Quelques éléments sur la situation au Brésil
Raúl Zibechimercredi 17 juillet 2013, par XYZ
http://oclibertaire.free.fr/spip.php?article1394Les manifestations de masse qui ont secoué le Brésil traduisent un mécontentement profond et grandissant de la population par rapport à ses conditions de vie. Dans un pays gouverné par la gauche depuis une décennie, c’est tout le panorama politique qui se trouver bouleversé.
Avec aussi l’émergence de nouvelles luttes urbaines, l’irruption d’une nouvelle génération de mouvements et d’activistes, plus adeptes de l’action directe, du travail de proximité, des modes d’organisation souples et assembléaires que des structures bureaucratiques traditionnelles de la gauche qui, en outre, soutiennent ouvertement le gouvernement, se sont intégrées à l’appareil d’État et ont partie liée avec les multinationales brésiliennes.
Les textes de Raúl Zibechi qui nous publions ont été écrits pour différents supports et différents lecteurs, en Uruguay, au Mexique, au Pays basque sud… Ce sont des articles de presse pour la plupart, avec les limites et contraintes de ce genre d’exercice. Ils comportent donc quelques répétitions inévitables. Cependant, selon le moment ou le sujet principal abordé, tel ou tel aspect est plus particulièrement mis en avant.
Bien sûr, ces textes ne sont pas exhaustifs. Et d’ailleurs pour l’instant, peu le sont tant la situation brésilienne est mouvante, où de nombreuses initiatives locales de mobilisations ont été prises dans la foulée des grandes manifestations du mois de juin (y compris dans des régions très reculées comme par exemple dans la ville de Tefé dans l’Amazonie) et à propos desquelles les informations sont difficiles à collecter dans un pays aussi gigantesque.
Une chose est sûre, il y a un avant et un après juin 2013 au Brésil. Pratiquement partout, les revendications ont été satisfaites : les augmentations du prix des transports publics ont été annulées. Les autorités locales qui avaient cru pouvoir résister à la vague de contestation se sont retrouvées avec des occupations de mairie ou de parlements locaux… Et finissent par lâcher.
D’autres revendications surgissent en particulier contre les violences policières, surtout après l’attaque de la Police Militaire (PM) du Compexo do Maré, à Rio [un ensemble de 13 favelas et 130.000 habitants au nord de Rio, à deux pas de l’aéroport], qui s’est soldée par la mort de 13 habitants, tombés sous les balles, réelles, pas en caoutchouc, du tristement célèbre Bataillon des Opérations Spéciales (BOPE) de la PM. Une campagne démarre pour demander la démilitarisation de la police, le démantèlement de la PM qui date de la dictature.
Pendant ce temps, le Mouvement des personnes Affectées par les Barrages (MAB) se mobilise dans différentes localités dans le Goiás, le nord du Minas Gerais, le Pará et ont occupé récemment le chantier de Belo Monte comme l’avait fait plusieurs centaines d’Amérindiens il y a quelques semaines.
Au sommaire
La rébellion des vingt centimes, 21 juin
Pourquoi la Coupe du monde provoque l’indignation, 20 juin
L’automne du progressisme, 1er juillet
La fin du consensus luliste, 7 juillet
La lente construction d’une nouvelle culture politique au Brésil, 10 juillet
Le retour du mouvement social, 12 juillet
Les multinationales brésiliennes et Lula, 7 avrilSur les opérations de métropolisation et de restructuration urbaine au Brésil actuellement, on peut se reporter au texte de Zibechi Rio de Janeiro : De la Ville Merveilleuse à la Cité des Affaires inséré dans l’article ‟Métropolisation, méga-évènements et accumulation par dépossession” consultable ici
La rébellion des vingt centimesRaúl Zibechi
Le 21 juin 2013 - Brecha
L’augmentation des prix de transport a été la brèche par laquelle s’est engouffré le profond mécontentement que vit la société brésilienne. A cause de la mauvaise qualité des services, à cause d’une direction politique paternaliste qui bloque la participation, parce qu’ils ne veulent pas rester les champions du monde des inégalités. Les classes moyennes en action. Et avec du vinaigre pour résister aux gaz lacrymogènes.
Les huées et les sifflets ont fait le tour du monde. Dilma Rousseff est restée impassible mais ses traits témoignaient du malaise et Joseph Blatter a ressenti personnellement la réprobation et s’est dédouané en critiquant les fans de football brésiliens pour leur manque de ‟fair-play”. Que la présidente du Brésil et le mandarin de la FIFA, l’une des institutions les plus corrompues au monde, aient été insultés par des dizaines de milliers de passionnés de sport de la classe moyenne et moyenne supérieure (car les secteurs populaires ne peuvent plus accéder à ces spectacles), reflète le profond malaise qui traverse la société brésilienne.
Ce qui s’est passé à Brasilia au stade Mané Garrincha a débordé dans les rues, s’est amplifié, le lundi 17 juin, lorsque plus de 200.000 personnes ont manifesté dans neuf villes, notamment des jeunes touchés par les pénuries et les inégalités, qui se reflètent dans les prix élevés pour des services de mauvaise qualité tandis que les entreprises de la construction et des travaux publics amassent des fortunes dans les grands travaux pour les méga-événements financés par le budget de l’État.
Tout a commencé avec un très petit évènement, comme dans les grandes révoltes du vingt-et-unième siècle : une modeste augmentation des transports urbains de seulement 20 centimes (de 3 à 3,20 reais, sept centimes d’euros). Il y a eu d’abord de petites manifestations de militants du Movimento Passe Livre (MPL) et le Comité contre les travaux de la Coupe du monde de 2014. La brutalité policière a fait le reste, car elle a réussi à amplifier la protestation la transformant en la plus grande vague de mobilisations depuis l’empeachment contre Fernando Collor de Melo en 1992.
Le vendredi 7 juin a eu lieu la première manifestation à São Paulo contre la hausse des tickets avec un peu plus d’un millier de manifestants. Le mardi 11, ils étaient aussi nombreux, mais deux autobus ont été incendiés. Les deux principales autorités locales, le gouvernent de l’État, le social-démocrate Geraldo Alckmin et le maire PT, Fernando Haddad, se trouvaient Paris où ils faisaient la promotion d’un nouveau méga-événement pour la ville et ont accusé les manifestants d’être des « vandales ».
Le mercredi 12, une nouvelle manifestation s’est terminée avec 80 bus attaqués et huit policiers blessés. Le jeudi 13, les esprits étaient échauffés : la police a réprimé les 5000 manifestants causant plus de 80 blessés, dont plusieurs journalistes de Folha de São Paulo. Un tsunami d’indignation a balayé le pays et s’est traduit, quelques heures plus tard, par des huées contre Dilma et Blatter. Même les médias les plus conservateurs ont dû se faire l’écho de la brutalité policière. La protestation contre la hausse des tickets a convergé involontairement avec la campagne contre les grands travaux de la Coupe des Confédérations. Ce qui ressemblait à de petites manifestations, presque de témoignage, est devenu une vague de mécontentement qui traversé l’ensemble du pays.
Un des symptômes de la gravité des faits est que le lundi 17, lors de la cinquième mobilisation, avec plus de 200.000 personnes dans une dizaine de capitales, des hommes politiques les plus importants du pays, les anciens présidents Fernando Henrique Cardoso et Luiz Inácio Lula da Silva, ont condamné la répression. « Les disqualifier comme des vandales est une grave erreur. Dire qu’ils sont violents ne résout rien. Justifier la répression est inutile » a écrit Cardoso, qui a attribué les manifestations au « désenchantement de la jeunesse face à l’avenir ».
Lula a tweeté quelque chose de similaire : « La démocratie n’est pas un pacte de silence, mais une société en mouvement à la recherche de nouvelles conquêtes. La seule certitude est que le mouvement social et les revendications ne sont pas des affaires de police, mais de table des négociations. Je suis certain que parmi les manifestants la plupart sont prêts à aider à construire une solution pour la transport urbain ». En plus d’embarrasser les élites, les manifestants ont réussi à suspendre les augmentations.
La sensation d’injustice
Les transports publics dans les villes comme São Paulo et Rio de Janeiro sont parmi les plus chers au monde et leur qualité est désastreuse. Une enquête du quotidien Folha de São Paulo analyse prix des transports publics dans les deux plus grandes villes du Brésil et le rapport avec le temps de travail nécessaire pour payer un billet, en fonction du salaire moyen dans différentes villes. Le résultat est catastrophique pour les Brésiliens. Tandis qu’un habitant de Rio a besoin de travailler 13 minutes pour payer un billet et 14 minutes à São Paulo, à Buenos Aires il ne faut travailler qu’une minute et demie, dix fois moins. Mais la liste comprend les principales villes du monde : à Pékin un billet correspond à trois minutes et demie de travail, à Paris, New York et Madrid six minutes, à Tokyo, comme à Santiago du Chili neuf minutes. A Londres, une des villes les plus chères au monde, chaque ticket nécessite 11 minutes de travail (Folha de São Paulo, le 17 juin 2013).
Le journal cite l’ancien maire de Bogotá, Enrique Peñalosa, pour illustrer ce que devrait être la démocratisation urbaine : « La ville avancée n’est pas celle où les pauvres se déplacent en voiture, mais où les riches utilisent les transports en commun ». Au Brésil, conclut le journal, c’est le contraire qui se passe.
Au cours des huit dernières années, les transports de la ville de São Paulo se sont détériorés, selon une enquête publiée par O Estado de São Paulo. La concession en vigueur actuellement a été signée pendant la gestion de Marta Suplicy (PT) en 2004. Le système de transports en commun a augmenté de 1600 à 2900 millions de passagers par an entre 2004 et 2012. Toutefois, le nombre de bus en circulation a baissé de 14100 à 13900. La conclusion est presque évidente : « Plus de gens sont transportés en payant un prix plus élevé dans moins de bus qui font moins de voyages » (O Estado de São Paulo, le 15 juin 2013). Dans chaque unité, voyage 80% de passagers en plus.
Selon le Secrétariat de la municipalité pour les transports de la ville, l’amélioration de la situation économique a provoqué une augmentation du nombre de passagers, mais, de leur côté, les autobus font moins de voyages à cause de la congestion du trafic, ce qui inévitablement « retombe sur les utilisateurs qui souffrent de l’inefficacité du système, avec l’augmentation du temps de voyage ».
Les coûts se sont aussi envolés à cause de l’inefficacité d’une mauvaise utilisation des infrastructures. Si à cela s’ajoute le gaspillage de millions investis dans les travaux de la Coupe du Monde de 2014 et des Jeux Olympiques de 2016, avec son corolaire de déménagements forcés des habitants, il est possible de mieux comprendre le malaise qui prévaut.
Les six stades qui ont été inaugurés pour la Coupe des Confédérations ont coûté près de deux milliards de dollars. La rénovation du Maracanã [Rio] a dépassé les 500 millions et le Mané Garrincha [Brasilia] en a englouti autant, un chantier monumental avec 288 colonnes qui lui donnent un aspect de « Colisée romain moderne », selon le secrétaire général de la FIFA Jérôme Valcke. Tout cet argent public pour recevoir un seul match pendant la Coupe et sept pendant le Mondial.
Ce sont des enceintes de luxe construites par une demi-douzaine d’entreprises du BTP, dont certaines ont également reçu l’administration de ces arenas qui accueilleront des spectacles auxquels peu auront accès. Le coût final de tous ces travaux double habituellement le budget initial. Il manque encore six stades qui sont en cours de construction, ainsi que la rénovation d’aéroports, de routes et d’hôtels. La BNDES [Banque nationale du développement économique et social] vient d’accorder un prêt de 200 millions de dollars pour la réalisation de l’Itaquerão, le nouveau stade des Corinthians [club de São Paulo] qui accueillera le premier match de la Coupe du Monde de 2014.
Fatigués de pain et du cirque
La Coordination nationale des Comités Populaires de la Coupe, a publié un rapport qui signale que dans les douze villes qui accueilleront les matchs de la Coupe du monde, il y a 250 000 personnes qui risquent d’être expulsées, en ajoutant les menaces des délocalisations et celles qui vivent dans les zones contestées par les travaux (BBC Brésil, 15 juin 2013). Dans certains cas, des maisons ont été démolies avec un préavis de seulement 48 heures. Beaucoup de familles se plaignent d’avoir été transférées dans des endroits éloignés avec des compensations insuffisantes pour acheter de nouvelles maisons, inférieures à cinq mille dollars en moyenne.
Pour compléter le tableau, seulement pour la Coupe des Confédérations, une opération militaire a été montée qui a impliqué la mobilisation de 23.000 soldats des trois armes, avec un centre de commandement, de contrôle et de renseignement. Le dispositif mobilise 60 avions et 500 véhicules.
Le Mondial de 2014 a obligé le Brésil à construire 12 stades, 21 nouveaux terminaux aéroportuaires, 7 pistes d’atterrissage et 5 terminaux portuaires. Le coût total pour l’État de tous ces travaux sera de 15 milliards de dollars. Devant un tel étalage de dépenses pour construire des enceintes de luxe gardées avec une sécurité maximale, le Conseil national des Églises chrétiennes (CONIC) a publié une déclaration condamnant la brutalité policière affirmant que ce qui s’est passé le 13 juin à São Paulo « nous ramène aux temps sombres de l’histoire de notre pays » (
www.conic.org.br). Le texte des églises dénonce le manque d’ouverture au dialogue et assure que « la culture autoritaire continue d’être une caractéristique de l’État brésilien. »
Il rappelle au gouvernement que le Conseil des droits de l’homme de l’ONU vient de faire plusieurs recommandations, et parmi celles-ci d’en finir avec la police militaire. La CONIC estime que la répression policière des manifestations est la même que « l’extermination de jeunes qui a lieu chaque jour dans les périphéries des villes. » Il se termine en disant que les grands événements n’apporteront que des profits supplémentaires « au marché financier et aux mégas-conglomérats industriels ». « Nous ne voulons pas seulement le cirque. Nous voulons aussi le pain, le fruit de la justice sociale ». Si c’est là l’état d’esprit des églises, on peut imaginer ce que ressentent les millions de jeunes qui passent deux heures pour aller travailler, trois au retour dans leurs foyers « dans des bus stupides et coûteux, et devant faire face à 200 kilomètres de bouchons », comme le décrit l’écrivain Marcelo Rubens Paiva (O Estado de São Paulo, 16 juin 2013).
Tous les Paulistes savent que les riches voyagent en hélicoptère. Le Brésil possède l’une des principales flottes de l’aviation d’affaires au monde. Depuis que le PT gouverne le pays, la flotte d’hélicoptères a augmenté de 58,6%, selon l’Association brésilienne de l’aviation générale (ABAG). São Paulo possède 272 héliports et plus de 650 hélicoptères d’affaires qui réalisent autour de 400 vols quotidiens. Beaucoup plus que des villes comme Tokyo et New York.
« Actuellement, la capitale pauliste est la seule ville au monde qui possède un contrôle du trafic aérien uniquement pour hélicoptères », déclaré l’ABAG. C’est pourquoi l’indignation s’est répandue et pour cela même qu’ils ont été si nombreux à fêter le retour de la protestation, pour laquelle ils ont dû attendre rien de moins que deux décennies.
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Une réponse de la dignité sociale
« Oooo, o Povo acordou » (Oooo, le peuple s’est réveillé), ont crié les milliers de personnes qui sont descendues dans les rues. Comme s’ils s’étaient endormis pendant des années. Même Dilma Rousseff a mentionné le terme : « Le Brésil aujourd’hui, s’est réveillé plus fort. La grandeur des manifestations d’hier montre l’énergie de notre démocratie, la force de la voix de la rue ». Il n’y avait pas beaucoup de marge pour dire autre chose après les énormes manifestations que l’on n’avait pas vues depuis deux décennies. Gilberto Carvalho, secrétaire général de la présidence, fut moins politiquement correct et a reconnu « ne pas comprendre » ce qui se passait dans la rue. Une des raisons pour lesquelles les dirigeants politiques ne comprennent pas ce qui se passe, c’est que pendant les gouvernements du PT, 40 millions de Brésiliens sont sortis de la pauvreté et sont entrés dans le marché de la consommation, dans un contexte économique favorable.
Pendant ce temps, les mouvements sociaux sont faibles et fragmentés. Le deuxième problème est le fossé des générations. Pour sept manifestants sur dix, selon l’institut Datafolha, c’était la première fois qu’ils participaient à une manifestation. Plus de huit sur dix ne soutient aucun parti et 53% ont moins de 25 ans. Dans un pays passionné de football, 70% des Paulistes se sont intéressés aux manifestations contre 18% qui suivent la Coupe des Confédérations.
La moitié des habitants de la principale ville brésilienne rejette les institutions, parmi lesquelles le Congrès se distingue par le plus grand niveau de rejet, à 82%, tandis que 77% soutiennent les manifestations. Comment un petit mouvement pour la gratuité des transports peut-il générer autant d’adhésions ?
Le Movimento Passe Livre (MPL) est né en 2003 à Salvador (Bahia) au cours de la ‟Revolta do Buzu”, quand des milliers d’étudiants et de jeunes travailleurs ont coupé les rues pendant dix jours contre la hausse du prix des transports en commun. L’Union nationale des étudiants, pro-gouvernementale, a réussi à coopter une mobilisation spontanée et autonome qu’elle n’a jamais pu diriger. Un an plus tard, en 2004, les étudiants de Florianópolis [État de Santa Catarina] inspirés par les événements de Bahia, ont organisé la ‟Revolta da Catracas” (révolte des tourniquets) qui a pu compter avec le soutien des associations d’habitants, d’enseignants et de travailleurs.
Au cours du Forum social mondial de 2005 à Porto Alegre, s’est tenue une grande assemblée plénière où a été formalisé le Movimento Passe Livre qui aujourd’hui est présent dans toutes les grandes villes. Les principes d’organisation adoptés rejettent le style hiérarchique et bureaucratique des associations étudiantes officielles et son caractère est indépendant, horizontal, autonome, fédéral, avec prise de décisions par consensus et non-partidaire, ce qui, précisent-ils, n’est pas synonyme d’anti-partidaire.
Dans sa déclaration de principes, le MPL souligne que le mouvement « n’est pas une fin en soi mais un moyen pour construire une autre société » (
www.mpl.org.br) et que dans leur lutte pour le « passage libre étudiant », ils font remarquer que leur perspective est « l’expropriation des transports publics, en le retirant du secteur privé, sans indemnisation, en le plaçant sous le contrôle des travailleurs et de la population. » La police a également exprimé sa surprise, en plus d’être contrariée par ce type de mouvement. Un rapport des services secrets de la Police Militaire, commenté par les médias, fait remarquer que « l’absence de leaders est considéré comme le pire cauchemar pour la police parce qu’elle ne trouve pas d’objectifs clairs » (Folha de São Paulo, 16 juin 2013).
Le sociologue Rudá Ricci, proche du mouvement syndical, estime que les militants et les politiques qui ont encore les pieds dans le XXe siècle « doivent être importunés par l’absence d’unité, de commandement, d’avant-garde » (
http://rudaricci.blogspot.com). Il soutient qu’un petit mouvement créé en 2005 a gagné une telle projection à cause du « blocage des canaux de participation des entités classiques de la représentation » et de « l’incapacité des dirigeants sociaux historiques de lire la vie quotidienne de la population du fait de leur enfermement dans des institutions verrouillées ». Le politologue Jorge Almeida, de l’université fédérale de Bahia, affirme que sous le gouvernement Lula deux événements importants se sont déroulés : les mouvements se sont démobilisés en soutenant un gouvernement qui, d’un autre côté, « a représenté le renforcement de l’hégémonie du grand capital au Brésil » (Valor, 19 juin 2013).
L’augmentation du pouvoir d’achat de la population et le fait que les grandes entreprises en viennent à défendre l’ordre social, « a fait que l’hégémonie bourgeoise soient devenue plus stable. » Cependant, « comme les inégalités continuent, d’autres organisations ont dû être construites », capables de combler le vide laissé par les mouvements historiques. La Coupe a été l’étincelle qui a allumé le feu. « La Coupe du Monde apparaît comme une véritable intervention de la FIFA dans les grands centres urbains. Elle a restreint la liberté d’expression, le commerce, dans un rayon de deux kilomètres des stades, il ne peut y avoir de manifestations ».
Les prix montent en flèche en raison de méga-événements touchant particulièrement les classes les plus pauvres qui subissent une inflation de 11 à 12%. Enfin, dit Almeida, alors que les puissants pensaient qu’ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient, la répression les a placé devant « une réponse de la dignité sociale ».
Pourquoi la Coupe du monde provoque l’indignationRaúl Zibechi
Le 20 juin 2013 – MediosAlt
Au Brésil, se sont formés douze Comités Populaires dans chacune des villes qui accueilleront le Mondial afin de résister aux expulsions et dénoncer la portée de ces évènements que révèle Zibechi dans cette recherche.
Bien que cela semble difficile à croire, le football est une affaire des élites : aussi bien pour ceux qui tirent profit de ce sport, que pour ceux qui peuvent accéder aux stades. Les Coupes du monde accélère le processus en transformant les stades en de grandes plates-formes pour les affaires et en refusant l’accès aux majorités. Un demi-siècle de l’histoire du mythique Maracanã en est la confirmation la plus récente.
Environ 203.000 personnes ont assisté à la finale de 1950 au Maracanã, ce qui représentait 8,5% de la population de Rio de Janeiro. Les entrées dans les emplacements dits ‟généraux” et ‟populaires”, d’où les secteurs populaires assistaient au match, représentaient 80% de l’auditoire total. Une partie importante des spectateurs regardait le match debout dans un stade qui avait une capacité de 199 000 personnes.
Aujourd’hui, le Maracanã est une « enceinte multi-usage » qui accueille des événements sportifs, des concerts et des spectacles de toutes sortes. Sur les gradins ont été construits des cabines offrant une vue sur l’ensemble du terrain, avec des vitres qui séparent les VIPs du reste des spectateurs. Elles sont équipées de bars, de la télévision et de l’air conditionné et sont généralement louées par des entreprises qui invitent leurs associés ou partenaires et des officiels. Ils ont le privilège de pouvoir arriver directement en voiture par une rampe sans avoir à supporter le moindre contact avec la « foule ».
Les stades ont commencé à changer dans les années 1990 avec le prétexte de la sécurité et du confort, dans le cadre d’une campagne globale à laquelle a non seulement participé la FIFA mais aussi des clubs, stimulés par leurs sponsors privés. Vers la fin de la décennie, le prix des billets à travers le monde, a augmenté bien au-dessus de l’inflation, ce qui rend l’accès de plus en plus difficile aux familles de travailleurs.
Le Maracanã a réduit sa capacité après une rénovation réalisée en 1999 pour la Coupe du Monde des Clubs de 2000, à seulement 103.022 personnes parce que des sièges individuels ont été installés sur l’anneau supérieur. Entre avril 2005 et janvier 2006, il a été fermé pour travaux afin d’accueillir les Jeux panaméricains de 2007. A cette occasion ont été supprimés les zones ‟générales” où le public suivait la rencontre debout et des sièges ont été installés, abaissant la capacité à seulement 82.238 personnes, mais avec des sièges inclinables.
Actuellement le Maracanã subit une nouvelle rénovation pour la finale de la Coupe du monde de 2014 et les Jeux Olympiques de 2016.
Depuis la mi-2010, il est fermé pour des transformations qui suivront le ‟modèle fifa” qui exige que tous les emplacements soient couverts, ce qui oblige à modifier l’ensemble du toit. En réalité, le stade a été implosé et seule la façade extérieure a été conservée car elle est considérée comme patrimoine historique national. La reconstruction coûtera un milliard de reais, un minimum de 600 millions de dollars, le stade sera mis en concession au secteur privé, aura encore moins d’emplacements qui deviendront de plus en plus chers.
Plus qu’un simple stade de football, il deviendra un théâtre avec des sièges numérotés où l’on ne peut plus suivre le match debout. Ainsi ont été abolies les espaces de créations collective des clubs de supporters, tapageurs et désordonnés, et à leur place il ne subsistera que la possibilité de chorégraphies préformatées comme les ‟olas” et le déploiement sage et ordonné de mini drapeaux individuels.
Après avoir été le maior do mundo, le Maracanã en est venu à occuper une modeste 14ème place, loin derrière les deux plus grands stades du monde : le Rungrado May Day de Pyongyang (Corée du Nord), d’une capacité de 150.000 spectateurs, et le Salt Lake Calcutta (Inde) avec 120 000 places. Mais surtout, il a cessé d’être un espace populaire pour devenir un support de business et de spectacles.
Nettoyage social
Le Comité populaire de Rio de Janeiro qui a été créé pendant les Jeux panaméricains de 2007, alors que population étaient expulsée de force pour les travaux de construction, a commencé à résister aux transferts. « Nous avons également commencé à percevoir que les expulsions ne sont pas le seul problème des grands événements. Nous avons remarqué d’autres facteurs tels que la corruption. Les travaux des Jeux Panaméricains ont été budgétés à 300 millions de reais, mais en ont coûté 3,5 milliards », soit environ deux milliards de dollars, explique Roberto Morales, conseiller du député Marcelo Freixo, du Parti du socialisme et de la liberté.
Rio est la ville brésilienne la plus touchée par les travaux, car elle sera l’hôte de la Coupe du Monde de 2014 et des Jeux Olympiques de 2016. Dans les douze villes qui accueilleront la Coupe du Monde, des comités populaires ont été créés qui se sont coordonnés et mobilisés sous le slogan « La Coupe et les Jeux olympiques dans le respect des droits humains ».
Le rapport ‟Méga événements et violations des droits humains‟, publié en avril dernier par le Comité populaire de Rio de Janeiro, fait remarquer que lors des cinq derniers championnats nationaux, la participation du public par match a baissé, même si l’on note une légère augmentation du public total, tandis que les recettes ont explosé. Entre 2007 et 2011, le nombre des spectateurs par match de la ligue a chuté de 17400 à 14900, le public total de l’ensemble de la ligue a augmenté de 5,6 à 6,5 millions pendant que les recettes ont augmenté de près de 50%, ce qui indique que le prix des entrées ne cesse d’augmenter.
Comme ailleurs dans le monde, le football du Brésil ne dépend plus de ce que paient les spectateurs. En 2010, ses clubs ont essentiellement couverts leurs budgets par l’exportation de joueurs, poste occupant 28% du budget, suivi par les matchs télévisés représentant 24% des recettes, et la publicité 12%. Les entrées ne couvrent que 11% des budgets.
Le rapport des Comités Populaires note que le Brésil a un déficit de cinq millions de logements. Les grands travaux du Mondial, des stades à l’agrandissement des aéroports et des autoroutes, coûteront un total d’environ 20 milliards de dollars pour un championnat qui dure moins d’un mois. Une somme colossale qui provient des impôts brésiliens et dont ne bénéficient que quelques méga-entreprises.
Les déplacés
Bien que le gouvernement ne donne aucune information sur les expulsions forcées que provoquent les travaux, on estime qu’ils affecteront environ 170.000 personnes. Les Comités Populaires ont détecté une sorte de modèle qui se répète dans chaque ville où auront lieu les expulsions : les victimes ne savent jamais rien de la part des pouvoirs publics mais sont informés par des rumeurs ou parce que des travaux commencent près de chez eux. « Le manque d’information et de notification préalable génère de l’instabilité et de la peur envers l’avenir », ce qui paralyse les familles et les met à la merci des pouvoirs ou des spéculateurs, signale le rapport.
La quasi-totalité des personnes touchées vivent dans des zones à faible revenu, en situation de précarité ou d’informalité.
Dans la région métropolitaine de Curitiba (Paraná), 1.173 immeubles seront touchés pour la construction du Corridor Métropolitain de 52 kilomètres de long, les accès ferroviaires et la reconstruction et l’élargissement de plusieurs avenues et autoroutes. Le seul agrandissement de l’aéroport et de sa zone de parking implique la démolition de 320 logements, sans qu’aucun de leurs résidents n’aient été informés des indemnisations qu’ils recevront ni où ils seront déplacés.
A Belo Horizonte, un gigantesque complexe immobilier est en construction, qui occupera 10.000 hectares d’espaces verts pour édifier 75.000 appartements. Il s’appellera Vila da Copa et servira initialement à accueillir les délégations, les touristes et les journalistes présents à la Coupe du Monde.
A Fortaleza, 15.000 familles seront touchées, dont près de 10 000 devront être réinstallées, mais n’ont pas encore été informées de là où elles vont vivre.
La plupart des personnes touchées seront déplacées par l’élargissement ou la construction de nouvelles autoroutes.
La Voie Express de Fortaleza traversera 22 quartiers afin de relier la zone hôtelière avec le centre-ville et le stade Castelão. Dans ce cas, les familles peuvent choisir entre une indemnisation, un appartement dans un ensemble d’immeubles ou l’échange contre un autre logement dans un quartier de la capitale. Bien que 70% des neuf mille familles touchées aient choisi un ensemble résidentiel, la pression sociale a ralenti l’ensemble du processus jusqu’à ce que se présente un projet alternatif dans de meilleures conditions.
Des centaines de maisons à la périphérie de Fortaleza ont été marqués à l’encre verte pour être démolies cette année, mais les habitants n’ont aucune communication officielle les informant quand aura lieu la démolition.
Les Comités Populaires de la Coupe affirment que dans 21 quartiers misérables et favelas de sept villes qui accueilleront le Mondial, l’État applique des « stratégies de guerre et de persécution, comme le marquage des maisons avec de l’encre sans explication, l’invasion des domiciles sans mandat judiciaire, l’appropriation illégale et la destruction de bâtiments », ainsi que les menaces, la coupure des services et autres actes d’intimidation.
Les travaux pour le Mondial facilitent une sorte de ‟nettoyage social” impulsé par la spéculation et le déplacement de familles qui habitent sur des terrains depuis quatre cinq décennies, comme à São Paulo avec la construction du Parque Linéal Várzeas do Tietê [Parc linéaire de la plaine du Tietê], une plaine inondable de laquelle quatre mille familles ont été délogées et six mille autres seront expulsées.
État d’exception
Le Parlement a été contraint d’approuver la Loi Générale de la Coupe qui établit les normes juridiques relatives à la conduite de la Coupe des Confédérations en juin 2013 et du Mondial de l’année suivante. Le projet a été présenté par l’exécutif sur la base des critères établis par la fédération, mais plusieurs députés ont estimé qu’elle contredit la législation brésilienne. Par exemple, au Brésil, la vente d’alcool dans les stades est interdite, mais la FIFA exige qu’il y ait une totale liberté, ce qui peut générer des situations de violence, selon de nombreux députés.
Un autre point de désaccord tourne autour des droits acquis par les étudiants, les retraités, les bénéficiaires de la Bolsa Familia et les malades, qui paient la moitié du prix d’entrée, ce que la FIFA refuse aussi. La loi appelé Loi Pelé, qui profite aux syndicats des athlètes professionnels, avec 5% des recettes provenant de droits de diffusion audiovisuels d’événements sportifs, sera également suspendue pour la Coupe du Monde.
La fédération exige également que le pays hôte délivre des visas et des permis de travail à tous les membres des délégations, des invités, des officiels des confédérations, des journalistes et des visiteurs des autres pays qui ont acheté des billets. Ces permis spéciaux n’arriveront à échéance que le 31 décembre 2014, soit six mois après la fin de la Coupe du Monde. En somme, une grande partie de la législation nationale est suspendue pour répondre aux exigences de la FIFA.
Le rapport de la Coordination des Comités Populaires de la Coupe ajoute à la liste des griefs, la violation des droits des travailleurs informels (près des deux tiers des Brésiliens). En effet, l’article 11 de la Loi de la Coupe interdit la vente de tout type de marchandises dans « les lieux officiels de compétition, dans leurs environs et voies d’accès principales », sans l’autorisation expresse de la fédération. La définition et les limites des ‟zones exclusives” au commerce des produits de la FIFA doivent être délimitées par les municipalités « compte tenu des exigences de la FIFA ou de tiers indiqués par elle », d’où seront expressément exclus les vendeurs ambulants dans un rayon de deux kilomètres autour des stades.
L’article 23 punit même les bars qui voudraient transmettre les matches de la Coupe du monde sans autorisation et si en plus ils font la promotion de certaines marques non autorisées. La Confédération Nationale du Commerce et d’autres associations professionnelles de commerçants ont exprimé leur opposition à la Loi de la Coupe. Le plus grave est peut-être que le projet de loi prévoit, à travers l’article 37, que « des tribunaux spéciaux pourront être créés pour les procédures de mises en accusation et les procès des affaires liées aux évènements ».
Le pouvoir accumulé par les fédérations sportives au cours des dernières décennies est en mesure de s’imposer à des millions de citoyens dans le monde entier, qui sont réellement ceux qui les soutiennent, et aux puissants États de tous les continents, sans provoquer de débats publics dans lesquels la trame des intérêts pourrait transparaitre.
L’automne du progressismeRaúl Zibechi
Le 1er juillet 2013 - La Jornada
Les gens veulent des solutions et après une décennie on ne peut continuer à dire qu’il n’y a pas de ressources. Ceux qui croient que c’est une éruption printanière, ont tort. C’est le début de quelque chose de nouveau.
La président Dilma Rousseff a pris l’initiative politique en appelant le lundi 25 juin, devant les 27 gouverneurs et les 26 maires des capitales des États, à cinq pactes en faveur du Brésil : responsabilité fiscale, réforme politique, santé, transports publics et éducation. Elle a proposé un référendum populaire autorisant la convocation d’une assemblée constituante chargée de piloter la réforme politique, qui est le point le plus polémique et le plus combattu par les institutions. Bien que le lendemain, elle ait dû faire machine arrière à propos de la constituante, elle a maintenu l’initiative, puisqu’il est possible de canaliser les réformes par la voie parlementaire.
Le temps dira si les réformes se concrétiseront et, surtout, si elles parviendront à répondre aux attentes de la population, irritée en particulier par la corruption et les inégalités, vieux problèmes brésiliens qui n’ont pas diminué au cours de la décennie dirigée par le Parti des Travailleurs. À l’heure actuelle, deux choses paraissent évidentes : les institutions continuent à être sur la défensive, malgré les initiatives de la présidente, et la rue reste toujours le lieu choisi par de nombreux jeunes pour se faire entendre.
Effrayé par la persistance des manifestations, le Congrès a mis en veilleuse le projet d’amendement constitutionnel n° 37 (par 430 voix contre neuf), qui promouvait une réforme constitutionnelle visant à retirer au procureur général la possibilité de réaliser des enquêtes criminelles, que seule la police pourrait faire, dans un pays où seulement 11% des crimes de droit commun et 8% des homicides sont résolus. Le projet d’amendement constitutionnel 37 a soulevé une tempête de protestations sous le slogan « le Brésil contre l’impunité ».
Le même jour, la Chambre a adopté un projet de loi qui attribue 75% des redevances pétrolières à l’éducation et 25% à la santé. Jusque-là, on avait enregistré les lourdes batailles entre les différents États pour se répartir les bénéfices de l’une des sources les plus prometteuses de revenus pour l’État, mais la rue a réussi à les convaincre.
Les manifestations continuent et continueront pendant un certain temps. Mais on commence à remarquer des changements et des différenciations. A São Paulo, le Movimento Passe Livre (MPL) a décidé de marcher dans les périphéries urbaines, tandis que des groupes comme Mudança Já (« des changements maintenant »), qui n’acceptent pas les partis et ne parlent que de la corruption, ont tendance à se concentrer dans le centre – enclave des classes moyennes – comme l’analyse le sociologue Rudá Ricci.
La rue brésilienne envoie un profond message, pas seulement au gouvernement de Dilma Rousseff, mais à l’ensemble des gouvernements progressistes de la région : la passivité est arrivée à son terme. Après une décennie d’excellents prix internationaux pour les exportations et d’un boom économique évident – qui semble toucher à sa fin – peu de choses ont changé. En particulier, il n’y a eu aucun changement structurel.
Même un conservateur comme l’ancien ministre des Finances du régime militaire, Antonio Delfim Netto, en commentant une enquête internationale du Pew Researh Center note que le principal problème est qu’une économie de marché contrôlée par la finance est porteuse de graves problèmes d’inégalités (Valor, 18 juin 2013).
La majorité des personnes interrogées dans 39 pays à travers le monde estiment que le fonctionnement du système profite aux plus riches. Cela indique que la population a parfaitement conscience de ce qui se passe, et nous pouvons en conclure que si elle ne s’est pas soulevée avant c’est parce qu’elle n’a pas trouvé le bon moment.
Une étude de la centrale syndicale uruguayenne PIT-CNT révèle que la masse salariale par rapport au PIB en 2010 était inférieure à celle de 1998, quand la droite gouvernait et que régnait le néolibéralisme le plus effréné. Les données parlent d’elles-mêmes : en 1998, les salaires des travailleurs représentaient 27,2% du PIB. En 2010, après huit ans de gouvernement du Frente Amplio [coalition de gauche] et d’une croissance soutenue de l’économie, ils perçoivent 23,5% du produit. Cela indique une augmentation de la portion appropriée par les détenteurs du capital (Institut Cuesta-Duarte, décembre 2011).
30% des travailleurs uruguayens gagnent un peu plus que le salaire minimum, et la moitié de ceux qui travaillent gagnent moins de deux salaires minimums. La situation n’est pas très différente au Brésil et en Argentine. Il est certain qu’une partie de la population est sortie de l’extrême pauvreté, davantage grâce au cycle de la croissance économique que par le fait des politiques sociales qui, toujours, ne font que recouvrir les problèmes mais ne résolvent pas la situation de fond des majorités.
Cette moitié de la population qui n’a plus faim, mais qui ne peut pas vivre non plus dans la dignité, est lasse et commence à perdre patience. Jusqu’à présent, les gouvernements progressistes ont joué avec deux cartes en leur faveur : la situation des travailleurs pauvres a connu une amélioration relative, et un triomphe de la droite pourraient impliquer des reculs sociaux. Mais le fantôme de la droite a cessé d’opérer dans l’imaginaire collectif. Parce que c’est un peu plus qu’un fantôme.
Si dans l’un des pays ci-dessus mentionnés la droite devait l’emporter, ceux qui perdraient le plus seraient les milliers de militants et de professionnels de la gauche qui occupent des postes de confiance dans les ministères, les municipalités, les entreprises d’État et les gouvernements centraux. L’impression est que la plupart des gens, comme ceux qui protestent ces jours-ci dans les rues brésiliennes mais aussi en Uruguay, ne sont pas disposés à continuer de se laisser abuser par le chantage du fantôme de la droite. Un bon exemple est le cas du Chili, où la population a intensifié ses protestations contre le gouvernement de droite de Sebastián Piñera, mais ne montre aucun enthousiasme pour le retour probable de Michelle Bachelet lors de l’élection présidentielle de novembre de cette année.
Les gens veulent des solutions et après une décennie on ne peut pas continuer de dire qu’il n’y a pas de ressources. Ceux qui croient que c’est là une éruption printanière ont tort. C’est le début de quelque chose de nouveau. Le débat de savoir si la crise politique qui s’est installé au Brésil, et qui s’approfondit en Argentine, profitera aux partis de droite ou à ceux de gauche, est de peu d’importance.
Aujourd’hui, le réel est dans la rue, et c’est là que se joue l’avenir.
La fin du consensus lulisteRaúl Zibechi
Le 7 juillet 2013 – Gara
Le journaliste uruguayen analyse les causes des manifestations de ces dernières semaines au Brésil. Avant le recul des mouvements revendicatifs, en particulier à partir des gouvernements de Lula et du fait de leurs politiques sociales, ont surgi une grande quantité d’organisations urbaines à l’initiative de jeunes qui ont commencé leur activisme sous ces gouvernements et qui « ne se sentent pas liés à leur histoire » et subissent les réformes urbaines sous forme de privatisations. Selon Zibechi, l’année prochaine sera décisive, et le PT au pouvoir et les élites politiques vont devoir prendre en compte les demandes de la rue.
Au Brésil, les vannes de la protestation sociale se sont ouvertes avec une telle ampleur qu’elles ne pourront pas être refermées à court terme. Le mois de juin passera à l’histoire comme la période des plus vastes manifestations de l’histoire du pays, avec des journées qui ont enregistré deux millions de manifestants dans un processus qui a commencé le 6 juin et qui est loin d’être terminé. La massivité des protestations s’est effilochée et ses modalités ont muté en une multitude d’actions moyennes et petites dans les endroits les plus divers, mais plus dans le centre des grandes villes.
Beaucoup se demandent pourquoi, si la situation était si mauvaise, les protestations n’ont pas surgi plus tôt. La réponse est que les deux gouvernements de Luiz Inacio Lula da Silva (2003-2010) ont articulé de grandes politiques sociales avec la neutralisation des principaux mouvements du pays, dans un contexte marqué par un certain essor économique assis sur les bons prix des commodities [produits de base pour l’exportation]. Deux données à considérer : le programme Bolsa Familia a touché 50 millions de Brésiliens, soit 25% de la population totale, améliorant les revenus des couches les plus souterraines de la population[*]. La seconde est que le salaire minimum a été multiplié par trois en dix ans (de 240 reais en 2003 à près de 700 en 2013, environ 250 euros). Par conséquent, entre 30 et 40 millions sont sorti de la pauvreté et sont entrés dans le marché de la consommation.
Le plus significatif, cependant, est ce qui s’est passé du côté des luttes sociales. Le Brésil a connu, à la fin de la dictature, la plus grande quantité de grèves au monde : 4000 en 1989. A partir de là, le mouvement syndical a décliné, avec une moyenne de 500 grèves par an dans les années 1990 et entre 300 et 400 sous le gouvernement Lula. Plus important encore est l’institutionnalisation des centrales syndicales, avec des traits inconnus en Europe. Un bon exemple sont les actes du 1er mai, où les deux principales centrales (la CUT et Força Sindical, toutes deux alliées du gouvernement) ne réalisent pas des manifestations avec un contenu idéologique mais organisent des fêtes, financées par les entreprises, qui exaltent le consumérisme.
Les événements du 1er mai 2011 à São Paulo ont été le paradigme de cette culture syndicale qui réserve des zones VIP dans leurs actes aux « personnalités ». Les deux fêtes ont coûté plus de deux millions d’euros. La compagnie d’État Petrobras a contribué avec 250 000 euros, tandis que Banco do Brasil et d’autres sociétés d’État ont fourni environ 70.000 euros chacune. Les entreprises privées étaient également représentés : les banques Itaú et Bradesco, les multinationales Brahma, Carrefour et BMG, les grands magasins Casas Bahia et Pão de Açúcar, ont apporté entre 50 et 80.000 euros chacun. Entre les deux fêtes, 20 voitures ont été gagnées par tirage au sort.
Le Mouvement des Sans Terre (MST) a également subi un recul majeur du point de vue de la quantité de ses luttes, bien qu’il ait maintenu pour l’essentiel ses principes en faveur de la réforme agraire et contre le modèle développementiste. Au cours de la décennie du gouvernement du Parti des Travailleurs (PT), les conflits pour la terre n’ont pas diminué, mais le premier échelon de l’organisation, les campements [occupations], ont connu un net reflux. De 285 en 2003, année de l’arrivée de Lula au gouvernement, le nombre de campements est tombé à un minimum de 13 en 2012. Les conflits s’accroissent de fait de l’offensive permanente de l’agrobusiness, mais la capacité de résistance (qui se matérialise dans les campements) diminue de façon constante.
Devant ce panorama d’institutionnalisation et de reculs, sont nées de nombreuses organisations urbaines : radios libres, Indymedia, qui fonctionne comme Centre de Médias Indépendant (CMI), le mouvement des travailleurs sans emploi, le mouvement des sans-toit et les plus connus de ces dernières semaines : le Movimento Passe Livre et les Comités Populaires de la Coupe. Il s’agit d’une nouvelle génération de militants qui a commencé son activisme sous les gouvernements du PT, ne se sentent pas liés à son histoire et, au contraire, subissent les réformes urbaines sous la forme de privatisations mené par ses gouvernements.
La MPL (qui signifie textuellement Mouvement pour le billet gratuit) est né dans le Forum social mondial de Porto Alegre en 2005, après s’être réapproprié deux expériences notables : la « révolte des autobus » (Revolta do Buzu) de 2003 à Salvador (Bahia), qui a mobilisé 40.000 personnes contre la hausse des tarifs et la « révolte des tourniquets » (Revolta das Catracas) à Florianópolis en 2004. Ce sont de petits groupes de quelques dizaines de militants qui opèrent dans de nombreuses grandes villes, ils étudient et font connaître la réalité du transport urbain, portent plainte et pratiquent l’action directe avec laquelle ils font pression sur les autorités.
Les Comités Populaires de la Coupe sont nés vers 2008 dans les douze villes qui accueilleront la Coupe du Monde de 2014 et se coordonnent au niveau national. Dans leurs rapports, ils estiment que quelque 170.000 personnes seront délogées pour agrandir des aéroports, des stades de football et des autoroutes. Ils affirment que, dans 21 quartiers misérables et favelas de sept villes qui accueilleront la Coupe du Monde, l’État applique des stratégies de guerre et de persécution, l’invasion des domiciles sans mandat judiciaire, l’appropriation illégale et la destruction de bâtiments, ainsi que des menaces, la coupure des services pour forcer les populations à abandonner leurs quartiers.
Les grands travaux pour le Mondial facilitent une sorte de ‟nettoyage social” impulsé par la spéculation et le déplacement de familles qui habitent sur des terrains depuis quatre cinq décennies,
Selon l’expérience laissée par des méga-événements sportifs antérieurs, pas seulement dans les pays émergents mais aussi dans le monde développé, le coût de la vie se renchérit, la spéculation immobilière explose, parce que les travaux d’infrastructure déplacent certaines populations, attirent ceux qui peuvent payer des logements plus chers tandis que les plus pauvres sont transférés à la périphérie, ce qui désarticule leurs stratégies de survie.
Paíque Duques Lima, militant du MPL, anthropologue de 27 ans, né dans une favela dans l’une des villes satellites de Brasilia, m’expliquait ces jours-ci qu’autant le MPL que les Comités de la Coupe ont commencé à faire un gros travail dans les périphéries urbaines dès 2008, où ils se sont liés à la culture de la jeunesse noire et précarisée, qui a fait du hip-hop le mode d’affirmation de leur identité. Dans les périphéries ces deux cultures se sont mélangées : celle des jeunes militants d’organisations qui pratiquent l’horizontalité et l’autonomie et celles des jeunes noirs criminalisés par la répression. « Les deux cultures se sont rapprochées avec la croissance des villes et de la spéculation immobilière qui a renforcé la ségrégation urbaine, car les deux secteurs ont des problèmes communs comme les transports » signale Paíque.
Cette jeunesse que les médias s’efforcent de qualifier de « classe moyenne » a fait éclater le « consensus luliste » en à peine trois semaines, obligeant le gouvernement de Dilma Rousseff à reconnaître, tardivement, la justesse des protestations. Une enquête a révélé que, à São Paulo, plus d’un million de personnes se rendent à leur travail à pied pendant plus de trois heures parce qu’ils ne peuvent pas se payer le transport ou parce que cela leur prendrait plus de temps que de marcher.
2014 sera une année décisive. La Coupe du monde va se dérouler et il y aura des protestations. Des élections auront lieu et Dilma peut ne pas être réélue, bien qu’elle se situe en tête des sondages. Sans paix sociale, le PT et les élites politiques vont devoir satisfaire au minimum une partie des exigences de la rue : la fin de la corruption et une amélioration substantielle dans les transports, la santé et l’éducation.
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NdT
[*] Le programme social Bolsa Familia [Panier familial] est une aide conditionnelle, versée aux familles contre la scolarisation et la vaccination des enfants. Le montant mensuel est de 22 reais [7,50 euros] par enfant, dans une limite de 3. Elle est versée aux familles ayant des revenus mensuels inférieurs à 140 reais [47 euros] par tête. En mai 2012, elle était distribuée à environ 13,4 millions de familles (26% de la population). Mais, selon diverses enquêtes, près de 4 millions de familles qui remplissent pourtant les conditions requises, en sont exclues. Le taux de demandes insatisfaites atteint 80% dans certaines favelas. Ce programme représente environ 4% des aides publiques sociales de l’État et 0,46% du PIB.
La lente construction d’une nouvelle culture politique au Brésil