Camillo BERNERI: Oeuvres choisies

[Lehning]

PREFACE

Le 5 mai 1937, au cours des évènements de la "semaine sanglante" de Barcelone, des policiers en civil se présentent au domicile de Berneri (où celui-ci vivait avec d'autres militants anarchistes italiens en exil) et l'emmènent avec eux sous l'inculpation "d'être contre-révolutionnaire". Son corps, ainsi que celui d'un autre Italien, Barbieri, sera retrouvé le lendemain criblé de balles.

Cette exécution sommaire ne trompa personne.

Photos: "semaine sanglante" de Barcelone ; Berneri:

[Lehning]

Photo: Barbieri:

[Lehning]

Les tueurs anonymes, en frappant Berneri, s'attaquaient à un des plus fermes critiques de la politique réactionnaire menée par le parti communiste et les agents de Staline en Espagne. Sa conviction profonde qu'il fallait à tout prix poursuivre l'effort révolutionnaire si on voulait gagner la guerre antifasciste, ses prises de position publiques sur le rôle néfaste rempli par les hommes de Moscou, sa solidarité enfin envers les victimes du sectarisme stalinien, valurent à Berneri sa condamnation à mort.

Photos: Berneri ; Staline:

[Lehning]

Cet assassinat mettait fin à l'activité en plein essor d'une des personnalités les plus marquantes et les plus discutées du mouvement anarchiste italien et européen de l'entre-deux-guerres.
Berneri devenait par là une sorte de symbole de la lutte anarchiste en Espagne mais son image et son apport véritable au mouvement s'en trouveront d'autant plus obscurcis. Encore aujourd'hui, cinquante ans après sa mort, à quelques exceptions près, les seuls textes connus de lui en français sont les articles parus dans Guerra di classe à Barcelone, que Prudhommeaux a repris dès 1938 dans Les Cahiers de Terre libre. Et pourtant, la contribution militante de Berneri est beaucoup plus riche et plus complexe que la seule connaissance de ces textes peut le laisser supposer.

Photos: Berneri ; Prudhommeaux:

[Lehning]

/

[Lehning]

Berneri a beaucoup écrit et sa production, disséminée dans de nombreuses revues italiennes, françaises et espagnoles, nous révèle un personnage aux problématiques variées et aux multiples centres d'intérêt. Sa formation intellectuelle, son besoin constant de recherche et d'étude, l'ont d'ailleurs porté à traiter des sujets les plus divers, qui n'avaient parfois qu'un rapport très éloigné avec son engagement militant. Mais surtout, il occupe au sein de l'anarchisme une place à part.

Photo: Berneri:

[Lehning]

Tout l'engagement militant de cet anarchiste sui generis -comme il s'est défini lui-même- peut être compris comme un effort constant de sortir le mouvement du "romantisme", de le faire coller à la réalité de son temps. Ainsi, au cours de ses vingt années d'activité politique, il ne cessa jamais de faire œuvre de "révision" théorique, c'est-à-dire de s'interroger sur le pourquoi et le comment de la propagande et de l'action libertaires.

[Lehning]

Insatisfait des formules vagues d'une propagande d'opinion à caractère général qui tenait souvent lieu de programme, il polémique parfois durement avec tous ceux qui entretenaient au sein du mouvement ces illusions. En dehors de tout dogmatisme, il convia les camarades à se pencher sur les problèmes que poseraient une révolution sociale victorieuse afin de pouvoir y apporter des solutions, partielles sans doute, mais concrètes.

[Lehning]

Berneri ne craignit jamais non plus la confrontation d'idées avec les autres mouvements politiques d'avant-garde (notamment avec les républicains de gauche italiens ou le mouvement libéral socialiste de Rosselli, Giustizia e Libertà) et il portera toujours un intérêt très soutenu aux différentes modalités et tentatives d'auto-organisation des masses, comme dans le cas des soviets de Russie, par exemple.

Photos: Berneri ; Rosselli:

[Lehning]

Cette attitude ouverte et disponible aux échanges d'idées et aux confrontations idéologiques ne fut pourtant pas toujours comprise par ses contemporains: ses "hérésies" ou ses ouvertures furent en de nombreuses occasions contestées et il fut à plusieurs reprises "rappelé à l'ordre". Certes, son souci constant de "réalisme" lui fit parfois faire fausse route ; mais, même quand il commit manifestement des erreurs d'appréciation politiques, il resta toujours sur le terrain des principes et de la pratique libertaire, cherchant des solutions, quitte ensuite à en proposer d'autres si les premières ne le satisfaisaient pas ; son apport est de ce fait toujours positif et enrichissant pour tous ceux qui ne veulent pas se voiler la face devant les nécessités du moment. Son "révisionnisme" a su ainsi éviter les pièges de la critique pour la critique.

[Lehning]

Toujours lucide, il fut un adversaire décidé des idéologies de son temps ; aucune concession chez lui ni au marxisme ni à l'étatisme dominant (auxquels il oppose la nécessité d'approfondir le fédéralisme de Proudhon et de Bakounine), ni aux "trouvailles" organisationnelles à caractère plate-formiste et bolchevisant, écueil sur lequel nombre de camarades ont échoué. Bien au contraire, sur chacune de ces questions qui travaillent le mouvement libertaire de l'entre-deux-guerres, Berneri se refuse à un possibilisme dangereux. En ce sens, son révisionnisme se révèle être en définitive un effort de compréhension et d'approfondissement des fondements idéologiques de l'anarchisme tout court, une manière de le pousser à sortir de ses impasses afin qu'il cesse d'être un mouvement idéologique d'opinion pour se muer en mouvement social créateur d'histoire, comme ce fut le cas en Espagne en 1936.

Photos: Proudhon ; Bakounine ; Berneri:

[Lehning]

Dans les textes qui composent ce recueil, nous nous sommes efforcés ainsi, dans la mesure du possible, de faire connaître autant le militant que l'homme, sans chercher à masquer ou à minimiser tel ou tel aspect de sa pensée que nous aurions pu trouver critiquable ou limité. En effet, nous pensons que présenter un recueil de Berneri "expurgé" de tout ce qu'il pouvait y avoir de discutable dans ses contributions reviendrait ni plus ni moins à escamoter ce qui, en définitive, fait encore aujourd'hui son actualité.

Photo: Berneri:

[Lehning]

"Les meilleurs d'entre nous, Malatesta et Fabbri, a pu écrire Berneri, ne nous suffisent plus", et nous pourrions affirmer la même chose à son égard. Les solutions ou les éléments de réflexion proposés par cet anarchiste "à problèmes" restent fragmentaires mais nous faisons nôtre son esprit critique, et pensons qu'il peut encore rendre d'immenses services à notre mouvement.

Photos: Malatesta ; Fabbri ; Berneri:

[Lehning]

Ce recueil est à beaucoup d'égards un travail collectif, qui n'aurait pu voir le jour sans l'aide de plusieurs camarades, dont certains de la Fédération anarchiste italienne et française.

Nous tenons à rappeler ici tout particulièrement la contribution de l'historien et militant de la F.A.I. Gino Cerrito (décédé en 1983 au grand regret de tous ceux qui l'ont connu), qui nous a conseillés dans le choix des articles et qui a bien voulu rédiger pour nous le texte d'introduction sur la vie et la pensée de Berneri.

Photos: Gino Cerrito ; Berneri:

[Lehning]

Avec parfois des accents polémiques mais toujours dans un esprit constructif, Cerrito développe dans son texte un point de vue instructif sur des questions qui nous tiennent beaucoup à cœur, comme celle de la participation des anarchistes au gouvernement espagnol, de l'organisation anarchiste ou des capacités révolutionnaires et constructives des masses.

Photo: Cerrito:

[Lehning]

Une aide considérable nous a été apportée aussi par Giovambattista Carrozza, l'ample bibliographie établie par lui, que nous publions en annexe, va permettre au lecteur français de se faire une idée à peu près complète de l'étendue de la production de Berneri.

Photo: Berneri:

[Lehning]

Nous remercions aussi les membres des groupes Sacco et Vanzetti et Eugène Varlin de la F.A., ainsi qu'Anna Maria Cottone, Guy Lagrange, Giuseppe Prestrandrea et tout particulièrement Nicole Thirion pour avoir assuré la traduction et la correction d'une partie des manuscrits.

Photos: Sacco et Vanzetti ; Eugène Varlin:

[Lehning]

Une dernière précision enfin. Nous avons en général reproduit tels quels les textes existant déjà en français (en particulier ceux qu'a rassemblés Frank Mintz pour les éditions Spartacus et la traduction de "Pierre Kropotkine fédéraliste" publiée par la revue Noir et Rouge, tout en y introduisant quelques corrections ou compléments là où cela s'est révélé nécessaire.

Photos: Frank Mintz ; Pierre Kropotkine:

[Lehning]

En ce qui concerne les titres des articles, nous avons retenu dans la plupart des cas ceux proposés par Masini dans son recueil Pietrogrado 1917 - Barcellona 1937. (Milan 1964)

Maurice COLOMBO
Gaetano MANFREDONIA

Photos: Masini ; Gaetano MANFREDONIA:

[Lehning]

INTRODUCTION

Ayant obtenu un diplôme d'histoire et de philosophie à Florence en 1922, Camillo Berneri débute dans l'enseignement en errant d'une ville à l'autre de l'Italie centrale. A Montepulciano, à Cortona, à Camerino, les tracasseries policières, les provocations fascistes, les proviseurs tatillons, la crainte des logeurs ne lui permettent pas de s'arrêter longtemps. Jusqu'au jour où, contraint de quitter l'enseignement pour ne pas prêter serment de fidélité au régime et pour échapper aux menaces de mort fascistes, il s'expatrie clandestinement en France.

Photo: Camillo Berneri: