Rabelais: l'Abbaye de Thélème

Rabelais: l'Abbaye de Thélème

Messagede hocus le Lun 22 Nov 2010 21:27

source: http://sami.is.free.fr/Oeuvres/rabelais_gargantua.htm

(à lire de préférence, à mon avis, en étant bien humectéE de vin)

Surtout, le chapitre LVII

" Toute leur vie estoit employée non par loix, statuz ou reigles, mais selon leur vouloir et franc arbitre. Se levoient du lict quand bon leur sembloit, beuvoient, mangeoient, travailloient, dormoient quand le desir leur venoit; nul ne les esveilloit, nul ne les parforceoit ny à boyre, ny à manger, ny à faire chose aultre quelconques. Ainsi l'avoit estably Gargantua. En leur reigle n'estoit que ceste clause :

FAY CE QUE VOULDRAS,

"


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CHAPITRE LIII



Comment feust bastie et dotée l'abbaye des Thelemites.




Pour le bastiment et assortiment de l'abbaye, Gargantua feist livrer de content vingt et sept cent mille huyt cent trente et un moutons à la grand laine, et par chascun an, jusques à ce que le tout feust parfaict, assigna, sus là recepte de la Dive , seze cent soixante et neuf mille escuz au soleil, et autant à l'estoille poussiniere . Pour la fondation et entretenement d'icelle donna à perpetuité vingt troys cent soixante neuf mille cinq cens quatorze nobles à la rose de rente fonciere, indemnez, amortyz, et solvables par chascun an à la porte de l'abbaye, et de ce leurs passa belles lettres.


Le bastiment feut en figures exagone, en telle façon que à chascun angle estoit bastie une grosse tour ronde à la capacité de soixante pas en diametre, et estoient toutes pareilles en grosseur et protraict. La riviere de Loyre decoulloit sus l'aspect de septentrion. Au pied d'icelle estoit une des tours assise, nommée Artice, et tirant vers l'Orient, estoit une aultre nommée Calaer; l'aultre ensuivant Anatole; l'aultre après Mesembrine; l'aultre après Hesperie; la derniere Cryere. Entre chascune tour estoit espace de troys cent douze pas . Le tout basty à six estages, comprenent les caves soubz terre pour un. Le second estoit voulté à la forme d'une anse de panier; le reste estoit embrunché de guy [gypse] de Flandres à forme de culz de lampes, le dessus couvert d'ardoize fine, avec l'endousseure de plomb à figures de petitz manequins et animaulx bien assortiz et dorez, avec les goutieres que yssoient hors la muraille, entre les croyzées, pinctes en figure diagonale de or et azur, jusques en terre, où finissoient en grands eschenaulx qui tous conduisoient en la riviere par dessoubz le logis.



Ledict bastiment estoit cent foys plus magnificque que n'est Bonivet, ne Chambourg, ne Chantilly ; car en ycelluy estoient neuf mille troys cens trente et deux chambres, chascune guarnie de arriere chambre, cabinet, guarde robbe, chapelle, et yssue en une grande salle . Entre chascune tour, au mylieu dudict corps de logis, estoit une viz brizée dedans icelluy mesmes corps de laquelle les marches estoient part de porphyre, part de pierre Numidicque, part de marbre serpentin, longues de xxij : piedz; l'espesseur estoit de troys doigtz, l'assiete par nombre de douze entre chascun repous. En chascun repous estoient deux beaulx arceaux d'antique par lesquelz estoit repceu la clarté, et par iceulx on entroit en un cabinet faict à clere voys, de largeur de ladicte viz. Et montoit jusques au dessus la couverture, et là finoit en pavillon. Par icelle viz on entroit de chascun cousté en une grande salle, et des salles es chambres.



Depuis la tour Artice jusques à Cryere estoient les belles grandes librairies, en Grec, Latin, Hebrieu, Françoys, Tuscan et Hespaignol, disparties par les divers estaiges selon iceulx langaiges. Au mylieu estoit une merveilleuse viz, de laquelle l'entrée estoit par le dehors du logis en un arceau large de six toizes. Icelle estoit faicte en telle symmetrie et capacité que six hommes d'armes, la lance sus la cuisse, povoient de front ensemble monter jusques au dessus de tout le bastiment .



Depuis la tour Anatole jusques à Mesembrine estoient belles grandes galleries, toutes pinctes des antiques prouesses, histoires et descriptions de la terre. Au milieu estoit une pareille montée et porte comme avons dict du cousté de la rivière. Sus icelle porte estoit escript, en grosses lettres antiques, ce que s'ensuit :



CHAPITRE LIV



Inscription mise sur la grande porte de Theleme.








Cy n'entrez pas, hypocrites, bigotz,

Vieulx matagotz, marmiteux, borsouflez,

Torcoulx , badaux, plus que n'estoient les Gotz,

Ny Ostrogotz, precurseurs des magotz

Haires, cagotz, caffars empantouflez,

Gueux mitouflez, frapars escorniflez,

Befflez, enflez, fagoteurs de tabus;

Tirez ailleurs pour vendre vos abus.





Vos abus meschans

Rempliroient mes camps

De meschanceté;

Et par faulseté

Troubleroient mes chants

Vous abus meschans.



Cy n'entrez pas, maschefains practiciens,

Clers basauchiens mangeurs du populaire.

Officiaux, scribes et pharisiens,

Juges anciens, qui les bons parroiciens

Ainsi que chiens mettez au capulaire;

Vostre salaire est au patibulaire

Allez y braire, icy n'est faict exces

Dont en voz cours on deust mouvoir proces.



Proces et debatz

Peu font cy d'esbatz,

Où l'on vient s'esbatre.

A vous, pour debatre

Soient en pleins cabatz

Proces et debatz.



Cy n'entrez pas, vous, usuriers chichars,

Briffaulx , leschars, qui tousjours amassez,

Grippeminaulx, avalleurs de frimars,

Courbez, camars, qui en vos coquemars

De mille marcs jà n'auriez assez.

Poinct esgassez n'estes, quand cabassez

Et entassez, poiltrons à chiche face :

La maIe mort en ce pas vous deface.



Face non humaine

De telz gens, qu'on maine

Raire ailleurs : céans

Ne seroit séans;

Vuidez ce dommaine,

Face non humaine.



Cy n'entrez pas, vous rassotez mastins ,

Soirs ny matins, vieux chagrins, et jaloux;

Ny vous aussi, seditieux mutins,

Larves, lutins, de Dangier palatins ,

Grecs ou Latins, plus à craindre que loups;

Ny vous gualous, verollez jusqu'à l'ous;

Portez vos loups ailleurs paistre en bonheur,

Croustelevez , remplis de deshonneur.



Honneur, los, deduict,

Ceans est deduict

Par joyeux acords;

Tous sont sains au corps;

Par ce, bien leur dict

Honneur, los, deduict.



Cy entrez, vous, et bien soyez venus

Et parvenuz, tous nobles chevaliers !

Cy est le lieu où sont les revenuz

Bien advenuz; affin que entretenuz

Grands et menuz, tous soyez à milliers.

Mes familiers serez et peculiers :

Frisques, gualliers, joyeux, plaisans, mignons

En general tous gentilz compaignons.



Compaignons gentilz,

Serains et subtilz,

Hors de vilité,

De civilité

Cy sont les oustilz,

Compaignons gentilz.



Cy entrez, vous, qui le sainct Evangile

En sens agile annoncez, quoy qu'on gronde :

Ceans aurez un refuge et bastille

Contre l'hostile erreur, qui tant postille

Par son faulx stile empoizonner le monde:

Entrez, qu'on fonde ici la foy profonde,

Puis, qu'on confonde, et par voix et par rolle,

Les ennemys de la saincte parolle !



La parolle saincte

Jà ne soit extainte

En ce lieu très sainct;

Chascun en soit ceinct;

Chascune ayt enceincte

La parolle saincte



Cy entrez, vous, dames de hault paraige !

En franc couraige entrez y en bon heur,

Fleurs de beaulté, à celeste visaige,

A droit corsaige, à maintien prude et saige.

En ce passaige est le sejour d'honneur.

Le hault seigneur, qui du lieu fut donneur

Et guerdonneur, pour vous l'a ordonné,

Et pour frayer à tout prou or donné .



Or donné par don

Ordonne pardon

A cil qui le donne,

Et très bien guerdonne

Tout mortel preud'hom

Or donné par don .



CHAPITRE LV


Comme estoit le manoir des Thelemites








Au millieu de la basse court estoit une fontaine magnificque de bel alabastre; au dessus les troys Graces, avecques cornes d'abondance, et gettoient l'eau par les mamelles, bouche, aureilles, yeulx, et aultres ouvertures du corps.



Le dedans du logis sus ladicte basse court estoit sus gros pilliers de cassidoine et porphyre, à beaux ars d'antique, au dedans desquelz estoient belles gualeries, longues et amples, aornées de pinctures, de cornes de cerfs, licornes, rhinoceros, hippopotames, dens de elephans, et aultres choses spectables.



Le logis des dames comprenoit depuis la tour Artice jusques à la porte Mesembrine. Les hommes occupoient le reste. Devant ledict logis des dames, affin qu'elles eussent l'esbatement, entre les deux premieres tours, au dehors, estoient les lices, l'hippodrome, le theatre, et natatoires, avecques les bains mirificques à triple solier, bien garniz de tous assortemens, et foyzon d'eau de myre.



Jouxte la riviere estoit le beau jardin de plaisance; au millieu d'iceluy, le beau labirynte. Entre les deux aultres tours estoient les jeux de paulme et de grosse balle. Du cousté de la tour Cryere estoit le vergier, plein de tous arbres fructiers, tous ordonnées en ordre quincunce. Au bout estoit le grand parc, foizonnant en toute sauvagine.



Entre les tierces tours estoient les butes pour l'arquebuse, l'arc, et l'arbaleste; les offices hors la tour Hesperie, à simple estaige; l'escurye au dela des offices; la faulconnerie au davant d'icelles, gouvernée par asturciers bien expers en l'art, et estoit annuellement fournie par les Candiens, Venitiens et Sarmates, de toutes sortes d'oiseaux paragons, aigles, gerfaulx, autours, sacres, laniers, faulcons, esparviers, esmerillons , et aultres, tant bien faictz et domesticquez que, partans du chasteau pour s'esbatre es champs, prenoient tout ce que rencontroient. La venerie estoit un peu plus loing, tyrant vers le parc.



Toutes les salles, chambres et cabinetz, estoient tapissez en diverses sortes, selon les saisons de l'année. Tout le pavé estoit couvert de drap verd. Les lictz estoient de broderie. En chascune arriere chambre estoit un miroir de christallin, enchassé en or fin, au tour garny de perles, et estoit de telle grandeur qu'il pouvoit veritablement representer toute la personne . A l'issue des salles du logis des dames, estoient les parfumeurs et testonneurs, par les mains desquelz passoient les hommes, quand ilz visitoient les dames. Iceulx fournissoient par chascun matin les chambres des dames d'eau rose, d'eau de naphe, et d'eau d'ange , et à chascune la precieuse cassollette, vaporante de toutes drogues aromatiques.



CHAPITRE LVI



Comment estoient vestuz les religieux et religieuses de Theleme.








Les dames, au commencement de la fondation, se habilloient à leur plaisir et arbitre. Depuis, feurent reforméez par leur franc vouloir en la façon que s'ensuyt .



Elles portoient chausses d'escarlatte, ou de migraine et passoient lesdictes chausses le genoul au dessus par troys doigtz justement, et ceste liziere estoit de quelque belles broderies et descoupeures. Les jartieres estoient de la couleur de leurs bracelletz, et comprenoient le genoul au dessus et dessoubz. Les souliers, escarpins et pantoufles de velours cramoysi rouge ou violet, deschiquettées À barbe d'escrevisse.



Au dessus de la chemise vestoient la belle vasquine de quelque beau camelot de soye. Sus icelle vestoient la verdugale de tafetas blanc, rouge, tanné, grys, etc., au dessus la cotte de tafetas d'argent faict à broderies de fin or et à l'agueille entortillé, ou, selon que bon leur sembloit, et correspondent à la disposition de l'air, de satin, damas, velour orangé, tanné, verd, cendré, bleu, jaune clair, rouge cramoysi, blanc, drap d'or, toille d'argent, de canetille, de brodure, selon les festes.



Les robbes, selon la saison, de toille d'or à frizure d'argent, de satin rouge couvert de canetille d'or, de tafetas blanc, bleu, noir, tanné, sarge de soye, camelot de soye, velours, drap d'argent, toille d'argent, or traict, velours ou satin porfilé d'or en diverses protraictures.



En esté, quelques jours, en lieu de robbes portoient belles marlottes , des parures susdictes, ou quelques bernes à la moresque, de velours violet à frizure d'or sus canetille d'argent, ou à cordelieres d'or, guarnies aux rencontres de petites perles Indicques . Et tousjours le beau panache, scelon les couleurs des manchons, et bien guarny de papillettes . En hyver, robbes de tafetas des couleurs comme dessus, fourrées de loups cerviers, genettes noires, martres de Calabre, zibelines, et aultres fourrures precieuses.



Les patenostres , anneauls, jazerans, carcans, estoient de fines pierreries, escarboucles, rubys balays, diamans, saphiz, esmeraudes, turquoyses, grenatz, agathes, berilles, perles, et unions d'excellence.



L'acoustrement de la teste estoit selon le temps . en hyver à la mode Françoyse; au printemps à l'Espagnole; en esté à la Tusque, exceptez les festes et dimanches, esquelz portoient accoustrement Françoys, parce qu'il est plus honorable et mieulx sent la pudicité matronale.



Les hommes estoient habilléz à leur mode. chausses, pour le bas, d'estamet ou serge drapée, d'escarlatte, de migraine, blanc ou noir; les hault de velours d'icelles couleurs, ou bien près approchantes, brodées et deschiquetées selon leur invention; le pourpoint de drap d'or, d'argent, de velours, satin, damas, tafetas, de mesmes couleurs, deschiquettés, broudez et acoustrez en paragon; les aguillettes, de soye de mesmes couleurs; les fers d'or bien esmaillez; les sayes et chamarres de drap d'or, toille d'or, drap d'argent, velours porfilé à plaisir; les robbes autant precieuses comme des dames; les ceinctures de soye, des couleurs du pourpoint; chascun la belle espée au cousté, la poignée dorée, le fourreau de velours de la couleur des chausses, le bout d'or et de orfevrerie; le poignart de mesmes; le bonnet de velours noir, garny de force bagues et boutons d'or; la plume blanche par dessus, mignonnement partie à paillettes d'or, au bout desquelles pendoient en papillettes beaulx rubiz, esmeraudes, etc.



Mais telle sympathie estoit entre les hommes et les femmes que par chascun jour ils estoient vestuz de semblable parure, et pour à ce ne faillir, estoient certains gentilz hommes ordonnez pour dire es hommes, par chascun matin, quelle livrée les dames vouloient en icelle journée porter, car le tout estoit faict selon l'arbitre des dames.



En ces vestemens tant propres et accoustremens tant riches ne pensez que eulx ny elles perdissent temps aulcun, car les maistres des garderobbes avoient toute la vesture tant preste par chascun matin, et les dames de chambre tant bien estoient aprinses que en un moment elles estoient prestes et habillez de pied en cap. Et, pour iceulx acoustremens avoir en meilleur oportunité, au tour du boys de Theleme estoit un grand corps de maison long de demye lieue, bien clair et assorty, en laquelle demouroient les orfevres, lapidaires, brodeurs, tailleurs, tireurs d'or, veloutiers, tapissiers, et aultelissiers, et là oeuvroient chascun de son mestier, et le tout pour les susdictz religieux et religieuses. Iceulx estoient fourniz de matiere et estoffe par les mains du seigneur Nausiclete , lequel par chascun an leurs rendoit sept navires des isles de Perlas et Canibales , chargées de lingotz d'or, de soye crue, de perles et pierreries. Si quelques unions tendoient à vetusté et changeoient de naïfve blancheur, icelles par leur art renouvelloient en les donnant à manger à quelques beaulx cocqs , comme on baille cure es faulcons.



CHAPITRE LVII



Comment estoient reiglez les Thelemites à leur maniere de vivre.








Toute leur vie estoit employée non par loix, statuz ou reigles, mais selon leur vouloir et franc arbitre. Se levoient du lict quand bon leur sembloit, beuvoient, mangeoient, travailloient, dormoient quand le desir leur venoit; nul ne les esveilloit, nul ne les parforceoit ny à boyre, ny à manger, ny à faire chose aultre quelconques. Ainsi l'avoit estably Gargantua. En leur reigle n'estoit que ceste clause :



FAY CE QUE VOULDRAS,


parce que gens liberes, bien nez , bien instruictz, conversans en compaignies honnestes, ont par nature un instinct et aguillon, qui tousjours les poulse à faictz vertueux et retire de vice, lequel ilz nommoient honneur. Iceulx, quand par vile subjection et contraincte sont deprimez et asserviz detournent la noble affection, par laquelle à vertuz franchement tendoient, à deposer et enfraindre ce joug de servitude; car nous entreprenons tousjours choses defendues et convoitons ce que nous est denié.



Par ceste liberté entrerent en louable emulation de faire tous ce que à un seul voyaient plaire. Si quelq'un ou quelcune disoit : « Beuvons, » tous buvoient; si disoit : « Jouons, » tous jouoient; si disoit : « Allons à l'esbat es champs, » tous y alloient. Si c'estoit pour voller ou chasser, les dames, montées sus belles hacquenées avecques leurs palefroy gourrier, sus le poing, mignonement enguantelé, portoient chascune ou un esparvier, ou un laneret, ou un esmerillon . Les hommes portoient les aultres oyseaulx.



Tant noblement estoient apprins qu'il n'estoit entre eulx celluy ne celle qui ne sceust lire, escripre, chanter, jouer d'instrumens harmonieux, parler de cinq et six langaiges, et en iceulx composer tant en carme, que en oraison solue. Jamais ne feurent veuz chevaliers tant preux, tant gualans, tant dextres à pied et à cheval, plus vers, mieulx remuans, mieulx manians tous bastons, que là estoient, jamais ne feurent veues dames tant propres, tant mignonnes, moins fascheuses, plus doctes à la main, à l'agueille, à tout acte muliebre honneste et libere, que là estoient.



Par ceste raison, quand le temps venu estoit que aulcun d'icelle abbaye, ou à la requeste de ses parens, ou pour aultres causes, voulust issir hors, avecques soy il emmenoit une des dames, celle laquelle l'auroit prins pour son devot, et estoient ensemble mariez; et, si bien avoient vescu à Theleme en devotion et amytié, encores mieulx la continuoient ilz en mariaige : d'autant se entreaymoient ilz à la fin de leurs jours comme le premier de leurs nopces.



Je ne veulx oublier vous descripre un enigme qui fut trouvé aux fondemens de l'abbaye en une grande lame de bronze. Tel estoit comme s'ensuyt :



CHAPITRE LVIII



Enigme en prophetie.







Pauvres humains qui bon heur attendez ,

Levez vos cueurs et mes dictz entendez.

S'il est permis de croyre fermement

Que par les corps qui sont au firmament

Humain esprit de soy puisse advenir

A prononcer les choses à venir,

Ou, si t'on peut par divine puissance

Du sort futur avoir la congnoissance,

Tant que l'on juge en asseuré discours

Des ans loingtains la destinée et cours,

Je fois sçavoir à qui le veult entendre

Que cest hyver prochain, sans plus attendre,

Voyre plus tost, en ce lieu où nous sommes

Il sortira une maniere d'hommes

Las du repoz et faschez du sejour,

Qui franchement iront, et de plein jour,

Subourner gens de toutes qualitez

A different et partialitez.

Et qui vouldra les croyre et escouter

(Quoy qu'il en doibve advenir et couster),

Ilz feront mettre en debatz apparentz

Amys entre eulx et les proches parents;

Le filz hardy ne craindra l'impropere

De se bender contre son propre pere;

Mesmes les grandz, de noble lieu sailliz,

De leurs subjectz se verront assailliz,

Et le debvoir d'honneur et reverence

Perdra pour lors tout ordre et difference,

Car ilz diront que chascun à son tour

Doibt aller hault et puis faire retour,

Et sur ce poinct aura tant de meslées,

Tant de discordz, venues et allées,

Que nulle histoyre, où sont les grands merveilles,

A faict recit d'esmotions pareilles.

Lors se verra maint homme de valeur,

Par l'esguillon de jeunesse et chaleur

Et croire trop ce fervent appetit,

Mourir en fleur et vivre bien petit.

Et ne pourra nul laisser cest ouvrage,

Si une fois il y met le couraige,

Qu'il n'ayt emply par noises et debatz

Le ciel de bruit et la terre de pas.

Alors auront non moindre authorité

Hommes sans foy que gens de verité;

Car tous suyvront la creance et estude

De l'ignorante et sotte multitude,

Dont le plus lourd sera receu pour juge.

O dommaigeable et penible deluge!

Deluge, dy je et à bonne raison,

Car ce travail ne perdra sa saison

Ny n'en sera délivrée la terre

Jusques à tant qu'il en sorte à grand erre

Soubdaines eaux, dont les plus attrempez

En combatant seront pris et trempez,

Et à bon droict, car leur cueur, adonné

A ce combat, n'aura point perdonné

Mesme aux troppeaux des innocentes bestes,

Que de leurs nerfz et boyaulx deshonnestes

Il ne soit faict, non aux Dieux sacrifice,

Mais aux mortelz ordinaire service.

Or maintenant je vous laisse penser

Comment le tout se pourra dispenser

Et quel repoz en noise si profonde

Aura le corps de la machine ronde !

Les plus heureux, qui plus d'elle tiendront,

Moins de la perdre et gaster s'abstiendront,

Et tascheront en plus d'une maniere

A l'asservir et rendre prisonniere

En tel endroict que la pauvre deffaicte

N'aura recours que à celluy qui l'a faicte;

Et, pour le pis de son triste accident,

Le clair soleil, ains que estre en Occident,

Lairra espandre obscurité sur elle

Plus que d'eclipse ou de nuict naturelle,

Dont en un coup perdra sa liberté

Et du hault ciel la faveur et clarté,

Ou pour le moins demeurera deserte.

Mais elle, avant ceste ruyne et perte,

Aura longtemps monstré sensiblement

Un violent et si grand tremblement,

Que lors Ethna ne feust tant agitée

Quand sur un filz de Titan fut jectée;

Et plus soubdain ne doibt estre estimé

Le mouvement que feit Inarimé

Quand Tiphoeus si fort se despita

Que dens la mer les montz precipita.

Ainsi sera en peu d'heure rengée

A triste estat, et si souvent changée,

Que mesme ceulx qui tenue l'auront

Aulx survenans occuper la lairront.

Lors sera près le temps bon et propice

De mettre fin à ce long exercice :

Car les grans eaulx dont oyez deviser

Feront chascun la retraicte adviser;

Et toutesfoys, devant le partement,

On pourra veoir en l'air apertement

L'aspre chaleur d'une grand flamme esprise

Pour mettre à fin les eaulx et l'entreprise.

Reste, en après ces accidens parfaictz,

Que les esleuz joyeusement refaictz

Soient de tous biens et de manne celeste,

Et d'abondant par recompense honeste

Enrichiz soient; les aultres en la fin

Soient denuez. C'est la raison, affin

Que, ce travail en tel poinct terminé,

Un chascun ayt son sort predestiné.

Tel feut l'accord. O qu'est à reverer

Cil qui en fin pourra perseverer !



La lecture de cestuy monument parachevée, Gargantua souspira profondement, et dist es assistans :



« Ce n'est de maintenant que les gens reduictz à la creance Evangelicque sont persecutez; mais bien heureux est celluy qui ne sera scandalizé et qui tousjours tendra au but, au blanc que Dieu, par son cher Filz nous a prefix, sans par ses affections charnelles estre distraict ny diverty. »



Le moyne dist :



« Que pensez vous, en vostre entendement, estre par cest enigme designé et signifié?



- Quoy? (dist Gargantua). Le decours et maintien de verité divine.



- Par sainct Goderan (dist le moyne ), telle n'est mon exposition; le stille est de Merlin le Prophète . Donnez y allegories et intelligences tant graves que vouldrez, et y ravassez, vous et tout le monde, ainsy que vouldrez. De ma part, je n'y pense aultre sens enclous q'une description du jeu de paulme soubz obscures parolles. Les suborneurs de gens sont les faiseurs de parties, qui sont ordinairement amys, et, après les deux chasses faictes, sont hors le jeu celluy qui y estoyt et l'aultre y entre. On croyt le premier qui dict si l'esteuf est sus ou soubs la chorde . Les eaulx sont les sueurs; les chordes des raquestes sont faictes de boyaux de moutons ou de chevres; la machine ronde est la pelote ou l'esteuf. Après le jeu, on se refraischit devant un clair feu, et change l'on de chemise, et voluntiers bancquete l'on, mais plus joyeusement ceulx qui ont guaingné. Et grand chere! »
hocus
 

Re: Rabelais: l'Abbaye de Thélème

Messagede spleenlancien le Mar 23 Nov 2010 13:24

Rabelais,notre grand ancêtre selon, Elisée Reclus.

Beuvons !
:trinque:
spleenlancien
 


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