Histoire de la Fédération anarchiste 1945-1953

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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1945-1953

Messagede vroum le Jeu 26 Fév 2009 23:11

Notre 7ième congrès
Résolution sur l'orientation et la tactique de la Fédération anarchiste


in Le Libertaire # 318 du 5 juin 1952

Le 7ième congrès de la Fédération anarchiste vient de se tenir à Bordeaux les 31 mai, 1er et 2 juin. Nos lecteurs liront ci-dessous le texte de la partie générale de la résolution sur l'orientation et les tactiques qui a fait l'objet de la plus grande partie des débats. Cette résolution consacre le caractère réaliste que revêtent de plus en plus les positions et la propagande de la F.A.

Au sein de la société présente, nous assistons au développement de nouvelles formes d'exploitation et de domination, instituant, à côté des survivances du capitalisme proprement dit, le pouvoir de bureaucraties, partis, castes, pouvoir se manifestant sur le plan idéologique par des dogmes divers (la race, la nation, une révélation religieuse, un degré philosophique), sur le plan économique par des formes nouvelles de propriété (propriété dite d'État) ou d'organisation (allure technocratique, importance des bureaux de plan d'État), sur le plan social par une substitution, au salariat proprement dit (qu'a connu l'ère du capitalisme classique) d'une forme moderne de servage hiérarchisé avec, pour l'exploité, une soumission de plus en plus complète au pouvoir d'État et quelques garanties (Sécurité sociale, Statuts, retraites, secours de chômage, etc.), caricatures du socialisme ; forme moderne de servage s'accompagnant de l'étatisation des organismes syndicaux.
Les formes nouvelles d'exploitation et de domination s'observent presque parfaitement en U.R.S.S., mais aussi à côté des survivances capitalistes dans l'Allemagne d'Hitler, l'Argentine de Péron, aux U.S.A., en France, en Grande-Gretagne, Plan Schuman, etc... Les divers fascismes ne sont que des illustrations de ces nouvelles formes d'exploitation avec un vernis socialiste.
Plus clairement que jamais, apparaît la valeur de l'analyse anarchiste donnant toute son importance à l'État (considéré par les marxistes comme instrument pur et simple du capitalisme , sur la base d'une analyse superficielle attachée à certains pays industrialisés à une certaine période : Angleterre du 19ième siècle, par exemple).
Devant la militarisation croissante de l'idéologie, de l'économie, du social, il est plus que jamais nécessaire de proclamer la base même de notre action la formule de Bakounine :
« La liberté sans le socialisme est une duperie, le socialisme sans la liberté, c'est la caserne. »

Dans l'immédiat, et au milieu des querelles entre tous les États, deux grands blocs s'affrontent pour l'hégémonie mondiale : le bloc groupé autour de l'U.R.S.S., le bloc groupé par la force ou l'intérêt des dirigeants autour des U.S.A.
Ces deux blocs impérialistes rechechent des clients, des alliés, des bases militaires, de la main- d'oeuvre à bon marché.
Les peuples paraissent incapables de trouver seuls une voie entre les deux blocs et contre eux, malgré leur profond désir d'éviter la guerre, de même que les classes exploitées restent, au moins en Occident, amorphes devant la montée de la barbarie alors qu'elles désirent profondément le socialisme et la liberté. Elles ont démoralisées par les trahisons et les échecs des partis politiques dits « ouvriers » et par les échecs des grèves partielles, limitées.

1. Le rôle de la Fédération anarchiste
Rassemblant les éléments révolutionnaires conscients de la situation et de l'issue possible, est en fonction des considérations précédentes, tout tracé :
a)Lutter pour une renaissance et un développement de la conscience et de la volonté révolutionnaire des exploités. Lutter donc contre tous les aspects de la domination, de l'exploitation inhérentes aux sociétés de classes et de castes, ces aspects étant particulièrement : étatisme, capitalisme, cléricalisme, militarisme, morales et codes en vigueur.
b)Lutter donc pour obtenir la confiance des masses par notre présence dans leurs luttes quotidiennes revendicatives mais en dénonçant certains aspects illusoires et en faisant comprendre la nécessité d'une transformation radicale par la révolution libertaire, par l'action directe. Lutter vers la généralisation, la simultanéité et l'internationalisation des grèves et de tous les mouvements d'action directe.
Dans la lutte à mener dans les périods non révolutionnaires, il faut ne pas négliger le travail à mener dans les syndicats, pour y démontrer pratiquement la valeur de l'action directe, de l'auto-administration, pour arracher le plus possible de pouvoirs à l'État. Les militants de la F.A. seront présents dans les syndicats à caractère révolutionnaire ou dans tous les syndicats où leur présence permet un regroupement ou une expression révolutionnaire au sein des masses. De même, en ce qui concerne les groupements éducatifs, présence dans les groupements à caractère anti-étatique (instituts pédagogiques, , mouvement indépendant des Auberges de jeunesse, etc.) ou dans les organismes même soumis à un contrôle ou à un budget d'État, s'il est possible de l'intérieur de les arracher à l'empire de l'État ou d'y accomplir une tâche révolutionnaire (école laïque, A.J.) Les coopératives de consommation, groupements d'achats, etc. doivent surtout être utilisés pour y développer notre influence ou permettre notre agitation. Il faut montrer une extrême prudence à l'égard des coopératives de production ou des gestions ouvrières à l'intérieur du système capitaliste. L'action gestionnaire ne peut avoir qu'une valeur d'exemple, d'expérimentation. Il n'ya guère que dans le domaine des organismes culturels que la dégénérescence due à l'entourage du monde capitaliste-étatiste, peut être facilement surmontée parce que, dans ce cas, les conditions économiques jouent mais ne sont pas au fond même du problème.
Sur le plan paysan, en dehors de la défense des intérêts des ouvriers agricoles qui reste au premier plan, défense qui rentre dans le cadre des luttes ouvrières, il ne faut pas négliger la défense contre l'État, les trusts, les industriels de la terre, des exploitants familiaux, petits propriétaires, fermiers, métayers n'exploitant pas de personnel. Il ne faut pas oublier que maintes régions ne connaissent que très peu d'ouvriers agricoles, et que là, la base de la transformation révolutionnaire ne pourra être que l'entente coopérative entre les petits exploitants plus que la collectivisation de grandes entreprises.
c)Il faut aussi, tout en reconnaissant que l'établissement de certaines mesures sociales est un hypocrite hommage aux aspirations révolutionnaires vers le bien-être ou la justice, dénoncer leur caractère étatiste, esclavagiste. C'est donc la forme et non le principe fondamental que la F.A. combat dans la « Sécurité sociale » ou l'aide à la famille, par exemple. Il faut dénoncer catégoriquement les nationalisations.
La F.A. condamne les Comités d'entreprise et l'illusion qui consiste à croire à une possibilité quelconque pour un militant révolutionnaire dans ces organismes de collaboration des salariés et du patronat.
d)Une des tâches de la F.A. est de montrer comment est exploité le sous-prolétariat que constituent les masses des pays coloniaux, et de prendre la défense des peuples coloniaux, défense contre tous les impérialismes, mais orientée vers la réalisation du communisme libertaire.
e)Lutter pour que devienne conscient et efficace le désir profond des grandes masses de sortir de l'emprise des deux blocs. C'est cette lutte « Troisième front », qui doit indiquer ainsi une troisième solution, en dehors de celles proposées par les deux impérialismes.
f)Orienter tout processus social à travers la lutte contre les dominations et privilèges, contre la hiérarchie, pour l'égalité économique, vers la réalisation du fédéralisme communiste libertaire.

2. Pour remplir ce rôle, la Fédération anarchiste doit agir et s'exprimer dans les conditions suivantes :
a)La F.A. doit faire connaître les solutions qu'elle préconise, c'est à dire en définitive, accomplir son rôle de propagande et d'éducation en utilisant les ressources de l'actualité, grâce à une presse et des éditions vivantes, tenant compte des grands besoins, des grandes inquiétudes, grâce surtout à la présence de ses militants, dans toutes les revendications, agitations, grèves, etc., qui permettent de faire connaître nos points de vue et de gagner la confiance des exploités.
b)L'éducation est affaire d'action et de réflexions à propos de l'action, plus que de prêche et de livres, mais la F.A. ne saurait oublier que certains grands problèmes sont traités dans les assemblées, conférences, dans le journal ou les éditions. A ce sujet, elle doit s'efforcer de rééditer les meilleurs ouvrages classiques de l'anarchisme, doit s'efforcer aussi de susciter de nouvelles études et de les publier.
c)Dans tous les domaines : économique, culturel, social, la F.A. doit s'interdire toute attitude stérile de critique systématique sans propositions constructives. Elle doit éviter un anti-stalinisme facile capable de nous couper définitivement des exploités abusés par les partis communistes. On ne combat bien le stalinisme qu'en se montrant plus dévoué que lui à la cause des exploités

3. Les tâches de la Fédération anarchiste sont de deux sortes :
a)Le travail de ses organismes, en tant que tels, s'adressant directement à l'extérieur.
b)Le travail préparé et coordonné en son sein par ses militants et qui doit être accompli dans les organisation de masses : syndicats, associations culturelles, coopératives, etc.
Il ne peut s'agir d'imposer dans ces organisations des directives ou de s'en emparer bureaucratiquement, mais d'y répandre des idées, des exemples et de ne pas se refuser aux responsabilités qui sont normalement proposées aux militants de la F.A.
Ainsi, l'organisation anarchiste révolutionnaire, doit fonctionner, comme émetteur et comme coordinateur.

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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1945-1953

Messagede vroum le Jeu 26 Fév 2009 23:12

Pour une F.A. sérieuse et cohérente

Editorial du Libertaire # 342 du 2 janvier 1953

Vouloir intervenir dans le cours des événements, vouloir se manifester par une propagande sérieuse et cohérente, vouloir être avec la classe ouvrière, tout cela impose à une organisation un certain nombre de nécessités. Il ne s'agit pas de s'en tirer aisément en prétendant à l'organisation ; encore faut-il savoir quelle forme d'organisation choisir.
Si l'organisation, sous prétexte de liberté mal conçue, devait permettre simplement aux militants de se rencontrer, de confronter leurs expériences, puis de travailler chacun à leur compte, selon leurs propres méthodes, ou leurs fantaisies, en défendant des idées et ds programmes divergents, l'organisation ne serait qu'un vain mot. Il est donc nécessaire que l'organisation signifie d'abord une théorie commune, un programme commun, et ensuite une certaine unité tactique, c'est à dire une entente qui n'exclut pas la souplesse mais qui crée un maximum de cohérence.
On a dit et redit – et Malatesta l' a fait si clairement que nous pourrions que le répéter – les méfaits de la désorganisation (entraînant pratiquement la dictature de quelques-uns sur tel ou tel secteur du mouvement, tel ou tel journal, conduisant donc à la féodalisation d'un mouvement) et les avantages de l'organisation. Mais ce qui est presque toujours resté dans l'ombre, c'est la façon dont une organisation réelle et efficace peut exister.
Un ensemble de règles organisatives (Statuts) est sans doute nécessaire mais n'est pas suffisant, car la cohérence et le sérieux ne peuvent sortir du seul jeu des formes organisationnelles – les congrès par exemple – ne peuvent aboutir réellement à des positions sérieuses que si préalablement il y a eu étude, réflexion, discussion.
Nous opposons donc à la semi-organisation ou à l'organisation rigide, mais qui ne fait que répéter des vieilles formules, l'organisation stricte, mais où la pensée est vivante, où l'étude accompagne l'action, à la fois la précédant et en tirant des leçons.
« Stricte », venons-nous de dire. Que peut devenir la liberté là-dedans ? Diront certains plus attachés aux mots qu'aux contenus ? Eh bien, c'est justement dans une organisation qui contrôle ses responsables, où chacun est tenu de remplir les engagements qu'il a pris librement, que tout militant, se détermine librement, participe à la gestion, à la discussion, et peut être assuré de ne pas voir son opinion ou ses actes réduits à néant par le laisser-aller ou le mauvais vouloir d'un autre.
La Fédération anarchiste, en se fixant pour l'année qui s'ouvre cette tâche de vivifier et de renforcer à la fois son organisation, entend donner toute leur importance à deux organisations internes : la Commission d'études et la Commission ouvrière, chargées comme nous l'avons déjà annoncé, de préparer, d'élaborer la première la stratégie, la seconde la tactique du mouvement. C'est sur la base des travaux de ces organismes que peut s'édifier une oeuvre solide et que l'organisation, ses militants, pourront choisir et se déterminer.
On voit par là que la discipline, le sérieux, tels que nous les comprenons – et qui ne sont rien d'autres que le respect des engagements pris et le fait de savoir clairement ce que nous voulons – bien loin de limiter la liberté des militants lui apporte des garanties, des possibilités de jouer sur des problèmes de fond et non sur des apparences.
Finis les vacillations, les contradictions, les incohérences, les fantaisies, les discussions stériles, le goût de l'original ou de l'unique à tout prix, le jeu des chapelles, que l'on as ouvent confondu avec l'exercice de la liberté, et que l'on a eu trop souvent raison de reprocher à la mouvement anarchiste.
La Fédération anarchiste ne rassemble pas – heureusement – tous ceux qui se disent plus ou moins justement anarchistes. Elle est l'organisation de ceux qui, luttent pour le Communisme Libertaire, sont capables de travailler avec sérieux et enthousiasme à une tâche collective.

Le Lib
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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1945-1953

Messagede vroum le Mer 27 Fév 2013 23:12

Histoire de la Fédération anarchiste – 1

http://florealanar.wordpress.com/2013/02/26/histoire-de-la-federation-anarchiste-1/

26 février 2013 par florealanar

L’actuelle Fédération anarchiste célébrera ses soixante années d’existence à la fin de l’année en cours. Les 25, 26 et 27 décembre 1953 se tenait à Paris, en effet, le congrès de reconstruction de cette organisation, née à la Libération mais phagocytée et transformée en Fédération communiste libertaire par une petite bande de militants sectaires regroupés autour d’un homme qui crut très immodestement jouer le rôle d’un Lénine du mouvement anarchiste français.
Dans les numéros 28, 30 et 31 de la revue « La Rue », éditée entre 1968 et 1986 par le groupe libertaire Louise-Michel de la Fédération anarchiste, Maurice Joyeux, l’un des principaux animateurs de cette revue et de ce groupe, fit paraître trois articles intitulés « L’affaire Fontenis », « La reconstruction de la Fédération anarchiste » et « La Fédération anarchiste reprend sa place ». Ce sont ces trois articles, dans l’ordre et dans leur intégralité, qui ont été regroupés ici sous le titre d’« Histoire de la Fédération anarchiste (1945-1965) ».
La longueur de ce texte est telle, néanmoins, qu’il est évidemment impossible, sans rendre sa lecture rébarbative, de le publier ici en une seule livraison. Il vous sera donc proposé sous forme d’un épisode quotidien, à la manière des feuilletons publiés autrefois dans les gazettes.
Floréal

_________________

Avant-propos

Depuis les origines, l’historien se collette avec l’histoire à la recherche de la pierre philosophale qui lui permettra de restituer le passé sous sa forme originelle ! Le passé ? Il est constitué par les événements et les hommes qui les ont suscités ou subis.
L’historien en rend compte en les mesurant à ses sentiments et aux incidences qu’ils eurent sur le comportement et les orientations des peuples et qu’ils imprimèrent à l’évolution de l’humanité. C’est dire que rien n’est simple lorsqu’il s’agit de reconstituer l’histoire.

L’historien, c’est d’abord à l’homme qui a construit l’événement qu’il s’est intéressé, puis au milieu qui lui imposait une attitude logique de comportement. Ces deux éléments indispensables à la reconstitution du passé nécessitent un équilibre que la nature humaine rend difficile. En avons-nous connu de ces querelles d’hommes de savoir, nourris de science et de passion, opposant l’homme qui agit au milieu qui impose, la personnalité qui force le destin à l’environnement économique qui conduit l’évolution, avec, pour arbitrer le débat, le document, élément fragile, nous disait Michelet, et qui laisse dans l’ombre la substance de l’histoire qui, justement, est ce que le silence et le parchemin masquent.

Aujourd’hui, le document fait loi. Le document, la voilà bien la preuve de la vérité ! Soyons sérieux. Le document est l’œuvre des hommes à partir d’un milieu que l’historien condamnera ou exaltera. Que restera-t-il des documents entassés dans le Kremlin lorsqu’on pourra les dépouiller ? Des dates, des faits, dont l’authenticité n’a pas fini de faire couler de l’encre. Les documents n’engagent que ceux qui les rédigent, la relation des faits que celui qui les conte. Et il reste au temps à faire son travail, à dépassionner le débat et aux historiens à confronter les textes pour donner à juger, sans autre certitude qu’en fin de compte le lecteur se déterminera à travers ses passions.

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Maurice Joyeux
A propos de cette affaire Fontenis dont je veux aujourd’hui vous parler, on a vu un historien sérieux et honnête donner comme important une réunion au Mans de quelques personnages qui ne jouèrent aucun rôle, simplement parce qu’il a retrouvé un texte qu’ils ont publié et qui était destiné à leur donner une importance qu’ils n’avaient pas. Et nous le voyons aujourd’hui racler les fonds de tiroir de l’anarchie pour constituer un dossier destiné à accréditer ses thèses, qui consistent à associer l’anarchie au romantisme et à la rejeter dans le passé. La vérité historique n’existe pas, ou plutôt chacun d’entre nous a sa vérité.
Mais après ces réflexions que j’ai cru nécessaire d’émettre, revenons à l’affaire Fontenis que je traiterai sous ma propre et seule responsabilité en essayant, comme nous le recommandait Michelet, de voir ce qui s’est caché derrière les silences et les parchemins.


___________________

L’AFFAIRE FONTENIS

Depuis une trentaine d’années, il existe dans notre milieu un mythe. Ce mythe c’est celui de “l’affaire Fontenis” ! Mythe qui repose sur un seul homme dont la présence parmi nous fut relativement courte, six ou huit ans au plus, et qui n’exerça son autorité que pendant la moitié de ce temps. Pour les militants qui se succédèrent, Fontenis fut le “méchant”, le “loup-garou” de la fable, “l’affreux” de la tragédie, “l’Antéchrist” qui épouvanta non seulement une génération mais celles qui suivirent, qui ne l’ont pas connu mais qui l’évoquent chaque fois qu’une querelle idéologique secoue notre mouvement. Le personnage ne méritait ni un tel “honneur” ni une telle constance dans ce rôle “classique” que tous les groupes humains inventent pour se débarrasser du poids de leurs “péchés” et rejeter sur “Satan” celui de leurs erreurs. Je trouve ridicule ce recours à “l’affaire Fontenis” de la part d’un certain nombre de nos camarades pour expliquer ou justifier des désaccords. Le recours au “méchant” n’est rien d’autre que le recours à l’irrationnel, et la philosophie nous a appris que seule la littérature lui donne le visage du Faust de Goethe alors qu’il se trouve en nous et que c’est là qu’il faut le débusquer, plutôt que lui attribuer à la fois un visage séduisant et angoissant. Et si pour exorciser le diable il suffit, disent les bons pères, d’en parler, alors parlons de “l’affaire Fontenis” !

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Georges Fontenis

Mais d’où venait Fontenis, qui était Fontenis ? En réalité je n’en sais rien, et ceux qui savent comment on entre dans notre mouvement et comment on en sort ne s’en étonneront pas. Il est possible qu’un savant historien fouille dans ses archives et trouve une réponse à cette question, mais je doute que cela nous apporte un éclaircissement important sur ce personnage. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’ainsi est fait ce mouvement libertaire qu’un homme dont on ne connaît pas mieux les origines vous présente un inconnu qui s’intègre au groupe, comme si cela allait de soi, et qui à son tour deviendra le garant d’autres, sans plus. Le plus étonnant, c’est qu’en fin de compte cette facilité n’ait pas plus favorisé l’intrusion d’éléments douteux dans nos milieux que dans d’autres organisations plus fermées ! Cela tient probablement à deux raisons fort simples. La première, c’est que les flics comme les partis tiennent notre organisation pour négligeable, et la seconde c’est que, justement, la trop grande facilité pour y pénétrer lui retire tout son attrait. Encore que pour certains la crainte du coup de pied au cul et notre réputation peut être le commencement de la sagesse.

C’est dans le courant de l’année 1945, à la boutique du quai de Valmy, qui servait à la fois de librairie et de siège à notre organisation qui venait de se reconstituer, que je vis pour la première fois Fontenis. Il y avait là quelques camarades. Je ne me rappelle plus qui me le présenta ou même si on me le présenta. Peut-être personne, chacun se figurant qu’il était parrainé par l’autre ? Il finissait son service militaire et était encore vêtu de kaki, ce qui, dans nos milieux, attirait l’œil. Je crois avoir fait quelques réflexions désagréables sur ce sous-off qui se présentait comme pacifiste, attitude compréhensible pour quelqu’un qui sortait de tôle pour, entre autres, insoumission !
Rien ne laissait supposer que ce “pacifiste” ferait chez nous la carrière qui sera la sienne. Fontenis était un homme grand, aux épaules larges, au front et aux tempes dégarnis, portant beau. Malgré son teint blanc et sa blondeur fade, son aspect était engageant et séduisait au premier contact. Ce qui retint tout de suite mon attention ce fut ses yeux clairs, ronds, qui ne rencontraient jamais les vôtres, et qui, lorsqu’il vous parlait, semblaient toujours regarder par-dessus votre épaule. Sa tête constamment en mouvement, qui ponctuait toutes les évidences qu’il vous débitait avec l’autorité du maître d’école, vous donnait le tournis ! Je n’ai jamais aimé Fontenis ! Question de tempérament. Agacé peut-être par sa façon ostensible d’être ou de paraître raisonnable dans notre milieu particulièrement tapageur.

Fontenis était instituteur. Il fut démobilisé quelques semaines plus tard, grâce, je présume, aux circonstances de l’après-guerre, et il va prendre parmi nous une place qui ira grandissant. Mais pour bien comprendre les répercussions qu’aura dans nos milieux l’action de ce nouveau venu, je crois qu’il est bon que j’essaye de vous tracer ce qu’était cette arche de Noé que fut, au lendemain de la Libération, cette étroite boutique du quai de Valmy qui servit de siège à notre Fédération anarchiste.

La déclaration de guerre de 1939 éparpilla dans la nature les militants de l’Union anarchiste et de la Fédération anarchiste, les deux organisations qui se partageaient les maigres effectifs du mouvement libertaire. Certains d’entre eux rejoignirent leur régiment, d’autres se réfugièrent à l’étranger. Quelques-uns, pratiquant le débrouillage individuel, avaient réussi à se soustraire à leurs obligations militaires, quelques autres désertèrent ! Ce furent les moins nombreux, avec ceux, dont je fus, qui disparurent dans la nature, optant pour l’insoumission. La défaite, l’exode, l’Occupation, la grande merde qui régnait alors sur le pays, sur les nerfs et sur les cerveaux des hommes précipita la désagrégation du mouvement anarchiste, encore qu’à l’échelle régionale certains militants conservèrent un contact que les temps difficiles rendaient aléatoire. Mais ce fut surtout sur le plan des idées que des divergences éclatèrent, projetant en pleine lumière des désaccords fondamentaux que le mythe de l’unité des anarchistes ne parvenait que difficilement à dissimuler. Le pacifisme bêlant, élément désagrégateur du mouvement libertaire, fit des ravages, entraînant certains camarades dans la collaboration ou sur sa lisière, le syndicalisme et l’anticommunisme en rallièrent quelques autres à la charte du Travail, derrière Froideval et P’tit Louis Girault. D’autres, assez rares, rejoignirent la Résistance. Il fallut attendre 1943 pour qu’un certain nombre de camarades se regroupent autour d’Aristide et de Paul Lapeyre, de Charles et Maurice Laisant, d’André Arru, de Voline et de quelques autres. Ils se rencontrèrent à Agen pour envisager l’après-guerre. A la même époque, à Paris, des contacts s’établissaient à la Bourse du travail, dans un local qui avait déjà servi à la résistance syndicale et qui était le siège du syndicat des fleuristes, dont le responsable, Henri Bouyé, était un militant anarchiste. Peut-on parler de résistance ? Disons que des rapprochements furent élaborés entre ceux qui avaient, physiquement et moralement, survécu au dévoiement provoqué par quatre ans d’occupation. Leur première tâche fut d’établir la liaison avec les prisonniers, et c’est ainsi qu’Arru prit contact avec moi qui, à Montluc, purgeais une peine de prison pour mutinerie, insoumission et quelques autres babioles. Puis la Libération vida les prisons, libéra les craintes, et le mouvement anarchiste se reconstitua. En province, autour des camarades de Bordeaux et de la région, à Paris dans la boutique du quai de Valmy, autour de Bouyé, Vincey, Giovanna Berneri, Durant, Louvet, Joulin et quelques autres ! Et c’est là qu’au mois de janvier 1945, libéré de prison et après un séjour auprès des camarades anarchistes de Lyon puis dans ma famille, je rejoignis ce petit groupe qui comptait une centaine de militants et qui allait devenir la Fédération anarchiste.

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André Arru

Dans ces deux groupes, celui de province et celui de Paris, nombreux étaient les absents, la plupart de ceux qui, avant la guerre, avaient animé le mouvement anarchiste ! Certains, tel Frémont, ancien secrétaire de l’Union anarchiste, étaient morts, d’autres étaient recyclés à l’étranger. Quelques-uns avaient été, je ne dirai pas écartés, mais oubliés à être conviés à la reconstruction du mouvement libertaire, et parmi eux Le Meillour, Lecoin, Loréal, etc. Quelques années plus tard, à ma librairie du Château des Brouillards, beaucoup d’entre eux, qu’ils aient appartenu au mouvement syndical ou à l’Union anarchiste, viendront me voir. En ai-je entendu de ces histoires douloureuses d’hommes qui avaient fait le mauvais choix, qui avaient été imprudents ou s’étaient contentés de rester passifs dans une période où tout le monde avait peur ! A Paris comme en province ce sont les militants de l’Union anarchiste qui avaient le moins tenu le coup et, au quai de Valmy, les éléments issus de la Fédération anarchiste d’avant-guerre dominaient.

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Henri Bouyé

Le milieu anarchiste était alors très différent de celui que nous connaissons aujourd’hui. La plupart des militants étaient des ouvriers ou d’anciens ouvriers reconvertis dans le petit commerce, voire la petite industrie. Leur culture de base était le certificat d’études. Mais tous étaient des autodidactes avec ce que cela comporte de connaissances approfondies pour certaines matières privilégiées et de lacunes pour d’autres. Il n’y a rien là de péjoratif, et tous les militants du mouvement ouvrier se trouvaient dans le même cas. Ils lisaient beaucoup les classiques du mouvement ouvrier en long, en large, en travers, mais ils ne lisaient que ça. Le caractère autodidacte de leurs connaissances donnait à ces militants à la fois un sentiment de supériorité envers les travailleurs et d’infériorité envers ceux qui avaient eu la chance, rare à cette époque, d’avoir reçu une culture classique qui se traduisait par du parchemin. A notre époque où la jeunesse reçoit une instruction supérieure à celle de leurs parents et en tout cas égale à celle d’un instituteur de l’entre-deux-guerres, on a du mal à comprendre les réactions de l’autodidacte mal dans sa peau, et qui se traduisait soit par du mépris, soit par l’admiration devant l’universitaire. C’est ce phénomène qui va nous permettre de comprendre l’emprise de Fontenis sur certains éléments de la Fédération anarchiste.

Quelques-uns de nos lecteurs trouveront sans doute cette pochade de nos milieux à la Libération à la fois trop longue et trop succincte, mais il s’agissait de planter le décor. Je demanderais encore un peu de patience, le temps de griffonner quelques portraits avant d’entrer dans le vif d’un sujet que certains considèrent comme une tragédie et que, pour ma part, j’ai toujours considéré comme une comédie-bouffe !
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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1945-1953

Messagede vroum le Mer 27 Fév 2013 23:13

Histoire de la Fédération anarchiste – 2

http://florealanar.wordpress.com/2013/02/27/histoire-de-la-federation-anarchiste-2/

27 février 2013 par florealanar

L’AFFAIRE FONTENIS
(suite)

L’homme qui, à Paris, fut la cheville ouvrière de la reconstruction de la Fédération anarchiste fut Henri Bouyé. Bouyé le mal-aimé ! Bouyé un garçon intelligent, capable et extrêmement dévoué à la cause anarchiste ; mais il gâtait tout par un sectarisme étroit et une espèce de sécheresse qui dressait un mur entre lui et ses interlocuteurs. Il fut le maître d’œuvre d’une brochure, Les Anarchistes et le programme social, destinée à relancer notre mouvement. Je viens de la relire ; elle ne manquait pas de qualités, cependant elle sera mal reçue par bon nombre de nos camarades de province, plus pour les sentiments qu’inspirait son auteur que pour ses défauts. Cependant, le véritable ordonnateur de notre nouvelle organisation fut Georges Vincey. Vincey, ancien ouvrier du bâtiment, s’était reconverti dans la frivolité et confectionnait des colifichets dans un petit atelier où il employait deux ouvrières. Ça lui vaudra un certain nombre d’ennuis de la part des « purs » fouille-merde et propres à rien qui passaient le plus clair de leur temps assis sur un siège dans la boutique du quai de Valmy à dire du mal de leur prochain ! Et c’est autour de ces deux hommes qu’après des années de silence tout repartit !

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Georges Vincey

Dans un mouvement qui s’était promis de se reconstruire en tenant compte des enseignements du passé, les mêmes clivages se reproduisirent, certains à l’extérieur, d’autres au sein même de la Fédération anarchiste. Les courants classiques se reconstituèrent autour des grandes tendances de l’anarchie mais également autour des hommes.
En dehors du mouvement, un groupe individualiste qui ne devait pas grand-chose à Stirner ou à Thoreau se regroupa autour d’Armand. Il constituait un milieu qui vivait sur lui-même. Les problèmes sexuels étaient sa préoccupation dominante. Ce qui restait du syndicalisme révolutionnaire rescapé de l’aventure de la C.G.T.S.R. et de l’Occupation se reconstituait en tendance organisée au sein de la C.G.T. avec Pierre Besnard, auquel les événements n’avaient rien appris, et qui était toujours à la recherche d’une centrale syndicale dont il serait le dirigeant principal, réminiscence de son court passage à la direction de la C.G.T.U. après la scission syndicale de 1921. Enfin, autour du journal Ce qu’il faut dire, créé par Sébastien Faure, dont ils avaient repris le titre, Louis Louvet et Simone Larcher. Leurs rapports avec la Fédération anarchiste furent toujours ambigus. Ils y appartenaient sans y appartenir. Louvet avait des qualités mais un défaut malheureux les gâchait toutes. Il n’arrivait jamais à mettre en œuvre les projets multiples qui foisonnaient dans son cerveau inventif. Quant à Simone, pour laquelle j’avais beaucoup de sympathie, elle eût pu, si les choses s’étaient déroulées autrement, être la grande dame de l’anarchie de sa génération. Mais eux aussi avaient tendance à former un milieu susceptible de procurer quelques agréments à la vie difficile qui renaissait. L’incompatibilité de caractère entre Bouyé et Louvet, et peut-être également une certaine rivalité entre Le Libertaire et Ce qu’il faut dire, qui se partageaient une trentaine de milliers de lecteurs, détruisirent les bonnes résolutions qu’avait prises ce qui restait de militants dans Paris et sa banlieue.
Ce clivage à l’extérieur et en opposition feutrée avec la Fédération anarchiste, on le retrouvait à l’intérieur du noyau qui se constitua et qui forma le cœur de l’organisation à Paris. On trouvait autour de Bouyé des communistes libertaires décidés à structurer l’organisation de façon à ne plus connaître les mésaventures du passé. On y rencontrait des individualistes, tel Vincey. Lui était partisan de la responsabilité individuelle entre les congrès et il dota notre mouvement de structures dont certaines subsistent encore. Des militants comme Oriol venaient du marxisme et n’avaient pas encore assimilé les théoriciens de l’anarchie. D’autres, comme Suzy Chevet, venaient du Parti socialiste. Des syndicalistes, des pacifistes, mais surtout des camarades qui avaient plus ou moins bien assimilé les grands courants de notre pensée et qui appuyaient l’un ou l’autre à partir de circonstances, grossissant l’un en affaiblissant l’autre au hasard, ce qui jurait avec la logique et introduisait cette sainte pagaille qui fut souvent la seconde nature des anarchistes. Et puis il y avait les « intellectuels »…

Les dynasties révolutionnaires, ça existe ! Je n’ai rien contre. Mais je ne suis pas persuadé des vertus de l’hérédité sur ce plan-là ! Giliane Berneri était la fille de son père et la sœur de sa sœur, mais il n’était pas évident qu’elle possédait les mêmes qualités que ceux-ci. Elle terminait des études de médecine que les gens dans le secret qualifiaient de brillantes. Cela lui donna, parmi nous, une autorité qui me parut exagérée et que l’avenir ne justifia pas. Avec quelques autres universitaires « grand format », elle formait un collège de gens de savoir qui sortirent une revue, Plus loin, titre repris du docteur Pierrot, de fâcheuse mémoire. Ça n’ira pas loin et ça ne volera pas haut. Plus tard, un autre authentique intellectuel celui-là, André Prudhommeaux, les rejoindra. Enfin, il y avait votre serviteur qui sortait de prison ! J’étais heureusement le seul de l’équipe dans cette situation ! Je ne m’attarderai naturellement pas sur mon cas, sinon pour signaler que dès mon arrivée je pris la région parisienne en main, en répartissant la centaine de militants qui la composait en trois groupes qui furent les groupes de l’Est, le groupe du Sud et le groupe de l’Ouest ! Le premier se morcela assez rapidement, le second prit le nom de groupe Kronstadt et s’installera dans le quarter des Ecoles. Il aura comme animatrice Giliane Berneri. Le groupe de l’Ouest deviendra le groupe Louise-Michel, s’installera à Montmartre et aura à sa tête une organisatrice incomparable : Suzy Chevet. Au groupe Kronstadt il y aura du « beau monde », au groupe Louise-Michel il y aura « beaucoup de monde ».
Le tableau serait incomplet si je n’ajoutais pas que les groupes se multiplièrent, que les jeunes affluaient et refluaient, qu’on refaisait le monde avec entrain, qu’on s’engueulait avec conviction et que les éclats de voix rendaient le siège de notre mouvement à peu près inaudible au malheureux qui s’y risquait. D’ailleurs, il était immédiatement pris en charge, répertorié, et avant d’être dirigé vers un groupe qui lui conviendrait il était fermement poussé vers la porte, un paquet de Libertaire sous le bras, avec la recommandation impérieuse de rapporter la monnaie !
Je n’ai pas encore parlé des camarades de province que nous retrouverons par la suite. Nous avions alors peu de contacts avec eux, sinon par des camarades avertis, directement en relation avec le groupe de Bordeaux qui jouissait d’une grosse influence. Les frères Laisant organisaient un groupe à Asnières. Fortement influencés par Louvet et ses amis, ils étaient dans la région parisienne le reflet naturel des sentiments de nos amis de province, qui se méfiaient des lubies de Louvet. Ils ne joueront un rôle que plus tard, lorsque la Fédération anarchiste se constitua officiellement, au cours d’un congrès à la salle des Sociétés savantes.

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Pierre Besnard

Je conserve de cette période un souvenir merveilleux. Ce fut un monde un peu fou où la joie d’en avoir fini avec un cauchemar qui avait duré quatre ans se confondait avec la certitude que la révolution n’attendait plus que nous pour construire l’avenir. C’est dans ce milieu qui baignait dans l’exaltation des recommencements que Fontenis pénétra !

Georges Fontenis n’acquit que progressivement l’autorité qui lui permit de s’emparer de la Fédération anarchiste ! C’était un homme qui avait de la surface mais peu d’épaisseur ! Ce ne fut jamais un journaliste de grande stature et ses « œuvres complètes », en dehors de ses articles du Libertaire, d’abord peu nombreux, consistèrent en un Manifeste communiste qui ne passera pas à la postérité. Son discours, souvent monocorde, avait le souffle court. Il avait peu lu nos classiques, mais il n’était pas le seul dans notre mouvement ! Plus tard il entreprit de combler cette lacune en entrecoupant ses lectures de textes de Marx qui le marquèrent profondément. C’est dans le débat intérieur, à travers le cours magistral, que ses qualités se manifestaient le plus sérieusement ; c’étaient celles d’un instituteur habitué à faire la classe. A la vérité il avait à la fois les qualités et les défauts pour construire une carrière de fonctionnaire de l’Education nationale, ce qu’il fit par la suite.
Il ne deviendra « théoricien » que sur le tard, après la scission et alors que le journal sera devenu sa chose. Il suffit de lire la collection du Libertaire jusqu’en 1950 (je l’ai devant mes yeux sur ma table de travail) pour constater que sa contribution à l’occasion des événements quotidiens fut pratiquement nulle. Les quelques articles qu’il écrivit pour la troisième page de notre journal, page des « intellectuels », ne furent que des « remakes » des théoriciens qu’il avait bien fini par lire… mal dans la plupart des cas. Rien, par exemple, de comparable à la suite de textes de Prudhommeaux sur la Commune de Paris ou de cette série d’articles où, pour la première fois, je développais ma théorie sur la grève gestionnaire. Je me souviens, non sans malice je vous l’accorde, de cette séance du comité de rédaction de notre journal où, piqué par je ne sais quelle mouche, il entreprit de nous expliquer les vertus d’un ouvrage de Staline qui venait de paraître : La Linguistique, en le confrontant au marxisme et à l’anarchie ! Ce fut vraiment pour moi une franche rigolade, non seulement à en démêler les fils mais à voir la mine ahurie et les yeux ronds des militants devant ce pathos ! Mais alors, me direz-vous, d’où vint cette admiration incontestable que lui vouèrent certains militants, dont tous ne partageaient pas ses élucubrations et qui ne le quittèrent qu’à regret à l’instant décisif ?
Fontenis fut poussé à la tête de la Fédération par deux courants contradictoires. Il appartenait au clan des « intellectuels » et il leur était indispensable, car ses habitudes professionnelles lui permettaient de mettre un peu d’ordre dans leur verbalisme traditionnel, et envers lui la solidarité de ces personnages joua jusqu’à la fin, malgré les couleuvres qu’il leur fit avaler. Il rassembla autour de lui des jeunes sans formation, mais il est symbolique de constater que ceux qui étaient passé par la brillante école des Auberges de la jeunesse restèrent toujours allergiques à son « charme ». Il n’en fut pas de même pour certains militants venant tout droit des usines et authentiques travailleurs, formés par le syndicalisme, qui, à travers lui, crurent se hisser à la connaissance. Peut-être s’agissait-il là d’une attitude que j’ai souvent observée parmi les ouvriers qui fréquentent nos milieux. Cette connaissance qu’ils ne possèdent pas, ils répugnent à la reconnaître à l’un des leurs, car alors ils la ressentent chez autrui comme un reproche ! Ils préfèrent l’attribuer à un « intellectuel à parchemin qui lui a pu… a eu la chance… a eu le temps… a eu une situation de famille… etc. », comme s’ils étaient eux-mêmes responsables de la situation où la société qu’ils veulent abattre les maintient. Par la suite, et à part quelques imbéciles dont Joulin fut la plus vivante illustration, l’entourage de Fontenis, en dehors des « intellectuels », se composa de gens venus des partis politiques, dont les motivations restèrent douteuses et dont certains tournèrent mal !

On aurait tort d’imaginer que Fontenis s’imposa d’emblée parmi nous. Il possédait au plus haut point une roublardise doucereuse qui trompa son monde et servit à son ascension. Dès son arrivée parmi nous, il se montra attentif, serviable, tolérant. Un rassembleur, en somme, qui s’appuya successivement sur tous les militants dotés d’une parcelle d’influence. A cette époque où la Libération avait favorisé un afflux d’adhérents dans tous les partis de gauche, nous bénéficiâmes nous-mêmes de cet engouement qui ne dura pas. Nous avions besoin de militants pour inculquer à ces gens les rudiments de la pensée libertaire, et Fontenis fut employé à ce travail ingrat, lui qui, à cette époque, aurait eu plutôt besoin de s’asseoir sur un banc de la classe anarchiste. Mais dans l’administration du mouvement il ne joua aucun rôle, et il lui fallut attendre le congrès de 1945 pour qu’enfin il pénètre dans le noyau.
Au cœur du quartier Latin, à deux pas de l’Odéon, l’immeuble des Sociétés savantes jouait alors le rôle qui sera plus tard celui de la Mutualité. Le bâtiment était parsemé de pièces de toutes grandeurs qui servaient de sièges aux organisations hétéroclites nées de la Libération. Au rez-de-chaussée, une vaste salle de cinq à six cents places était réservée aux séances plénières et aux meetings politiques. C’est dans cette salle que se tint, au début d’octobre 1945 et en décembre de la même année, ce congrès puis cette conférence nationale qui marquèrent le départ de la Fédération anarchiste, « officiel » cette fois !

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Suzy Chevet

Ce premier congrès de la Fédération anarchiste de l’après-guerre m’a laissé un souvenir attendrissant. Des militants se retrouvaient qui n’étaient plus tout à fait les mêmes. D’autres, plus nombreux, faisaient connaissance, essayant de deviner à travers les visages s’ils pouvaient donner corps à l’impression qu’ils avaient ressentie à travers la correspondance nombreuse qu’ils avaient échangée avant de se retrouver ensemble dans ce quartier de la capitale chargée de gloire littéraire et révolutionnaire. On distinguait parmi eux des familles spirituelles bien distinctes : des anarcho-syndicalistes influencés par Besnard, qui était absent. Ils éditaient une feuille, Le Combat syndicaliste. Louvet et ses amis groupés autour de Ce qu’il faut dire. Des nouveaux, influencés par Bouyé qui était, lui aussi, absent, et rassemblés autour du Libertaire qui venait de reparaître dans un format normal. Dans le sillage d’Aristide Lapeyre et du groupe de Bordeaux, les provinciaux ! Ceux-ci, traditionnellement méfiants envers le « centralisme parisien », formaient un groupe compact, « pourri » d’humanisme et où se sentait l’influence de Sébastien Faure, disparu pendant la tourmente.
Aristide Lapeyre était un élève de Sébastien Faure dont il apparaissait comme le légitime continuateur. C’était un homme qui inspirait le respect et avait ce qu’il convient d’appeler une présence. A cette époque où les mass-media n’en étaient encore qu’à leurs balbutiements et où la parole du conférencier était l’élément essentiel de la propagande, c’était un remarquable orateur, au langage travaillé, à la diction parfaite, et qui étonnait par la construction classique du discours. Il fut l’un des derniers à considérer la conférence comme une œuvre littéraire et à la traiter comme telle. Avant, pendant et après la guerre d’Espagne, il avait fait preuve de courage chaque fois que l’occasion s’en était présentée. Il jouissait d’une réputation dans nos milieux qui s’étendait à l’échelle internationale, mais également parmi les militants des organisations qui, auprès de nous, menaient le combat sur le plan humaniste. J’ai eu pour lui une amitié qui ne se démentit pas, même si je l’ai toujours considéré comme un homme des anciens temps, égaré dans notre siècle ! Mon plus grand regret c’est de n’avoir pas pu, avant sa mort, enregistrer sa remarquable conférence sur Nietzsche. C’était un sage, reconnu par tous comme tel. Il combla bien des fossés qui séparaient cette cohue sympathique qui se rassemblait pour construire un monde nouveau. Mais sa propension à la « tolérance » lui fera commettre quelques erreurs.

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Aristide Lapeyre

Je ne décrirai pas les débats de ce congrès, je me réserve de le faire en son temps. Il suffit de savoir qu’ils furent houleux et qu’ils permirent à Fontenis de faire ses premiers pas sur le devant de la scène. Les délégués hurlaient, les orateurs gagnaient la tribune au pas de charge, le président, débordé, gesticulait pour se faire entendre car la sonorisation n’existait pas encore et seule une voix forte permettait de survoler le tumulte. Cette réunion des anarchistes rassemblés pour construire « une plate-forme raisonnable », dont chacun rêvait, menaçait d’éclater ! C’est alors que nous nous réunîmes à trois, Oriol, Lapeyre et moi-même, pour construire une espèce de monstre, « le Mouvement libertaire », qui ne devait vivre qu’une saison mais qui avait l’avantage de « geler » les problèmes. Il s’agissait de réunir sous ce chapeau trois groupes distincts destinés à collaborer : les anarcho-syndicalistes, les amis de Louvet et enfin la Fédération anarchiste chargée d’éditer Le Libertaire, appuyée par Lapeyre, le groupe de Bordeaux et leurs amis de province. Pour proposer ce « chef-d’œuvre » et le faire accepter il fallait un homme neuf n’ayant pas participé aux querelles de l’avant et de l’après-guerre. Fontenis fut choisi, et il s’acquitta parfaitement de sa tâche avec sur les lèvres le souffle de l’innocence. Et c’est ainsi qu’il se trouva projeté parmi nous avec l’auréole du conciliateur.

Cependant ce congrès ne fut pas négatif. La commission administrative dont il se dota se composait de médecins, de professeurs, d’instituteurs, de fonctionnaires, d’artisans, d’ouvriers métallurgistes, de gars du bâtiment, et les femmes étaient nombreuses parmi eux. A l’annonce de cette liste, un murmure flatteur s’éleva de la salle, soulignant l’heureux équilibre de cet aréopage, prélude à une harmonie qui, hélas ! ne dura qu’un matin. Un autre événement marqua ces assises. L’absence de Bouyé, qui les avait préparées, fit une fâcheuse impression. Et au soir de la séance, à laquelle il n’avait pas voulu assister, redoutant les attaques de ses opposants, lorsqu’il reprocha aux « unitaires », dont j’étais, d’avoir abandonné le projet d’une organisation plus structurée, des propos vifs furent échangés. En réalité, bien qu’un semblant d’unité fut indispensable pour démarrer, je savais où se trouvaient les militants susceptibles d’organiser solidement le Mouvement anarchiste ! Et, de fait, six mois plus tard, le groupe Louvet s’était volatilisé, les anarcho-syndicalistes ne se réveillèrent que lorsque la Fédération anarchiste se décida à les aider à constituer la C.N.T., et la Fédération anarchiste, avec son journal Le Libertaire, sera le seul représentant sérieux de la pensée anarchiste. Le « Mouvement libertaire » n’avait vécu que l’espace d’un matin. Son seul mérite avait été d’éviter l’éclatement.

Ce fut au cours des débats très vifs qui suivirent l’attitude de Bouyé que je fis connaissance avec Maurice Laisant qui, par la suite, joua un rôle important dans notre organisation… surtout après la scission, au moment de la reconstruction de notre Fédération anarchiste détruite par Fontenis et son équipe.

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Simone Larcher

Maurice Laisant appartenait lui aussi à une dynastie se réclamant d’un humanisme libertaire. A Asnières avec son frère, sa mère et quelques amis, il formait un groupe qui avait joué un rôle appréciable dans le rassemblement des anarchistes à la fin de l’Occupation. Sa réflexion s’inscrivait dans la suite de celle de Sébastien Faure et d’Aristide Lapeyre. Son aspect physique correspondait assez à celui qu’on pouvait se faire d’un poète romantique échappé d’un salon où Elizabeth Duncan dansait et où on récitait des vers de Maurice Rostand autour de Rosemonde Gérard ! Je le classais tout de suite avec une pointe de malice que je regrette à chaque instant, bien sûr, dans la catégorie des anarchistes sentimentaux, qu’il ne faut pas confondre avec les anarchistes de luxe dont Charles-Auguste Bontemps fut la plus vivante illustration. Au premier abord, Maurice Laisant pouvait paraître frêle, mais cela trompait, car c’était un homme extrêmement résolu, tenace, un excellent orateur et une bonne plume. Son incompatibilité d’humeur avec Bouyé le rangera auprès de Louvet, qui ne le valait pas ! Il sera mon ami et il l’est resté, même si notre conception d’une organisation anarchiste est bien différente.

La conférence qui suivit ce congrès mit une dernière main à l’organisation de cette Fédération anarchiste et les militants dont je viens d’ébaucher quelques traits, Fontenis y compris, en furent les maîtres d’œuvre… parmi d’autres, bien sûr.
On pourrait penser qu’un tel attelage ne durerait qu’un matin. Il dura six ans sans autres secousses que celles, inévitables, qui bousculent tout mouvement politique, allant cahin-caha, soutenu par le succès qui accompagna son lancement, succès dû à l’afflux de nouveaux membres issus de la Résistance, à la qualité de son journal, au travail des militants dont le mérite était certain mais qui bénéficièrent d’une situation qui ne dura pas. J’ai raconté ça dans mon livre L’Anarchie et la vie quotidienne, je n’y reviendrai pas.
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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1945-1953

Messagede vroum le Jeu 28 Fév 2013 21:46

Histoire de la Fédération anarchiste – 3

28 février 2013 par florealanar

http://florealanar.wordpress.com/2013/02/28/histoire-de-la-federation-anarchiste-3/

L’AFFAIRE FONTENIS
(suite)

De 1945 à 1950, les années coulèrent, les congrès se succédèrent, amenant peu de changement dans ce que nous appelions pudiquement l’administration du mouvement, même si certains écorchés vifs n’en finissaient pas de brailler que nous étions devenus un « parti politique », que notre journal était un « torchon » et que eux, s’ils avaient été choisis pour organiser la Fédération anarchiste, « on aurait vu ce qu’on aurait vu ». Il s’agit d’une situation qui caractérise les organisations anarchistes depuis les origines et peut-être même les organisations « tout court » ; pour ma part, je n’ai aucun espoir que ces conneries cessent un jour. Il faudra s’en accommoder comme un clou à sa fesse.

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Maurice Laisant

Pendant cette période relativement calme sur le front des déchirements intérieurs nous eûmes un, deux, trois, quatre jusqu’à cinq permanents qui se marchaient sur les pieds dans l’étroite boutique du quai de Valmy. Notre journal tirait entre vingt et trente mille exemplaires (pour la première fois de son histoire) avec des pointes pour l’affaire Gary Davis ou pour la grève Renault (cent mille). Le Tout-Paris anarchiste des lettres et des arts se ruait dans les fêtes organisées de main de maître par Suzy Chevet et où débutèrent Ferré, Brassens et quelques autres, et qui remplissaient nos caisses. Je parcourais la France en tournées de propagande dont certaines durèrent un mois. Paul et Aristide Lapeyre, que je croisais parfois dans mes périples, faisaient de même. Enfin des groupes se multipliaient et disparaissaient à une cadence qui brassait profondément notre mouvement. A Paris nos meetings remplissaient la Mutualité, les Société savantes, Wagram. Nos traditionnelles engueulades sur le sexe des anges restaient bien au-dessous de celles qu’on avait connues dans le passé et qu’on connaîtrait plus tard. Non, décidément, rien ne se passait qui vaille la peine d’être conté, rien sinon quelques petites choses qui vont créer un climat d’où le drame va éclater !

Le second congrès de notre Fédération anarchiste se tint à Dijon en 1946. Il procéda à quelques retouches de l’administration. Bouyé, décidément en incompatibilité d’humeur avec la province, se retira de la commission administrative ; Louvet aussi, mais lui n’avait jamais assisté à une séance. Disons que dans sa sagesse le congrès coupa l’omelette par les deux bouts ! Fontenis fut nommé secrétaire général, titre bien mérité par sa discrétion et sa tolérance. Vincey resta administrateur, et je fus désigné comme secrétaire à la propagande avec en charge Le Libertaire. Je crois d’ailleurs que c’est cette année-là que Maurice Laisant entra au comité de lecture, un organisme que j’avais créé et que j’ai défendu âprement jusqu’à ce jour contre ceux, individualistes ou humanistes, qui voulaient le confier à un seul militant et faire du Libertaire une tribune libre où l’on alignerait les articles les uns après les autres dans l’ordre de leur arrivée (j’exagère à peine).

Le troisième congrès, qui se tint à Angers en 1947, ne modifia que peu de choses. Il m’est cependant resté à l’esprit ! C’est ce congrès, ou plutôt sa majorité composée d’artisans, de commerçants ou d’intellectuels, qui nous obligea, nous les ouvriers qui y étions opposés, à constituer la C.N.T., une fantaisie qui aurait pu nous coûter notre influence syndicale, réelle dans le pays. Notons pour mémoire que la rédaction de notre journal s’était considérablement enrichie de quelques noms somptueux : André Prudhommeaux (Prunier), Gaston Leval (Lefranc), Mercier (Parsal), Lepoil, Armand Robin le poète et… Georges Brassens ! Disons pour la petite histoire qu’outre les articles syndicaux j’ai rédigé à peu près tous les éditoriaux pendant ces cinq années !

Le congrès suivant se tiendra à Lyon en 1948, et ses débats pittoresques, comme de coutume, ne créèrent pas plus de remous que les précédents. Une innovation cependant : la création d’une revue, La Revue anarchiste, dont Fontenis fut le responsable. Elle réunit tous les anarchistes de luxe et eut aussi peu de succès que Plus loin, pour la raison évidente que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Les congrès suivants, ceux de 1949 et de 1950, n’apportèrent aucune modification majeure à la routine traditionnelle, sinon peut-être qu’à la suite d’une série d’articles publiés par notre journal j’introduisis dans notre mouvement la notion de grève gestionnaire comme un des éléments de la transformation sociale. Des jeunesses anarchistes furent formées sous la direction de Fontenis et, peu après, un groupe d’autodéfense fut également fondé sous la direction de Fontenis. Oui, naturellement, les responsabilités de Fontenis s’étendaient : secrétaire de la Fédération anarchiste, responsable de la revue, des jeunes, du groupe d’autodéfense, ça faisait beaucoup, et seul le journal lui échappait alors. Que faisions-nous, direz-vous ? A vrai dire, pas grand-chose et, pour ma part, je savais bien que tous ces organismes remuaient beaucoup de vent. Et puis Fontenis était si serviable, si affable ; comme on le verra par la suite, il témoignait de la considération aux hommes qu’il lui était difficile d’écarter d’emblée.

C’est à cette époque que je découvris, grâce à un vieux militant anarchiste respecté dans nos milieux, Véran, qu’il y avait un flic parmi les quatre permanents de la boutique (je parlerai de cette affaire en son temps). Toutes les précautions furent prises, dont certaines relevaient du théâtre comique. C’est au congrès de Lille, en 1951, que les choses commencèrent à se gâter et que notre méfiance eût dû être éveillée ! Dans un geste à l’antique, Fontenis déclara ne pas vouloir être reconduit dans sa fonction de secrétaire général pour laisser la place aux jeunes ; je ne pus moins faire que de suivre un si noble exemple : j’abandonnais le secrétariat à la propagande et la responsabilité au journal par conséquent. Lui, Fontenis, et on le verra par la suite, n’abandonna rien du tout.

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Armand Robin

Il faut dire que ma quiétude, condamnable je le reconnais, reposait sur un groupe, le groupe Louise-Michel, qui était suffisamment nombreux et averti pour faire face à toutes les situations ; il le démontra par la suite. Un événement pourtant, que nous ignorions, allait toutefois précipiter les événements.

Au début de 1950, Fontenis avait créé une organisation, l’O.P.B. (Organisation pensée et bataille), véritable parti clandestin au sein de la Fédération anarchiste et destiné, nous expliqueront plus tard quelques « faux naïfs » qui, après avoir été exclus à leur tour, vendront la mèche, à transformer la Fédération anarchiste en une organisation de lutte des classes. Ce que, entre nous, elle n’avait jamais cessé d’être !

L’O.P.B. n’eut jamais l’importance sur l’évolution de la Fédération anarchiste que des esprits intéressés lui attribuèrent plus tard. Elle comprenait une vingtaine de membres que j’ai bien connus et dont tous ne travaillaient pas dans le génie. L’impact de Fontenis sur ce mouvement composé en majorité de jeunes viendra d’autre part.

L’O.P.B. avait un relent quarante-huitard dans ses structures comme dans son projet. Ses membres étaient recrutés par cooptation. Ils étaient tenus au secret. L’organisation possédait ses propres statuts, percevait des cotisations, établissait un programme qu’elle s’efforçait de faire triompher dans nos congrès. Son projet immédiat consistait à pousser ses membres aux responsabilités qui existaient dans la Fédération anarchiste. Son but plus lointain : créer une organisation « communiste libertaire » où se mêleraient l’efficacité du matérialisme historique de Marx et l’esprit libertaire, même si ce projet théorique, qui n’était pas sans analogie avec la « plate-forme » des anarchistes russes, ne se décanta que plus tard. Son ossature fut composée par des militants du groupe Sacco-Vanzetti, devenu le groupe Kronstadt. La Berneri, mise au courant du projet, refusa de s’y associer tout en patronnant la politique inspirée par Fontenis. Le reste de l’O.P.B. fut recruté dans les groupes de la région parisienne constitués par Fontenis à partir du groupe de l’Est, auxquels s’ajoutèrent quelques individualités de province. Ces groupes étaient squelettiques et à eux tous ils représentaient à peine la moitié du groupe Louise-Michel. Pourtant, malgré l’importance discutable de son « parti clandestin », Fontenis va l’emporter au congrès de Bordeaux, et il ne le pourra que grâce à la naïveté des anarchistes humanistes et au climat insupportable que ceux-ci imposaient à la Fédération anarchiste et qui fatiguait tous les militants actifs à cette époque comme aujourd’hui, et peut-être, comme on le verra plus loin, grâce également au « prestige » qu’il conservait auprès de ceux qui voulait le limiter et dont il voulait se débarrasser !

Il y a toujours eu, dans notre mouvement libertaire, deux courants qui ne recoupaient pas exactement les trois grandes tendances classiques de l’anarchie. Un courant humaniste qui voulait rassembler tous les anarchistes dont les soucis étaient pédagogiques, moralistes, spiritualistes ! Il se répandait à travers une propagande orale ou écrite et la conférence fut son outil principal, et un autre courant qui voulait construire une organisation révolutionnaire qui soit le fer de lance d’une transformation sociale radicale. Le champ du premier de ces courants s’étendait de l’individualisme libertaire d’Armand jusqu’à un communisme libertaire sans ossature, défini par Sébastien Faure. L’autre partait de l’anarcho-syndicalisme jusqu’à un communisme libertaire inspiré de Bakounine et de l’anarchisme espagnol. En marge des trois tendances classiques de notre mouvement, l’histoire de l’anarchie est l’histoire des tiraillements entre humanistes et révolutionnaires, tiraillements qui ne recoupent pas exactement la ligne de partage de ces tendances en ce sens qu’un homme comme Vincey, individualiste convaincu, fut un partisan de l’organisation alors qu’un communiste libertaire tel Louvet y fut toujours hostile.

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André Prudhommeaux

Nous avons vu qu’en 1945 les trois tendances de l’anarchie étaient reconstituées dans des organisations autonomes simplement chapeautées par le Mouvement libertaire. Mais la Fédération anarchiste, censée représenter l’expression communiste libertaire, recueillit naturellement les militants des deux autres courants pour lesquels l’unité de tous les anarchistes, la synthèse de Sébastien Faure, était le credo, et alors, comme par le passé, les distorsions propres à notre famille spirituelle, chaque fois qu’elle est rassemblée, éclatèrent !

A ses débuts et de façon à rassurer la « clientèle » qu’elle voulait séduire, l’O.P.B. ne réclamait rien d’autre que de faire triompher l’anarchisme révolutionnaire sur cet humanisme dont se réclamaient Lapeyre, Laisant, Arru et quelques autres. Sur cette base, et en dehors de l’action propre à son parti clandestin, Fontenis bénéficia de cette fatigue des militants et de cet énervement que provoquait dans nos milieux cet anarchisme de bons sentiments que les humanistes poussaient insidieusement sur le devant de la scène et dont la tarte à la crème était l’unanimité dans les congrès, le vote étant considéré par eux comme anti-anarchiste, alors qu’à cette époque, comme de nos jours d’ailleurs, toutes les organisations anarchistes qui, par le monde, ont une certaine assise avaient recours pour se départager à une consultation « appropriée ». Ils menaient cette politique avec un autoritarisme intellectuel qui était et qui est encore désagréable à nombre d’entre nous !

Pour que les choses soient claires, et je ne m’en suis jamais caché, je dois dire que si pour durcir l’organisation et la transformer en un parti anarchiste à sa dévotion dont il avait trouvé le canevas dans Bakounine, qui fut le promoteur de toutes les fractions de noyautage du mouvement ouvrier, Fontenis avait créé une organisation clandestine, les anarchistes humanistes avaient, eux aussi, leur groupe de pression ! Il ne s’agissait pas d’un groupe structuré destiné à expulser de la Fédération anarchiste ceux qui pensaient différemment qu’eux, mais d’un réseau de correspondance dans le pays qui aboutissait à des résultats identiques, c’est-à-dire à conditionner le congrès sur des propositions élaborées en dehors de lui (nous voyons encore ça de nos jours). Naturellement, on ne peut faire aucun rapprochement entre le but final que s’était fixé Fontenis et ces anarchistes humanistes, mais tous ces groupes de pression furent néfastes et à l’origine de toutes les scissions du mouvement libertaire.

Ni le groupe Louise-Michel ni moi-même ne nous sommes associés à de telles pratiques que je réprouve, et j’ai pu rappeler à mes amis anarchistes humanistes, dont la propension à jouer les belles âmes m’agaçait, que personne ne pourra publier de moi une lettre où je fais du racolage, où je me livre à un travail fractionnel et où je raconte des conneries sur des militants pensant autrement que moi ! Et si je ne mets pas sur le même plan l’O.P.B., organisation clandestine destinée à transformer la Fédération anarchiste en parti politique, et ce lobby épistolaire, je pense que l’un engendre naturellement l’autre et que tous deux, à des degrés différents, sont néfastes à l’organisation ! Je voudrais d’ailleurs faire remarquer à ce propos que si nos camarades de province se méfient du « centralisme parisien », et souvent avec raison, sous prétexte d’être bien informés ils ont une tendance fâcheuse à adorer les ragots de toutes sortes dont les abreuvent généreusement leurs correspondants parisiens. Et ils ont tort !

C’est cet état d’esprit qui fut celui du groupe Louise-Michel qui explique qu’au cours de cette année 1952 nous restâmes dans l’ignorance de ce qui se tramait et qui éclata au congrès de Bordeaux. Pour ceux qui préparaient ce congrès à travers une correspondance édifiante, dont le but était de ramener l’organisation vers la synthèse, nous étions des partisans, avec Fayolle et son groupe de Versailles, d’une organisation solide et structurée, et il était préférable de nous laisser en marge. Quant à Fontenis et l’O.P.B., ils savaient bien que nous ne nous laisserions jamais embarquer dans une formation quelconque destinée à jouer le rôle d’un parti.

Cependant, Fontenis avait une vue réaliste des forces en présence et il n’ignorait pas que le groupe Louise-Michel pèserait lourd dans le combat qu’il allait engager ; c’est un peu avant le congrès de Bordeaux qu’il essaya, à travers moi, de sonder nos intentions ; nous prîmes alors conscience du danger qui menaçait de faire éclater la Fédération anarchiste.

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Georges Brassens

C’est peu de temps avant ce congrès de Bordeaux de 1952 que Fontenis me fixa rendez-vous dans le jardin des Buttes-Chaumont, sur un banc, dans une contre-allée, à l’abri des « regards torves » de l’adversaire potentiel. Fontenis allait trop au cinéma ! Je dois dire que si ce lieu de rencontre du plus pur style quarante-huitard me laissa perplexe, cependant je m’y rendis sans faire usage de mon manteau couleur de muraille et sans abaisser sur mes yeux le béret basque que je portais alors perché sur le haut de mon crâne. Quand je pense aujourd’hui à toutes ces conneries auxquelles se livrèrent des personnages qui avaient passé l’âge de jouer aux billes, je suis encore étonné de constater les ravages que peut faire la « clandestinité » vue d’un fauteuil de l’Ambigu, sur un cerveau qui n’avait rien de génial mais auquel l’exercice de sa profession aurait dû conférer plus de mesure. Et c’est au cours de cette rencontre que j’entendis la première des deux propositions qui m’ont le plus étonné dans cette période tumultueuse de notre histoire. La première proposition ouvrit le conflit qui constitue proprement l’affaire Fontenis et dont ce que j’ai conté n’est que les prémices ; la seconde proposition que me fera un certain Breton, au nom du groupe Kronstadt, la clôturera…

Les discours de Fontenis n’étaient pas éclatants, ils étaient monocordes et étirés. Celui qu’il me débita sur le banc du jardin des Buttes-Chaumont ne jurait en rien avec son style habituel ; pourtant, je compris rapidement où il voulait en venir. Je vous le résumerai en quelques mots sans prendre à mon compte, naturellement, les allégations flatteuses ou injurieuses qu’il portait sur l’organisation et ses militants.

Pour Fontenis, la Fédération anarchiste dans ses structures actuelles avait fait son plein. Il fallait la transformer pour lui donner une organisation plus solide. Deux hommes étaient capables de le faire : lui et moi. Les autres ? Des phraseurs, des incapables, des nullistes ! Il fallait s’en débarrasser. Le mouvement devait avoir deux directions, une direction de formation intellectuelle que lui, Fontenis, se réservait, et une formation syndicale que je devais diriger moi-même. Il me couvrit alors d’éloges et couvrit nos autres camarades d’injures que je laisse au lecteur le soin l’imaginer.
Au moment où il tenait ce discours, l’O.P.B. était en place depuis plus d’un an, mais, comme le reste des militants de la Fédération anarchiste, je l’ignorais. Même si j’avais ma petite idée sur les éléments qui, dans la région parisienne, pouvaient l’appuyer, j’étais loin de supposer que Fontenis avait constitué une organisation clandestine destinée à s’emparer de notre mouvement. Je ne l’appris que plus tard, lorsque le groupe Kronstadt vendit la mèche. Mais, aujourd’hui, il est évident que cette démarche de Fontenis fut décidée par l’O.P.B. Celle-ci, qui avait un peu plus de jugeote que les militants de province, savait bien quelle était la force de notre groupe Louise-Michel et elle n’ignorait pas mes rapports avec le mouvement ouvrier dans tout le pays. Il s’agissait, c’est certain, de nous neutraliser en s’appuyant sur notre souci d’avoir une organisation solide et révolutionnaire. Et c’est lorsque je l’interrogeais sur le sort réservé à Lapeyre, Laisant, Vincey, Arru et quelques autres, et sur la manière dont ils prendraient ce plan, qu’il me fit d’eux un portrait où ils auraient eu du chagrin à se reconnaître…

Je vous ai dit que je compris très vite. Cependant je fis un instant l’âne pour avoir du son, réservant ma réponse, alléguant que je devais consulter mon groupe. J’ai eu alors l’impression de chuter brutalement dans l’estime de Fontenis. Consulter mon groupe, alors qu’il m’avait bien expliqué que dans je mouvement, à part lui et moi !… Les Buttes-Chaumont sont à deux pas du quai de Valmy ; c’est au bistro du coin, qui était l’annexe de notre siège, vers lequel nous nous étions dirigés en débitant des banalités d’usage pour y boire sans conviction le verre qui clôture ces sortes de discussions, que les « autres », qui attendaient dans le local, vinrent nous rejoindre. Je compris tout de suite que notre entretien confidentiel entre Fontenis et moi n’était pas si confidentiel qu’il avait bien voulu le dire et que cela faisait parti d’un plan mûrement réfléchi. Il y avait parmi eux… mais pourquoi donner un nom à ces personnages falots qui, depuis, ont disparu des milieux ouvriers ? Notre silence était éloquent. Ils nous pressèrent de questions, certains d’entre eux élevaient la voix, je m’énervais. Je n’ai pas besoin d’insister. En quelques mots et en employant un vocabulaire que j’ai hérité de mon enfance, dont je n’ai jamais pu me débarrasser entièrement et qui, à certains instants, me remonte à la tête comme une bouffée de vin nouveau, je les informais que nous ne laisserions pas exclure de la Fédération anarchiste des hommes avec lesquels nous n’étions pas d’accord, mais qui étaient de nos amis !

Nous en restâmes là. Je prévins les militants des projets de Fontenis et ils n’en tinrent pas plus compte que de la révélation que je leur avais faite au congrès de Paris de 1950 sur la présence d’un flic parmi les permanents du quai de Valmy. Fontenis, lui, avait compris. Pour que la voie soit libre il fallait d’abord se débarrasser du groupe Louise-Michel et de Joyeux. C’est à quoi il s’employa après le congrès de Bordeaux et sans que ça soulève beaucoup d’émotion parmi nos bons amis anarchistes humanistes. Mais n’anticipons pas et venons-en à ce congrès de Bordeaux où tout se décanta et qui fut une véritable journée des dupes.
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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1945-1953

Messagede caspar le Ven 1 Mar 2013 18:16

Quel est l'intérêt de passer deux fois exactement le même texte (L'affaire Fontenis par M. Joyeux) ? Avec juste un préambule en plus dans la version Floréal ?
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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1945-1953

Messagede rastanar le Ven 1 Mar 2013 18:26

IL a du se planter,des fois le forum bug,il plante,il rame et met deux fois le même texte,ça arrive !. :mrgreen:
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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1945-1953

Messagede vroum le Ven 1 Mar 2013 20:29

c'est vrai mais j'ai rajouté des photos !
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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1945-1953

Messagede Cheïtanov le Ven 1 Mar 2013 22:02

T'avais juste à les incorporer...
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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1945-1953

Messagede vroum le Sam 2 Mar 2013 16:02

Histoire de la Fédération anarchiste – 4

1 mars 2013 par florealanar http://florealanar.wordpress.com/2013/03/01/histoire-de-la-federation-anarchiste-4/

L’AFFAIRE FONTENIS
(suite)

En 1952, malgré une propagande suivie, dont j’ai tracé les grandes lignes dans mon livre L’Anarchie et la vie quotidienne, la Fédération anarchiste avait maigri, et le reflux qui suit toutes les poussées de pointe des après-guerres se faisait sentir. En général, et à cette époque-là, on désignait les responsables de la Fédération anarchiste à la suite de débats qui définissaient des courants, non pas sur l’anarchie inaliénable dans ses principes, mais sur les moyens de la répandre. Les anarchistes humanistes n’ont jamais rien voulu comprendre de cette différence fondamentale, et ils portent une part de responsabilité sur l’inefficacité de notre propagande parmi la population. Confortés par les liens et une certaine homogénéité qu’ils avaient établis entre eux grâce à une correspondance fournie, ils venaient au congrès de Bordeaux avec l’intention d’imposer la règle de l’unanimité et bien décidés à ne prendre part à aucun vote. Oui, mais voilà, les statuts de la Fédération anarchiste prévoyaient la consultation, et pour transformer ces statuts il leur aurait fallu l’accord de tous. Aristide Lapeyre nous fit un beau discours, mais cet accord, il leur fut impossible de l’obtenir. Fontenis, renseigné sur ce mini-complot qui se tramait par des gens qui, notamment à Toulouse, avaient un pied dans chaque camp, avait préparé une liste de militants dont les principaux appartenaient à l’O.P.B. Ce conflit nous surprit. Avec les camarades du groupe, qui étaient nombreux au congrès, nous confectionnâmes rapidement une autre liste à opposer à celle de l’O.P.B. Lapeyre, Laisant et leurs amis refusèrent de voter, nous fûmes battus. Et c’est ainsi qu’en un tour de main et grâce au « génie » politique des anarchistes de province, renforcés par le groupe d’Asnières, Fontenis s’empara sans coup férir, en passant, du siège de l’organisation, de son journal, des œuvres et des responsabilités. Il est vrai qu’à la suite de tractations et en échange de leur veulerie, ils réussirent à placer, parmi les cinq permanents, un des leurs, Etienne, un homme estimable, qui ne faisait pas le poids et qui, après avoir servi d’alibi à Fontenis et à sa clique, sera éjecté et disparaîtra de nos milieux. Je voudrais dire pour la petite histoire que le groupe Louise-Michel, qui fut le seul à Bordeaux à s’opposer aux méthodes de Fontenis, obtint quarante voix, les seules voix du groupe, contre quatre-vingts à l’O.P.B. qui se réclamait de multiples groupes bidons. On peut dire que la naïveté et la jobardise des militants qui se réclamaient de la synthèse furent à l’origine des malheurs qui frappèrent la Fédération anarchiste par la suite. Mais alors se pose la question : pourquoi ?

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Il y a toujours eu beaucoup de légèreté, une volonté évidente de refuser de regarder les choses en face chez les partisans de la synthèse ; mais enfin il y avait parmi eux des têtes solides, et Aristide et Paul Lapeyre étaient de celles-là. Et eux qui connaissaient Etienne mieux que quiconque ne pouvaient penser un instant qu’il arriverait à maintenir le mouvement dans son axe. Pensaient-ils être renseignés suffisamment à temps pour pouvoir intervenir ? Alors ils se trompèrent, comme nous le verrons par la suite. En vérité, il faut chercher la raison de leur attitude autre part.
Je rappelle qu’à cette époque l’existence de l’O.P.B. était ignorée de tous, et la province mettait tous les groupes de Paris, à part le groupe d’Asnières, dans le même sac ! Moi-même et le groupe Louise-Michel étions assimilés théoriquement au groupe de Fontenis. Bien sûr, en quelques occasions nous avions maintenu l’unité du mouvement, mais leur informateur parisien, acharné comme Louvet et quelques autres à créer la synthèse, les gavaient de renseignements tendancieux, mettant dans le même sac tous ceux qui voulaient maintenir un esprit révolutionnaire à l’organisation. Pour eux, la querelle Fontenis-Joyeux était une querelle de gens qui pensaient à peu près la même chose sur l’anarchisme révolutionnaire et n’étaient séparés que par des querelles de personnes.
Croyez bien que si la province avait eu le moindre soupçon de l’existence de l’O.P.B. elle nous en aurait attribué la fondation autant qu’à Fontenis et consorts. Qui donc a dit que le seigneur rend aveugles ceux qu’il veut perdre ?

Mais un autre élément jouait. En province comme à Paris les anarchistes humanistes préféraient Fontenis et le groupe Kronstadt au groupe Louise-Michel. Parmi les groupes de la Fédération anarchiste, il existait depuis toujours un peu de jalousie envers le groupe Louise-Michel. C’était un groupe nombreux, composé d’ouvriers cultivés ayant beaucoup lu et possédant pour la plupart des responsabilités syndicales. Ils étaient bien différents de ces personnages à diplômes qui meurent intellectuellement sitôt sortis de l’école. Un groupe qui avait fourni et fournira par la suite de nombreux militants à l’organisation de la Fédération et de son journal. Cependant les parchemins que possédaient les militants du groupe Kronstadt faisaient sensation, et Fontenis était instituteur. Voilà ce qui donnait l’aura à Fontenis et à ses amis auprès des anarchistes humanistes de province et de la région parisienne ! Phénomène dû non seulement au manque de culture générale mais aussi de connaissance de nos théoriciens. Seule une « charité » qui n’a rien de chrétienne me retient de dire certaines vérités à quelques anarchistes qui critiquent les uns ou les autres à partir de la foi du charbonnier, et qu’il y a autre chose à apprendre dans nos milieux que Les douze preuves de l’inexistence de Dieu.

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Gaston Leval

A partir de l’instant où les groupes partisans de la synthèse attribuaient au groupe Louise-Michel une vue de l’organisation révolutionnaire comparable à celle qu’affichaient Fontenis et ses amis de Kronstadt, il était évident qu’ils marqueraient une confiance à ceux-là, « car eux ils ont de la culture », me dira gentiment un couple de crétins de la région toulonnaise.
On a vu, et on verra, que les hommes de l’O.P.B. avaient une vision plus sérieuse du rapport des forces dans notre mouvement, et ce réalisme va orienter les attaques contre ceux dont ils ont décidé de se débarrasser.

Le congrès de Bordeaux s’était déroulé à la fin de l’année 1952. C’est au cours de l’année 1953 que Fontenis va se débarrasser, les uns après les autres, de tous ses opposants en se servant naturellement de l’O.P.B. mais surtout de son charme, qui fascinait certains de nos pseudo-intellectuels.

En réalité, les manœuvres de Fontenis comme la faiblesse des anarchistes de bons sentiments au congrès de Bordeaux m’avaient ouvert les yeux. Je sentais qu’on en était venu à un point de rupture. Dès mon retour à Paris je cessais toute collaboration au Libertaire dont je faisais encore, avant le congrès, tous les éditoriaux. Je n’ignorais pas que la disparition de ma signature provoquerait des commentaires et poserait des problèmes à la nouvelle direction de la Fédération anarchiste. Et, de fait, pris au dépourvu, Fontenis chargea Etienne de faire des démarches auprès de moi pour me faire revenir sur ma décision.

Il faut convenir, en toute honnêteté, qu’Etienne joua parfaitement la partition que chacun attendait de lui. Il essaya de me ramener au journal, jouant son rôle modérateur et par conséquent servant d’alibi à Fontenis qui protestera de sa bonne foi. Sans le vouloir, il prépara mon exclusion et celles qui suivirent, avant d’être éjecté à son tour, à moins qu’il ne soit parti de lui-même après le congrès de Paris de 1953, ce qui est sans importance. Etienne, magnifique exemple de cet enfer qu’on dit pavé de bonnes intentions.
L’opération qui aboutit à mon exclusion puis à celle du groupe Louise-Michel fut un chef-d’œuvre de doigté, conduit avec une roublardise qui force l’admiration et me fait encore sourire lorsque je l’évoque.

Au début de l’année 1953, Jean-Philippe Martin, un vieux camarade que chacun connaît, se rendit au siège pour payer les cotisations de l’année précédente et retirer les cartes et les timbres. Oui, à cette époque, nous avions des cartes et des timbres. Nous n’étions pas les seuls ! Je sais qu’aujourd’hui parler de cartes provoque l’horreur chez les âmes pures de l’anarchie. On se demande pourquoi. Je n’ai pour ma part rien lu de nos principes qui s’y oppose. On peut penser que cette méthode d’organisation est pratique, on peut la juger dangereuse, mais mêler l’anarchie à cette question d’intendance est ridicule, comme sont ridicules les propos péremptoires de ces militants qui cachent leur ignorance derrière des considérations définitives sur le sexe des anges.

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Jacques Prévert

Lorsque Martin se présenta au siège de la Fédération anarchiste pour retirer nos cartes (nous étions alors quarante au groupe, le seul de la région à ne pas être squelettique), Joulin, le trésorier, lui déclara qu’il ne lui en donnerait qutrente-neuf, car ayant refusé de collaborer au Libertaire je me trouvais exclu de la Fédération anarchiste. Martin, naturellement, puis le groupe refusèrent de payer les cotisations et de prendre les cartes si on me refusait la mienne. Ça va de soi ? Pas pour tout le monde ! C’est ce qui permit à Lagant, qui était l’homme à tout faire de Fontenis, de proclamer que nous n’avions pas été exclus mais que nous avions refusé de payer nos cotisations. Magnifique, vous ne trouvez pas ? Etienne confirma et chacun de ces braves gens de notre organisation qui, par la suite, seront vidés sans douceur, furent persuadés, ou voulurent se persuader, que nous étions dans notre tort. Et je vis les uns après les autres mes « amis » venir dans ma libraire « Au château des brouillards » pour me faire de la morale.

Ce fut d’abord Maurice Laisant. Il me reprocha vertueusement de ne plus écrire dans le journal, et ponctua sa réprobation en m’informant que j’étais « envahissant ». Puis Vincey lui succéda avant que je ne reçoive la visite plus inattendue de Fayolle. Eh oui ! le charme de Fontenis jouait encore auprès de Laisant et de ses amis, et ses positions « révolutionnaires » jouaient aussi auprès de Fayolle. Je les accueillis sans tendresse, je ne pensais plus les revoir de sitôt. Je me trompais, j’allais les revoir bientôt, l’oreille basse.

Le groupe prit cette exclusion avec philosophie. Il possédait alors des amis dans tous les milieux, ceux du cinéma, de la presse, de la littérature, du spectacle, du mouvement syndical, etc. Son gala du Moulin de la Galette lui assurait une trésorerie sans histoire. Il eût pu, s’il l’avait voulu, avoir son propre journal. Ses meetings remplissaient les salles, et partout en France, dans les groupes ou en dehors, il possédait de nombreuses sympathies parmi les militants qui se réclamaient de la révolution sociale. On lui reprochait, à tort, d’être un Etat dans l’Etat.

Les semaines passèrent. C’est, je crois, au début du printemps que je vis de nouveau arriver à ma librairie, mais ensemble cette fois, Laisant, Vincey et Fayolle. Leur mine n’était pas superbe. Fontenis, encouragé par les résultats brillants de sa stratégie, venait de récidiver. Parbleu ! En excluant Aristide Lapeyre comme il m’avait exclu, sur je ne sais quels propos que celui-ci avait tenus au cours d’une réunion, il espérait, le bougre, que le groupe de Bordeaux, suivant l’exemple du groupe Louise-Michel, se retirerait, ce qui lui éviterait de le mettre à la porte. L’histoire ne dit pas si Etienne, qui était l’ami de Lapeyre, approuva. Mais Laisant et ses amis cette fois s’indignèrent. Moi pas. Et je reçus cette nouvelle qu’on m’annonçait comme une catastrophe avec un sourire en coin… que je crois inutile de vous décrire. Le groupe de l’Est, lui aussi, avait congédié Vincey, et Joulin, encore lui, avait refusé leurs timbres à Fayolle et à ses amis du groupe de Versailles. Décidément, c’était le grand nettoyage. Laisant, lui, sera oublié et s’en ira de lui-même. Après avoir fait part de mes sentiments profonds à mes camarades et analysé leur comportement sans inutiles gentillesses, je leur fis emprunter cet escalier en colimaçon qui permettait d’accéder à mon appartement. C’est là que pendant deux ans nous prendrons les mesures nécessaires pour mettre fin à la dictature que Fontenis exerçait sur la Fédération anarchiste.

Oui, ce que je viens de vous conter relève de l’anecdote… mais enfin, pas tellement.

Ces exclusions vont faire du bruit. A Bordeaux, Paul et Aristide Lapeyre, qui ne sont pas des rêveurs, vont réagir avec rapidité. Dès le mois de mai, ils organisèrent à Bordeaux un congrès de tous les anarchistes de leur région où l’équipe déléguée par Fontenis pour apporter la bonne parole se retira en désordre. A Paris, tout le mouvement anarchiste qui était resté en marge de la Fédération comprit le danger qui la menaçait. Et, spontanément, les anarcho-syndicalistes et les individualistes vinrent nous apporter un concours qui sera précieux. Des hommes comme Vincey, Leron, Guillot et sa compagne, de purs individualistes, adhéreront au groupe Louise-Michel… j’ai bien dit au groupe Louise-Michel, réputé pour la solidité de son organisation et non pas à un quelconque groupe anarchiste humaniste réputé, plus près d’eux ! Les individualistes sont parfois insupportables, mais ils ont du bon sens et cette fois encore ils en feront la preuve. Certains d’entre eux, comme Vincey, resteront au groupe jusqu’à leur mort, d’autres, comme Leron, en seront écartés par la maladie, enfin quelques-uns, comme Guillot, supportèrent mal nos méthodes de travail. Ils se retireront non pas pour aller dans un groupe anarchiste humaniste, mais pour rejoindre Armand.

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André Breton

Je m’excuse si je cède encore une fois à ma manie des portraits, mais je voudrais laisser un crayon de Leron qui fut mon ami.

Leron était un homme d’une extrême intelligence et d’une culture rare dans nos milieux, car elle touchait à tous les sujets. C’était un homme massif dont l’aspect était analogue à celui de Hem Day, qui était son ami et avec lequel il avait beaucoup de points communs. C’était un conférencier intéressant, mais surtout un causeur prodigieux. Il passa, avec quelques autres, Lorulot par exemple, des heures dans ma libraire à me raconter l’histoire du mouvement anarchiste du début du siècle, qu’ils avaient vécue. J’aimais beaucoup Leron et j’avais pour lui une estime que notre vision différente des choses n’a jamais altérée. Naturellement, dans l’histoire, seuls les orateurs et les écrivains connus restent dans les mémoires, et des hommes comme Vincey ou Leron passeront sans laisser de traces. C’est parfaitement injuste, et pour ceux qui furent de mes amis je ferai ce qu’il faut pour qu’il en soit autrement.

Mais dans les moments difficiles, si on retrouve les amis on retrouve aussi les autres. Naturellement, Louvet, bien oublié, essaiera de refaire surface. Entouré de quelques ahuris, il provoqua une réunion au Mans, où il créa une Entente anarchiste à laquelle personne n’adhéra et qui n’eut aucune influence sur le cours des événements. Pourtant, un « historien qui nous veut du bien » s’empressa de monter en épingle cette initiative qui, comme toutes celles où sera mêlé Louvet, foirera. Lecoin, lui aussi tenu à l’écart lors de la constitution de la Fédération anarchiste en 1945 et qui, suivant son habitude, était venu rôder autour de Fontenis afin de l’utiliser, sentit le vent et essaya de mettre la main sur notre journal Le Monde libertaire, dès que celui-ci parut. Mais là, je me fâchais.
Le groupe Louise-Michel et le groupe de Bordeaux exclus, d’autres groupes qui se solidarisaient avec eux démissionnèrent. Fontenis va alors essayer d’affirmer son emprise. Cependant, au congrès de Paris en 1953, qui se déroula devant une maigre assistance et en l’absence de tous ceux qui avaient fondé l’organisation, il va connaître ses premiers ennuis. De nombreuses questions lui furent posées à propos du groupe Louise-Michel qu’il était difficile d’accuser de « verbeux », « vaseux » ou « nulliste ». Une fois la « victoire » obtenue, il va lui falloir la partager avec le groupe Kronstadt et, tels des larrons après leurs larcins, ils vont commencer à s’écharper. C’est alors qu’il va faire la première des idioties monumentales qui le conduiront à sa perte. A une faible majorité, il va obliger le congrès à changer le titre de l’organisation qui, de Fédération anarchiste, deviendra Fédération communiste libertaire. Pour ma part je n’arrive pas à comprendre comment cet homme réputé intelligent a pu faire une pareille sottise. Il est vrai qu’au royaume des aveugles les borgnes, etc. Je veux livrer un secret aux petits malins, à la condition naturellement qu’ils ne le répètent à personne : pour être crédible, le titre de notre organisation doit comporter obligatoirement le mot « anarchiste », et celui de notre journal le mot « libertaire ». Pourquoi ? Je n’en sais rien, mais c’est ! Consultez les titres des organisations anarchistes ou des journaux qui ont réussi et ceux qui se sont cassés la margoulette, et concluez. Changez les mots et regardez la fortune dans l’histoire d’un journal s’appelant L’Anarchie et d’une Fédération s’appelant la Fédération libertaire et, de nouveau, concluez.

Les bêtises sont faites pour être exploitées. Nous sauterons sur l’aubaine et, à la fin de l’année 1953, nous constituerons une nouvelle Fédération anarchiste, celle qui existe encore aujourd’hui. Son siège sera installé dans ma librairie, « Au château des brouillards », sur la butte Montmartre, au cœur du fief du groupe libertaire Louise-Michel. C’est dans cette librairie que furent élaborés les accords qui aboutirent à la fondation de l’Association pour l’étude et la diffusion des philosophies rationalistes qui, par la suite, fit couler beaucoup d’encre. C’est là encore que s’installa Le Monde libertaire avant qu’Alexandre, un ami de Sébastien Faure qui était devenu le mien, me prêtât un million de francs de l’époque, ce qui nous permit de nous installer rue Ternaux où nous sommes encore.

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Léo Ferré (avec une dédicace pour Suzy Chevet)

L’équipe initiale, celle des exclus, s’était grossie de nouveaux éléments dont certains la vivifièrent et d’autres l’alourdirent. Cette année-là, le gala du groupe au Moulin de la Galette fut un succès triomphal qui permit de grossir les caisses d’une Fédération encore un peu pâlotte. A la porte de la salle s’entassaient des sacs de militants des Auberges de la jeunesse qui s’envolèrent après le spectacle vers le plein air ; et parmi eux : Keravis, Lanen et quelques autres qui appuyaient nos efforts et dont certains viendront parmi nous. Dans la salle où Ferré chantait, on remarquait André Breton, Benjamin Péret, les frères Prévert, Louis Chavance et une pléiade de jeunes écrivains qui se feront un nom et qui illustreront la dernière page, la page littéraire des premiers numéros du Monde libertaire.

L’année 1953, l’année où la Fédération anarchiste se reconstitua, fut une année de réflexion. L’année 1954, qui fut l’année de la parution du Monde libertaire, fut une année décisive, et le fameux groupe d’autodéfense de l’O.P.B. ne pesa pas lourd devant les militants du groupe Louise-Michel appuyés par quelques autres qui ne furent jamais nombreux.
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Re: Histoire de la Fédération anarchiste 1945-1953

Messagede vroum le Lun 4 Mar 2013 09:57

Histoire de la Fédération anarchiste – 5

2 mars 2013 par florealanar http://florealanar.wordpress.com/2013/03/02/histoire-de-la-federation-anarchiste-5/

L’AFFAIRE FONTENIS
(suite et fin)

Une série d’événements vont se dérouler au cours de l’année 1954. Ils vont provoquer l’affaiblissement progressif de la Fédération communiste libertaire de Fontenis. Celui-ci va commettre faute sur faute tant à l’intérieur de son organisation que dans la lutte de prestige qui l’opposait à nous. Le changement du titre de la Fédération et la rivalité qui le dressa contre le groupe Kronstadt, le seul groupe qui pût soutenir la comparaison avec le groupe Louise-Michel, va disloquer l’O.P.B. Il entama alors contre ce groupe une procédure d’exclusion qui se traîna toute l’année. Conscient de la situation difficile où il se trouvait, il organisa, avec l’aide de quelques personnages qui impulsaient la C.N.T. espagnole en exil, une réunion pour justifier sa conduite. Ce sera son premier échec.

A Paris, la politique de la C.N.T. espagnole en exil envers la Fédération anarchiste fut constante. Tous ses efforts consistèrent à imposer à notre organisation des structures comparables aux siennes et qui ne s’adaptaient pas aux coutumes et à l’histoire de notre mouvement ouvrier. Elle joua ce rôle, néfaste pour nous comme pour elle, et qui entretint une tension perpétuelle entre nous, en se servant de militants téléguidés favorables à sa politique. Bouyé avait été de ceux-là, Fontenis lui succéda avant que Malouvier et quelques autres prennent la suite. Je m’étais toujours élevé contre des méthodes qui n’étaient pas sans analogies avec celles du parti communiste russe envers les autres partis communistes. Et j’avais provoqué le départ de notre commission administrative d’un responsable espagnol, Bemardo Pou, qui y siégeait sans contrepartie, et qui entendait nous dicter sa loi. Le vent de l’histoire tournait, Fontenis était de plus en plus remis en question dans nos milieux. Avant de le lâcher, ce qu’ils firent par la suite, les personnages qui s’étaient servis de lui voulaient savoir où il en était. C’est pourquoi ils s’étaient prêtés à l’organisation dans leur local parisien de cette réunion où tous les anarchistes se pressaient.

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Pour la première fois Fontenis montra son vrai visage à un public anarchiste averti : celui d’un homme qui, cédant aux modes de l’époque, avait remplacé le fédéralisme libertaire par le matérialisme dialectique cher à monsieur Marx et à ses épigones. La salle était houleuse, des militants du groupe Kronstadt présents dans la salle apportèrent la contradiction à ce personnage qu’ils avaient tenu sur les fonts baptismaux. Pour moi, je ne lui fis pas de cadeaux, comme vous le pensez bien. Cette réunion fut extrêmement positive, car les militants espagnols, parmi lesquels je comptais et je compte encore de multiples amis, obligèrent leurs dirigeants à lâcher Fontenis. Ceux-ci le firent, nous le verrons plus tard, avec répugnance.

C’est en septembre de la même année que nous créâmes le Monde libertaire et, avec sa diligence habituelle, Suzy Chevet organisa à la date traditionnelle du 11 novembre, à la Mutualité, un grand gala. C’est alors que Fontenis tenta le tout pour le tout. Il va commettre sa seconde erreur, capitale cette fois. Afin de concurrencer notre fête, il organisa le lendemain, dans la même salle, le gala de sa Fédération. Il voulait l’épreuve de force, il l’eut et il la perdit. Nous couvrîmes les murs de la capitale et de sa banlieue de nos affiches. Des équipes sillonnèrent les rues pour les protéger. Les militants des Auberges de la jeunesse parcouraient les quartiers à moto. Ce n’est pas sans attendrissement que nous vîmes arriver au « Château des brouillards », qui servait de point de ralliement, Maurice Laisant dont chacun connaît les sentiments pacifistes, et qui me rejoignait avec dans sa deux-chevaux une collection de manches de pioche prêts à être utilisés. Le groupe d’autodéfense, lui, resta invisible. Il est vrai que le groupe Louise-Michel avait la réputation de ne pas rigoler lorsque la situation le commandait. Et cette réputation était justifiée. Les Parisiens étaient invités à choisir. Ils choisirent. Le jeudi 11 novembre, la salle de la Mutualité était pleine à craquer et des gens faisaient la queue dehors pour entendre chanter Brassens et écouter le discours d’Aristide Lapeyre que nous avions fait venir de Bordeaux. Le lendemain, la salle de la Mutualité était vide pour soutenir Fontenis et son équipe. Pour son chef glorieux, ce fut le commencement de la fin.

La Fédération anarchiste que nous avions reconstituée s’élargissait, son journal se vendait convenablement. A la fin de l’année, nous organisâmes une réunion d’éclaircissement à la salle des Sociétés savantes. Fontenis vint pour faire du tapage. Mais le groupe d’autodéfense de l’O.P.B. n’était toujours pas au point et Joulin sortit de l’aventure avec un superbe cocard dont le gratifièrent nos camarades d’Alfortville qui, André Devriendt en tête, venaient de nous rejoindre. Dans Le Monde libertaire je rédigeais une sévère mise en garde dans un style qui m’est propre et que tous les responsables signèrent. Fontenis et ses amis la prirent au sérieux et nous pûmes tranquillement reconstruire la Fédération anarchiste. Enfin, c’est également en fin de cette année 1954 que parut le manifeste du groupe Kronstadt dont je vous ai entretenu tout au long de ce texte.

Fontenis va traîner encore une année, accumulant idioties sur idioties. Pour remonter le courant, ressaisir au moins les sympathisants qu’il sent lui échapper, il va faire appel à deux vieux débris de la politique politicienne vomis par leur parti et qui essayaient de se maintenir à la surface, de durer un peu plus : Messali Hadj, que la révolution algérienne a rejeté, et André Marty que le parti communiste vient d’exclure. Ces deux recrues de choix qui se traînaient lamentablement et dont l’un, Marty, était surnommé par les révolutionnaires espagnols le « Boucher d’Albacete », soulevèrent l’indignation dans tous les milieux libertaires et, pour arranger les choses, je m’empressais de leur consacrer un article dans Le Monde libertaire.

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En 1955, alors que nous tenions le premier congrès de notre Fédération depuis sa reconstruction, à la Maison-Verte, au cœur de Montmartre, à deux pas du siège de notre groupe, Fontenis vint rôder autour de la salle. Pour écouter les propos tenus à ce congrès, il délégua un de ses acolytes qui, passant par les coulisses, vint coller son oreille au rideau. C’est là que je le débusquai et le reconduisis à la sortie à coups de pieds au cul. Fontenis, c’est fini ? Pas encore ! Les premiers jours de janvier, des élections générales ont lieu dans le pays. Le bougre va tenter un dernier effort. Avec les quelques fidèles qui lui restent, il participe aux élections. Il annonce la « bonne nouvelle » dans son journal par un article qu’il intitule « La Fédération communiste libertaire entre dans la lutte ». Je répondis par un article dans Le Monde libertaire : « La Fédération communiste libertaire entre dans la merde ». Ce fut le glas ! Fontenis, son organisation et son journal vont disparaître, emportant dans la débâcle le patrimoine péniblement amassé par les cotisations et les souscriptions. Tout ce qui avait été notre librairie du quai de Valmy, ses livres, ses machines, son mobilier, sera dispersé à l’encan. L’aventure Fontenis nous aura coûté cher. Un million de francs de l’époque, l’argent que me donna Alexandre pour que nous montions le siège de la rue Ternaux.

Le groupe Kronstadt publia son manifeste à la fin de l’année 54 pour dénoncer l’O.P.B. à laquelle trois d’entre eux avaient collaboré et dont la Berneri connaissait l’existence. Ce manifeste fut certainement utile, encore que, lorsqu’il parvint à notre connaissance, l’équipe de Fontenis était pratiquement liquidée. Les rivalités intérieures dont il nous informa nous aidèrent à comprendre les événements auxquels nous avions mis un terme, sans plus. Il nous révéla les noms de ceux qui appartinrent à cette organisation secrète ; ce fut son seul mérite véritable, car cela nous permit de refouler impitoyablement de la Fédération anarchiste des personnages qui tentèrent de s’y recycler. Parmi ces noms ceux d’Emery et de Blanchard, des ouvriers, des braves types qui étaient mes amis et qui se laissèrent embarquer dans cette histoire idiote. Je les revis plus tard à ma libraire et ils me racontèrent leur aventure avec une tonalité différente de celle du manifeste du groupe Kronstadt, dont les rédacteurs s’attendaient sans doute à de la reconnaissance de notre part pour avoir vendu la mèche lorsque l’instant fut venu de se déchiqueter au moment de partager nos dépouilles.

Les membres de l’O.P.B. étaient des militants parisiens auxquels étaient adjoints des correspondants de province. Parmi eux, Bader, un ami marseillais. C’était un garçon intelligent, capable, ayant le sens de l’organisation. Il venait du Mouvement de l’abondance. Je le verrai au « Château des brouillards », et c’est le cœur serré que j’apprendrai comment il fut engagé dans cette aventure. Pour ceux de province qui n’étaient pas dans le secret des dieux, et qui réclamaient à chaque congrès le retour du groupe Louise-Michel, ils ne désiraient pas autre chose que d’imposer une ligne révolutionnaire à une Fédération anarchiste qui risquait de devenir une église où l’on se contenterait de réciter des litanies quotidiennes. Bader resta mon ami jusqu’à sa mort prématurée. Nous ne le réintégrâmes pas parmi nous, car nous aurions ouvert la voie dans laquelle se seraient engouffrés d’autres qui ne le valaient pas. Il continua à militer au sein du groupe de Marseille sans en être membre officiellement, et tout le monde ferma les yeux.

Mais je ne vous aurai rien dit qui puisse vous donner une idée exacte de ce qu’était le groupe Kronstadt si je ne vous contais pas la proposition que celui-ci me fit et qui clôtura cette affaire Fontenis qui s’était ouverte par l’entrevue des Buttes-Chaumont. C’est au début de l’année 1955, alors que le manifeste qu’ils avaient rédigé venait de paraître et qui était abondamment commenté dans nos milieux, que je reçus la visite de deux membres du groupe Kronstadt. Je les vis en présence de Martin, au « Château des brouillards » naturellement. Je vous résumerai en quelques mots le discours édifiant qu’ils me tinrent.

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Pour eux, la Fédération de Fontenis était moribonde et les « nullistes » incapables de reconstruire un mouvement solide. Seul le groupe Louise-Michel et le groupe Kronstadt pouvaient le faire. Il fallait se débarrasser des autres ! Et ils se répandirent sur nos amis anarchistes humanistes en propos qui les auraient chagrinés s’ils les avaient connus et qui ressemblaient singulièrement à ceux que Fontenis m’avaient tenus quatre ans auparavant.

Naturellement je les mis à la porte. Et ainsi se referma une parenthèse ouverte par Fontenis aux Buttes-Chaumont. Je n’ai aucune sympathie pour les militants de ce groupe Kronstadt qui, tels des rats, quittèrent le rafiot au moment où celui-ci faisait eau de toutes parts. Ce dernier trait montre bien que sur le fond ces personnages avaient la même démarche intellectuelle que les membres de l’O.P.B. Je rappelle pour la petite histoire que l’un de mes deux visiteurs, un nommé Breton, finit sa carrière comme candidat P.S.U. à une élection à Grenoble. Le reste de cette équipe à laquelle s’ajoutèrent quelques ralliés de dernière heure, du type Lagant, se regroupa autour d’un journal, Noir et Rouge, qui fut loin d’avoir les mérites que lui attribuèrent certains politiciens gauchistes. Il fut le creuset d’où émergea le fameux pâté d’alouette, une alouette libertaire et un cheval marxiste, dont le plus beau fleuron sera Cohn-Bendit et dont nous mettrons dix ans à nous débarrasser. Reste Fontenis.

Pendant de longues années on va parler de Fontenis dans nos milieux. Il deviendra le grand méchant loup, celui d’où vient tout le mal. Attitude commode permettant de masquer nos propres erreurs et qui sert encore de nos jours à justifier des événements qui n’ont rien à voir avec cette aventure. Le problème que posait Fontenis ne fut abordé qu’une seule fois au cours d’un congrès à Angers, bien des années plus tard. A l’abri de quelques universitaires qui avaient formé un groupe dans la région de Tours, le bougre tentait de se réintroduire dans nos milieux.

Je ne me rappelle plus pour quelles raisons le congrès décida de mettre à l’ordre du jour l’affaire Fontenis. Ce que je sais, c’est que toutes les hypothèses furent envisagées. Pour les uns, Fontenis était un sous-marin délégué parmi nous par un parti politique marxiste communiste ou trotskiste ; pour d’autres, c’était un flic ; dans notre organisation, on est souvent radical dans les jugements. Pour ma part je soutins une thèse bien différente, me paraissant plus proche de la vérité et plus utile au comportement de nos militants. Cette thèse ne récolta que peu d’approbation dans mon groupe et pas plus auprès de camarades comme Aristide Lapeyre, par exemple. Pourtant je la crois juste. Je veux vous la soumettre sans autre garantie que ma conviction intime, avec un sourire tout de même en pensant aux historiens qui, dans trente ans, auront le droit de trifouiller dans nos archives et à certains d’entre vous qui, encore vivants, connaîtront le résultat de ces recherches.

Ce n’est pas par hasard que j’ai inscrit l’affaire Fontenis dans un environnement et parmi les remous qui se produisirent dans nos milieux au lendemain de la guerre, car elle en est le fruit naturel. Fontenis, jeune pacifiste qui n’a fait ni la guerre ni la Résistance, va se trouver projeté dans un milieu haut en couleur qui traîne les rancœurs de l’avant-guerre et de l’après-guerre. Homme neuf, voyageur sans bagages, il est poussé sur le devant de la scène un peu sans le vouloir, parmi des hommes qui ont déjà une histoire, certains un nom, et qui, à travers leurs opinions, s’affrontent. Les hommes sont les hommes, et les anarchistes ne sont pas autrement que les autres. Les sentiments nobles que justement on leur attribue, ils les ont « gagnés » à force de réflexions sur le comportement moyen de l’homme. Mais ces sentiments sont fragiles. Fontenis, élément neuf, va être porté par les circonstances au secrétariat général de la Fédération anarchiste. C’est là que son caractère va se révéler.

Le secrétariat général de l’organisation n’a pas chez nous l’importance qu’il a ailleurs, dans les partis politiques de gauche. Pour lui donner une importance similaire, il faut transformer l’organisation et la faire grandir. En faisant grandir l’organisation, on fait grandir celui ou ceux qui se trouvent à sa tête. Le fossé qui sépare le fédéralisme libertaire de la population est encore trop important pour que l’organisation se développe et acquière un caractère de masse. Une seule solution, y introduire, à côté d’un esprit libertaire aimable, le matérialisme dialectique issu de Marx et qui, à cette époque, se répand un peu partout à une vitesse de croisière. Seul l’apport du marxisme peut permettre le développement accéléré de la Fédération anarchiste, seule la transformation de la Fédération anarchiste peut donner de l’importance à son secrétariat général d’abord et, par voie de conséquence, à son inspirateur, supposé, tel Lénine, patauger dans le génie. Pour moi, c’est ça l’affaire Fontenis et, les méthodes mises à part, bien d’autres par la suite essaieront de barbouiller de marxisme l’idéologie libertaire. Armé de ce corps de « doctrine », Fontenis ne travaille pour personne d’autre que pour lui-même. Où se trouve la sincérité dans ce mélange d’ambitions qui lie l’homme, qui impulse l’organisation, et l’organisation qui grandit l’homme ? Entre le conscient et l’inconscient tout est possible, nous ont appris les surréalistes, et dans ce cas c’est le subconscient qui impose la « sincérité » au conscient qui aurait tendance à la nier. Et puis il y aura l’habitude qui transformera ce personnage un peu pâle, aimable et conciliant de 1945 en ce « dictateur pour la bonne cause » de 1952.
Fontenis, cependant, est un mythomane ! Trop jeune pour la connaître, il vit l’histoire du mouvement anarchiste à travers la légende et l’histoire de la Résistance par ce qu’on en dit. A ses côtés, un mouvement anarchiste espagnol qui fut glorieux mais qui, en exil, est devenu une association d’anciens combattants qui radotent leurs souvenirs et en remettent. A cette époque, d’ailleurs, nous sommes tous peu ou prou des mythomanes. Nous sommes marqués par un « légendaire » qui ne survivra pas au temps. Fontenis est simplement plus mythomane que les autres ! Société secrète à la Bakounine ! Menace d’élimination physique des membres de l’O.P.B. qui auraient trahi le secret ! Réunions clandestines. J’en passe… Tous les organismes montés par Fontenis furent des organismes bidons. La revue pour intellectuels, un échec ! L’O.P.B., un rassemblement de pauvres mecs dont deux ou trois intellectuels qui lisaient trop la Série Noire et qui allaient trop au cinéma d’essai du quartier Latin ! Le groupe d’autodéfense, du vent sur lequel le groupe Louise-Michel souffla sans respect ! Les jeunesses libertaires, une passoire comme l’ont été et comme le seront tous ces organismes de jeunes, dont les membres se recyclèrent au galop lorsque l’heure fut venue ! Fontenis n’a pas été à la hauteur du personnage que sa mythomanie avait créé. Il en fit trop ! Il fut un instant de notre histoire et l’histoire ne se répète pas ! L’affaire Fontenis, une affaire banale, comme chaque mouvement en a connue et qui n’a pris du relief que par le milieu particulier dans lequel elle s’est développée.

Après ? Le personnage est vidé, sans imagination. Il n’a jamais eu d’imagination, il a constamment copié les rêves des autres. Si je voulais dramatiser, ce qui n’en vaut pas la peine, je vous dirais que comme le criminel de l’Ambigu il ne cessa de revenir sur le lieu de son « crime ». Ne pouvant s’intégrer à un syndicat ou à un parti, à une place à la hauteur de ses ambitions envolées, nous le verrons avec la constance d’un maniaque constituer des mini-groupes pour essayer de réintégrer les milieux anarchistes. Ceux-ci le rejetèrent un peu partout où il tenta de s’introduire avec une insistance sénile, ayant oublié tout souci de dignité.

J’arrête là mon propos, car pour tracer une épigraphe sur ce cadavre il faudrait une autre plume que la mienne : celle d’Anatole France décrivant César Biroteau, ou de Balzac s’attaquant à l’illustre Gaudissart…
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