Maurice JOYEUX

[Lehning]

Rencontre de l'anarcho-syndicalisme

Nous sommes en décembre 1932 et à Paris, du travail, il n'y en a pas.
Toutes ses recherches n'aboutissent pas... La clochardisation le guette... Cette dure période, conséquence de la crise de 1929, restera la période la plus sombre pour Maurice. Nous la trouvons relatée, par lui-même, dans son roman Le Consulat polonais. Il y atteint le point zéro.
Sans ressources, à la rue, fréquentant les asiles de nuit et l'Armée du salut, il est arrêté une nuit puis condamné pour vagabondage. Quinze jours à croupir à la prison de la Santé. Mais durant ce séjour le sursaut se fera: "Je savais que dans mon cerveau quelque chose avait fonctionné et que je m'en sortirais"... Il se trouve embauché comme débardeur aux Halles ce qui lui permet de survivre et d'éloigner le spectre de la clochardisation. Et, alors qu'un soir il se trouve dans la queue pour bénéficier de la soupe populaire, une distribution inopinée de tracts destinée aux chômeurs excite sa curiosité et lui permet de renouer avec la mouvance militante: le comité des chômeurs installé à la Maison des syndicats ; rue du Château. Après son travail aux Halles, Maurice passe ses après-midi à la permanence du comité où il rencontre nombre de militants ouvriers, trotskistes et, principalement, communistes.

Photos: Maurice ; Les Halles de Paris:

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Photos: Les Halles de Paris ; la Maison des syndicats rue du Château:

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C'est au cours de cette période, au printemps de 1933, qu'il reprend contact avec les anarchistes et notamment la 14° section du comité de lutte contre la guerre. Erreur de trajectoire car le premier contact avec ce groupe lui apprend qu'il s'agit d'une dissidence de l'Union anarchiste communiste. Son action au comité des chômeurs, sa cohabitation avec les militants du mouvement ouvrier orientent sans doute définitivement ses tendances vers l'anarcho-syndicalisme. Dans son premier tome de mémoires "Souvenirs d'un anarchiste", il analyse la participation des anarchistes au syndicalisme ainsi: "des anars, des vrais, il en restait chez les instituteurs, dans la batellerie, l'imprimerie et dans toutes ces petites professions qui n'allaient pas tarder à dépérir. Ils se maintenaient en pratiquant une opposition <<intelligente>>. On les accusera à l'extrême gauche de faire le jeu des communistes. Plus tard on portera les mêmes accusations contre moi lorsque j'aurai à choisir entre une organisation confidentielle, la C.N.T., et une organisation de masse comme la C.G.T.F.O. C'est, je crois et sans qu'alors je m'en sois rendu compte, les déboires d'une autre organisation syndicaliste révolutionnaire la C.G.T.S.R., qui déterminera la politique syndicale qui plus tard sera la mienne et qui me conduira à préconiser à côté d'une organisation anarchiste spécifique, la Fédération anarchiste forcément limitée par son caractère idéologique révolutionnaire, l'adhésion des anarchistes à une organisation syndicale de masse, non pas pour la conquérir comme certains l'ont cru, mais pour perpétuer la présence de l'anarchie comme un recours, pour développer l'idée libertaire dans ce milieu."

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"... Je pense encore aujourd'hui que dans les moments difficiles, c'est-à-dire dans les moments de stagnation de l'esprit révolutionnaire, c'est seulement à travers les organisations ouvrières que l'on peut maintenir la présence de l'anarchie."

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Cette conception qui le guidera tout au long de sa vie sera vivement critiquée par un certain nombre de militants libertaires souhaitant reconstituer un mouvement anarcho-syndicaliste spécifique à l'image de ce que fut la grande CNT d'Espagne. Mais, à notre avis, c'est oublier le développement et les évolutions historiques spécifiques et respectives des mouvements syndical et anarchiste de ces deux pays, pays qui évidemment vécurent une évolution générale différente.

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Par contre, je ne suis pas persuadé que Maurice ait raison lorsqu'il affirme que c'est durant les périodes de "stagnation de l'esprit révolutionnaire" que l'anarchisme se maintient à travers et grâce aux organisations syndicales réformistes. Sans doute cette idée-force a-t-elle pour fondement l'évolution militante personnelle de Maurice qui s'inscrivait en parfaite symbiose avec un mouvement syndical réformiste européen en constante progression jusque dans les années 1970. Pendant cette période, avec lui on pouvait penser que le mouvement libertaire ne devait pas se couper de cette réalité et de ce mouvement qui continuait à impulser fortement les revendications sociales. Mais c'était aussi ne pas prévoir le déclin de son influence qui s'amorcera, imperceptiblement, à partir des années 1980 et dont, aujourd'hui encore, on ne mesure pas toujours et complètement les conséquences.

Photo: Maurice:

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Fallait-il, faut-il encore aujourd'hui se détacher de ce mouvement syndical réformiste en chute incontestable et créer un outil anarcho-syndicaliste digne de ce nom avec l'espoir qu'il devienne un grand outil de lutte ? N'est-il pas nécessaire de maintenir une présence là où des travailleurs continuent, même partiellement, à se retrouver ? Au moins l'un des mérites de Maurice Joyeux aura été de poser clairement ce problème au sein du mouvement libertaire et d'être le maillon essentiel de cette problématique. Mais revenons à notre homme.

Photo: Maurice Joyeux:

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Son activité militante dans ce comité de lutte des chômeurs va être l'occasion de s'opposer à nouveau à l'ordre établi. Nous sommes au printemps 1933 et c'est à la suite d'une réunion organisée à la Maison des syndicats à Levallois que Maurice se trouve confronté aux forces de l'ordre puis à l'administration pénitentiaire pour une nouvelle année d'emprisonnement. Après un meeting en faveur des ouvriers polonais particulièrement touchés par la crise économique et à la suite du décès d'un des leurs "resté seul dans des bâtiments vidés de leurs habitants", ces derniers décident d'aller en nombre au consulat de Pologne pour porter une pétition. Maurice est de la partie. Mal lui en prend. La délégation crée la panique. Les portes du consulat se ferment. Une charrette remplie de sacs à charbon fait l'affaire pour forcer la porte d'entrée. Panique chez le personnel... Palabres sans suite avec l'un des responsables de l'administration. Entre-temps la police prévenue arrive en force. La délégation s'enferme dans les locaux, renverse le mobilier, jette et brûle des papiers, découvre les archives qui servaient à informer le gouvernement polonais des activités politiques des militants en exil.
La police défonce la porte... des manifestants s'échappent par les toits...
Une cinquantaine de ceux-ci restent coincés dont deux Français: un membre des Jeunesses communistes et l'ami Joyeux. Embarquement direct pour la prison de la Santé. Formalités, préventive... Lors du procès il ne reste plus que quinze accusés, les autres ayant fait l'objet d'un non-lieu. D'après Maurice c'est un procès bâclé. Le verdict tombe: un à deux mois de prison pour les autres condamnés, un an pour lui.
Les antécédents contribuent certainement à cette disparité de pénalités.

Photos: Maison des syndicats à Levallois ; Maurice ; consulat de Pologne à Paris à son inauguration en 1925:

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Photo: la prison de la Santé:

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1934. Sortie de prison. Il participe au congrès antifasciste de Pleyel regroupant tout le gotha du mouvement ouvrier et des intellectuels de gauche. Il en retire une impression d'inutilité, de vaines promesses que se chargeront de balayer les évènements de 1939/40.

Photo: salle Pleyel:

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Tout au long de l'année les manifestations se succèdent et les confrontations avec les affidés de Maurras qui formeront rapidement le contingent des ligues fascistes se multiplient, occasionnant des ramassages et contrôles dans les commissariats de quartier.

Photo: Maurras:

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Son travail, toujours aux Halles, et ses responsabilités, au sein du Comité des chômeurs ne lui laissent que peu de temps qu'il comble par sa soif de lecture. C'est à cette époque "qu'avec enchantement je découvris Fernand Pelloutier, Griffuelhes, Yvetot et surtout Pouget, qui devinrent mes maîtres à penser et qui le sont restés !" En effet, à partir de ce moment nous ressentons dans l'œuvre et l'action de Maurice cette imprégnation permanente générée par la connaissance que lui procurent ces grands anciens du syndicalisme libertaire: "j'étais parfaitement instruit de l'histoire, des structures et des courants qui traversaient le mouvement syndical français."

Photos: Halles de Paris ; Fernand Pelloutier ; Griffuelhes:

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Photos: Yvetot ; Pouget ; Maurice:

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1934, toujours. Premier congrès confédéral de la C.G.T.U. auquel il participe comme délégué du Comité inter du XIV° arrondissement.
Coïncidence curieuse, ce congrès se tient dans le gymnase Huyghens, dans ce lieu où l'on distribuait la soupe populaire, soupe qu'il a dû prendre de très nombreuses fois durant ces mois de galère de l'année 1932. Congrès sans grande importance si ce n'est qu'il est le dernier de cette organisation avant celui de Toulouse, congrès de la réunification qui préfigurera l'irrésistible poussée du Front populaire. Mais premier grand congrès qui exalte Maurice tant par le nombre de militants et leur diversité professionnelle que par l'ambiance de fraternité et la passion des discussions qui y règnent. "C'est, dira-t-il, au cours de ses débats tumultueux que je prendrai conscience de ce qui séparait radicalement cet élan humanitaire qui agitait mon âme de la mise en équation politique de la révolte des peuples." "...Et, dans les années qui suivront, je serai constamment à la recherche de cet équilibre entre les luttes journalières indispensables et le combat révolutionnaire sans compromission." L'orientation, son orientation est donnée et formera sa ligne d'évolution qu'il ne reniera jamais.

Photos: Gymnase Huyghens ; congrès de la réunification CGT-CGTU de 1936 à Toulouse:

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Photo: Maurice:

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A cette époque ce jeune homme reste ébahi par ces grands tribuns discourant sans texte. "Ecouter Sémard, Monmousseau, Frachon, Gitton ou le père Cachin, qui, à chaque congrès, venaient brillamment pour ne rien dire, était un régal qui soulevait l'enthousiasme du congrès." Si de ce congrès il ne sort rien qui soit digne d'intérêt, Maurice garde le souvenir de l'intervention d'un camarade, Louis Bouêt, délégué des instituteurs, membre de la fraction révolutionnaire de l'Ecole émancipée, regagnant sa place sous les huées et le tumulte créés par les communistes, alors très influents au sein de la confédération.
"Je me rendais compte dès cette époque que l'esprit de système ronge les principes sur lesquels l'homme assoit son combat vers l'idéal, et que pour certains d'entre eux c'est le cœur déchiré et la paupière humide qu'ils conduisent au bûcher l'ami d'hier qui a cessé de marcher dans les clous !" Propos terribles que de fois constatés dans les organisations qui se réclament toujours des grands principes humanitaires, et propos sans cesse confirmés par les pratiques qui s'y développent.

Photos: Sémard ; Monmousseau ; Frachon:

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Photos: Gitton ; Cachin ; Maurice:

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Photo: Louis Bouêt:

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L'ébranlement est important. Le lendemain du congrès, lors de la réunion du Comité inter où les délégués viennent rendre compte dudit congrès, Maurice rend ses cartes, celles du Comité des chômeurs, du syndicat et du Secours rouge international sous les ricanements des membres du Parti communiste. Pour lui, à nouveau la liberté et un revirement: il faut changer de vie. Rompre et partir... Sa compagne du moment, Jeannette, qu'il considèrera comme son premier grand amour, lui trouve un travail auprès d'un patron forain qui exerce sur toute la région parisienne. Mais trouvant un jour son amie dans les bras d'un garçon de piste, une bagarre s'ensuit et la rupture avec Jeannette est consommée. Décidément encore un "départ chaque fois définitif".

Photo: Maurice:

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Vers la seconde guerre mondiale.

Nous sommes aux abords d'Argenteuil et, à nouveau face à lui, la route de Rouen l'attend. Sur le panneau: 100 km. C'est reparti à pied.
Premier arrêt: Pontoise. Les gendarmes lui signalent l'adresse de l'asile pour les ouvriers agricoles en attente d'embauche. Direction Le Neubourg. Contrairement à ce qui se passait dans les villes, le gîte et le couvert étaient fournis au chemineau et l'embauche saisonnière offrait à celui-ci un faible pécule assurant les faux-frais. En attendant que la période des moissons démarre, il est chargé par son employeur du moment d'assurer l'entretien du matériel. La vie s'étire tranquillement quand, par malheur, un jour au hasard d'une discussion il parle de sa mère. La patronne s'empresse de la prévenir. Un heureux hasard veut qu'il intercepte une lettre de sa mère destinée à son employeur: Rosine doit venir le dimanche... Aux premières lueurs du levant, baluchon reconstitué, Maurice reprend la route mais cette fois-ci vers le sud. Au fil des jours les villages défilent. Dans les environs de Vendôme, il fait les foins, puis Châteauroux, Montluçon, Clermont-Ferrand, Marvejols, Millau... Objectif: les vendanges en Languedoc.

Photo: Maurice: