La Tribune (Alger) - 31 mai 2010
http://www.latribune-online.com/supleme ... 34870.htmlLe Nil - coopération improbable et guerre impossiblepar Louisa Aït Hamadouche
Situé dans l'une des plus fortes zones de tensions de la planète, le bassin du Nil est partagé par 10 pays (Burundi, République démocratique du Congo, Egypte, Erythrée, Ethiopie, Kenya, Rwanda, Soudan, Tanzanie et Ouganda). C'est l'une des régions au monde où les tensions sont les plus fortes, mais aussi l'une des plus porteuses d'espoir de coopération multilatérale.
Long de près de 6 700 km, le Nil est issu de la rencontre du Nil Blanc, qui prend sa source au lac Victoria, et du Nil Bleu, dont l'origine est le lac Tana, en Ethiopie. Les deux fleuves se rejoignent à Khartoum, puis le Nil traverse toute l'Egypte pour se jeter dans la Méditerranée.
Etant donné sa superficie de trois millions de kilomètres carrés, le bassin couvre environ 10% du continent africain. Près de 160 millions de personnes dépendent du Nil, qui représente leur moyen de subsistance, et environ 300 millions de personnes vivent dans les 10 pays qui partagent ce bassin. Au cours des 25 années à venir, la population doublera, ce qui augmentera la demande en eau, déjà exacerbée par la croissance de l'industrie et de l'agriculture. A l'exception du Kenya et de l'Égypte, tous les pays du bassin comptent parmi les 50 pays les plus pauvres du monde, ce qui rend leur population encore plus vulnérable face à la famine et la maladie.
La situation actuelle
L'Egypte et le Soudan ont mis la main sur cette immense ressource il y a longtemps. Ainsi le traité actuel de partage des eaux, élaboré en 1929 par le colonisateur britannique, puis amendé 30 ans plus tard, attribue-t-il des quotas très favorables à l'Egypte (55,5 milliards de m3) et au Soudan (18,5 mds), soit au total 87% du débit du fleuve. Il octroie en outre au Caire un droit de veto sur tous les travaux susceptibles d'affecter le volume du fleuve, qui fournit à l'Egypte 90% de ses besoins en eau. Les traités de 1929 et de 1959 sont remis en question par les pays comme l'Ethiopie, la Tanzanie, l'Ouganda ou le Kenya, au motif qu'ils n'en sont pas signataires. L'Éthiopie, 85 millions d'habitants, abrite la source du Nil Bleu (85% du débit) dans le lac Tana, et l'Ouganda, 31 millions d'âmes, celle du Nil Blanc dans le lac Victoria. Ces deux pays cherchent à se développer. L'Éthiopie a décidé de devenir le principal exportateur d'électricité en Afrique de l'Est. L'Initiative du bassin du Nil (IBN), jusqu'ici compétente, gère 22 projets de canaux ou de barrages.
Depuis 1999, les Etats riverains tentent d'améliorer la gestion et la répartition de ses eaux. A cette époque, ils lançaient l'Initiative du bassin du Nil (NIB) qui visait à améliorer l'utilisation et la gestion commune des eaux du Nil. Début, selon la Banque, d'une intégration régionale. Reste que cette initiative n'a pas empêché le maintien d'un rapport de force régional favorable à l'Egypte ni la poursuite de la guerre au Darfour, dans l'est du Soudan, avec les risques d'extension régionale.
En 2010, les tensions sont ravivées autour du fleuve de façon palpable.
En effet, l'Ouganda, l'Éthiopie, le Rwanda et la Tanzanie ont décidé de mettre sur pied une commission chargée de gérer les projets d'irrigation, les canaux ou barrages, sur la totalité des 6 700 km du Nil et, donc, de se partager les eaux de ce fleuve. L'Egypte et le Soudan, qui estiment avoir des «droits historiques» sur le Nil, sont les principaux bénéficiaires du dernier traité de partage des eaux datant de 1959, ils ont boycotté la cérémonie et en ont rejeté les conclusions.
L'Egypte : l'aval dominant
Le nouveau texte ne mentionne aucun chiffre, en volume ou mètres cubes, sur le futur partage des eaux, mais il «annule» les traités de 1929 et de 1959. Il autorise les pays du bassin à utiliser toute l'eau qu'ils jugent nécessaire, dans la mesure où ils ne portent pas préjudice aux autres pays de l'aval. Une Commission du bassin du Nil sera en charge de recevoir et d'approuver tous les projets (irrigation, barrages...) concernant le fleuve.
Elle sera basée à Addis-Abeba et comptera des représentants des neuf pays concernés.
Sans surprise, l'Egypte a rejeté l'accord signé en Ouganda entre les quatre pays riverains du Nil et a menacé de prendre les «mesures légales et diplomatiques nécessaires» pour défendre ses droits. Il faut dire que, pour l'Egypte, l'enjeu est vital. «Que le Nil baisse de quelques centimètres et c'est déjà le début de la fin pour le gouvernement égyptien», souligne Barah Mikaïl, de l'Institut des relations internationales et stratégiques (Iris). Le delta du Nil en Egypte est l'une des régions les plus importantes du monde qui regorgent d'énormes réserves de gaz naturel.
Un rapport publié le 18 mai par l'Association géologique américaine, indiquant que le delta du Nil égyptien (dans le nord du Caire) affirme que le Delta regorge des réserves non découvertes de gaz naturel estimées à environ 6,3 trillions de mètres cubes. De sources officielles, le gaz naturel peut être exploité en utilisant les technologies avancées, ce qui permettrait aussi d'exploiter les 7,6 milliards de barils de pétrole non exploités dans la même région. Face à cette nouvelle crise, Le Caire a lancé dans l'urgence une offensive diplomatique pour raffermir en premier lieu son alliance avec le Soudan, autre grand bénéficiaire du régime instauré en 1929/1959.
Ils ont tout deux rappelé leurs droits historiques et se sont déclarés prêts à prendre «toutes les mesures nécessaires» contre tout projet sur le fleuve, en particulier en matière d'irrigation.
Le rôle du Soudan est d'autant plus grand que la situation y est des plus complexes. Un référendum d'autodétermination du Sud est prévu pour janvier 2011. Or l'Éthiopie et l'Ouganda figurent parmi les alliés historiques de l'ancienne guérilla du Sud, futur gouvernement de l'éventuel nouvel État. Cela risque de remettre an cause le chantier du canal de Jonglei, situé au Sud-Soudan et toujours en panne malgré la fin de la guerre civile Nord-Sud en 2005. L'Égypte compte sur ce projet, qui devrait améliorer le débit du Nil Blanc.
L'Italie a été appelée à la rescousse d'autant que des entreprises italiennes prennent part à des travaux en amont, en particulier en Ethiopie. Le Premier ministre italien Silvio Berlusconi a promis d'«entreprendre une action diplomatique envers certains pays, en commençant par l'Ethiopie, avec laquelle il y a encore des problèmes ouverts».
L'action militaire : un bluff ?
Des chercheurs de l'université d'État de l'Oregon ont étudié les données sur les 50 dernières années et ont conclu que sur 1 831 événements et initiatives internationaux relatifs à l'eau, plus des deux tiers étaient de nature coopérative et que l'immense majorité des cas de conflits en sont restés au stade de l'affrontement verbal. Dans 37 cas seulement (principalement au Proche-Orient), les pays concernés ont engagé une forme quelconque d'action militaire (tirs, destruction d'infrastructures, etc.). L'Egypte fera-t-elle exception ?
Le Caire a déjà menacé l'Ethiopie d'une action militaire si Addis-Abeba prenait des actions unilatérales sur les eaux du Nil. En 1979, le président égyptien Anouar El Sadate déclarait : «Le seul mobile qui pourrait conduire l'Égypte à entrer de nouveau en guerre est l'eau.» En 1988, Boutros Boutros-Ghali, alors ministre égyptien des Affaires étrangères et devenu plus tard secrétaire général des Nations unies, prédisait que la prochaine guerre au Moyen-Orient serait à propos des eaux du Nil et non à propos de politiques. Ces déclarations alarmantes sont-elles pour autant réalistes ? Pour Patricia Kameri-Mbote, la réponse est non.