Histoire de l'Anarchie de Max Nettlau

[Lehning]

Traduction, annotations et commentaires de Martin Zemliak

Publié chez Artefact en 86.

Préface du traducteur

Max Nettlau, surnommé souvent l'"Hérodote de l'Anarchie", aurait pu sembler n'être qu'un gratte-papier bibliophile, minutieux ou même tâtillon. Dans ce cas, il serait "sagement" devenu un mandarin universitaire destiné à peaufiner quelque thèse plus ou moins sociale. Non, Max Nettlau s'est entièrement consacré au travail d'arrache-pied afin de dégager les idées anarchistes de l'oubli, de la calomnie et de la démagogie. Pour ce faire, il a converti tous ses biens personnels en une petite rente, servant à lui assurer un minimum vital pour ses besoins quotidiens. Et il donna tout son temps et son énergie, avec hargne et passion, à cette tâche qu'il s'assignait à lui-même. En outre, il collabora toute sa vie à la presse libertaire de tous pays.

Photo: Max Nettlau:

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Dans le présent ouvrage, il ne cesse de faire connaître son avis, sans pour autant oublier de donner une vision claire et objective des évènements. Voici deux exemples de cette lucidité: tout d'abord, il rejette l'antimarxisme gratuit: "Marx, comme le prouvent les textes édités alors et les lettres publiées plus tard, était aussi anti-allemand que Bakounine" (chapitre X). Ensuite, il repousse le sectarisme de certaines écoles anarchistes et, en particulier, il s'élève contre l'importance accordée aux attentats: "Ces actions n'auraient pas dû prendre aussi longtemps la place la plus importante et presque unique parmi les activités anarchistes, même si elles avaient été entièrement justifiées (car très souvent elles ne furent que des réactions contre la cruauté, et comme telles, des actions de vengeance inexorables" (chapitre XI).

Photos: Marx ; Bakounine:

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Max Nettlau nous présente non seulement des documents et des descriptions inattendues comme, par exemple, la grande influence des idées anarchistes en Allemagne et aux Etats-Unis dans les années 1850, mais il démontre qu'à travers leur dispersion il n'y a pas de mécanisme, que leur existence n'obéit pas à un "matérialisme historique" adapté aux idées sociales. De plus, bien souvent, il donne l'impression de traiter des débats toujours actuels.

Photo: Max Nettlau:

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Il lui a été pourtant reproché, très injustement à mon avis, d'ignorer l'évolution économique et sociale (critique marxisante de Robert Paris dans "Le Mouvement Social" n° 56, 1966, et anarchiste de Marianne Enckell dans "Bulletin du CIRA", n° 24, 1972). Or la présentation des Etats-Unis et de l'Espagne est particulièrement significative des données historiques et économiques spécifiques qui ont facilité la pénétration des idées libertaires. A la différence de la mode actuelle, Nettlau n'éprouve pas le besoin de faire étalage de données économiques n'ayant qu'un vague rapport avec le sujet traité. C'est un militant qui réussit à écrire à la fois pour ses camarades et pour les lecteurs objectifs.

Photos: Robert Paris ; Marianne Enckell ; Nettlau:

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Si on établit une comparaison entre cette étude historique de l'anarchie, effectuée par Nettlau il y a cinquante ans, et les travaux historiques postérieurs du même genre, on ne peut que constater que ces derniers manquent singulièrement de connaissance et plus encore de recul critique. Parfois même, mis à part un plagiat à peine dissimulé de ce livre, on peut constater l'absence d'un véritable apport nouveau dans l'ensemble de ces travaux.
Cette remarque s'applique, à des degrés différents, aux ouvrages publiés par Claude Harmel et Alain Sergent, George Woodcock et James Joll. Par ailleurs, on peut souligner l'inexistence dans l'historiographie soviétique, d'une étude globale sur l'anarchisme, en dehors d'études biographiques sur Bakounine et Kropotkine. Cela n'empêche pas des historiens soviétiques de se référer avec respect à Nettlau, comme par exemple A.V. Gordon et E.V. Starostine dans la ré-édition de "La Grande Révolution Française" de Kropotkine (Moscou, 1979, p. 546).

Photo: George Woodcock:

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Photos: James Joll ; Bakounine:

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L'idée de traduire en français et de publier ce livre est née au sein du groupe "Noir et Rouge", à partir de sa publication en italien par G. Rose (Cesena, 1964). Mais ce dernier texte était incomplet et parfois inexact, la première édition française en 1971 n'étant pas parfaite (et en plus mal corrigée). Depuis, j'ai repris le texte, tout en utilisant la version espagnole que Nettlau avait spécialement préparée. A ce propos, je signale que les deux autres textes de Nettlau portant sur le même sujet: "Breve historia de la anarquia" et "Otcherki po istoria anarkhitcheskikh idei" (édités respectivement à Toulouse en 1958 et à Detroit en 1951) sont moins complets et s'arrêtent également en 1934-1935. C'est pourquoi, j'ai pris sur moi d'ajouter une post-face poursuivant l'étude jusqu'à ces dernières années, dont la seule prétention est de donner une brève description (avec le même refus de la démagogie que Nettlau) de la révolution espagnole de 1936-1939, de mai 1968 et de la dernière évolution des idées anarchistes contemporaines.

Photo: Nettlau:

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C'est donc une édition revue et corrigée sensiblement qui est offerte. En ce qui concerne les citations, relativement peu nombreuses, d'auteurs espagnols et français, les références renvoient aux textes originaux.

Enfin, le bref aperçu biographique de Max Nettlau, et le post-scriptum rédigé par lui-même (et inédit en français) tendent à montrer la vitalité de l'œuvre de ce grand historien, dont malheureusement la plupart des autres études restent encore inédites en français.

MARTIN ZEMLIAK, janvier 1983

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Biographie


Max Nettlau naquit à Neuwaldeg, près de Vienne, le 30 avril 1865 et mourut le 23 juillet 1944. Son père descendant d'une vieille famille prussienne, n'avait pas renoncé à sa nationalité, bien qu'il vécût en Autriche. Il donna une éducation très libérale au jeune Max qui, après des études secondaires à Vienne, étudia la philosophie dans différentes villes allemandes. Il obtint le doctorat à l'âge de 23 ans, avec une thèse sur les langues celtiques.

Photo: Max Nettlau avec ses parents:

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Passionné dès son adolescence par la lutte des révolutionnaires russes, il entra dans le mouvement socialiste et ses convictions anarchistes se formèrent sans que, contrairement aux autres libertaires allemands, il soit passé par l'école marxiste.

Bakounine l'enthousiasmait et, en 1880, il conçut l'idée d'écrire sa biographie. Il n'existait alors que quelques travaux fragmentaires ou subjectifs sur la vie du grand révolutionnaire. La tâche à laquelle s'attaquait Nettlau était des plus vastes et, par son ampleur même, détermina sa vocation d'historien. Il se lança avec ferveur dans une recherche méthodique de tout document, information et témoignage concernant son héros. Ces études l'entraînèrent à une connaissance toujours plus approfondie des doctrines libertaires avant et après l'époque de Bakounine. Il devint bientôt un spécialiste en la matière, comme le démontrèrent ses premiers articles publiés en 1890 dans la revue Freiheit (Liberté) dirigée par Johann Most (le premier de ces articles était une étude sur Joseph Déjacque, précurseur de l'anarcho-syndicalisme, le second un essai "Sur l'histoire de l'anarchie"). En 1895, sous l'impulsion d'Elisée Reclus, il dressa la "Bibliographie de l'anarchie", un volume de 294 pages, qui était l'inventaire complet de la littérature anarchiste parue jusqu'alors dans les différents pays, y compris les périodiques et les revues.

Photos: Bakounine:

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Photos: Joseph Déjacque ; Elisée Reclus:

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Sur le plan matériel, ayant hérité de son père une petite fortune, Nettlau put mener une existence indépendante, bien qu'extrêmement modeste. Il consacrait l'essentiel de ses ressources à l'acquisition d'archives et aux déplacements à l'étranger que nécessitaient ses recherches dans les bibliothèques et ses contacts avec les principaux militants du mouvement. Sa correspondance nous apprend qu'il s'acquittait lui-même des plus humbles tâches ménagères: "... mon mode de vie ne dépasse pas le niveau minimum, mes relations avec l'extérieur se réduisent aux courses à la charcuterie et à la boulangerie, et à l'arrivée du facteur m'apportant mon aliment spirituel sous forme de journaux et de lettres".

Photo: Arthur Lehning chez Max Nettlau à Vienne à la fin des années 20 ou dans les années 30... ? C'est Arthur Lehning qui a convaincu Max Nettlau de transférer sa bibliothèque anarchiste (qui était à l'époque la plus importante du monde) à l'Institut d'histoire sociale d'Amsterdam car le nazisme menaçait.

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Très doué pour les langues, il devint un polyglotte dominant presque toutes les langues européennes dont la connaissance lui était indispensable pour ses recherches.

Bien qu'il ne fût pas un homme d'action, il n'hésitait pas à donner son avis: "Je n'ai jamais participé au mouvement de façon active, si ce n'est dans les articles où j'ai exprimé mes opinions. Ma vie fut entièrement consacrée à l'histoire du mouvement et toutes mes opinions se trouvent dans mes écrits".

Photo: Max Nettlau:

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Cependant, cela ne l'empêchait pas de mener sa tâche d'historien avec une impartialité et une honnêteté inaltérables: il n'avançait que des faits et des conclusions sûres, éclaircies et contrôlées par les plus petits détails dont il savait découvrir l'importance. Il ne tenait jamais aucun de ses ouvrages pour terminé. Il ne cessa jamais de les compléter et de les enrichir à la lumière de nouveaux documents. Une partie seulement de la masse de ses manuscrits fut éditée de son vivant, peu d'éditeurs acceptant de prendre des risques, et beaucoup restent encore inédits. L'ardeur au travail de Nettlau était complètement désintéressée et ne faiblit jamais malgré les vicissitudes et les déceptions qu'il subit.

Photo: Nettlau en 1896:

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Ses qualités de cœur étaient aussi remarquables que celles de son esprit. Accablé successivement par l'instauration du fascisme en 1923, du nazisme en 1933, par la défaite de la république espagnole en 1939 et par la dernière guerre mondiale, (il en parlait, dans une lettre de 1935, comme d'une "suite ininterrompue de maladies causées par l'horrible empoisonnement moral de l'humanité depuis 1914"). Son angoisse était toujours tempérée par sa foi dans l'avènement futur de l'anarchisme. Il disait: "Nous portons dans nos entrailles le XIX° siècle. Personne ne peut nous voler le passé ni les rêves d'avenir".

Photo: Max Nettlau:

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Ascétique et philosophe, son apparence aurait pu faire croire à de l'insensibilité. Son horreur de l'injustice et de la violence était cependant telle qu'il ne relisait jamais les récits de guerre et de massacres: "Supporter cela une fois me suffit". Les manifestations déloyales d'animosité le révoltaient. Sans renoncer jamais à ses opinions, il les défendait avec tact et respectait les opinions inspirées par des intentions honnêtes et exprimées avec sincérité.
"Celui qui attaque l'honneur d'un homme prouve seulement qu'il manque lui-même du sens de l'honneur et ignore ce qu'est la dignité humaine".

Photo: Max Nettlau:

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La profondeur de ses convictions alliée à une touchante délicatesse de sentiments fit que cet homme solitaire, sans famille, se sentait uni sur le plan spirituel et affectif aux grandes figures du passé anarchiste. Il lui arrivait de conter avec tendresse et amusement des anecdotes de la vie de Bakounine ou de Reclus comme s'il s'agissait de proches parents.

Photos: Bakounine ; Reclus:

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Les libertaires de son époque avec lesquels il avait le plus d'affinités était ceux d'Espagne. Il renouvela chaque année ces séjours parmi les camarades espagnols qu'il aimait et admirait:
"Ceux qui, comme moi, sortent du désert des pays européens se sentent en Espagne comme dans une forêt jeune et verdoyante, au milieu d'un peuple qui n'a pas encore oublié la liberté et la dignité humaine" (Lettre du printemps 1932).

Photo: Max Nettlau:

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Les camarades espagnols eurent en lui un de leurs défenseurs les plus fidèles jusqu'à l'issue tragique. Nettlau lança des appels à tous ses amis d'Europe et d'Amérique pour qu'ils divulguent l'héroïque passé du mouvement ouvrier espagnol, les causes et les réalités de la guerre civile et l'urgence d'une aide aux combattants républicains. Il conserva des espoirs jusqu'au dernier moment et les mois terribles qui précédèrent la chute de Barcelone et de Madrid furent les plus amers de sa vie.

Photos: Nettlau ; guerre civile espagnole: