Errico MALATESTA: Ecrits Choisis

[Lehning]

Nous l'avons déjà dit, il serait absurde et en contradiction avec notre but de vouloir imposer la liberté, l'amour entre les hommes, le développement intégral de toutes les facultés humaines par le moyen de la force. C'est donc sur la libre volonté des autres qu'il faut compter et la seule chose que nous puissions faire, c'est faire en sorte que cette volonté naisse et se manifeste. Il serait cependant tout aussi absurde et contraire à notre but d'admettre que ceux qui ne pensent pas comme nous nous empêchent de traduire notre volonté en acte, à condition toujours qu'elle ne lèse pas leur droit à une liberté égale à la nôtre.

[Lehning]

Donc, la liberté pour tous de propager et d'expérimenter ses propres idées, sans autres limitations que celle qui découle naturellement de l'égale liberté de tous.

[Lehning]

Mais ceux qui bénéficient des privilèges actuels, qui dominent et qui contrôlent toute la vie sociale actuelle s'y opposent - et s'y opposent par la force brutale.

[Lehning]

Tous les moyens de production sont entre leurs mains, si bien qu'ils suppriment non seulement la possibilité d'expérimenter de nouveaux modes de vie sociale, non seulement le droit des travailleurs à vivre librement de leur propre travail, mais encore jusqu'au droit à l'existence. Et ils obligent ceux qui ne sont pas propriétaires à se laisser exploiter et opprimer s'ils ne veulent pas mourir de faim.

[Lehning]

Ils ont des polices, des magistratures, des armées tout spécialement créées pour défendre leurs privilèges. Et ils persécutent, jettent en prison, massacrent ceux qui veulent abolir ces privilèges et réclament moyens d'existence et liberté pour tous.

[Lehning]

L'expérience historique montre que jamais une classe privilégiée n'a abandonné tout ou partie de ses privilèges et que jamais un gouvernement n'a abandonné le pouvoir autrement que contraint par la force, ou par la peur de la force. Inutile de faire appel à l'histoire. Les faits contemporains suffisent à convaincre n'importe qui que la bourgeoisie et les gouvernements entendent bien employer la force matérielle pour se défendre, non seulement contre l'expropriation totale mais même contre les moindres exigences populaires, et qu'ils sont toujours prêts à s'adonner aux persécutions les plus atroces et aux massacres les plus sanglants.

[Lehning]

La seule voie qui reste au peuple qui veut s'émanciper est d'opposer la force à la force.

[Lehning]

La conséquence de tout ce que nous avons dit, c'est que nous devons travailler à réveiller chez les opprimés le vif désir d'une transformation sociale radicale et les convaincre qu'ils ont la force de vaincre, s'ils s'unissent. Nous devons propager notre idéal et préparer les forces morales et matérielles nécessaires pour vaincre les forces ennemies et organiser la nouvelle société. Et quand nous aurons la force suffisante, nous devrons mettre à profit les circonstances favorables qui s'offrent ou les créer nous-mêmes pour faire la révolution sociale: abattre, par la force, le gouvernement ; exproprier, par la force, les propriétaires ; mettre en commun les moyens d'existence et de production et empêcher que de nouveaux gouvernements ne viennent imposer leur volonté et faire obstacle à la réorganisation sociale menée directement par les intéressés.

[Lehning]

Tout cela est cependant moins simple qu'il ne pourrait sembler à première vue.

Il nous faut agir avec les hommes tels qu'ils sont dans la société actuelle, dans ces conditions morales et matérielles extrêmement défavorables. Et ce serait pour nous une erreur de croire que la propagande suffit à les élever à ce degré de développement intellectuel et moral nécessaire pour réaliser nos idéaux.

[Lehning]

Il y a une action réciproque entre l'homme et le milieu. Les hommes font la société telle quelle est, la société fait les hommes tels qu'ils sont, d'où une sorte de cercle vicieux. Pour transformer la société, il faut transformer les hommes et pour transformer les hommes, il faut transformer la société.

[Lehning]

La misère abrutit l'homme et pour détruire la misère, il faut que les hommes en soient conscients et qu'ils en aient la volonté. L'esclavage éduque les hommes à être esclaves et pour se libérer de l'esclavage, il faut des hommes qui aspirent à la liberté. L'ignorance fait que les hommes ne connaissent pas les causes de leurs maux et qu'ils ne savent pas y remédier et pour détruire l'ignorance, il faut que les hommes aient le temps et les moyens de s'instruire.

[Lehning]

Le gouvernement habitue les gens à subir la loi et à croire que la loi est nécessaire à la société ; et pour abolir le gouvernement, il faut que les hommes soient convaincus qu'il est inutile et nocif.

[Lehning]

Comment sortir de ce cercle vicieux ?

[Lehning]

Heureusement, la société actuelle n'est pas le fruit de la volonté éclairée d'une classe dominante qui aurait pu réduire ceux qu'elle domine à n'être que les instruments passifs et inconscients de ses propres intérêts. Elle est le résultat de milliers de luttes intestines, de milliers de facteurs naturels et humains ayant agi par hasard, sans critères directeurs, si bien qu'il n'y a pas de divisions nettes, pas plus entre les individus qu'entre les classes.

[Lehning]

Les conditions matérielles sont d'une variété infinie, et infinis aussi les degrés de développement moral et intellectuel. Et à la place occupée dans la société ne correspond pas toujours -et je dirai même qu'elle ne correspond que rarement- aux facultés et aux aspirations de celui qui l'occupe. Il arrive très fréquemment que des individus se retrouvent dans des conditions inférieures à celles auxquelles ils sont habitués, et que d'autres, grâce à des circonstances exceptionnellement favorables, réussissent à s'élever au-dessus de leur condition d'origine. Une partie non négligeable du prolétariat est maintenant parvenue à sortir de l'état de misère absolue, abrutissante, ou n'a jamais pu y être réduite.
Aucun travailleur, ou presque, n'est totalement inconscient des conditions que lui font les patrons, aucun ne les accepte totalement. Et les institutions elles-mêmes, telles que l'histoire les a faites, présentent des contradictions organiques qui sont comme des germes de mort, dont le développement mène à la dissolution de l'institution et à sa transformation nécessaire.

[Lehning]

C'est pourquoi le progrès est possible. Mais sans une transformation graduelle préalable du milieu social, il n'est pas possible d'élever par le moyen de la propagande tous les hommes au niveau nécessaire pour qu'ils veuillent et réalisent l'anarchie.

[Lehning]

Le progrès doit faire son chemin simultanément et parallèlement chez les individus et dans le milieu. Nous devons mettre à profit tous les moyens, toutes les possibilités, toutes les circonstances que le milieu nous laisse, pour agir sur les hommes et développer leur conscience et leurs désirs. Nous devons tirer parti de tous les progrès survenus dans la conscience des hommes pour les amener à réclamer et à imposer les plus profondes transformations sociales possibles qui peuvent le mieux ouvrir la voie à des progrès ultérieurs.

[Lehning]

Nous ne devons pas attendre de pouvoir réaliser l'anarchie et nous limiter, en attendant, à la seule propagande. Si nous agissions ainsi, nous n'irions pas loin. Nous aurions convaincus tous ceux qui, dans les conditions sociales actuelles, sont susceptibles de comprendre et d'accepter nos idées, et notre propagande ultérieure resterait stérile. Ou si, par suite des transformations des conditions actuelles, de nouvelles couches populaires s'élevaient à la possibilité de recevoir des idées nouvelles, cela se ferait sans nous et donc au préjudice de nos idées.

[Lehning]

Nous devons donc faire en sorte que le peuple tout entier, ou différentes fractions du peuple, veuille, impose et prenne lui-même toutes les améliorations, toutes les libertés qu'il désire, au fur et à mesure qu'il en vient à les désirer et qu'il a la force de les imposer. Et en propageant toujours notre programme dans son intégralité et en luttant toujours pour la réaliser intégralement, nous devons pousser le peuple à vouloir et à imposer toujours plus, jusqu'à ce qu'il parvienne à l'émancipation totale.

[Lehning]

III - LA LUTTE ECONOMIQUE

L'oppression qui pèse aujourd'hui le plus directement sur les travailleurs et qui est la principale cause de toutes les sujétions morales et matérielles auxquelles ils sont soumis, c'est l'oppression économique, autrement dit l'exploitation qu'exercent sur eux les patrons et les commerçants, grâce à l'accaparement de tous les grands moyens de production et d'échange.