l’armée soviétique donnaient une nouvelle jeunesse. Les « nouveaux militants », confrontés à une opinion publique exaltée par les « victoires » des pays démocratiques et la Russie soviétique, ne voulurent pas demeurer en reste de ces idées toutes faites qui poussaient les populations vers un nouveau mode d’organisation sociale où le socialisme accentuerait son recours à un jacobinisme centralisateur qui avait fait preuve de son efficacité dans les combats clandestins et sur les champs de bataille. Le fruit de cet état d’esprit fut, dans un temps qui sera court, un gonflement excessif des effectifs des organisations politiques, des organisations syndicales, des organisations humanitaires, auquel naturellement le mouvement anarchiste n’échappa pas. Pléthore qui n’aura qu’un temps avant que la paresse, les désillusions, ne vident ces organisations de leur trop-plein. Cette fluctuation déplorable pour les grandes organisations ouvrières s’avéra tragique pour les petites, vidées d’éléments turbulents mais actifs, ce qui conduisit à une désaffection en chaîne parmi les autres, surtout parmi les hommes d’âge moyen qui sont la richesse de toutes les organisations, laissant face à face des jeunes gens, insuffisamment avertis de ce qu’était réellement l’anarchie dont ils se gargarisaient à longueur de journée, et des vieux militants désabusés et sceptiques. Constamment, depuis cette époque, il manquera à la Fédération anarchiste pour assurer son équilibre une génération, celle où l’homme est sorti de la turbulence qui désagrège tous les projets et n’est pas encore entré dans la sénilité qui les rend inconsistants.
C’est dans cette situation peu enviable, mais qui ne lui était pas propre, que se retrouva la Fédération anarchiste lorsque, Fontenis liquidé, il lui fallut reconstituer le mouvement libertaire et refaire un journal.

Le congrès de la Maison Verte, dont j’ai déjà parlé, devait donner à l’organisation de nouveaux statuts. Il n’avait réuni qu’une mince assistance, beaucoup de camarades de province restant dans l’expectative, attendant de voir d’où venait le vent. Oui, je sais bien, certains de nos amis se demanderont s’il est bien utile d’étaler nos faiblesses. Je pense que si on veut progresser il est nécessaire d’en finir avec cette fatuité où trop d’anarchistes se complaisent et qui les poussent à un élitisme fatal au développement de notre mouvement.

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Dessin représentant Charles-Auguste Bontemps

En réalité, ce congrès ne fut rien d’autre qu’une chambre d’enregistrement de décisions soigneusement préparées par une poignée de militants décidés à échapper au concept de majorité et de minorité cher aux démocraties, dans une organisation où de tradition on entrait et on sortait comme dans un moulin à vent et dont le premier va-de-la-gueule, s’appuyant sur des slogans à la mode, pouvait s’emparer. L’expérience amère que nous venions de vivre avait porté ses fruits et nous savions bien que les déviations que nous venions de supporter comme celles qui risquaient à nouveau de nous perturber dans les années à venir tenaient justement à la confusion que la jeunesse qui venait nous rejoindre entretenait entre les propositions des organisations de gauche ou d’extrême gauche et nous, confusion facilitée par un vocabulaire commun et par des finalités similaires, au moins sur le papier et dans le discours.

Les purs pourront toujours prétendre que cette méthode de travail n’est pas démocratique et ils ne s’en priveront pas, mais on ne peut pas nier qu’elle soit réaliste et elle se révéla utile lorsque, plus tard, notre mouvement et son journal étant repartis, d’autres personnages turbulents, marxistes, provos, situationnistes, et j’en oublie, voudront à nouveau faire servir l’anarchie à des fins personnelles. Il est curieux ce goût prononcé d’une certaine jeunesse, celle des écoles en particulier, de faire, tel le coucou, ses œufs dans le nid du voisin.

C’est cette équipe, rescapée de l’aventure Fontenis, qui construisit les Principes de base, lesquels sont encore de nos jours la règle que tout nouvel adhérent à la Fédération anarchiste s’engage à respecter, et qui fonda la Société pour l’étude et la diffusion des philosophies rationalistes, organisation légale, aujourd’hui disparue, qui devait posséder tous les biens de la Fédération et mettre celle-ci à l’abri des majorités de circonstance.

Ce fut une belle équipe ! Elle possédait cet enthousiasme pour les idées et cette ardeur au travail qui est le lot de tous les renouveaux mais qui ne dure que jusqu’à l’instant où les hommes, repris par leurs démons, s’opposent dans des affrontements sans grandeur. Cependant elle possédait autre chose : une connaissance profonde de notre mouvement, une idée juste de ces emballements théoriques qui ne durent qu’un instant, un sens de l’organisation, de la propagande, de l’écriture nécessaire à la présentation de nos idées de façon à être compris par une faible minorité, certes, de la population active, mais une minorité nécessaire pour constituer un nouveau maillon de la chaîne. Ce n’était peut-être plus un éventail aussi chatoyant que celui qui était issu du congrès de 1945, mais les hommes et les femmes qui le composaient avaient plus de solidité. On y retrouvait quelques-uns de ceux dont j’ai déjà parlé et qui avaient été à l’origine de la reconstruction qui avait suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale : Georges Vincey, Maurice Laisant, Maurice Fayolle, Suzy Chevet puis des nouveaux venus des milieux individualistes, tels Charles-Auguste Bontemps, Pierre-Valentin Berthier, du communisme libertaire tel André Devriendt, des jeunes issus des Auberges de la jeunesse comme Lanen, Kéravis. Toutes les tendances classiques de l’anarchie étaient représentées à partir d’un dosage savant, horizontal si je puis dire, mais qui représentait plus une idée de la surface de l’anarchie que de sa profondeur, les éléments individualistes ou humanistes ayant beaucoup moins d’enracinement dans le peuple que l’anarcho-syndicalisme ou le socialisme libertaire.

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Pierre-Valentin Berthier

Quelques principes fort simples guidèrent l’action de ce groupe chargé par le congrès de la Maison Verte de mettre sur pied et de faire vivre cette nouvelle Fédération anarchiste. Le premier, celui qui conditionna tous les autres et imprima son visage à la nouvelle organisation, fut la règle de l’unanimité pour toutes les décisions à prendre. Ce principe, dont la noblesse semblait indiscutable, possédait un inconvénient majeur : il obligeait l’organisation à s’aligner sur la tendance la plus minoritaire, celle-ci fût elle composé d’un seul militant, dont le droit de veto a tant et si justement agacé les militants. Et par un paradoxe étonnant on verra alors la Fédération anarchiste ne manifester son unanimité que sur des problèmes mineurs, particuliers aux individualistes et aux humanistes manifestement les moins nombreux dans notre mouvement ; j’ai alors pu parler d’une véritable dictature d’une minorité faisant barrage à toutes les solutions collectives proposées.
Cependant, cet accord sur les Principes de base présentés au congrès de la Maison Verte et adoptés sans grande discussion avaient été difficiles à conclure car le groupe qui en avait pris l’initiative était idéologiquement profondément divisé. On y trouvait des hommes comme Bontemps ou Berthier, peu familiarisés avec les nécessités qu’imposaient une organisation solide et la sortie régulière d’un journal. Ils n’avaient pas renoncé à nous imposer Lecoin qui continuait à rôder autour de la Fédération anarchiste pour en tirer parti au profit de ses projets particuliers, certes honorables, mais qu’il impulsait avec un autoritarisme qui nous semblait peu conforme à l’esprit libertaire. A l’autre bout de l’éventail des idées, Maurice Fayolle, Suzy Chevet, André Devriendt et moi-même qui voulions conserver le minimum de cohésion à cette Fédération occupée à panser ses plaies. Entre ces deux formations de pensée se trouvait Georges Vincey, surtout préoccupé de gestion et constamment tiraillé entre son souci d’efficacité et le vieil individualisme qui formait le fond de sa pensée. Enfin Maurice Laisant pour lequel la synthèse chère à Sébastien Faure constituait un credo. Ces deux derniers furent le véritable lien qui permit de souder entre elles ces différentes sensibilités associées pour faire revivre un mouvement libertaire dans un pays envahi par une vague marxiste qui venait battre contre tous les groupes d’extrême gauche et submerger la faune intellectuelle derrière Sartre et quelques autres.

Pour moi le danger était là, dans les menaces d’altération qui nous guettaient si nous ne dressions pas un barrage entre nous et ce pourrissoir du vieux mouvement ouvrier français. Il fallait dresser une digue contre ce chancre qui nous était apporté par de jeunes étudiants qui nous rejoignaient et qui avaient été mis en condition par leurs professeurs, qui avaient colonisé les classes de philosophie de l’Université ! Après les palabres d’usage, j’acceptais avec mes amis de me rallier aux positions de synthèse de Maurice Laisant. Seul Fayolle demeura irréductible et refusa d’appartenir à l’Association pour l’étude et la diffusion des idées rationalistes qui chapeauta la Fédération anarchiste. Il dénonça l’état d’esprit qui avait présidé à sa mise en place dans une excellente brochure, Réflexions sur l’anarchisme, que nous publiâmes dans Le Monde libertaire sans que personne y trouve à redire, ce qui définit bien la tolérance et l’amitié qui nous unissaient malgré les aspects différents de nos projets d’organisation. Pourquoi ai-je fini par accepter la synthèse, solution bâtarde et inapplicable et envers laquelle nous tricherons constamment, ce qu’on me reprochera souvent par la suite ? Pour le comprendre, il faut avoir en tête une idée exacte de l’état du mouvement anarchiste après la liquidation de Fontenis et de son groupe.

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La scission qui venait de secouer la Fédération anarchiste avait découragé de nombreux militants parmi ceux qui se réclamaient du communisme libertaire. Rejetant la politique de l’O.P.B. qui débouchait sur le parti anarchiste, ils n’avaient que méfiance contre l’individualisme mais surtout contre cet anarchisme humaniste qui sécrétait la confusion et se réclamait d’un intellectualisme vieillot et mou. Les jeunes ou ce qui en restait se tournaient vers les sectes marxistes qui se multipliaient autour d’intellectuels de préaux d’écoles se voulant dans le vent et d’où sortirent Socialisme ou Barbarie, puis l’Internationale situationniste, mouvements réputés plus efficaces que nous et dont le confusionnisme permettait de rester en contact avec les partis de gauche, terrain favorable à des reconversions honorables.

La province restait indécise malgré la prise de position ferme du groupe de Bordeaux. Les formations de province, qui reprochaient aux Parisiens leur centralisme, s’agitaient au gré de l’opinion de leur correspondant de la capitale. A part Bordeaux, la province ne fut jamais en état de prendre conscience des évolutions multiples qui secouaient la société. Sa contribution doctrinale ne dépassa jamais la récitation de ce qu’elle connaissait des évangiles établis par les grands anciens. Pour les provinciaux, ceux-ci avaient tout dit, il n’y avait rien à ajouter, et surtout rien à retrancher sous peine d’être accusé d’hérésie. La situation étant ce qu’elle était, à peine née la nouvelle Fédération risquait d’éclater. Il n’était pas possible de reconstruire ce mouvement autrement qu’en le dotant d’une organisation souple conservant l’autonomie aux groupes dans l’autonomie de la Fédération et l’autonomie des hommes dans l’autonomie des groupes. Il en est encore ainsi de nos jours, même si, souvent, la raison l’emporte sur cet individualisme maladif qui est la maladie infantile de l’anarchie. Le réalisme veut qu’on construise avec les éléments qui existent. Mais il ne faut pas avoir peur de le dire, tant que nous maintiendrons ce cap nous n’aurons jamais d’organisation révolutionnaire incisive, mais un club disert où chacun agira suivant sa fantaisie.

L’état du mouvement commandait la politique que devait suivre l’organisation, je le compris tout de suite comme je compris que heurter les réalités à la tête, fussent-elles désagréables, n’aboutirait qu’à faire éclater le mouvement. Maintenir un noyau suffisamment fort avec des antennes dans toutes les régions, voilà à quoi devait se borner nos ambitions. Se mobiliser pour proposer et défendre des positions traditionnelles et sans surprises ? C’était possible et dans une certaine tranquillité d’esprit, l’Association écartant – tout au moins nous l’espérions mais, comme nous verrons, ce ne sera pas toujours vrai – les politiciens, cela permit aux débats contradictoires nécessaires de se dérouler dans une relative sérénité.
Et c’est ainsi que sous la pression des événements et en tenant le plus grand compte du caractère des hommes fut construit à Paris, dans le 18e arrondissement, à Montmartre, une nouvelle Fédération anarchiste, maison d’accueil de tous ceux qui se réclamaient de la pensée libertaire, mais réduite pratiquement à l’impuissance par des statuts qui lui interdisaient toute action n’ayant pas recueilli l’unanimité, statuts qu’il nous faudra bien violer de temps à autre en protestant de notre orthodoxie, pour engager la Fédération anarchiste dans le combat journalier qui se développait dans le pays.
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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1953-1960

Messagede vroum le Lun 4 Mar 2013 23:00

Histoire de la Fédération anarchiste – 7

4 mars 2013 par florealanar : http://florealanar.wordpress.com/2013/03/04/histoire-de-la-federation-anarchiste-7/

LA RECONSTRUCTION DIFFICILE DE LA FÉDÉRATION ANARCHISTE (1954-1960)
(suite)

Dès sa reconstruction, la Fédération se trouva confrontée à trois problèmes dont la solution conditionnait tout notre avenir. Il fallait faire paraître un journal, rassembler les militants épars dans le pays, rétablir les liens avec le mouvement syndical au sein duquel l’anarcho-syndicalisme conservait un solide prestige.

Nous avions, dans la débâcle, été dépouillés du vieux titre du mouvement anarchiste, Le Libertaire. Le journal de Sébastien Faure et de Louise Michel était resté dans les mains des politiciens et il crevait entièrement des conneries qu’on pouvait lire dans cette feuille jadis glorieuse. Nos moyens étaient modestes. En raclant les fonds de tiroir et grâce, il faut le dire, au groupe Louise-Michel, nous pûmes faire reparaître un mensuel, Le Monde libertaire, qui existe encore de nos jours et est devenu hebdomadaire. Ce fut une réussite, même si, comme tous ceux qui l’avaient précédé, il fut vilipendé par quelques-uns de ces personnages qui rôdent autour du mouvement révolutionnaire et dont le plus clair du travail consiste à s’approprier les réalisations d’autrui, et, en cas d’échec, à les dénigrer systématiquement.

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Albert Camus

J’ai sur ma table de travail les premiers numéros. En les feuilletant on s’aperçoit qu’en dehors des Temps nouveaux de Jean Grave aucun de nos journaux ne fut si riche en collaborations prestigieuses. On y relève les noms d’Albert Camus, d’André Breton, de Benjamin Péret, de Léo Ferré, de Louis Chavance, de Roger Hagnauer, de Michel Ragon, d’André Prudhommeaux, de Jeanne Humbert, d’Hélène Gosset, d’Alexis Danan, et j’en passe. Tout ce qui avait choisi entre le marxisme centralisateur et la pensée libertaire se retrouvait dans les pages du Monde libertaire. La mise en pages du journal était classique, les rubriques étaient bien caractérisées, les photos et les dessins humoristiques nombreux. Dernièrement, des camarades de l’actuel comité de presse du Monde libertaire, feuilletant quelques-uns de ces numéros, m’interrogeaient pour savoir si cette série ne fut pas l’œuvre de professionnels. Naturellement non ! Mais cet hommage de nos jeunes camarades à une équipe aujourd’hui presque entièrement disparue m’a consolé de bien des conneries que j’ai pu à cette époque entendre de la part d’un gauchisme alors à ses débuts.

Donner au journal une structure technique solide ne fut pas facile. Nous avons les défauts de nos qualités et notre amour de la liberté perturbe souvent l’ordre dont, prétendait Reclus, l’anarchie est la plus haute expression. Je parvins pourtant à faire accepter à notre mouvement un comité de presse dont le fonctionnement fut assez semblable à celui d’un journal classique. Trier les articles à partir de l’actualité, de leur intérêt, de leur qualité d’écriture et les répartir entre les différentes rubriques, confectionner les papiers de dernière heure, tel fut le travail souvent ingrat du comité de lecture. A Berthier fut attribué un billet, à Bontemps un feuilleton en bas de page. Je fus chargé de la dernière page, une page magazine à vocation culturelle. Le corps du journal fut constitué par des articles venus de province et forcément en retard sur l’actualité. Cette actualité était traitée en première page par Maurice Laisant, Maurice Fayolle et Maurice Joyeux, ce qui fit dire aux mauvaises langues que le journal était devenu celui des trois Maurice ! Ce n’était pas complètement faux. Au marbre, pour mettre en formes et corriger les articles, après plusieurs essais qui ne furent pas tous heureux, le poste échut à Suzy Chevet, ce qui fut un bonheur pour notre journal.

Depuis ses origines le journal se faisait à l’imprimerie du Croissant, une imprimerie spécialisée dans une presse de moyen tirage. Nous y jouissions de facilités dues aux souvenirs communs que nous avions avec la direction et avec les ouvriers du Livre qui étaient alors de tendance libertaire. Suzy avait tout pour réussir dans cette tâche délicate, confectionner un journal de caractère libertaire : le goût, la gentillesse, la culture mais aussi la ténacité qui se transformait en obstination, qualité indispensable pour imposer nos décisions à des ouvriers pas faciles à manier et qui considéraient un peu Le Monde libertaire comme leur journal, ce qui était à la fois sympathique et gênant.

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Benjamin Péret

Qui n’a pas vu Suzy au marbre, la taille entourée d’un tablier de cuisinière, les doigts tachés d’encre, se déplacer autour des tables qui supportaient les marbres, bousculer un typo grognon, plaisanter avec un autre, débattre âprement avec la direction, tout ça avec le sourire, ne peut pas s’imaginer ce qu’était alors la confection du journal, cette espèce de fête collective survoltée par la passion, les coups de gueule, les grosses plaisanteries. Autour de cette ruche qui bourdonnait, les journalistes Laisant, Fayolle, moi-même et quelques autres, le crayon à la main, bousculés par les uns, rudoyés amicalement par les autres, houspillés par tous, nous relisions nos papiers, ajoutions à un texte, retranchions à un autre, confectionnions l’article de dernière heure que personne peut-être ne remarquerait mais qui paraissait indispensable. Le travail fini, les formes bouclées, nous allions tous ensemble manger le sandwich et boire le verre de l’amitié au bistro du Croissant, celui où avait été assassiné Jean Jaurès.

Mais un journal n’est pas seulement un certain nombre de pages d’écriture, c’est également une administration sourcilleuse, toujours à la recherche de ses sous pour boucler les fins de mois. L’intendance, sous l’œil vigilant de Vincey et d’un camarade qui, par la suite, fera une brillante carrière au Syndicat des correcteurs, André Devriendt, suivait allègrement. Oui ce fut un des meilleurs journaux de notre histoire, animé par une équipe solide, compétente, brillante même, un roc contre lequel les révolutionnaires de préaux d’école se cassèrent les dents lorsque, quelques années plus tard, ils voulurent nous refaire le coup du marxisme libertaire.

La parution d’un journal libertaire est sans mystère. Il ne peut pas vivre simplement de ses ventes, surtout lorsqu’on a l’ambition d’en faire autre chose qu’une feuille d’usine ou de quartier. Seule la souscription peut lui permettre de vivre et, après Vincey, j’ai souvent dit que cette souscription était le thermomètre pour prendre la température du mouvement anarchiste.

Une fois de plus, sans que nous ayons voulu y croire, le miracle s’accomplit ! L’argent rentra et le journal, support et ossature de notre mouvement, repartit d’un bon pied. En réalité, il y a là moins de mystère qu’on pourrait le croire.
Au même titre que d’autres organisations de gauche ou d’extrême gauche, le mouvement libertaire accueillait chaque année de nombreux jeunes qui, par la suite, s’égaillaient dans la nature, pompés par les nécessités de l’existence, et c’est pourquoi des gens mal intentionnés ont pu dire que la Fédération anarchiste était une passoire. Pas plus que d’autres organisations, le Parti communiste par exemple, dont le robinet de vidange, si on en croit ses statistiques sur les adhésions, doit ressembler à une entrée de métro. Pourtant, entre les partis de gauche et d’extrême gauche, il existe une différence fondamentale. Venir chez nous n’est pas faire l’apprentissage d’une carrière politique. Les camarades qui nous quittent restent en général des anarchistes authentiques, suivant de près notre mouvement, lisant notre presse, conservant des contacts épistolaires avec nous, fréquentant notre librairie. Ce sont eux la vraie richesse de notre Fédération. On les compte par milliers, éparpillés dans le pays. Souvent recyclés en province dans des organisations humanitaires jouant un rôle local, ils ont constamment un œil sur la Fédération. Ils sont souvent exigeants avec une organisation à laquelle ils n’appartiennent plus, du moins officiellement. En général, ils ont réussi dans l’existence. Ils suivent avec indifférence la politique traditionnelle mais se tiennent au courant de la vie sociale. Ils nous seront toujours fidèles. Il suffira que quelques vieux militants connus dans le mouvement fassent appel à eux par l’intermédiaire du journal pour qu’ils répondent présents. On l’a vu encore dernièrement lorsqu’il s’est agi de trouver de l’argent pour nous loger moins à l’étroit que rue Ternaux. Là encore les petits malins partis de chez nous en claquant la porte et qui ont voulu profiter du filon se sont cassé le nez. Tous ces sympathisants savent ce qu’est l’anarchie et vouloir leur vendre du marxisme sous une étiquette libertaire a toujours abouti à un échec, quelle que soit la surface des personnages qui se livraient à ce jeu. Et c’est ce qui explique ces multiples feuilles éphémères, sitôt mortes que parues, que les rénovateurs ont jetées sur le marché depuis vingt ans.
Mais si le journal est la locomotive qui tire la Fédération, l’administration engrange les résultats de la propagande. Vincey, qui en était conscient, placera à la permanence de notre siège et de notre librairie André Devriendt, et l’atmosphère du local va changer, c’est-à-dire perdre ce caractère d’aimable bordel qui était sa marque propre. Bien sûr, nous sommes loin des cinq permanents des années cinquante et nous pouvons mesurer tout ce que nous avons perdu, pas seulement l’argent. Mais si dans le pays les groupes se sont reformés, on le doit non seulement à l’intendance qui suit mais aussi au comité de relations qui fonctionne dans la tranquillité.

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Jeanne Humbert

Cela a été possible grâce à la souplesse de notre nouvelle Fédération, à la peur qui avait secoué les anarchistes devant la tentative d’un groupe pour s’emparer du mouvement, mais surtout grâce à Maurice Laisant, nouveau secrétaire général, après quelques tentatives qui ne furent pas heureuses même si elles furent originales. Laisant déploiera des trésors de patience pour faire coller entre eux les éléments disparates qui constituaient la Fédération anarchiste. Il avait toutes les qualités qu’exige ce poste délicat qui, chez nous, ne confère aucune autorité particulière, mais assure simplement la coordination des travaux de l’organisation. Il en possédait une autre, que nous ignorions, et qui se révéla quelques années plus tard lorsque à nouveau quelques marxiens issus des amphithéâtres essaieront à leur tour de s’emparer de ce beau fruit bien juteux qu’était devenu ce Monde libertaire que, journellement, ils couvraient de crachats. Cette qualité c’était une volonté inébranlable de préserver la pensée libertaire de toutes les déviations venues d’intellectuels en rut.

Toute qualité a son revers et cette fermeté s’associait chez lui à une impossibilité de comprendre les évolutions nécessaires, non pas des principes, qui sont inaliénables, mais de la tactique et de la stratégie indispensables pour assurer la survie d’une organisation révolutionnaire si l’on ne veut pas qu’elle meure avec ses fondateurs.

Le premier numéro du Monde libertaire symbolisa toute l’action que nous allions entreprendre dans les années qui suivirent pour replacer l’organisation dans le courant des luttes ouvrières. Il porte un gros titre : « Les anarchistes et le monde syndical ». Et dans l’article, Alexandre Hébert rappelle la lettre restée fameuse de Fernand Pelloutier aux anarchistes où il les invite à entrer dans les syndicats afin de leur conserver le caractère révolutionnaire hérité de la section française de la Première Internationale. En deuxième page, un autre article, sur le même registre, annonce les assises pour l’unité syndicale.

L’attitude des militants syndicalistes révolutionnaires peut parfois sembler déroutante à ceux qui examinent les démarches de l’extérieur sans connaître les ressorts qui conduisent leurs motivations. La scission qui avait abouti à la création de Force ouvrière datait de 1948. Elle avait été précédée d’une autre, plus modeste, qui avait permis de constituer la C.N.T. Dans les deux cas les anarcho-syndicalistes et les syndicalistes révolutionnaires issus des milieux trotskistes ou socialistes révolutionnaires avaient constitué le fer de lance de l’éclatement de la vieille C.G.T. Ils l’avaient en quelque sorte imposée à Jouhaux et à ses amis qui désiraient conserver les miettes de l’appareil que les communistes consentaient à leur abandonner pour maintenir le mirage de l’unité des travailleurs. A peine la division du monde syndical était-elle consommée qu’on vit les mêmes syndicalistes révolutionnaires, à travers un journal, l’Unité, et une conférence nationale dont le but était cette unité qu’ils avaient détruite, lancer à nouveau l’idée de l’unité d’action puis de la réunification à terme du mouvement syndical. Attitude illogique en apparence et dont vous ne trouverez pas l’explication chez les savants historiens du mouvement ouvrier penchés sur leurs paperasses, considérées comme documents irréfutables, et qui sont souvent des éléments de circonstance déformés pour les nécessités de la propagande auprès des travailleurs qui ne doivent pas être mis dans le secret du sérail.

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Michel Ragon

En dehors et à côté des reproches officiels faits à l’organisation d’être devenue une annexe du Parti communiste, une autre raison profonde nous avait poussés à la scission. Raison à peine perçue par ceux qui avaient été les animateurs de ce mouvement et qui consistaient à débloquer l’organisation ouvrière. Les congrès à tous les échelons étaient devenus des grand-messes, les élections de simples formalités pour réélire les sortants. Les amitiés qui se nouaient de la base au sommet et qui orientaient les élections aux responsabilités, les habitudes, l’action des cellules, rendaient pratiquement impossible une propagande suivie à la base. La scission, puis l’organisation de nouvelles centrales syndicales nécessitèrent la formation de nouveaux cadres aptes aux responsabilités syndicales. La propagande pour l’unité d’action puis pour une unité syndicale éventuelle leur permirent dans de bonnes conditions d’affronter les cadres de la C.G.T., complètement caporalisés par les staliniens, sur un pied d’égalité. Personne, bien entendu, n’avança dans les discussions ces justifications de la scission, mais elles étaient dans la tête de tous.

Ce mouvement pour l’unité prit de la consistance à partir de la crise grave qui opposa Staline à la Yougoslavie de Tito en pleine rébellion contre les prétentions du dictateur communiste. Quelques trotskistes qui n’étaient pas sans affinité avec les partisans de Tito prirent langue avec ceux-ci. Les communistes français tiraient à boulets rouges sur les « renégats » titistes ; ceux-ci trouvèrent là l’occasion de leur renvoyer la balle. Un accord fut conclu. Les Yougoslaves financeraient un journal, L’Unité, où se retrouveraient tous les syndicalistes révolutionnaires.

Ils s’engageaient à ne pas intervenir dans son orientation. Cependant, méfiants devant cet aréopage de militants syndicalistes turbulents, ils exigèrent qu’à la tête du comité qui devait animer le journal fût placé un ancien secrétaire de la C.G.T. de tendance réformiste qui n’avait pas, comme d’autres, participé à la scission et qui, depuis, avait été éjecté pour des raisons qui n’ont jamais été bien claires. C’est autour de ce journal que vont s’organiser les assises nationales pour l’unité avec le concours actif de ceux qui avaient été les propagandistes de la scission.

J’ai devant les yeux le numéro, un des premiers, qui prépara ces assises. Il est de 1953, et voir mon nom parmi la dizaine de camarades qui composaient le comité d’organisation, si ça ne me rajeunit pas, me fait toutefois plaisir.
Cette action syndicale au côté de militants d’autres organisations se réclamant du socialisme ne fut admise que du bout des lèvres par un certain nombre de militants de la Fédération anarchiste qui avaient une aversion insurmontable pour le syndicalisme. Cependant, nous jouâmes un rôle non négligeable dans ce rassemblement, et cette action nous permit de conforter l’enracinement de l’anarcho-syndicalisme dans le mouvement ouvrier. En réalité personne ne croyait beaucoup à la réunification syndicale et chacun pensait tirer de l’action en commun pour l’unité un bénéfice substantiel. Et, de fait, c’est cette présence qui nous a non seulement permis de conserver une influence certaine dans les syndicats ouvriers mais également parmi les petits cadres syndicaux des entreprises en dehors desquels l’action syndicale n’est que bavardage et turbulence stérile. Enfin, quelques années plus tard, c’est ce Comité syndical pour l’unité qui se transformera en Comité d’action révolutionnaire pour faire face à la rébellion des généraux et au retour de De Gaulle. Ce n’est pas vanité de ma part que de rappeler que je fus à la Fédération anarchiste celui qui anima cette action syndicale, c’est tout simplement vrai ! Pendant des années je représenterai notre mouvement à ces comités successifs et au journal L’Unité. Il est désagréable de rappeler ces vérités, mais certains personnages qui ne firent que passer dans nos milieux et qui, aujourd’hui, on ne sait trop pourquoi, se pare du titre d’historiens de l’anarchie ont tendance, comme la grenouille, à vouloir être plus gros que le bœuf.

Pour étoffer notre présence dans ces milieux syndicaux, nous avions constitué au congrès de Paris, en 1955, une commission de relations syndicales dont le projet consistait à réunir tous les syndicalistes se réclamant de la tradition libertaire, quelle que soit la centrale syndicale à laquelle ils appartenaient, sur une plate-forme commune. Ce projet indispensable ne put jamais se réaliser. La raison est simple : la cacher ne sert à rien et serait rendre un mauvais service au mouvement anarchiste. Après quelques années de présence et dans la mesure où ils y ont acquis des responsabilités, les militants donnent la priorité au patriotisme d’organisation syndicale plutôt qu’à l’intérêt bien compris du mouvement anarchiste.

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A côté de ce combat traditionnel au sein du mouvement ouvrier, notre propagande va s’orienter dans deux autres axes. La défense des objecteurs de conscience et la lutte antimilitariste, que Maurice Laisant animera, et la lutte contre la guerre d’Algérie où, dans une série d’articles brillants, Maurice Fayolle se révélera un journaliste et un analyste de premier ordre. Pour poursuivre et mener à bien ces tâches multiples, il faut de l’argent. Au début de 1955 nous demanderons un million à nos lecteurs (l’argent de cette époque). Et nous l’aurons !…

Il ne rentre pas dans mon intention de parler ici des manifestations extérieures nombreuses auxquelles prit part la Fédération anarchiste dans les années qui suivirent ; je l’ai déjà fait dans mon ouvrage L’Anarchie dans la société contemporaine, mais de décrire les ressorts de la Fédération anarchiste et son évolution interne. Je rappellerai simplement au passage que nos jeunes seront constamment présents au cours des manifestations contre le rappel des libérés et contre la guerre d’Algérie. Ainsi la campagne contre la guerre d’Indochine des Forces libres de la paix amènera notre ami Maurice Laisant devant la justice où Albert Camus, que j’avais connu au cours d’un meeting en faveur de l’Espagne, viendra témoigner. C’est ainsi que se nouera entre le grand écrivain et les militants de la Fédération anarchiste une amitié solide, dont l’élément le plus capital fut la publication par notre journal de son texte « L’Espagne et le donquichottisme ».

Dans le pays la tension monte, les gouvernements de la IVe République tombent, la rue s’agite ! Entre les généraux et les politiciens le conflit se noue. C’est dans les facultés que la colère se manifeste avec le plus de force alors que dans les usines les communistes maintiennent une pression modérée de façon à ne pas se couper des socialistes dont ils soutiennent la politique en Algérie. Un tout jeune étudiant anarchiste, Marc Prévôtel, écrit dans notre journal :

« Le peuple nord-africain est, nous dit-on, aveuglé par le fanatisme religieux. Messieurs les dirigeants éclairés, qu’avez-vous fait depuis un siècle pour le tirer de là ? »

C’est cette guerre d’Algérie qui, dans les années qui vont suivre, va détériorer le climat qui régnait au sein de la Fédération anarchiste. Dès 1956, Laisant, dans notre journal, va clairement marquer la différence qui existe entre notre position, qui était la position traditionnelle du défaitisme révolutionnaire, et celle des partis marxistes de gauche et d’extrême gauche relevant d’un nationalisme hérité de Lénine, et qui est encore de nos jours celui de Marchais et de ses acolytes.

Ecoutons Laisant :

« Une guerre perdue d’avance. Nous l’avons déjà dit et nous le répétons, l’avenir n’est pas à la multiplication des cloisonnements nationaux, derrière lesquels s’asphyxient les peuples, mais au contraire à leur disparition. Les idéologies meurtrières du nationalisme sont condamnées par l’évolution des techniques modernes qui réclament impérieusement la libre circulation dans un monde où les distances s’abaissent chaque jour un peu plus. »
Et dans le même numéro Fayolle ajoutait :

« Il reste une seule vraie solution, celle d’une révolution sociale en France, se prolongeant dans les ex-colonies et soudant dans une marche en commun vers la conquête de la liberté et du bien-être les peuples métropolitains et indigènes. »
Mais dans les écoles comme dans les usines ces propos du mouvement ouvrier révolutionnaire, qui avaient été le langage des internationalistes de la Commune de Paris, étaient mal compris. Chauffés à blanc par les politiciens de gauche pour lesquels la guerre d’Algérie était de la matière électorale, préoccupés par le danger de faire le service militaire en Algérie, les jeunes réagissaient à partir du nationalisme traditionnel de la petite-bourgeoisie française. Les Algériens, ils ont bien le droit d’avoir une patrie. Bien sûr. Ils avaient même le droit de crever pour elle. Plan, plan, rataplan. Et même si cela peut aujourd’hui paraître incroyable, ce national-communisme classique, transformé en national-anarchisme, se répandit chez nous par l’intermédiaire de jeunes étudiants sans cervelle. Ce courant ne fut jamais vraiment dangereux, mais ce fut la première secousse qui grippa la Fédération reconstituée. Et on voit aujourd’hui ce qu’est devenue cette Algérie conduite par le F.L.N. qui avait alors toute leur sympathie. Un pays capitaliste sous une phraséologie marxiste appropriée qui recouvre une exploitation féroce. Un pays où les libertés les plus élémentaires sont bannies et qui est dominé par la nomenclature.
Dans l’Europe asservie depuis Yalta aux deux grands impérialismes, la révolte gronde et les luttes anticoloniales qui secouent les démocraties ont leur contrepartie au sein des démocraties populaires où des travailleurs remettent en cause l’hégémonie soviétique, et je pourrai écrire à la fin de l’année 1956 :

« A Varsovie, à Poznan, à Budapest, à Gyor les ouvriers sont sortis des usines et sous les coups de boutoir des peuples polonais et hongrois dix années d’imposture se sont effondrées. »

Nous participerons naturellement à toutes les manifestations organisées par l’extrême gauche révolutionnaire et en particulier à celle où Thorez et ses acolytes, les fesses serrées, camouflés derrière les volets de leur siège, rue de Châteaudun, purent entendre toute une soirée les clameurs indignées des travailleurs. Au cours des deux années qui vont suivre, le climat se dégrade. Les politiciens de gauche qui, pour un temps, ont remplacé les politiciens de droite, se jettent dans la guerre d’Algérie comme le firent les politiciens de droite dans celle d’Indochine. La jeunesse échappe aux partis. Chez elle naît cet esprit d’indépendance envers les idéologies et leurs représentants qui, dix ans plus tard, la jettera dans la rue, armée de ce que sa fantaisie lui permettra de glaner dans les programmes des organisations et dans leur histoire. Contestataire et irrespectueuse, pour les réfutations confirmées, elle fait ses premiers pas, drapée d’un manteau d’arlequin aux couleurs plus chatoyantes que bien fixées, et que la vie va se charger de délaver.

Les militaires piétinent en Algérie. Le F.L.N.. gagne du terrain. Les politiciens de gauche se regroupent autour de Guy Mollet qui n’a pas digéré les tomates qui l’accueillirent à Alger. Les partis s’affolent. La population sent que l’atmosphère s’empuantit et que le pays est à la veille de changements importants. La Fédération anarchiste, elle, est en état de faire face. Elle a reconstitué son tissu dans le pays. Son journal se vend bien, ses organismes administratifs et de propagande se sont rodés convenablement. Enfin, grâce à Alexandre qui me prêtera un million de francs, l’organisation va sortir du « Château des Brouillards » pour avoir son propre siège rue Ternaux. Nous sommes en 1957, l’horizon se couvre, la Fédération anarchiste s’est donné le moyen de faire face. Et elle va faire face avec une vigueur et une efficacité incontestables. Mais quelle était la santé intérieure de cette Fédération qui avait mis deux ans à se relever des ruines où l’avait laissée la scission ?
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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1953-1960

Messagede vroum le Mer 6 Mar 2013 17:38

Histoire de la Fédération anarchiste – 8

5 mars 2013 par florealanar http://florealanar.wordpress.com/2013/03/05/histoire-de-la-federation-anarchiste-8/

LA RECONSTRUCTION DIFFICILEDE LA FÉDÉRATION ANARCHISTE (1954-1960)

(suite et fin du deuxième volet)

C’est un lieu commun de dire que le mouvement anarchiste est composé de trois courants de pensée : l’individualisme né de Stirner, l’anarcho-syndicalisme de la Commune et de Fernand Pelloutier, le communisme libertaire dont le père est incontestablement Kropotkine. Cependant ses héritiers abusifs feront subir à son contenu des variations qui le déformeront.

Proudhon détestait le terme communiste. Ses diatribes contre le communisme de Cabet, de Considérant puis de Marx sont restées célèbres. Et lorsqu’on connaît les avatars de la communauté communiste d’Icare, on le comprend. Même si, parfois, les théories de Proudhon sont discutables, plus d’ailleurs pour un homme de notre époque que pour ceux de sa génération, Proudhon était un homme sérieux. Bakounine rejetait le communisme centralisé de Marx, Kropotkine ignorait Marx et disait : « Il ne m’a jamais rien appris. » Il ne prenait à Proudhon et à Bakounine que ce qui lui était nécessaire pour étayer sa théorie bâtie à partir de La Conquête du pain et de L’Entraide. Dans son esprit, son communisme n’avait rien de commun avec celui de Marx comme il était différent de celui de Sébastien Faure qui, dans Mon communisme, est plus près de l’individualisme et de Proudhon.

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Pierre Kropotkine

Au début de ce siècle la majorité des anarchistes français furent dans leur immense majorité des partisans du communisme de Kropotkine, même après la prise de position discutable du révolutionnaire russe en faveur des démocraties pendant la Première Guerre mondiale. Il m’a semblé nécessaire de rappeler les origines du communisme libertaire car, aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est justement à partir de l’équivoque qui se dégagera du terme communisme, lequel, effectivement, définissait chez Kropotkine une idée et des moyens précis, que sont nées les pires déformations de la pensée anarchiste à toutes les étapes de notre histoire récente. Je ne suis pas sûr que nos analystes aient bien pris conscience de ce phénomène, mais je suis persuadé que c’est justement à partir d’une clarification sans indulgence des noyaux qui se sont réclamés du communisme libertaire qu’il sera possible de rétablir entre les anarchistes représentant plusieurs courants de pensée une sérénité souhaitable.

Le phénomène est classique. Des jeunes gens viennent parmi nous, qui n’ont lu ni Kropotkine ni Sébastien Faure. Lorsqu’ils se réclament du communisme libertaire, ils s’en réclament au pif et souvent par analogie avec le communisme traditionnel marxiste dont ils ont entendu parler, qui emploie un vocabulaire similaire au nôtre. Ils le considèrent certes comme haïssable en raison de son caractère autoritaire et centralisateur, mais ils jurent qu’il suffirait de le débarbouiller avec un peu de la potion magique libertaire pour le rendre fort présentable. Et ils sont d’autant plus encouragés dans cette voie qu’elle a au moins l’avantage de pouvoir se donner une attitude sans être obligé de lire et de choisir entre des ouvrages copieux que seul le respect les obligent à ne pas avouer qu’ils sont emmerdants. Et dès cet instant ils deviennent une proie facile pour des personnages qui, après avoir fait carrière dans les partis socialistes ou communistes, en sont sortis parce qu’ils n’y trouvaient pas les satisfactions intellectuelles qu’ils recherchaient, soit plus prosaïquement parce qu’ils considéraient que l’on ne les y traitait pas selon leurs mérites. Ils rôdaient autour de nous ou même pénétraient chez nous armés d’un communisme particulier qui n’avait rien à voir avec celui de Kropotkine. Et c’est ce communisme marxiste et libertaire-là, agencé au goût du jour, qui fut un élément constant de divisions, de déformations et, finalement, de désagrégation des organisations anarchistes.

Ne croyez pas, lorsque je tiens ces propos, que je condamne le communisme libertaire, ne croyez pas que je sois opposé aux aménagements que l’évolution de la société impose à toutes les théories. Je suis au contraire fort près du communisme libertaire classique, mais l’expression communisme, qui permet toutes les équivoques, me paraît mal choisie pour situer le collectivisme libertaire qui forme l’élément essentiel de notre pensée. Que peut-il y avoir de commun entre le communisme libertaire dont se réclame la C.N.T. espagnole qui se veut fidèle à Bakounine qui, lui, condamnait le communisme, et Guérin, par exemple, qui frotte son marxisme originel au lubrifiant anarchiste, entre Sébastien Faure, Kropotkine ou les anarchistes russes qui suivirent Archinov ? Dans nos milieux, l’expression communisme a servi, à force d’être manipulée, à toutes les sauces, de cheval de Troie à tous les noyauteurs qui ont rêvé de s’emparer de la Fédération et de son journal pour, sous prétexte d’efficacité, transformer l’organisation anarchiste en un parti politique. Et c’est la raison pour laquelle, afin de ne pas fournir d’aliments à ce travail de sape, que j’ai depuis longtemps cessé de me réclamer du communisme libertaire, encore que ceux qui me lisent ne se soient pas trompés sur mon orientation idéologique. D’ailleurs, mon ami Fayolle qui, du point de vue économique, fut celui d’entre nous qui était le plus influencé par les propositions économiques de Kropotkine, s’est toujours gardé de faire la fortune de cette expression galvaudée par les politiciens.

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Tout naturellement, dans notre Fédération anarchiste dotée de structures souples afin que chacun s’y sente à l’aise, le communisme libertaire se réinstalla, non plus celui de Kropotkine ou de Sébastien Faure, mais un communisme libertaire qui avait tendance à doter notre mouvement d’une économie de type marxiste enrubanné de formules libertaires agréables et sans conséquence. Ces gens-là publieront un inévitable manifeste communiste dont la fortune ne sera pas plus éclatante que celui de Fontenis. Il est vrai que pour bien se caractériser, ce groupe, l’U.G.A.C., transforma communisme libertaire en anarchisme communiste ; mais si le flacon changea, le parfum resta le même.

Au début de 1958, Lacoste règne en Algérie, Mollet règne sur le Parti socialiste, Max Lejeune règne sur l’armée, et l’armée s’énerve. Le bombardement de Sakiet en Tunisie soulève l’indignation à l’échelle internationale. La machinerie parlementaire se détraque. Dans les entreprises, les travailleurs s’agitent et Jo Salamero peut écrire dans Le Monde libertaire :

« Dans les prochaines luttes les travailleurs éliront leurs comités de grève à la base, chercheront à les fédérer sur le plan local puis national, et ces comités de grève coordonneront effectivement l’action nationale. Si les organisations syndicales traditionnelles appuient ces initiatives, tant mieux, si elles s’y opposent, et c’est probable, il faudra se passer de leur permission. »

On ne pouvait mieux dire et nous le disons encore aujourd’hui. Pour le souvenir, je veux rappeler qu’au gala du groupe Louise-Michel au Moulin de la Galette il y avait Jean Yanne, René-Louis Lafforgue et Léo Ferré. Le feu couve sous la cendre, quelques généraux d’opérette, qui confondent le vieux pays avec les Etats d’Amérique du Sud, vont souffler dessus et en Algérie tout va s’embraser.

Cette guerre d’Algérie va provoquer quelques frictions parmi nous. Des personnages issus du groupe Fontenis qui s’étaient recyclés à Noir et Rouge, qui en étaient partis en claquant les portes et que nous avions bien eu tort de réintégrer, vont de nouveau avoir des états d’âme. Ils seront nationalistes algériens en diable, et nous aurons quelque peine à maintenir l’internationalisme prolétarien dans les colonnes de notre journal. II en est ainsi dans nos milieux chaque fois qu’à l’échelon national ou international le national-marxisme, s’appuyant sur la maladie infantile du communisme de Lénine, voudra jouer au plus fin avec la bourgeoisie pour exploiter l’esprit grégaire des masses. Ils partiront pour former une nouvelle organisation qui, à son tour, se disloquera. Pour se donner des sigles à la mode ils puiseront dans toutes les lettres de l’alphabet, à la plus grande joie des historiens de l’anarchie. Ces derniers, il faut les comprendre et être indulgents. Ils ne connaissent du mouvement libertaire que son aspect public. Il leur est difficile de composer leurs œuvres parce qu’ils ne savent que ce que dit la presse. Manifestations, grèves, protestations qui souvent se mêlent à d’autres mouvements ouvriers ou syndicaux, cela risque d’être lassant. Et puis le lecteur aime bien être dans le secret des dieux. Ils se précipitèrent sur ces sigles pour les faire parler. Trois barbus mal dans leur peau et qui claquent la porte les plongent dans l’euphorie. Un personnage en vue dans nos milieux peut cristalliser l’opprobre. Quelle aubaine ! Cette cuisine intérieure est alléchante. Et hop la boum ! voici des pages intéressantes et notre historien passe pour un homme averti. Voyons ce que fut en cette occasion l’action de notre Fédération anarchiste dont personne n’a parlé jusqu’à ce jour.

Les militants d’extrême gauche, qui avaient constitué le Comité pour l’unité syndicale, auquel les anarcho-syndicalistes de la Fédération anarchiste dans leur grande majorité appartenaient, suivaient avec attention les événements. Lorsqu’ils sentirent la situation s’aggraver, ils formèrent le Comité d’action révolutionnaire dont je donne la composition : Fédération anarchiste, Parti communiste internationaliste (trotskiste), Syndicat des charpentiers en fer (C.G.T.), Comité d’action et de liaison pour la démocratie ouvrière. Ce comité aura son siège 3, rue Ternaux, dans les locaux de notre Fédération. Je représentais notre organisation à son secrétariat au côté de Lambert, Hébert, Chéramy, Ruffe, Renard et quelques autres. Cette énumération peut paraître fastidieuse mais elle est nécessaire pour remettre chacun à sa place.

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La suite appartient à l’histoire. Il s’agit du complot du 13 mai, de l’intervention des troupes rebelles en Corse, de la rébellion, la première, des généraux, de l’appel de De Gaulle que le socialiste Mollet ira chercher à Colombey-les-Deux-Eglises.

La Fédération anarchiste était en contact étroit avec les militants de l’extrême gauche révolutionnaire. L’affiche décidée en commun : « Alerte aux travailleurs », en une nuit couvrit les murs de la capitale. Un congrès extraordinaire de la Fédération anarchiste réuni à la hâte rue de Clichy lança un appel à tous les antifascistes pour rejoindre les comités de résistance qui se créaient un peu partout. Il demanda de créer les conditions de la riposte ouvrière immédiate

Dans le numéro de juin de notre journal je pouvais écrire :

« Ce peuple et son avant-garde étaient présents au cours du défilé de la Bastille à la Nation. Entourant les militants du Comité d’action révolutionnaire, les travailleurs socialistes révolutionnaires, les communistes internationalistes, les syndicalistes anarchistes, les jeunes des Auberges de la jeunesse, unis dans un groupe imposant, clamaient leur volonté de combattre le bonapartisme, l’aventure, la régression sociale. La digue doit tenir. Il faut que tous les hommes de cœur s’arc-boutent ! »

Et c’est vrai que les travailleurs mobilisés par le Comité d’action révolutionnaire étaient nombreux. A sa tête il y avait du beau monde que dominait la crinière d’André Breton. Mais la manifestation de protestation à laquelle nous nous étions associés et qui comprenait toutes les organisations démocratiques, y compris les syndicats, était, compte tenu de l’événement, médiocre. Deux cent mille participants à peine. Le cœur n’y était pas, et chacun sentait bien que c’était foutu. Et lorsque avec quelques camarades j’essayais d’entraîner le cortège dans le faubourg Saint-Martin, seuls quelques anarchistes suivirent. La grande chance de la liberté ce fut que de Gaulle n’était pas un fasciste, mais le représentant de cette vieille droite réactionnaire bien de chez nous qui préfère masquer sa poigne de fer dans un gant de velours, ce qui, depuis Poincaré, lui a toujours réussi lorsqu’elle est directement au pouvoir ou par socialistes interposés.

Cependant nos efforts ne seront pas inutiles à notre mouvement, même si nous n’écrirons pas comme certains, que le ridicule n’effraie pas, qu’ils firent reculer le fascisme ! Et dans ce numéro de juin de notre journal, rempli de proclamations qui relatent l’événement, on peut lire un communiqué de l’union départementale de Force ouvrière à la commission administrative à laquelle nous étions quatre à appartenir :

« L’union demande la cessation immédiate des hostilités et le respect, par les autorités civiles et militaires de la métropole et de l’Algérie comme par les responsables musulmans de tous partis, des libertés fondamentales qui garantissent la vie et la dignité humaine.

C’est à cette époque que je signais au nom de la Fédération anarchiste, avec toutes les autres organisations de gauche, l’affiche fameuse sur la défense de la République, ce qui me sera reproché par tous les excités qui préparaient la révolution dans les arrière-salles des bistros du quartier Latin. Fayolle, une fois de plus dans un article brillant, conclut :

« Nous devons entrer dans le combat avec notre drapeau déployé, avec nos propres mots d’ordre. Sans lancer d’exclusives contre personne, mais non plus sans rien renier de notre raison d’être et de lutter. »

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Cette attitude de notre Fédération, si elle déclencha l’ire de tous nos marginaux, renforça notre influence dans les milieux ouvriers, et nous pûmes faire face lorsque, après un nouveau coup de force en Algérie contre de Gaulle cette fois-ci, le pouvoir, désarçonné, fera par la voix de Michel Debré appel à la rue.
J’ai souligné le caractère de De Gaulle, vieille culotte de peau, imbu des traditions de classe de la société française mais foncièrement partisan d’une démocratie appropriée. Après son retour au pouvoir, la démocratie parlementaire se remit à ronronner. Pour consolider sa présence à la tête de l’Etat, il va avoir recours au référendum. Pour la première fois notre journal ouvrira ses colonnes aux militants pour savoir si, mesurant les circonstances, il convenait d’y participer. La plupart des camarades interrogés nous feront une réponse de Normands, c’est-à-dire refuseront de donner une consigne à nos lecteurs, laissant chacun se déterminer suivant sa conscience. Choix hautement libertaire et peut-être un peu facile, compte tenu des circonstances. Cette consultation, cependant, ne manqua pas d’intérêt, surtout par les réponses de ceux qui n’hésitèrent pas à s’engager dans un sens ou dans un autre.

Devriendt, Laisant, Suzy, Lanen, Fayolle et moi-même nous déclarâment pour la participation au référendum et préconisâment le non. Devriendt a bien situé les raisons de notre attitude :

« La dictature c’est la nuit. L’étouffement total de toute expression, le règne du mouchardage et de l’arbitraire. C’est la prison, les camps de concentration pour beaucoup de camarades. Si, dans leur combat pour une société plus juste, les militants acceptent le risque, il n’est pas moins vrai que lorsqu’ils ont un moyen d’éviter la souffrance — même si ce n’est pas très orthodoxe — on doit l’employer. Cela aussi c’est une attitude anarchiste. »
D’autres camarades seront farouchement opposés au vote : Louvet, Faugerat, Vincey, Berthier, Faucier, dont l’esprit sera bien reflété par le texte de Bontemps :

« Comme organisation représentative d’un courant d’opinion, les pouvoirs publics nous ignorent. Nul ne peut nous reprocher de rendre dédain pour dédain sur le plan des institutions. Nous sommes plus indépendants à leur égard sur le plan de l’action. »
Nous préconisâmes l’abstention traditionnelle afin de ne pas faire de vagues, mais ce problème n’est toujours pas tranché et ne le sera pas tant que l’émotion prendra le pas sûr la raison.

Naturellement cette initiative fut blâmée par tous les purs qui encombrent le mouvement libertaire. Cependant, en relisant trente ans après les pages jaunies de notre journal, je mesure toute la qualité de ces hommes qui surent traiter de ce sujet délicat dans nos milieux, sans se déchirer, et je ne me suis jamais senti si près d’eux qu’en relisant, pour construire ce texte, ce qu’alors ils écrivaient.

Mais si nos militants purent suivre l’événement à leur échelle et s’y mêler, c’est parce que l’intendance suivait. Nous sommes maintenant installés rue Ternaux et nous y constituons une coopérative, Publico, qui doit administrer tous nos biens, lesquels, rappelons-le, appartiennent à l’Association pour l’étude et la diffusion des philosophies rationalistes dont seuls une quinzaine de vieux militants ont la charge, ce qui, à chaque congrès, déclenchera l’ire de jeunes militants qui disparaîtront aussi vite qu’ils ont paru et qui, dans le court séjour qu’ils feront chez nous, se considéreront comme les héritiers légitimes des grands ancêtres.

Mais c’est surtout à travers les syndicats que nous prolongerons notre influence. Ainsi nos camarades du Sud-Ouest réussirent comme nous à Paris à regrouper dans l’action des militants appartenant à la C.G.T., à F.O., à la C.F.D.T. Jo Salamero peut écrire en leur nom dans notre journal :

« Ce n’est que par une action générale que les travailleurs, s’ils le désirent, renverseront la situation en leur faveur en même temps qu’ils créeront les conditions permettant d’imposer les transformations des structures économiques de la société. »

C’est parfaitement vrai, et moi qui n’ai pas d’imagination j’en suis encore resté là.

Cette année-là, quatre de nos camarades interviennent au congrès de la C.G.T.-Force ouvrière, Hébert, Martin, Hautemulle et Suzy Chevet qui déclara :
« La cellule vivante de notre confédération c’est le syndicat de base. Changer ce principe fédératif c’est remettre en cause notre syndicalisme, c’est le garde-fou contre toutes les aventures. »

Dirai-je en passant que trois de ces camarades appartenaient au groupe libertaire Louise-Michel ? Notre congrès, cette année-là, connut quelques remous. Martin, dans un éditorial de notre journal, avait écrit :

« Stirner, Proudhon, Bakounine ou Sébastien Faure sont inconnus de l’immense majorité des hommes. En compiler les textes sacrés n’ébranlera pas cette société dont la transformation ne saurait être envisagée en brandissant des tablettes périmées. »

Ce n’était pas tout à fait faux et ce fut un beau scandale ! Toucher aux saints des premiers jours de l’anarchie, les colonnes du temple en frémirent. Ajouter à cela que Martin, qui était mon ami, appartenait au groupe Louise-Michel et que je disais à peu près la même chose que lui avec plus de diplomatie. Alors, concluez !

Maurice Laisant, gardien sourcilleux d’une certaine orthodoxie, s’employa à ramener les brebis égarées au bercail, et le congrès de Bordeaux de 1959 dans une motion réaffirma son attachement à l’idéologie classique :

« La Fédération anarchiste, à l’occasion de son congrès, réaffirme son attachement à son idéologie, à savoir que ses membres restent toujours disponibles et refusent d’accepter une vérité quelle qu’elle soit comme définitive. » Texte qui eut le mérite de contenter tout le monde !

Nous sommes en 1960. La mise en place de la Fédération anarchiste et de son journal est terminée. L’un et l’autre ont déjà subi le feu de l’actualité et, à leur échelle qui est mince, ils ont réussi à s’y insérer. L’outil est au point, il va pouvoir donner sa mesure au cours des années difficiles qui se préparent.
Pourtant l’homme qui fut la cheville ouvrière de cette reconstruction vient de disparaître. Georges Vincey est mort d’un cancer généralisé, emporté en quelques jours à l’affection de tous. Aujourd’hui, je le revois encore dans son petit atelier de la rue du Temple, penché sur le grand livre de comptes de la Fédération anarchiste, parcourant de son crayon les colonnes alignées avec cette conscience du bon ouvrier, me noyant d’explications qui me faisaient sourire, avant que nous allions boire le verre de l’amitié dans ce petit bistro d’en face où il invitait ses amis. Je ne sais pas si on retrouvera dans une page d’un quelconque dictionnaire des militants ouvriers le nom de cet homme qui ne fut ni un orateur ni un écrivain mais simplement un ouvrier du bâtiment qui était devenu un organisateur hors pair.

Les circonstances ont voulu que je sois souvent chargé, dans notre journal ou au cimetière, d’enterrer nos morts. Je voudrais pour clore ce chapitre sur la reconstruction de la Fédération anarchiste publier un passage de l’article que j’écrivis dans notre journal.

« Georges Vincey ne fut pas seulement un militant solide, il fut également un copain. Notre copain ! Depuis quinze ans dans ce mouvement qui était en partie son œuvre, dans ce journal qui était le sien, nous avions mis en commun nos espoirs, nos joies, nos colères, nos déceptions. L’équipe qui, au lendemain de la Libération, rêvait de projeter sur les hommes ces vérités magnifiques qui embrasaient nos cœurs s’est effritée au hasard du chemin difficile, mais ceux qui restent comme ceux qui se sont ajoutés à eux ont senti à chaque épreuve resserrer les liens qui les unissaient par-dessus les oppositions de pensée ou de tempérament. Et dans cette équipe la place qu’occupait Vincey était immense comme la peine que nous ressentons de ne plus le sentir à nos côtés.

Ce ne sont pas seulement les membres de la Fédération anarchiste ou l’équipe du journal, mais tous les libertaires, tous les esprits libres, tous ceux qui l’ont connu et aimé, comme nous l’avons connu et aimé, qui voient partir avec lui un peu de leur jeunesse, un peu de leur chaleur. »
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