de conan le Jeu 28 Mai 2009 22:19
Pour le texte "Dépasser la lutte", je le recolle ici pour faciliter le travail :
Je voudrais vous faire partager ma réflexion sur un risque, un écueil que je pense consubstantiel à toutes nos luttes contre les oppressions/discriminations en général. Afin de savoir dépasser la lutte en tant que violence d'un groupe d'opprimés contre un groupe d'oppresseurs... pour rendre nos idées enfin réelles.
Un groupe de gens, pour opprimer un autre groupe de gens, se construit toujours une identité, un langage, des signes sacrés de son pouvoir, des lois, tacites ou explicites, des codes.
Que cette identité soit aristocrate, bourgeoise, nationale, patriarcale, hétérosexuelle, racialiste, civilisationnelle, religieuse orthodoxe, j'en passe et des meilleures... elle permet à des oppresseurs, construisant plus ou moins consciemment des valeurs communes, de répandre ces valeurs pour les faire accepter comme un cadre, au sein duquel il serait inconcevable de penser.
Face à ces groupes oppresseurs, se donnant une légitimité identitaire et des valeurs légitimantes, on peut penser stratégiquement utile de se rassembler soi-même sous une identité de lutte contre l'identité qui opprime. Contre la bourgeoisie, la lutte de classe "ouvrière" ; contre l'impérialisme, le nationalisme/régionalisme indépendantiste ; contre le racisme blanc, le black power ; contre le patriarcat, la lutte féministe...
Cette stratégie est tout à fait légitime et compréhensible, et pour ma part, je pense qu'il faut toutes les soutenir. Mais qu'il faut aussi toutes les transcender en désamorçant leurs processus mortifères de violence et d'identitarisme.
Toute lutte contre une oppression sociale peut fonctionner un certain temps, car se constituer une identité forte, un drapeau, des valeurs de combat, permet en effet de rassembler les gens en lutte pour les rendre plus forts ensemble et améliorer les conditions de vie.
Mais il y a des écueils potentiels. Je ne dis pas inévitables, mais assez possibles pour qu'on s'y attarde. La source du problème de se constituer une identité de combat contre une autre qui nous opprime, vient du fait qu'une idée partagée par plusieurs personnes devient une entité propre (une idée-entité, une "identité"). Comme nous l'enseigne la mémétique, l'identité prend peu à peu une certaine forme d'existence autonome, et qui veut se survivre, perdurer pour elle-même... à tout prix.
Une identité cherche toujours à perdurer, et au-delà d'un certain seuil rien ne l'intéresse plus que ça : drapeau, mots dont on se gargarise, postures, mythologie... et risque aussi de calomnies contre tout ce qui n'entre pas dans le moule de cette identité.
L'autre risque d'une identité de lutte, c'est qu'en se constituant contre une autre identité, on ne puisse faire exister notre identité uniquement qu'à la condition que l'identité combattue continue d'exister. On perpétue le cadre de l'identité combattue. Au lieu de dépasser la dichotomie sociale qu'il a créée.
C'est ainsi que le marxisme-léninisme, qui se définit comme lutte de la classe prolétaire contre la classe bourgeoise, a pu permettre d'un côté de gagner des tas de choses (ou plutôt, de les obtenir), mais d'un autre côté et sur le long terme, a hélas surtout contribué à pérenniser la bourgeoisie. Le marxisme-léninisme s'est partout dévoyé en réformisme plus ou moins radical ou mou (politiquement ou syndicalement), ne vivant que de son créneau "négociation de miettes contre la bourgeoisie", mais toujours en se situant dans le cadre bourgeois de la représentativité électorale et du salariat. Quand il "triomphe", il devient une horreur totalitaire parce que le problème de la remise en cause du pouvoir n'a pas été abordé : c'est le capitalisme d'Etat, le pouvoir bourgeois aux mains des ex- "révolutionnaires" devenus d'odieux bureaucrates.
C''est ainsi qu'en luttant localement contre l'Etat et ses censures, ses prohibitions, se constituent des affinités de traffics en tout genre, qui peuvent parfois, au nom de la perpétuation de codes et de valeurs, devenir des mafias exerçant des violences répugnantes. Qu'elle est belle parfois, la cause du peuple, qu'elle est belle, "Causa nostra"...
C'est ainsi que des associations communautaristes combattant le racisme ou le christianisme des blancs, se sont parfois dévoyés en devenant lobbys, prônant des quotas, prônant la "discrimination positive" et autres conquêtes de façade, mais au final légitimant le cadre de la différenciation raciale et de l'oppression religieuse (cf les Etats-Unis, et hélas parfois aussi en France des assocs communautaristes prêchant la discrimination positive), en rejetant le racisme en des sphères de non-dit, de peurs et de tensions larvées bien plus insidieuses. On sait combien dans le monde entier, lorsque des "ethnies" longtemps opprimées se constituent en fronts et prennent le pouvoir, ce qu'il advient de l'ethnie adverse. On assiste à des boucheries sans nom. On sait aussi ce qu'il advient dans des sociétés proclamées "multiculturalistes", en réalité des sociétés de ghettos d'une violence intrinsèque d'autant plus malsaine qu'elle est insidieuse, rampante.
On peut aussi bien évidemment penser aux luttes anti-impérialistes, légitimes mais parce qu'assumées hélas le plus souvent par des nationalistes, donnant des résultats parfois pires encore que l'horreur antérieure.
Le féminisme peut aussi se dévoyer en lutte contre tout ce qui porte des couilles, en conquête de la "parité", en lois spécifiques, dans l'affirmation d'un "féminité" au fond bien traditionnelle... bref, en perpétuant la différenciation sexuée.
Alors que toutes ces luttes portent à la base le drapeau d'une humanité sans classes, réconciliée, elles portent aussi toutes le risque du sectarisme et de l'enfermement.
Face à l'échec d'une lutte fondée sur une identité de combat, on constate trop souvent la tentative de substitution d'une identité de lutte à une autre. A la récupération de partisans déçus par un autre identitarisme de lutte. Les fafs vont tenter de récupérer les cocos déçus en leur disant que l'identité qui marche pour lutter contre le libéralisme, c'est l'affirmation de l'identité du terroir, de la nation. Les cocos vont dire aux électeurs du front national que c'est au contraire se rassembler en classe ouvrière. Dans leurs rangs on pourra tout aussi bien trouver des gens qui perpétuent ou non racisme ou patriarcat.
A nous, à nous tous (et quel que soit nos "sexes", nos "classes", nos "idées", nos "nationalités"...), de dénoncer toutes les oppressions, mais aussi tout ce qui les permet, à savoir tous les identitarismes, qu'ils soient ceux des dominateurs... ou ceux des futurs dominateurs. Et ce qui est à la base de tous les identitarismes, qui n'en sont que le voile pudique, c'est le POUVOIR.
Dans toute oppression, des gens en oppriment d'autres selon des schémas. Et pour perpétuer cette oppression/exploitation, cherchent à diffuser (y compris et surtout chez les opprimés) des idées/valeurs qui se perpétueront sous le voile d'une légitimité. Légitimité qui n'a ce nom que par le nombre des gens soumis à ces schémas.
Détruire les valeurs qui sous-tendent une forme d'oppression est donc essentiel, mais structurellement, il ne faut pas les remplacer par d'autres valeurs oppressives. Il faut aller plus loin et combattre le fait même de l'oppression de gens par d'autres. Le pouvoir en lui-même.
C'est la notion même d'emprise, de pouvoir sur autrui qui est le problème. C'est lui qui est à combattre. C'est le sens même de l'anarchisme.
Et à mon avis, cela ne se fait pas en détruisant des personnes porteuses d'idéologies et d'identités. Mais en combattant ces idéologies et identités qui les parasitent (parfois c'est vrai jusqu'à la moëlle), en les dépassant en vue d'intégrer AUSSI les anciens oppresseurs. Même si c'est difficile. C'est la valeur éthique supérieure à toutes les autres, et toute personne capable de la porter, je la jugerai pour ma part comme véritable anarchiste.
Je crois qu'un anarchiste conséquent doit d'abord envisager de combattre, de refuser toute idée de vengeance, et voir suffisamment loin pour se dire que la société utopique anarchiste est une idée "hors des lieux"... communs, et donc embrasse l'humanité toute entière.
Lorsque s'achèvera la domination capitaliste, l'ancien patron travaillera pour lui et les autres, aux côtés des anciens salariés.
Lorsque s'achèvera la domination racialiste, le blanc vivra librement parmi les noirs.
Lorsque tomberont les frontières et s'effondreront les impérialismes, les anciens colonisés partageront leur repas et leurs terres avec les anciens colons.
On peut juger ces propos naïfs, affirmer qu'avec des idées pareilles les luttes n'aboutissent pas, et que la lutte contre le pouvoir s'incarne dans les luttes spécifiques, là où le pouvoir s'exerce réellement. Je le crois aussi, mais pour ma part, en tant qu'anarchiste, je pense que toutes ces luttes n'en sont qu'une, c'est-à-dire la lutte contre le pouvoir. Et qu'il faut d'autant plus investir ces luttes qu'elles portent elles aussi dans leur flancs les germes du pouvoir. Nées du pouvoir, les luttes resteront dans le pouvoir tant qu'on n'y désamorcera pas le ressort de la violence.
Je crois que ce sont les identités de lutte qui ont fait la preuve de leur échec. Que seule la lutte acharnée contre l'idée du pouvoir est et sera toujours la clé du salut de l'individu (qui demeure souvent son pire bourreau castrateur et autoritaire) et de l'humanité.
Je crois qu'on ne devient homme de pouvoir que par souci pathologique de reconnaissance et d'amour. Et que plutôt que de lui mettre des mandales et l'effrayer, il vaut mieux, tout en s'opposant fermement son oppression, montrer à un oppresseur qui a peur de perdre son pouvoir... qu'il ne subira pas de vengeance ; qu'il peut être utile en système anarchiste, et obtenir une reconnaissance sincère de la part de ses semblables.
Je crois que lutter contre le pouvoir passe nécessairement par le respect de toute vie, y compris celle des oppresseurs. Par la volonté de comprendre l'opprimé, mais aussi l'oppresseur, pour mieux détricoter les schémas qui nous amènent tous à agir ou à subir dans l'oppression, et ainsi à en légitimer le cadre.
Je crois que lutter contre le pouvoir passe par le rejet de la violence active (attaques physiques, insultes dégradantes et personnelles), tout en assumant une défense déterminée et courageuse de nos espaces de liberté, y compris physique. D'autant plus courageuse qu'on y met notre coeur.
Nos offensives doivent être la lumière qui fait fuir l'ombre de la peur, de la frustration, de la solitude, du manque d'amour.
L'anarchisme porte le drapeau noir de la peine et des opprimés qui ont abandonné toutes leurs illusions, mais il porte aussi en lui l'espoir d'un monde sans oppression.
Libérons-nous de nos propres pouvoirs, sur nous et les autres, et interdisons sereinement mais fermement aux autres d'exercer sur nous leur pouvoir. Notre exemple sera porteur d'une humanité nouvelle !
"L'anarchie, c'est la victoire de l'esprit sur la certitude" Georges Henein