L'OPB et la FCL (Fédération communiste libertaire)
Le mouvement anarchiste français se reconstitue dans l'euphorie de la libération de 1945. Une Fédération anarchiste est fondée sous de bons auspices: il est question de «faire table rase des méthodes d'action qui sont d'un autre âge et dont la faillite est incontestable». Malgré certains tiraillements, des principes organisationnels plus rigoureux sont adoptés, laissant «loin derrière eux tous les errements passés en matière d'organisation libertaire». Parmi les décisions, notons comme en 1913, 1927 et 1935 (FCL), l'obligation pour les adhérents d'avoir, sur le modèle syndical, des cartes et des timbres de cotisations. Le vote majoritaire est officiellement introduit dans le fonctionnement de l'organisation et des groupes, ainsi qu'au cours des congrès. Trois comités, naissent : le Comité national, organisme de coordination des groupes et adhérents, avec un secrétaire général ; un Comité de propagande ayant pour charge de faire paraître le journal, et un Comité pour les jeunes, destiné à l'accueil des sympathisants et arrivants. La Fédération compte trois permanents : deux administratifs et un au journal (dont plus tard Georges Brassens, non encore connu comme chanteur). Parallèlement, un syndicat anarcho-syndicaliste, la CNT française, sera créé sur le modèle espagnol (d'ailleurs, de nombreux, sinon la grande majorité de ses membres en proviennent). Les deux organisations travaillent la main dans la main ; leurs organes tirent à des dizaines de mille d'exemplaires : Le Libertaire, hebdomadaire, tire en moyenne près de cinquante mille exemplaires (cent mille pour l'un de ses numéros, lors de la grève de Renault en 1947). Pourtant, en quelques années ces deux organisations vont décroître, se séparer et se réduire en chapelles groupusculaires. Examinons-en les raisons.
Le contexte national et international joue un rôle déterminant. La belle unanimité de la résistance et le rêve d'un nouveau Front populaire font place à une hostilité déclarée entre socialistes et communistes ; les grèves presque insurrectionnelles des mineurs et de Renault sont contrées avec fermeté par les socialistes français au pouvoir. Le «coup de Prague», où les staliniens se sont emparés sans coup férir du pouvoir total, alors qu'ils n'avaient qu'un simple droit de regard sur le pays, selon les accords de Yalta, ouvre les yeux à beaucoup sur les visées staliniennes. Tous ces événements ont forcément des effets démobilisateurs et suscitent, d'une part, un reflux des bonnes volontés et, d'autre part, un climat de grande tension, dû au risque d'échauffement de la «guerre froide».
Cependant, pour restituer l'époque, le stalinisme est alors «dominateur et sûr de lui» dans le mouvement ouvrier. Il règne également chez les intellectuels et donne le ton à la meute de ses «compagnons de route», dont le plus fameux est l'existentialiste Jean-«Baptiste» (comme l'a surnommé Céline dans une célèbre diatribe) Sartre, lequel estime naturel de dissimuler la vérité sur le régime totalitaire existant en URSS, afin de ne pas «désespérer Boulogne-Billancourt (siège de l'usine Renault) !» Il est vrai que l'auteur des Mouches veut également faire oublier ses simagrées sous l'occupation, lorsqu'il faisait jouer ses pièces de théâtre devant des parterres d'officiers allemands.
L'atmosphère est donc à l'affrontement. La Fédération anarchiste crée un «groupe d'autodéfense», sous la responsabilité de son secrétaire général, Georges Fontenis. Au début, c'est un noyau de militants expérimentés et sûrs, chargés de veiller à ce que des provocateurs ne s'infiltrent pas au sein de l'organisation. Son existence est connue de tous, bien que son fonctionnement et sa composition soient tenus secrets. Une totale confiance à ce sujet est accordée au secrétaire général, élu et réélu en 1946, 1947, 1948 et 1950. A partir de cette dernière année, une partie de ce groupe d'autodéfense se réunit à part, se retourne vers des problèmes internes et décide de réagir contre certains adhérents de la FA. Son but devient d'éliminer les individualistes, les francs-maçons et autres adversaires de la lutte de classes et de l'anarchisme social. Elle se structure, adopte une déclaration de principes, recueille des cotisations internes et prend le nom d'OPB (Organisation Pensée-Bataille, en hommage à Camillo Berneri, l'anarchiste italien assassiné par les agents mussoliniens ou staliniens, en mai 1937, à Barcelone). L'OPB compte à ses débuts 15 membres parisiens et deux correspondants en province. Détail important, son existence est tenue absolument secrète au sein de la FA. Certains de ses membres l'ont quittée par la suite et publié, en 1954, un document révélant ses tenants et aboutissants, connu sous le nom de Memorandum du groupe Kronstadt. Référons-nous à son analyse :
«L'OPB a à sa tête un bureau composé de trois membres. Les cotisations obligatoires lui donnent des moyens financiers solides, utilisés par exemple pour financer les déplacements des membres OPB. Les adhésions à l'OPB se font par cooptation après enquête sur le passé du futur militant et sur proposition de deux parrains. Les assemblées plénières de l'OPB ont lieu tous les 15 jours, parfois toutes les semaines. Ces réunions sont obligatoires pour tous. Les décisions qui y sont prises sont exécutoires par tous y compris ceux qui ont voté contre [...] Dans les groupes, les militants OPB doivent s'assurer les secrétariats ; inciter, en montrant l'exemple, au collage et à la vente du LIB à la criée, détecter les éléments susceptibles d'entrer à l'OPB. Dans les groupes encore, les militants OPB font adapter des motions allant toutes dans le même sens en vue des Congrès.»177
La tâche impartie au départ de propager l'anarchisme social et de se délimiter des «individualistes» et des «libéraux» de l'organisation, s'étend peu à peu à ceux qui sont qualifiés de «vaseux», «nullistes» et même «anarchistes traditionnels». Grâce à sa tactique de noyautage des groupes et des responsabilités, l'OPB conquiert, en 1952, la majorité de la région parisienne, la plus importante du pays, et provoque au congrès de Bordeaux de la même année à une première série de départs : des personnalités — Maurice Joyeux, les Lapeyre, Maurice Fayolle, Arru, Vincey, etc. —, et des groupes hostiles. A cette occasion, innovation en la matière, le principe du vote par mandats est adopté à une large majorité du congrès. L'OPB triomphe sur toute la ligne. Voyons comment le Memorandum explique ce phénomène, qualifié en la circonstance de «centralisme bureaucratique» :
«Ainsi, utilisant la passivité de la masse des militants et le noyautage méthodique, une fraction est parvenue à contrôler et à diriger l'ensemble de la Fédération. Résumons le processus qui aboutit à créer au sein de la Fédération un pouvoir concentré en une pyramide hiérarchisée, qui anime les rouages les plus importants de l'organisation.
Ce procédé rappelle curieusement le système du “holding” qui permet à un petit groupe d'actionnaires de “tenir” des sociétés de plus en plus étendues, où ils disposent d'un nombre minime mais agissant de voix.
A. Les principaux groupes de Paris “tiennent” la 2e Région (parisienne) et la Fédération en accaparant la grosse majorité des postes responsables (Comité national, etc.) et des sièges des commissions.
B. L'OPB “tient” les principaux groupes de la Région parisienne en trustant les responsabilités de groupe.
C. Le Bureau de l'OPB “tient” l'OPB dont les membres sont ramenés à la tâche d'exécutants dociles.
D. Fontenis “tient” l'OPB par son poste prédominant de Secrétaire à l'organisation.
On comprend facilement comment s'est ainsi affirmée la supériorité de la fraction Fontenis. Son monolithisme de pensée et sa cohésion disciplinée lui ont permis une stratégie et une tactique triomphant aisément des militants dispersés confiants dans le fédéralisme de l'organisation. L'OPB seule avait la possibilité d'agir simultanément dans de nombreux groupes pour les influencer de l'intérieur dans un sens déterminé. L'OPB seule a pu truster les initiatives et l'activité au sein des groupes puis au nom des groupes. L'OPB seule, pouvait s'assurer un monopole de fait sur l'activité administrative et idéologique de la Fédération. L'OPB seule, était cet outil redoutable, capable d'utiliser la démocratie apparente pour les besoins d'une dictature occulte.
Aussi, la Fédération, au lieu d'être l'expression de l'ensemble des militants de base par l'intermédiaire d'organismes démocratiquement élus, devenait l'expression d'un seul homme appuyé, relayé par des organismes disposés à agir depuis un centre jusqu'à la périphérie. C'est l'inverse même du processus fédéraliste ou même démocratique dont le stalinisme fut l'un des plus beaux exemples.»178
D'après le Memorandum, ce mécanisme précis expliquait comment un homme «seul et décidé» pouvait, à force de calculs et de manœuvres, mettre la main sur une organisation révolutionnaire. Approfondissant sa description, le Memorandum assimile l'OPB à un bureau politique (politburo) et son secrétaire, Georges Fontenis, à un «guide», consacrant la séparation interne dans l'organisation entre le dirigeant, se réservant l'élaboration de la ligne politique, et les militants, simples exécutants de sa volonté. Pour faire comprendre cet ascendant, le Memorandum relève les «atouts particulièrement dangereux» de G. Fontenis, à savoir sa «valeur personnelle», sa profession (enseignant), sa faculté d'être fréquemment présent au local et de pouvoir accomplir de multiples tournées à travers le pays, bref, d'être omniprésent, disponible et de savoir se rendre indispensable. En outre, son charisme lui valait le soutien indéfectible de ses fidèles. Selon le Memorandum, le succès de l'entreprise de Fontenis tenait surtout au «manque de vigilance révolutionnaire des militants et au renoncement passif d'un grand nombre d'entre eux à exercer leur droit de critique sur les faits qui pouvaient leur paraître sujets à caution».
Une deuxième fournée d'exclus — dont Prudhommeaux, Louvet, Fernand Robert, Beaulaton — se regroupe en une Entente anarchiste sur une base individualiste. A la suite d'un référendum, la FA change son nom en Fédération communiste libertaire. Elle se dote de nouvelles commissions : d'Études, ouvrière, de contrôle et de conflits. C'est devant celle-ci qu'est réglé le différend entre Fontenis, le Comité national et le groupe Kronstadt, le 1er janvier 1954. C'est précisément ce jour que Serge Ninn choisit pour révéler l'existence de l'OPB, malgré l'engagement pris à l'origine de ne jamais la rendre publique. Fontenis, présent, déclare :
«Il y avait effectivement, fin 1950, une organisation secrète, l'OPB. S'il n'y avait pas eu l'OPB, il n'y aurait pas aujourd'hui de FCL. Un travail énorme a été fourni en 1950. Nous avons maintenu Le Libertaire. Tant pis pour la FA. La position de 3e Front a été élaborée d'abord à l'OPB. Je ne regrette rien du travail effectué. Ceux qui sont sortis ne l'ont pas fait à cause de moi. D'ailleurs, l'OPB est supprimée à la suite du Congrès de Paris de 1953. Cette organisation, j'attends que l'on apporte la liste de ses méfaits, même en ce qui concerne les vieux militants. D'accusé, je me transforme en accusateur à mon tour. L'OPB a continué jusqu'au dernier congrès inclusivement. Dans la mesure où Ninn et Blanchard (membre du groupe Kronstadt. Ndla) se trouvaient en opposition, quand la FCL se fut affirmée, l'OPB fut dissoute. L'OPB, telle qu'elle avait été conçue jusqu'alors n'avait plus de raison d'être.
Il fallait faire l'OPB, je ne rougis de rien. Avons-nous dicté des décisions aux commissions ? Non. Des grandes lignes, des grandes décisions, oui. La preuve que l'OPB n'avait pas l'intention de mettre la main sur l'organisation au Congrès de Paris, c'est que précisément elle n'a fait nommer aucun de ses membres à la Commission de conflits. L'OPB a existé, son travail est louable. Je nie formellement que l'OPB pèse d'une façon dictatoriale sur la vie de l'organisation. Je nie qu'à l'intérieur de l'OPB, il y ait eu une dictature de Fontenis. Qui avait des relations et des capacités de travail, sinon moi.»179
Il ajoute plus loin que l'OPB a été liquidée parce qu'elle représentait plus de danger que d'avantages. Pourquoi «ne pas l'avoir dévoilée ? C'est évident. L'OPB n'était pas en crise et n'a pas systématiquement affaibli le nombre des militants de la FA». En conclusion, la Commission de conflits «réprouve l'attitude du camarade Fontenis, consistant en un travail fractionnel à la veille du congrès. Émet le vœu formel que ces agissements ne se renouvellent pas».180
Que penser d'un tel phénomène, surprenant dans un mouvement anarchiste ? A-t-il des précédents dans les annales ? Peut-on le ramifier aux sociétés secrètes de Bakounine, en particulier à l'Alliance ? Le contexte historique était bien différent, elles étaient tenues à la clandestinité et étaient orientées vers l'extérieur ou alors contre des adversaires politiques et non contre leurs compagnons d'idées et de lutte. La filiation avec les sociétés secrètes blanquistes nous paraît plus nette. Il y a également une similitude avec le Pacte conclu par Pierre Besnard et dix-sept autres militants syndicalistes révolutionnaires, en février 1921, pour s'opposer à l'emprise grandissante de Moscou et de la Troisième Internationale au sein de la CGT. Parmi les articles de ce Pacte figure l'engagement de «ne révéler à personne l'existence du comité» et à «œuvrer par tous les moyens en notre pouvoir pour qu'à la tête et dans tous les rouages essentiels du Comité syndicaliste révolutionnaire, principalement à la tête de la CGT lorsqu'elle sera en notre pouvoir et sous notre contrôle, nous assurions l'élection, aux postes les plus en vue et responsables, tant au point de vue théorique qu'à celui de l'action pratique, des camarades purement syndicalistes révolutionnaires, autonomistes et fédéralistes».181 Son existence fut rendue publique le 15 juin 1922 et P. Besnard dut s'en expliquer. Son résultat le plus tangible fut l'élimination de Monatte, mais il échoua complètement dans la conquête de la CGT d'abord, puis de la CGTU, où les communistes finirent par le supplanter. Hormis cet exemple, nous ne pouvons trouver des ressemblances entre l'existence d'une fraction organisationnelle interne et secrète, telle qu'a été l'OPB, qu'avec des organismes de même type en usage dans les milieux bolcheviks, tout particulièrement chez les trotskystes, grands «spécialistes» du noyautage.
Afin de démontrer la justesse de sa démarche et aussi, peut-être, de justifier les méthodes employées, Fontenis publie une série d'articles théoriques dans Le Libertaire, à la rubrique Problèmes essentiels. Une partie d'entre eux est reprise dans une brochure, sous le titre de Manifeste du communisme libertaire. Il est édité par Le Libertaire et une Introduction de la Commission d'éditions la présente. Remarquons que les conditions de cette édition ont été contestées par Roland Breton, membre du groupe Kronstadt. Il avait rédigé une motion où il considérait que cette brochure n'exprimait que le point de vue personnel d'un camarade et non pas celui de la Fédération ; il mettait même en question l'existence de ladite commission d'Éditions et même la publication par Le Libertaire, aucune décision n'ayant jamais été prise à ce sujet. Le plus important à ses yeux était que cette «brochure n'avait jamais été soumise à la discussion de l'organisation et encore moins adoptée comme l'expression du mouvement».
Passons, nonobstant, à l'examen de ce texte qui sera adopté par le congrès de la FCL de 1953 comme texte de base. L'Introduction de la Commission d'Éditions explique que le «régime capitaliste en est arrivé à son point culminant et que toutes les solutions de replâtrage et les solutions du pseudo-communisme d'État» ont fait faillite, ainsi il a paru «nécessaire et urgent de poser en un manifeste l’analyse et la solution communistes libertaires». Cette affirmation conserve toujours son actualité, mais son aspect «urgent» le semble beaucoup moins, la situation décrite remontant déjà aux années 1920 et le capitalisme étant un malade qui se porte assez bien, merci, malgré toutes ses crises et accès de fièvre, ce serait plutôt le mouvement ouvrier révolutionnaire qui ne cesserait de défaillir. L'Introduction poursuit néanmoins que ce Manifeste a été rédigé par G. Fontenis «à la demande de la quasi unanimité» des militants, qu'il n'a pas pensé «créer une nouvelle doctrine», ni «être original à tout prix», mais uniquement faire une «œuvre modeste de rassembleur». Pour un texte aussi fondamental, il est anormal qu'il ne soit dû qu'à la plume d'un seul militant, aussi capable soit-il, bien qu'il ait «retouché, corrigé, précisé en tenant compte des observations, des approbations, des critiques que lui ont apportées les militants et les lecteurs du Libertaire». Cette circonstance inhabituelle confirmerait ce qu'écrit le Memorandum au sujet de la prédominance personnelle de G. Fontenis au sein de la FCL en matière d'orientation politique.
Malgré la volonté affichée de ne pas innover, ce Manifeste exprime une analyse en bien des points révisionniste par rapport à la doctrine anarchiste connue jusqu'alors. Soucieux de se démarquer à tout prix de l'anarchisme traditionnel, l'auteur emploie des notions et des expressions parfois ambiguës. Après avoir répété à plusieurs reprises, par exemple, que l'anarchisme n'est pas une «philosophie de l'individu ou de l'homme en général», il affirme que l'anarchisme l’est tout de même mais «dans un sens particulier», car ce serait dans ses aspirations et buts «humains ou si l'on veut humaniste».182 Il met ainsi en opposition le courant philosophique et la doctrine sociale, alors que nous l'avons amplement vu, la seconde est un dépassement historique du premier, sans pour autant l'éliminer. Sa définition des classes sociales et du prolétariat apparaît quelque peu contradictoire. Le prolétariat est d'abord fort justement défini comme l'«ensemble des individus qui n'ont que des fonctions d'exécution dans la production et dans l'ordre politique» ; ensuite, il est question de sa «partie la plus décidée, la plus active, la classe ouvrière proprement dite», puis il se réfère à quelque chose de «plus vaste que le prolétariat et qui comprend d'autres couches sociales qu'il faut entraîner dans l'action : ce sont les masses populaires qui comprennent les petits paysans, les artisans pauvres, etc.» Enfin, il mentionne la «suprématie de la classe ouvrière sur d'autres couches exploitées», à propos d'une interprétation possible de la «dictature du prolétariat», à laquelle il substitue le «pouvoir ouvrier direct». Parmi les tâches de celui-ci figure la défense de la révolution contre les «hésitants, voire contre les couches sociales exploitées, arriérées (certaines catégories paysannes par exemple).» Tout cela est imprécis et source de confusions, surtout avec ces catégories d'«hésitants» et d'«arriérés», tout à fait subjectives et pouvant s'étendre indéfiniment ; c'est ainsi, par exemple, que les bolcheviks ont pu transférer la conscience révolutionnaire de classe au parti et à ses organes dirigeants.
La réfutation des notions-clé du bolchevisme, telles que la «dictature du prolétariat», l'État dit «ouvrier ou prolétarien» et de la «période transitoire», n'est pas vraiment convaincante. La première est rejetée comme domination d'une minorité sur la majorité et envisagée dans le sens inverse, mais Fontenis juge l'expression «impropre, imprécise, cause de malentendus». Il voit l'État «prolétarien» exercer une «contrainte organisée, rendue nécessaire par l'insuffisance du développement économique, le manque de développement des capacités humaines (?) et — au moins pour une première période — la lutte contre les résidus des ex-classes dominantes, vaincues par la révolution ou plus exactement la défense du territoire révolutionnaire à l'intérieur et à l'extérieur». L'explication est très discutable : on a bien vu que cet État dit «ouvrier» a été le principal obstacle à un véritable développement économique et encore plus des «capacités humaines», dont il a fait un gaspillage insensé. Quant à la lutte contre les «résidus» du régime d'exploitation défunt, elle s'est réduite à une répression policière implacable, allant jusqu'à l'élimination physique de classes entières (comme les paysans pauvres, réfractaires à la collectivisation en 1930-1934) et de toutes sortes de «récalcitrants». Au sujet de la période transitoire, Fontenis distingue les phases inférieure et supérieure du communisme ; la première, autrement appelée le socialisme, marque une certaine pénurie qui «signifie la persistance de l'économique sur l'humain, donc à une certaine limitation», laquelle revient à «rationnement égalitaire ou encore à une répartition par l'intermédiaire de signes monétaires à validité limitée». Ce régime serait toujours marqué par des «notions de hiérarchie» et de «différenciation de taux de salaires», malgré tout minimes car il «tendrait vers une égalisation aussi grande que possible, une équivalence de conditions». Pures rêveries ! Démenties par toutes les expériences accomplies, tant en Russie qu'ailleurs. Les différenciations de taux de salaire ou même de répartition ont, au contraire, constitué la source de la naissance d'une nouvelle classe d'exploiteurs. Bakounine l'avait prédit avec une clarté méridienne et d'autres après lui aussi, il paraît étonnant que Fontenis ait pu l'ignorer. L'inconséquence vient de ce qu'il refuse d'appeler cette forme de «communisme inférieur», menant au «communisme parfait», une «période transitoire», estimant l'expression inexacte.
En ce qui concerne la pratique organisationnelle, l'auteur du Manifeste reprend tels quels les principes organisationnels de la Plate-forme de Diélo trouda, tout en en accentuant le caractère avant-gardiste. Un changement de titre entre l'article paru dans Le Libertaire et le chapitre de la brochure est révélateur : les «rapports entre les masses et l'organisation révolutionnaire» deviennent les «rapports entre les masses et l'avant-garde révolutionnaire». Toutefois, l'avant-garde est définie de manière identique à celle de la Plate-forme : elle n'est ni au-devant, ni en dehors de la classe ou des masses, elle «ne vise qu'à développer leur capacité d'auto-organisation» et se place délibérément en leur sein, car si elle s'en détache elle «devient un clan ou une classe». Quoi qu'il en soit, l'organisation anarchiste révolutionnaire spécifique devient l'«avant-garde consciente et active des masses populaires». Ajoutons que cette dernière expression est également lourde de toutes les confusions possibles, pour conclure que cette conception d’une «organisation révolutionnaire ou Parti», voulait incarner une conscience révolutionnaire hégémonique de la minorité anarchiste agissante, et se poser en concurrente directe du «pseudo»-Parti communiste français.
Jusqu'ici, le Manifeste et la démarche de Fontenis ont été interprétés comme une tentative de «bolcheviser» l'anarchisme, car on les a crus adressés à des anarchistes. Par contre, si on les perçoit orientés surtout vers des militants ouvriers de ces années, sous influence lénino-stalinienne, ou même vers des sympathisants et dissidents du PCF, il est possible de décrypter le Manifeste à l'envers : comme un essai de les «anarchiser». Alors, les confusions, contradictions ou si l'on veut les «obscurités» du texte s'éclairent soudain, vues à travers le prisme de tels lecteurs. La suite des événements paraît accréditer cette version : ouvriérisme débridé, surenchère sur les mots d'ordre de la CGT et du PCF, engagement actif dans la lutte anticolonialiste (guerre d'Algérie), d'abord, candidature aux élections législatives de 1956, relance de l'exclu du PCF André Marty, ensuite.
Que le mimétisme adopté à l'égard du Parti communiste corresponde à une volonté de débordement sur sa gauche et sur son terrain de prédilection, la classe ouvrière, c'est clair, mais la FCL n'avait ni la vocation ni les moyens d'assumer cette tâche. Cela dit, nous ne sommes pas d'accord avec Jean Maitron lorsqu'il écrit que c'était une «synthèse entre l'anarchisme et un certain léninisme», se «situant dans une ligne plateformiste mais allant au-delà des thèses d'Archinov».183 Nous pensons que c'est plutôt une tentative extrême de promouvoir l'anarchisme social sur le devant des batailles ouvrières, le souci d'«efficacité» passant avant le respect d'une certaine tradition libertaire. Cette démarche n'est pas isolée historiquement : nous avons vu le rejet du démocratisme au sein de la CGT par Émile Pouget, les tentatives de dictature et de transformation de la FAI en parti politique, au cours de la révolution espagnole. Théoriquement, à notre avis, la filiation remonte à un certain blanquisme anarchisant (n'oublions pas que Blanqui, vers la fin de sa vie, a lancé le mot d'ordre «Ni Dieu, ni Maître», en le prenant pour titre d'une de ses publications). A l'appui de cette thèse, nous pouvons noter que ni Pouget, ni Besnard, ni Garcia Oliver ou Horacio Prieto, ni Fontenis, n'ont jamais rejoint, à notre connaissance, une organisation bolchevique. Ce qui eût été immanquablement le cas si leurs convictions intimes les avaient portés vers cette doctrine.
En ce qui concerne les affinités entre le Manifeste de Fontenis et la Plate-forme de Diélo trouda, les positions d'Archinov, elles existent indubitablement dans l'adoption de la lutte de classe, comme moteur des luttes sociales, ainsi que des principes organisationnels. Cependant, nous avons vu quelle application Fontenis et ses amis en ont fait avec l'OPB. Par ailleurs, la Plate-forme n'accorde pas la même importance que Fontenis à la classe ouvrière, simple composante du prolétariat comprenant essentiellement la paysannerie pauvre. Cela peut s'expliquer par les compositions sociales historiquement différentes de la Russie et de la France. La divergence essentielle demeure dans la démarche choisie : la Plate-forme mène un débat public au sein du mouvement anarchiste et compte sur la réflexion et la prise de conscience collectives pour le faire évoluer, alors que Fontenis et ses partisans emploient des moyens occultes et bureaucratiques pour imposer leurs conceptions.
L'action de la FCL contre la guerre d'Algérie vaut au Libertaire d'être censuré et saisi ; de lourdes amendes grèvent ses finances, amenant rapidement la disparition du journal et la perte du local. En outre, ses options de plus en plus «hérétiques» provoquent la désaffection de militants restés fidèles au communisme libertaire. Sans avoir d'acte officiel de «décès», elle disparaît de la scène politique au cours des années 1957-1958.
Nous nous sommes interrogés sur le pourquoi et le comment de cette expérience exceptionnelle dans l'histoire du mouvement anarchiste, aussi, avons-nous sollicité Georges Fontenis pour disposer d'éléments de réponse sur la question. Il nous a fort aimablement répondu et exposé de façon concise la raison d'être de l'OPB. Nous reproduisons sa lettre en annexe. Prenons note qu'il persiste et signe en ce qui concerne l'OPB, par contre, il semble émettre des réserves sur l'évolution de la FCL, de 1954 à 1956. Il annonce un ouvrage détaillé, où il «reviendra sur tout cela avec précision et dans un esprit d'auto-critique». Gageons que cette publication sera très utile pour mieux appréhender certains aspects de cette période restés obscurs.